J Fr. Ophtalmol., 2007; 30, e29
CAS CLINIQUE ÉLECTRONIQUE
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Atrophie papillaire bilatérale chez un patient héroïnomane A. Milet, P. Blaise, C. Andris, J.-M. Rakic Service d’Ophtalmologie, CHU, Liège, Belgique. Correspondance : A. Milet, Service d’Ophtalmologie, Centre Hospitalier Universitaire du Sart Tilman, 4000 Liège, Belgique. E-mail :
[email protected] Reçu le 28 novembre 2006. Accepté le 27 juin 2007. Bilateral optic atrophy in a drug addict A. Milet, P. Blaise, C. Andris, J.-M. Rakic J. Fr. Ophtalmol., 2007; 30, e29 Bilateral optic neuropathy in a young man is suggestive of hereditary or toxic damage. We describe the case of a 38-year-old man with bilateral optic neuropathy. His best corrected visual acuity was light perception OD and 20/125 OS. The patient’s history revealed an addiction to heroin. Three drugs — heroin, quinine, and cocaine — were considered as a possible cause, which is discussed further. We suggest that the condition reported here may be attributed to the use of heroin. This underlines the importance of meticulous history taking in diagnosing a young man with bilateral loss of vision.
Key-words: Optic neuropathy, ischemia, heroin, cocaine, quinine. Atrophie papillaire bilatérale chez un patient héroïnomane Une neuropathie optique bilatérale survenant chez un sujet jeune doit faire suspecter une origine toxique ou héréditaire. Nous rapportons le cas d’un homme, âgé de 38 ans, présentant une neuropathie optique bilatérale. L’acuité visuelle était réduite à la perception lumineuse à l’œil droit et à 2/10e à l’œil gauche. L’anamnèse révéla une dépendance à l’héroïne. Trois molécules furent suspectées chez ce patient : l’héroïne, la quinine et la cocaïne. L’exploration et une revue de la littérature permirent d’évoquer la responsabilité de l’héroïne. Ce cas clinique permet de souligner l’importance d’une anamnèse exhaustive, reprenant notamment une dépendance à l’héroïne ou à la cocaïne, devant toute neuropathie optique bilatérale chez un sujet jeune.
Key-words: Neuropathie optique, ischémie, héroïne, cocaïne, quinine.
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INTRODUCTION Une neuropathie optique bilatérale chez un sujet jeune évoque une origine toxique ou héréditaire. Nous décrivons le cas d’un homme, âgé de 38 ans, présentant une atrophie papillaire bilatérale dans un contexte de dépendance à l’héroïne. Une revue de la littérature nous a permis d’envisager dans ce cas trois molécules susceptibles d’être responsables du tableau clinique : l’héroïne, la quinine et la cocaïne.
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tait en évidence aucune pathologie des nerfs optiques ; en revanche, elle montrait deux lésions cérébrales souscorticales pariéto-occipitales droites pouvant correspondre à des séquelles d’accident vasculaire (fig. 2). L’arrêt du tabac et de l’alcool fut vivement conseillé. En raison de l’absence de déficit vitaminique, aucun complément ne fut prescrit. Le patient fut adressé à son médecin traitant pour réévaluer la prise en charge de la toxicomanie. Aucune amélioration du champ visuel ou de l’acuité n’était notée lors de l’examen de contrôle ophtalmologique réalisé 2 mois plus tard.
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En mai 2005, un homme, âgé de 38 ans, se présenta à la consultation d’ophtalmologie pour une baisse d’acuité visuelle persistant depuis 3 ou 4 mois. L’anamnèse révélait une dépendance à l’héroïne et une substitution irrégulière par méthadone depuis plus de 15 ans. On notait également dans ses antécédents une hépatite C chronique active diagnostiquée en 2000 pour laquelle un traitement par interféron alpha avait été entrepris, mais rapidement interrompu en raison d’une intolérance. Le patient consommait également ponctuellement de l’alcool et du tabac. Son traitement médical consistait en 40 mg de méthadone et 5 mg de nitrazépam. À l’examen ophtalmologique, l’acuité visuelle était réduite à la perception lumineuse à l’œil droit et à 2/10e à l’œil gauche. L’examen au biomicroscope était sans particularité et les tensions oculaires normales. À l’examen du fond d’œil, les papilles étaient très pâles et les maculas et les périphéries rétiniennes étaient normales. Il existait également un déficit pupillaire afférent de l’œil droit. Le champ visuel étudié au Goldmann se caractérisait par de profonds déficits à l’isoptère V/4 avec uniquement la persistance d’un îlot temporal à l’œil droit et une perte altitudinale de l’hémichamp inférieur à l’œil gauche (fig. 1). Les potentiels évoqués visuels en mode flash étaient altérés (P100 : œil droit – 141 ms, 5,7 μV ; œil gauche – 105 ms, 25,7 μV). L’électrorétinogramme photopique et scotopique de Ganzfeld et l’électro-oculogramme étaient normaux. Les examens biologiques (tests hépatiques, vitamine B 12, acide folique globulaire, enzyme de conversion de l’angiotensine, auto-anticorps anti-nucléaires et anticorps dirigés contre le cytoplasme des polynucléaires neutrophiles) étaient normaux. Les sérologies bactériennes (Borrelia burgdorferi et Treponema pallidum) et virales (HIV, HSV, VZV, CMV, EBV et Coxvirus) étaient négatives, de même que la recherche des mutations au niveau de l’ADN mitochondrial pour la maladie de Leber (11 778, 3 460 et 14 484). L’examen neurologique et la ponction lombaire (pression, analyse et recherche de bandes oligoclonales) étaient également normaux. La radiographie thoracique était sans particularité. L’imagerie en résonance magnétique (IRM) de l’encéphale ne met-
DISCUSSION Nous rapportons un cas de neuropathie optique ischémique bilatérale chez un patient héroïnomane. La physiopathologie d’accidents vasculaires ischémiques en relation avec l’injection intraveineuse d’héroïne est toujours controversée. Une revue de la littérature nous a permis de relever deux hypothèses : une hypoxie globale par dépression des centres respiratoires et une angéite par hypersensibilité. L’héroïne, par action directe sur le système nerveux central, déprime les centres respiratoires causant une hypoxie générale. Une étude rétrospective sur 100 autopsies de patients dépendants à l’héroïne montrait l’existence de lésions ischémiques cérébrales chez 5 à 10 % des individus [1]. Cette hypoxie globale, qui touche aussi le myocarde, explique les arythmies cardiaques retrouvées fréquemment chez les patients héroïnomanes [2]. Une angéite par hypersensibilité pourrait également être responsable des accidents vasculaires [3]. Une autre étude réalisée chez des patients toxicomanes a ainsi mis en évidence par angiographie cérébrale des signes d’artérite [4]. Nous postulons donc que l’héroïne est responsable de la neuropathie optique ischémique bilatérale ayant évolué vers l’atrophie papillaire présentée par ce patient. L’amputation altitudinale au champ visuel de l’œil gauche et les lésions ischémiques cérébrales viennent renforcer cette hypothèse [5]. Cependant, d’autres causes de baisse d’acuité visuelle doivent être évoquées. L’héroïne « de rue » n’est pas pure. Elle contient diverses substances, dont la quinine, destinées à améliorer sa rentabilité. Cette dernière est particulièrement appréciée par les narcotrafiquants pour son goût amer, proche de celui de l’héroïne, permettant de tromper l’héroïnomane au moment de l’achat. La quinine possède des effets délétères sur les photorécepteurs, les cellules bipolaires et ganglionnaires comme le démontrent les anomalies classiquement observées à l’électrorétinogramme et électro-oculogramme [6, 7]. L’examen du fond d’œil au stade précoce est peu contributif. Se développent ensuite des altérations de l’épithélium pigmentaire maculaire, un rétrécissement du réseau artériel rétinien et une pâleur papillaire [8]. Cette toxicité peut se
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Figure 1 : Champ visuel de Goldmann réalisé lors du bilan initial. (a) Œil gauche : perte altitudinale de l’hémichamp inférieur. (b) Œil droit : persistance d’un îlot temporal. Figure 2 : Coupe horizontale d’IRM cérébrale (séquence Flair). Hypersignaux pariéto-occipitaux droits évoquant des micro-infarctus.
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déclarer de façon aiguë dans les suites d’un surdosage (le tableau clinique typique, décrit et nommé cinchonisme, consiste en des nausées, des vomissements, des céphalées, une hypotension, une cécité et une perte de connaissance), mais également suite à une ingestion chronique [9]. L’hypothèse d’une intoxication aiguë ou chronique par quinine a été exclue chez ce patient par la réalisation des examens électrophysiologiques. La cocaïne peut aussi être responsable de ce tableau clinique ; toutefois le patient était formel quant à sa nonconsommation. Les effets euphorisants de l’héroïne s’estompant au fur et à mesure que la tolérance s’installe, le patient héroïnomane est souvent tenté de combiner à la prise d’héroïne, dont il est dépendant, une dose de cocaïne comme substitut euphorisant (« speedball »). Les effets secondaires ischémiques de la cocaïne sont quant à eux bien connus : infarctus myocardiques [10], accidents vasculaires cérébraux [11] et occlusions d’artère centrale ont été largement décrits [12-15]. La consommation épisodique de tabac, par atteinte directe ou par accumulation de cyanide dans l’organisme et la diminution d’adénosine triphosphate (ATP) intracellulaire qui en résulte, doit être considérée comme un facteur favorisant dans le développement de cette neuropathie [16, 17]. Enfin, quelques cas de neuropathie optique ischémique bilatérale ont été décrits chez des patients présentant une hépatite C. Une origine auto-immunitaire est présumée [18]. Des effets secondaires au niveau des nerfs optiques lors d’un traitement par interféron-alpha ont également été notés [19-21]. Cependant, au moment du diagnostic, les examens biologiques ont permis d’exclure toute activité de l’hépatite C et le traitement par interféron avait été interrompu depuis plus de 5 ans.
CONCLUSION L’héroïne, la quinine et la cocaïne doivent être envisagées dans le diagnostic différentiel des neuropathies optiques chez un sujet jeune lorsque les causes classiques toxiques, carentielles et héréditaires ont été exclues. Les mécanismes évoqués dans les accidents vasculaires ischémiques liés à l’héroïne sont une hypoxie globale par dépression des centres respiratoires et une angéite par hypersensibilité.
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