Nociception et douleur chronique orale et cervicofaciale

Nociception et douleur chronique orale et cervicofaciale

ANNALES D'OTOLARYNGOLOGIE ET DE CHIRURGIE CERVICO -FACIALE 1 2 4 (2007) S2–S10 Nociception et douleur chronique orale et cervicofaciale Nociception ...

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ANNALES D'OTOLARYNGOLOGIE ET DE CHIRURGIE CERVICO

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Nociception et douleur chronique orale et cervicofaciale Nociception and chronic oral and cervicofacial pain A. Wodaa,c,*, P. Pionchonb,c a

Faculté dentaire, EA3847, DIDO, université d’Auvergne, UFR d’odontologie, 11, boulevard Charles-de-Gaulle, 63000 Clermont-Ferrand, France b Faculté dentaire, Inserm E0216, université d’Auvergne, 11, boulevard Charles-de-Gaulle, 63000 Clermont-Ferrand, France c Service d’odontologie, CHU de Clermont-Ferrand, Hôtel-Dieu, F-63001, 63000 Clermont-Ferrand, France

A R T I C L E

I N F O

R É S U M É

Mots clés :

Ce bref article de synthèse évoque les principales caractéristiques de l'appareil sensoriel

Douleur orofaciale

responsable des douleurs des cavités buccale, nasales et pharyngée. L'importance fonction-

Complexe sensitif du trijumeau

nelle des sensations issues de la sphère oro-faciale et pharyngée est soulignée. La descrip-

Contrôles descendants

tion des territoires d'innervation des nerfs crâniens concernés précède l'étude des

chronicisation

neurones périphériques et des structures centrales. L'existence de puissants contrôles des

Plasticité neuronale

messages nociceptifs montre que la douleur est loin d'être la conséquence d'une simple transmission d'influx nerveux dans des voies préétablies et inamovibles mais au contraire

Keywords: Orofacial pain Trigeminal nerve Top-down controls Chronicization Neuronal plasticity

résulte de nombreuses interactions entre influences excitatrices et inhibitrices. Ce qui est su des mécanismes de chronicisation de la douleur est ensuite résumé par une évocation de la plasticité neuronale et une description des atteintes neuropathiques. Enfin, certains facteurs favorisant la chronicisation de la douleur sont cités. © Publié par Elsevier Masson SAS. A B S T R A C T

This short review focuses on the main properties of the nervous system responsible for pain originating from oral, nasal and pharyngeal cavities. First, the major roles of the somatic sensations coming from the orofacial and pharyngeal areas are emphasized. Then, the description of the respective peripheral fields of the different cranial nerves involved in these somatic sensations is followed by the description of the primary afferent neurons and the central nuclei and pathways. The review emphasizes that pain does not result from a simple transmission of nervous impulses that would follow a fixed "hardwire" pathway but, on the contrary, results from an ever-changing balance between excitatory and inhibitory influences. These descending influences and other mechanisms may lead acute pain to become chronic through plastic changes of the nervous system and possible neuropathic changes. Finally, certain psychosocial factors that may facilitate chronic pain arousal are discussed. © Publié par Elsevier Masson SAS.

* Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (Alain Woda)

© Publié par Elsevier Masson SAS.

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1.

Importance des sensations issues de la bouche et du carrefour oropharyngé

La richesse des sensations somesthésiques varie avec la région du corps qui est explorée. La face et surtout les régions buccales, péribuccales et pharyngées représentent les sources d’informations dominantes chez les mammifères ; chez le jeune enfant la cavité buccale reste l’organe somesthésique le plus important et chez l’homme adulte son rôle est comparable à celui des mains. La représentation corticale sur l’aire SI des structures buccales, et pharyngées occupe chez la plupart des mammifères plus de place que le reste du corps et est équivalente à celle de la main chez l’homme. La densité des récepteurs de la lèvre, de la pointe de la langue ou des mains est également comparable, comme le sont les résultats des tests psychophysiologiques mesurant le seuil absolu, le seuil différentiel, la perception de l’écart minimal entre deux points, la reconnaissance de la forme d’un objet (stéréognosie). Les dents représentent aussi une source d’expérience sensorielle importante et d’une grande finesse tant par la sensibilité tactile du parodonte que par la sensibilité douloureuse de la pulpe dentaire. Enfin, la cavité buccale possède toutes les modalités sensorielles du spectre somesthésique, mais elle est de plus le lieu exclusif de la gustation. La qualité de l’appareil sensitivosensoriel attaché à la cavité buccopharyngée s’explique par les fonctions auxquelles il participe. Outre leur rôle proprement sensoriel, les informations sensitives sont utilisées lors de multiples performances motrices : contrôle des sphincters labiaux, de l’isthme du gosier, des sphincters œsophagien et laryngien lors de la déglutition, de la préhension labio-incisive, de la sélection des aliments, de la manipulation du bol alimentaire entre langue et joue, du nettoyage de la bouche par la langue, et plus généralement pendant la mastication, la succion, l’articulation de la voix et l’accomplissement des diverses mimiques orofaciales. Enfin, au contraire de la main, la cavité oropharyngolaryngée est une zone frontière entre extéro- et intéroception. L’extrême richesse de cette innervation sensitive explique au moins en partie la variété et la grande prévalence des douleurs aiguës ou chroniques issues de cette région.

2.

Territoires d’innervation

La sensibilité somatique de la face et des cavités annexes est assurée pour l’essentiel par les trois branches du nerf trijumeau (V). La cavité buccale étant innervée dans sa moitié supérieure par le nerf maxillaire (V2) et dans sa moitié inférieure par le nerf mandibulaire (V3). Outre ces régions, le nerf ophtalmique (V1) innerve la muqueuse de l’extrémité antérieure des fosses nasales ainsi que celle de la gouttière olfactive, des sinus frontaux, sphénoïdaux et ethmoïdaux. Le V2 innerve la plus grande partie des fosses nasales ainsi que le sinus maxillaire, la partie antérieure de la face inférieure du voile du palais et la partie supérieure du nasopharynx à proximité de l’orifice de la trompe d’Eustache. Le plexus cervical superficiel (C2-C3-C4) assure la sensibilité de la nuque et du cou, de la partie postérieure du crâne et de l’angle de la mandibule. La suppression des afférences

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issues du V et du plexus cervical superficiel n’affecte pas la sensibilité d’une petite région cutanée, au niveau de l’oreille (partie postérieure du tympan, du conduit auditif externe et du pavillon), à l’interface des territoires du V et du plexus cervical superficiel qui est innervé par les afférences somatiques générales du nerf facial (VII), glossopharyngien (IX) et vague (X) (zone de Ramsay-Hunt). Comme au niveau des dermatomes médullaires, il existe un important chevauchement entre les différents dermatomes de la face et du cou. En dépit de la section du V et du plexus superficiel, la levée des inhibitions glycinergiques toniques permet de recouvrir une sensibilité sur la majeure partie de la face grâce à la stimulation des afférences issues des nerfs VII, IX et X [1]. Au-delà de l’isthme du gosier, l’innervation sensitive n’est plus assurée par la sensibilité somatique générale, mais par la sensibilité viscérale générale — les afférences du VII assurent la sensibilité de la trompe d’Eustache, de l’oreille interne et moyenne, et d’une région vélaire, et pharyngée avoisinante. Les afférences du IX innervent le tiers postérieur de la langue, l’amygdale et ses piliers, le voile du palais et une partie du pharynx en particulier l’oropharynx. Les afférences du X sont responsables de la sensibilité du larynx et de l’épiglotte par le nerf laryngé supérieur et dans une moindre mesure par le nerf récurrent.

3.

Neurones périphériques

3.1.

Récepteurs

La densité des récepteurs, très grande au niveau des lèvres ou de la pointe de la langue, décroît à mesure que l’on s’approche du pharynx. Il existe donc un gradient antéropostérieur. Malgré de grandes ressemblances avec l’innervation cutanée, l’innervation buccale se différencie de celle de la peau par la pauvreté en récepteurs encapsulés dont toutes les formes sont représentées, mais en moindre nombre que les formations organisées non encapsulées et par l’absence de disques de Merkel.

3.2.

Protoneurones trigéminaux (neurones sensitifs primaires)

Les prolongements périphériques constituent les trois branches du nerf trijumeau qui sont formées de fibres myélinisées ou non. Les corps cellulaires sont rassemblés dans le ganglion de Gasser. La répartition des calibres est, en ce qui concerne les fibres myélinisées, comparable à celle des nerfs spinaux ; en revanche, il n’y a qu’environ 40 % de fibres C, alors que dans les racines spinales, les fibres amyéliniques peuvent être jusqu’à 5 ou 6 fois plus nombreuses que les myélinisées. Les prolongements centraux constituent la racine sensitive du V évoquée plus haut. Dès leur entrée dans le tronc cérébral (dans la partie moyenne du pont de Varole, près de l’angle ventrolatéral), la majorité des fibres se divisent en deux collatérales, l’une ascendante vers le noyau principal, l’autre descendante forme la racine descendante du V et se termine à des niveaux variables du noyau spinal. Elle abandonne au cours de son trajet de nombreuses collatérales dans les sous-noyaux oral, interpolaire et caudal. Certaines fibres parmi les plus gros calibres (fibres Aα) ne se rendent que dans

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le noyau principal et la plupart des fibres myélinisées de petit diamètre (fibres Aδ) se dirigent directement vers le noyau spinal. Presque toutes les fibres amyéliniques (fibres C) ne donnent de terminaisons qu’au sous-noyau caudal. Une somatotopie existe dans le ganglion de Gasser et dans la racine sensitive, où la division mandibulaire se trouve en position dorsale, la division ophtalmique est ventrale, la division maxillaire étant comprise entre les deux.

3.3.

Protoneurones non trigéminaux

Le corps cellulaire des fibres assurant la sensibilité de la zone de Ramsey-Hunt pour le VII, le IX et le X se trouvent respectivement dans les ganglions géniculés (VII), pétreux supérieur ou ganglion d’Erhenritter (IX) et jugulaire (X). Le corps cellulaire des fibres assurant la sensibilité de la région pharyngolaryngée se trouve respectivement dans les ganglions géniculé (VII), pétreux inférieur ou ganglion d’Andersh (IX) et Plexiforme (X). Les prolongements centraux pénètrent le tronc cérébral avec les nerfs correspondants et donc très caudalement par rapport au niveau d’émergence du V, puis entrent dans la racine descendante du V formant la partie la plus dorsale de la racine descendante juste au-dessus de la représentation mandibulaire. Les fibres issues de cette région se projettent sur le complexe sensitif du V.

4.

Structures centrales trigéminales

4.1.

Complexe sensitif du V

Les fibres nerveuses issues de l’ensemble des régions cutanéomuqueuses trigéminales se projettent sur le complexe sensitif du trijumeau qui constitue donc le premier relais du sys-

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tème nerveux central pour les informations somesthésiques orofaciales (Fig. 1). Ce noyau sensitif s’étend à travers le tronc cérébral, des premiers segments cervicaux de la moelle jusqu’à la limite caudale du mésencéphale. Il a été divisé en deux noyaux : z rostralement, le noyau principal ; z caudalement, le noyau spinal. Le noyau spinal prolonge la corne dorsale de la moelle épinière. Très étendu, il traverse toute la hauteur du bulbe et pénètre dans le tiers inférieur du pont de Varole. Il est luimême divisé en trois sous-noyaux dans le sens caudorostral, les sous-noyaux caudal, interpolaire et oral. Le sous-noyau caudal présente, comme la corne dorsale de la moelle épinière qu’il prolonge rostralement, une structure lamellaire, où ont été isolées six couches de la couche I à la couche VI. Le noyau principal est beaucoup plus petit. Il est situé à l’extrémité rostrale du complexe. La racine sensitive du V se sépare précocement en une racine ascendante qui se rend au noyau principal, et une racine descendante plus longue : le tractus spinal ou racine descendante du V comprise entre la face externe du tronc cérébral en dehors et le noyau spinal en dedans, et qui se poursuit jusqu’au pôle caudal du bulbe. Deux catégories principales de neurones répondant à des stimuli nociceptifs ont été individualisées dans la corne postérieure de la moelle épinière et dans les sous-noyaux caudal et oral du trijumeau (Fig. 2) : z les neurones nociceptifs spécifiques, essentiellement localisés dans les couches les plus superficielles de la corne postérieure de la moelle, sont activés exclusivement par les stimuli nociceptifs. Leur capacité à coder l’intensité de la stimulation c’est-à-dire à augmenter leur fréquence de décharge avec l’intensité du stimulus est médiocre ;

Frontal Cingula ire Soma tosensoriel Insula ir e

CORTEX Noy au Ventropos téromédian Groupe Postérieur THALAMU S Gang lion de Gasser V1

A C

V2

Noyau Princ ipal V3

Sous-noy au Oral Complexe se nsitif du trijume au

Noyau Spinal

Sous-noy au Interpolaire

Racine Desce ndante

Sous-noy au Caudal

Fig. 1 – Organisation du complexe sensitif du trijumeau et de ses connexions. Les flèches pleines représentent les connexions ascendantes du complexe sensitif du trijumeau et du thalamus, et les lignes brisées représentent les voies descendantes issues du cortex. Les autres voies descendantes qui régulent l’entrée des messages nociceptifs dans le complexe à partir du tronc cérébral ne sont pas indiquées sur le schéma. A et C : fibres A et C ; V1, V2 et V3 : nerf ophtalmique, maxillaire et mandibulaire [2].

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Les neurones du sous-noyau oral se projettent vers les noyaux moteurs du III, IV, V, VI, VII, XII et les cornes ventrales de la moelle cervicale (rôle dans les réflexes oculocéphalogyres), vers le colliculus supérieur et le cervelet, mais aussi vers le noyau VPM du thalamus. À partir du sous-noyau interpolaire, de nombreuses fibres se rendent au cervelet, au colliculus supérieur et au thalamus.

4.3.

Organisation fonctionnelle du complexe sensitif du trijumeau

Nous retrouvons au niveau du complexe sensitif du V certaines des spécialisations fonctionnelles observées au niveau de la moelle épinière : Fig. 2. Réponses de neurones trigéminaux à des stimulations mécaniques somatiques. En A, la stimulation tactile (T) par pression (Pr) et par pincement (Pi) du champ périphérique représenté à gauche induit des réponses graduées du neurone à convergence. En B, le même neurone est enregistré pendant la stimulation nociceptive de son champ périphérique trigéminal. La stimulation intense simultanée (ici de la queue) induit une inhibition presque complète de la réponse (CIDN). En C est représentée la réponse d’un neurone nociceptif non spécifique trigéminal à des stimulations mécaniques d’intensité graduée. z

4.2.

les neurones à convergence, encore appelés neurones nociceptifs non spécifiques ou WDR (pour wide dynamic range) sont surtout localisés dans les couches profondes de la corne postérieure, principalement dans la couche V. Ces neurones répondent à la fois aux stimulations mécaniques légères et aux stimulations nociceptives (mécaniques, thermiques, chimiques). Ces neurones sont capables de coder l’intensité des stimuli tactiles puis nociceptifs, en augmentant leur activité en réponse à un accroissement de l’intensité de stimulation.

Voies centrales trigéminales

La voie issue du noyau principal, croise la ligne médiane, emprunte le lemnisque médian controlatéral et se terminent alors dans la partie médiane du noyau ventropostéromédian (VPM) du thalamus : c’est l’équivalent trigéminal de la voie des colonnes dorsales. Un troisième neurone thalamocortical convoie ensuite les informations au niveau de la représentation orofaciale de SI. Les voies issues du sous-noyau caudal sont doubles : z

un premier groupe de fibres se rend dans la formation réticulée bulbaire, où elles entrent en contact avec un troisième neurone qui se rend dans les noyaux thalamiques spécifiques (VPM) ou non spécifiques. L’information, après un dernier relais, est conduite vers le cortex non spécifique. Ces voies sont les homologues des voies spinoréticulothalamiques issues de la moelle épinière ;

z

un second groupe d’axones emprunte le lemnisque controlatéral et se rend dans le thalamus non spécifique ou dans le VPM. Un troisième neurone se rend au cortex. Il s’agit de voies homologues des voies spinothalamiques.

5.

z

le noyau principal représente l’homologue pour la face et la cavité buccale des noyaux des colonnes dorsales (ou noyaux de Goll et Burdach) et est responsable des sensations tactiles ;

z

le sous-noyau caudal qui anatomiquement prolonge sans interruption la corne dorsale de la moelle et présente les mêmes caractéristiques anatomiques et physiologiques assure les mêmes fonctions, (relais pour les sensations thermiques et algiques) ;

z

le sous-noyau oral est une structure qui semble être particulière au trijumeau, puisqu’il reçoit les afférences tactiles et douloureuses de la cavité buccale. Il est d’autre part très impliqué dans le contrôle des activités masticatrices et dans les réflexes oraux et périoraux ;

z

il n’y a pas d’homologie clairement établie pour le sousnoyau interpolaire [2,3].

Modulation des messages nociceptifs

Jusqu’au début des années 1970, la physiologie de la douleur était, pour l’essentiel, centrée sur la présentation de voies fixes et entièrement consacrées à la conduction des messages nociceptifs. Le rôle attribué à ces « voies de la douleur » était de relier un site périphérique stimulé à une zone cérébrale, a priori corticale, dont l’activation entraînait l’apparition de la sensation douloureuse. Ces voies étaient donc assimilées à des câbles de transmission permettant de rendre fidèlement compte des qualités du stimulus périphérique, leurs branchements collatéraux déclenchant les réponses appropriées et différenciées de l’organisme à l’agression nociceptive. Pourtant de nombreuses observations démentent la correspondance stricte entre intensité du stimulus et sensation. D’un côté, des lésions corporelles graves peuvent, dans certaines circonstances, ne donner lieu à aucune sensation douloureuse. La découverte par des soldats blessés de graves lésions, un certain temps après leur retrait du champ de bataille, est une observation banale. À l’inverse, des douleurs intenses peuvent être perçues par des sujets alors qu’ils ne sont soumis qu’à une stimulation nociceptive d’intensité faible, voire nulle. Parallèlement, de nombreux travaux ont souligné l’importance du contexte environnemental et d’événements conditionnant dans la perception douloureuse. Il est aujourd’hui acquis que les nerfs en provenance de la périphérie ainsi que les voies centrales qui leur font suite ne condui-

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sent pas un message inaltérable, mais au contraire que celuici peut être puissamment modulé. Des conditions expérimentales adaptées ont permis de mettre en évidence ces effets modulateurs. Plusieurs mécanismes ont été décrits. Les conditions naturelles dans lesquels ces différents mécanismes interviennent ont été l’objet de spéculations et restent le plus souvent incomplètement comprises. Nous présenterons successivement : les mécanismes de contrôles segmentaires, les contrôles suprasegmentaires qui peuvent être déclenchés par des stimulations électriques du tronc cérébral et enfin les contrôles suprasegmentaires mis en jeux à la suite de stimulations nociceptives. Enfin, l’importance des phénomènes intracellulaires dans la modulation des messages transitant par les neurones nociceptifs a été récemment entrevue. Les mécanismes impliqués commencent seulement à être appréhendés.

5.1.

Contrôles inhibiteurs segmentaires

Des observations électrophysiologiques fondées sur l’enregistrement, dans la moelle épinière, de neurones nociceptifs non spécifiques de la couche V ont permis d’établir l’existence de contrôles inhibiteurs d’origine segmentaire. À proximité du champ périphérique excitateur de ces neurones, il est possible d’observer un champ périphérique inhibiteur dont la stimulation de faible intensité supprime les réponses induites par la stimulation nociceptive du champ excitateur. Les effets excitateurs résultent d’une stimulation intense qui active les fibres fines, Aδ et C, alors que les effets inhibiteurs sont dus à la mise en jeux des fibres de gros calibre, Aβ, par une stimulation légère. Les messages transitant sur ces deux types de fibres sont véhiculés dans un même tronc nerveux et convergent sur les neurones de la corne dorsale. Ce tronc nerveux véhicule donc des influences inhibitrices tout autant qu’excitatrice et la balance entre ces deux influences détermine, au niveau de la corne dorsale, l’activation des neurones convergents dont l’axone entre dans la constitution des voies ascendantes de la douleur. En résumé, les fibres de petit calibre surtout amyéliniques ouvrent la porte d’entrée des voies et les fibres Aβ la ferment. Ce concept a été formulé sous le terme de gate control par Melzack et Wall dès 1965 (Fig. 3) [4]. Ses grandes lignes restent acceptées aujourd’hui, même si plusieurs détails de la théorie initiale ont dû être abandonnés. Le contrôle de l’activité des neurones à l’origine des voies de la douleur par les différentes catégories de fibres afférentes explique l’inefficacité des sections de nerf dans le traitement des douleurs chroniques intenses. En effet, en présence d’une douleur chronique intense bien localisée, résistante au traitement et ne pouvant être expliquée par une cause organique simple, il pourrait être tentant de couper le tronc responsable de l’innervation sensitive de la zone concernée. En fait, l’interruption du nerf entraîne bien dans de nombreux cas, l’apparition d’une zone cutanée devenue insensible, mais elle conduit simultanément à l’apparition d’autres sensations anormales telles que dysesthésie, allodynie, hyperalgie et douleur spontanée dans les régions adjacentes. Les contrôles inhibiteurs segmentaires permettent aussi d’expliquer de façon satisfaisante certaines manœuvres utilisées communément pour réduire la douleur. Le frottement

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manuel autour d’une zone endolorie par un choc ou la manœuvre similaire réalisée par l’infirmière juste avant, ou simultanément à une piqûre d’aiguille, en sont des exemples classiques. Outre les neurones afférents de petit et gros calibres et les neurones à convergence de la couche V, certains interneurones inhibiteurs, situés dans les couches les plus superficielles de la corne dorsale et en particulier dans la substance gélatineuse de Rolando, jouent un rôle essentiel dans ces modulations segmentaires. Ces neurones sont à l’origine d’un tonus inhibiteur glycinergique ou gabaergique, probablement entretenu par l’activité des fibres de gros calibre. Ce tonus inhibiteur peut être mis en évidence par l’administration médullaire de bloqueurs des récepteurs glycinergique et GABA A de la corne dorsale (strychnine et bicuculline) qui déclenche chez l’animal des comportements nociceptifs [5].

5.2.

Contrôles d’origine suprasegmentaire

Ils s’exercent également sur la corne dorsale de la moelle épinière, mais sont déclenchés par la stimulation des centres suprasegmentaires. Contrairement aux contrôles segmentaires qui ne concernaient que le métamère stimulé, leurs effets s’observent simultanément sur l’ensemble des segments de l’organisme. Ils sont supprimés par une section haute de la moelle épinière. Ces contrôles sont déclenchés par la stimulation électrique de plusieurs structures du tronc cérébral comme la partie ventrale de la substance grise périaqueducale et certains noyaux réticulaires situés dans le plan sagittal médian à l’étage bulbaire, et regroupés sous le terme de noyaux du raphé. La puissance et la spécificité antinociceptive de ces contrôles inhibiteurs ont impressionné les expérimentateurs, puisque leur mise en jeux permet l’obtention, A

A &C

+

A

A &C

+

+

-

+

+ +

+

+ +

NEURONE NOCICEPTIF

CERVEAU

NEURONE NOCICEPTIF

CERVEAU

Fig. 3 – Représentation schématique de la balance régulant les influences excitatrices et inhibitrices s’exerçant sur les neurones nociceptifs trigéminaux et médullaires et provenant de la périphérie. À gauche : équilibre assurant une transmission normale de la nociception vers les voies ascendantes issues des neurones convergents. Les interneurones inhibiteurs (en noir) sont activés par les fibres afférentes de gros diamètre (Aß). Ils limitent l’influence des influx excitateurs issus des fibres de petit diamètre (Aδ et C). À droite : la perte des interneurones inhibiteurs conduit à l’apparition d’une douleur persistante [23].

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chez l’animal, d’une analgésie complète sans que ses possibi-

5.3.

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Contrôles inhibiteurs d’origine nociceptive

lités motrices ni ses sensations tactiles et proprioceptives ne soient affectées [6]. Les voies et les principaux médiateurs concernés par ces contrôles ont été précisés. La substance grise périaqueducale n’envoie que peu d’axones vers la moelle épinière. L’essentiel de ses effets s’exercent indirectement par ses projections sur les noyaux du raphé et plus particulièrement sur le noyau raphé magnus qui, à son tour, se projette massivement sur la corne dorsale de la moelle épinière par l’intermédiaire du faisceau dorsolatéral. La sérotonine joue un rôle majeur dans ces voies puisque les structures précitées, substance grise périaqueducale et noyau raphé magnus sont riches en neurones sérotoninergiques et que cette substance constitue le médiateur principal des synapses entre les terminaisons des axones réticulospinaux et les neurones médullaires cibles dans les couches I, II et V. Des neurones noradrénergiques, issus du locus coeruleus et de régions attenantes, entrent aussi dans la constitution de ces voies descendantes inhibitrices. D’autres neuromédiateurs interviennent comme les opioïdes endogènes puisque la naloxone

La stimulation nociceptive, d’un point quelconque de la surface corporelle, active une petite population de neurones convergents situés dans la région médullaire correspondant à la localisation de la stimulation. Cette stimulation nociceptive met en jeux les voies de la douleur, mais surtout elle inhibe puissamment et indistinctement tous les autres neurones convergents, de l’extrémité caudale de la moelle épinière à l’extrémité rostrale du trijumeau. Ce phénomène spectaculaire et étonnant a été démontré par des techniques électrophysiologiques. La réponse d’un neurone convergent de la corne dorsale ou du trijumeau, lors d’une stimulation nociceptive du champ excitateur, est puissamment inhibée par une autre stimulation nociceptive appliquée en n’importe quel autre point de la surface corporelle de l’animal. (Fig. 2) Ce phénomène a été nommé CIDN pour contrôles inhibiteurs diffus induits par stimulations nociceptives [8]. Ce type de contrôles se distingue des précédents par la nature nociceptive des stimulations nécessaires à leur déclenchement et par la nécessité d’une boucle impliquant : z

des voies afférentes périphériques (A et C) puis centrales ;

aussi que les terminaisons des axones descendants interagis-

z

des centres dans la formation réticulée bulbaire ;

sent avec les systèmes opioïdes de la corne dorsale.

z

des voies descendantes se terminant sur les neurones convergents de la moelle épinière et du complexe sensitif du trijumeau.

bloque l’inhibition induite par la stimulation du noyau raphé magnus ou de la substance grise périaqueducale. On sait

On ignore dans quelles conditions naturelles ces contrôles sont mis en jeux. L’une des hypothèses est que ces contrôles seraient impliqués dans l’analgésie induite par le stress. Leur importance pourrait être vitale dans les situations de stress ou de danger [7]. Les données exposées ci-dessus sont schématiques et passent sous silence de nombreux aspects.7 Par exemple, la facette inhibitrice de ces contrôles descendants a été mise en avant, en partie pour des raisons historiques, mais il est clairement établi qu’une balance, entre influences descendantes inhibitrices et facilitatrices, s’exerce sur les neurones de la corne dorsale. Les influences excitatrices descendantes pourraient par exemple être mises en jeu à la fin d’une alerte nociceptive ou en présence d’une inflammation cutanée ou viscérale,

la

facilitation

descendante

participant

alors

à

l’hyperalgie secondaire et à l’allodynie qui caractérisent cet état. Ces mêmes contrôles facilitateurs pourraient aussi être associés à des facteurs cognitifs ou liés à des modifications de l’humeur telles que l’anxiété qui accompagne l’anticipation d’un événement potentiellement nociceptif. La complexité de ces contrôles descendants est aussi illustrée par la diversité des structures sources et cibles. Des structures, autres que le tronc cérébral, sont capables, lorsqu’elles sont stimulées, de moduler la transmission des messages nociceptifs. De larges régions du cortex cérébral orbitaire, insulaire, somatosensoriel, moteur et cingulaire modifient la transmission des messages nociceptifs en se projetant soit indirectement sur les noyaux du tronc cérébral, soit directement sur les neurones de la corne dorsale. Enfin, les neurones de la corne dorsale ne sont pas les seules cibles des contrôles descendant. Des modulations également importantes impliquent par exemple des boucles thalamocorticales (Fig. 1).

Les CIDN ne sont donc pas segmentaires et sont ascendants avant d’être descendants. On a montré l’implication du système opioïdergique dans ce circuit. Enfin, l’existence des CIDN a été montrée chez l’homme [9]. Quel(s) rôle(s) physiologique(s) peut-on attribuer aux CIDN ? S’il est facile de comprendre l’ouverture des voies de la douleur à partir d’une stimulation nociceptive bien localisée, il est moins simple de comprendre l’utilité d’une inhibition généralisée de tous les autres neurones à convergence de l’organisme. Le Bars et al. (1986) ont émis une hypothèse très séduisante : en l’absence de stimulation nociceptive, l’ensemble des neurones à convergence est en activité. Cette activité généralisée à tous les métamères est générée par les stimulations légères issues des diverses afférences convergeant sur ces neurones (mouvements des poils, frottements cutanés…). Cette activité se traduit par un bruit de fond continu. Lors d’une stimulation périphérique non nociceptive, le signal parce qu’il n’est pas détecté par les centres n’active pas les voies de la douleur. Au contraire, une stimulation d’intensité franchement nociceptive, en activant les CIDN, diminue l’activité de tous les neurones spinaux non concernés par la stimulation et améliore le rapport entre le signal nociceptif et le bruit de fond. Les CIDN, véritables filtres permettant d’extraire l’information nociceptive ne sont pas liés à un processus analgésique, ils renforcent au contraire le rôle d’alarme du signal nociceptif. Cette hypothèse implique donc l’idée que, plus encore que l’excitation, l’inhibition est un mécanisme essentiel à la genèse de la douleur. On comprend ainsi qu’une stimulation nociceptive, mettant puissamment en jeux les CIDN, s’oppose à une sensation douloureuse déclenchée par une autre stimulation nociceptive appliquée en même temps que la première. Les CIDN

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représentent vraisemblablement le substrat neurophysiologique du phénomène de contre-irritation ou contre-stimulation (masquage d’une douleur par une autre douleur) décrit depuis l’antiquité et utilisées en thérapeutique humaine ou vétérinaire.

5.4.

Contrôles intracellulaires

Comme le montrent les contrôles précédemment évoqués, la transmission des messages nociceptifs dans la corne dorsale de la moelle épinière et dans le complexe sensitif du trijumeau est régulée par un équilibre entre les influences excitatrices et inhibitrices engendrées et véhiculées par les circuits neuronaux. Une autre dimension de cet équilibre est illustrée par des travaux récents conduits à l’échelle cellulaire et moléculaire. Il est possible de modifier durablement le niveau d’analgésie de base en modifiant l’expression de certains gènes impliqués dans la nociception. En condition physiologique, la synthèse de la dynorphine, un opioïde endogène, est normalement bloquée par un répresseur de la transcription du gène correspondant, le DREAM. Des souris dépourvues de cet agent répresseur présentent une forte diminution des comportements algiques et présentent donc un phénotype d’analgésie de base. Cette observation parmi d’autres suggère que l’activation ou l’inhibition d’un mécanisme moléculaire peut modifier la balance nociceptive [10].

5.5.

texte cognitif, affectif, social et des circonstances de survenue du stimulus nociceptif. Les neurones sensitifs primaires (NSP) sont des entités dynamiques dont les niveaux et modes de réponse changent avec leur environnement. Dans certaines circonstances et en particulier lors de stimulations prolongées, ces nocicepteurs vont modifier leurs caractéristiques : diminution du seuil de sensibilité, augmentation des réponses, apparitions d’activités spontanées dans des nocicepteurs, dits silencieux. Les principaux mécanismes de cette plasticité sont évoqués cidessous.

6.1.

Cliniquement la sensibilisation périphérique se traduit par :

Les informations issues des centres segmentaires sont relayées vers le thalamus et le cortex somesthésique qui permettra la prise de conscience des sensations. Les neurones des aires corticales somesthésiques principale (SI) et secondaire (SII) reçoivent les informations codant les caractéristiques du stimulus nociceptif (intensité, durée, surface) qui caractérisent l’aspect sensori-discriminatif de la douleur. Ces mêmes structures sont aussi à l’origine de contrôles descendants (Fig. 1)

6.

Mécanismes de la chronicisation de la douleur : la plasticité neuronale

Les réseaux neuronaux ne sont pas de simples systèmes de transmission d’une activation sensorielle de la périphérie vers les structures centrales d’intégration. Outre les divers contrôles déjà évoqués la douleur est aussi caractérisée par une grande plasticité qui permet l’adaptation des réponses en fonction de la lésion, de l’inflammation périphérique, du con-

Sensibilisation périphérique

Les dommages tissulaires conduisent à une augmentation de la sensibilité des NSP qui est appelée sensibilisation périphérique. Elle se caractérise par l’apparition d’activités spontanées, une diminution des seuils d’excitabilité et une augmentation de la réponse aux stimuli. De plus, après stimulation nociceptive périphérique, l’influx nerveux se propage aussi de façon antidromique vers les autres terminaisons libres de la même fibre. Cet influx déclenche une cascade d’événements physicochimiques appelée inflammation neurogène qui participe à l’extension des champs récepteurs des NSP.

z

l’hyperalgésie qui est une réponse exagérée à un stimulus peu douloureux. L’hyperalgésie induite par une stimulation mécanique peut être consécutive à une sensibilisation des neurones médullaires et/ou à des phénomènes de désinhibition, et/ou à une réorganisation du site de projection des fibres Aβ, et/ou à un changement de phénotype de ces fibres qui acquièrent alors des propriétés de nocicepteurs ;

z

l’allodynie est une réponse douloureuse à un stimulus normalement non nociceptif. On peut distinguer des phénomènes d’allodynie mécanique statique (toucher) ou dynamique (caresse) et une allodynie thermique (chaud, froid).

Rôle des contrôles de la douleur

Cette intégration est modulée par l’équilibre entre les contrôles ascendant et descendant. La modification des filtres est à la base de nombreuses stratégies thérapeutiques. L’effet placebo illustre également la possibilité de modulation de la douleur par le système nerveux central. L’induction psychologique liée à la qualité de la relation thérapeutique (effet « docteur ») active des circuits neuronaux opioïdergiques qui modulent toutes les dimensions (sensorielles, émotives, cognitives) de l’expérience douloureuse. C’est donc un véritable outil thérapeutique.

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6.2.

Sensibilisation centrale

La stimulation répétée des NSP provoque une augmentation de l’activité dans les neurones cibles centraux et des modifications fonctionnelles qui constituent le phénomène de sensibilisation centrale. Celle-ci est normalement brève et transitoire. Mais elle peut également affecter durablement le fonctionnement des voies douloureuses et parfois persister malgré la disparition de la cause initiale ou être entretenu par des influx issus de la périphérie qui normalement ne provoqueraient pas de sensations.

7.

Atteintes neuropathiques

En plus de ces perturbations fonctionnelles, les nerfs euxmêmes peuvent être lésés par des traumatismes accidentels ou chirurgicaux (sections, arrachement, étirement, compression…) des agents infectieux microbiens ou viraux (her-

ANNALES D'OTOLARYNGOLOGIE ET DE CHIRURGIE CERVICO

pès, zona…), des agents chimiques exogènes (chimiothérapie, alcool), métaboliques (diabète), des rayonnements

8.

Facteurs favorisant la chronicisation de la douleur

8.1.

Facteurs émotionnels, cognitifs et sociaux

(radiothérapie). Tous ces agents sont capables d’entraîner des modifications histologiques et neurochimiques à forte morbidité [11].

7.1.

Névrome

Lorsqu'un nerf endommagé ne se répare pas normalement, un bourgeonnement de tissu nerveux peut se former. Ses propriétés d’excitabilité sont alors modifiées. Des couplages électriques entre des fibres amyéliniques peuvent alors se produire et des activités électriques anormales dites décharges ectopiques apparaître. Elles constituent une source d’influx susceptible de sensibiliser le système nerveux central et ainsi d’entretenir une douleur chronique.

7.2.

Participation du système nerveux sympathique

L’observation de troubles vasomoteurs et trophiques associés à des lésions nerveuses laisse supposer un rôle du système nerveux sympathique dans l’initiation ou l’entretien de certaines douleurs (le terme de syndromes douloureux régionaux complexes a remplacé l’ancienne sympathalgie). Après lésion incomplète d’un tronc nerveux sensitif, des récepteurs

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S9

La douleur est constituée de l’association d’une sensation et d’une émotion désagréable [13]. Les principales structures impliquées dans la genèse des émotions sont le système limbique (amygdale, hippocampe, cortex cingulaire antérieur, insula…) et le cortex cérébral (aires SI et SII). La mise en jeu de ces systèmes module la perception et la tolérance à la douleur. Des facteurs cognitifs (croyances, anticipation, estimations des conséquences…) et mnésiques peuvent également influencer les seuils de perception et de tolérance de la douleur. Le contexte social (intégration sociale, accès aux soins, support affectif…) conditionne l’expression douloureuse et la demande de soins. L’existence d’un litige par exemple, constitue un facteur de chronicisation. L’importance fonctionnelle de la sphère orofaciale ainsi que du carrefour pharyngé pour les fonctions de nutrition, d’élocution, de mimique, de déglutition, de respiration renforce le vécu douloureux. Apprécier l’ensemble de ces éléments est donc important dans l’évaluation du pronostic. La réponse médicale (écoute, compréhension, empathie versus incompréhension, rejet) pèse lourdement sur la mise en place d’effets non spécifiques positifs ou, au contraire, sur la genèse d’une chronicisation iatrogène.

adrénergiques, normalement absent, peuvent apparaître sur les fibres sensitives lésées, sur leurs corps cellulaires, mais aussi sur les fibres intactes voisines. Les fibres sensitives peuvent alors être activées par la libération de noradrénaline à partir des fibres sympathiques voisines et participer ainsi à une activité réflexe tonique et entretenir une sensibilisation centrale.

7.3.

Substrat neurochimique

Tous ces phénomènes ont pour substrat des perturbations neurochimiques affectant le taux de certains neurotransmetteurs (augmentation du glutamate libéré sur les récepteurs NMDA, diminution du GABA et des opioïdes, augmentation des anti-opioïdes CCK…) et la densité de leurs récepteurs. La réponse pharmacologique sera donc différente de celle obtenue en présence d’une douleur inflammatoire et visera à répondre à ces mécanismes (antagonistes NMDA ou bloquants des canaux sodiques ou calciques).

7.4.

Conséquences cliniques

Cliniquement, la prévention des phénomènes de sensibilisation est nécessaire, notamment en cas d’intervention chirurgicale. La qualité de l’anesthésie locale doit être assurée et les antalgiques doivent être administrés sans attendre l’apparition des douleurs (analgésie anticipée), ce qui permet d’éviter ou de limiter l’installation de douleurs postopératoires et les risques de chronicisation qu’elle entraîne [12].

8.2.

Niveaux de vigilance

La douleur en phase aiguë augmente l’attention et la vigilance dans 50 à 90 % des douleurs orofaciales. Les stimulations nociceptives, en provoquant une augmentation de l’attention et de la vigilance favorisent les réponses motrices permettant ainsi de mobiliser les ressources face à une situation potentiellement dangereuse. Au contraire, la douleur provoque prostration et dépression dans les états chroniques. Le passage à la chronicité s’accompagne de perturbations du sommeil et de l’installation d’un cercle vicieux associant un mauvais sommeil et une augmentation de l’intensité de la douleur diurne.

8.3.

Stress, capacité individuelle et système neurovégétatif

Les capacités de l’individu à composer avec le stress (ce que les anglophones nomment coping) conditionnent l’adaptabilité du sujet à une douleur aiguë, en particulier si elle tend à se répéter. Cette fonction d’adaptation met en jeu les mécanismes émotionnels, cognitifs et sociaux déjà évoqués, mais aussi des mécanismes endocriniens et neurovégétatifs déclenchés par des stimulations stressantes. Le stress aigu, qui accompagne souvent la pratique chirurgicale orofaciale à l’état vigile, peut entraîner temporairement une analgésie partielle. Par contre, confronté à un stress chronique, l’organisme en « surrégime » s’épuise, à la façon d’un athlète de haut niveau surentraîné [14]. Ceci se traduit par des troubles des hormones surrénaliennes en particulier stéroïdiennes ainsi que par un dysfonctionnement du système nerveux autonome. Un hypo- ou hypercortisolisme chronique ont été

S10

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décrits ainsi qu’une hyperactivité du système sympathique associé à des niveaux anormalement élevés de catécholamines [15]. L’adaptation n’est plus physiologique, et divers changements homéostasiques peuvent se produire tels que : perte du sommeil, hypervigilance, sensibilisation centrale et allodynie, réduction du seuil douloureux (hyperalgésie), dystonie neurovégétative avec ses conséquences vasomotrices, cardiovasculaires et respiratoires et la possibilité d’une participation aux mécanismes d’installation de la douleur chronique. C’est pourquoi, lors d’une phase thérapeutique dans un contexte douloureux, la prise en charge doit être centrée sur les besoins de la personne souffrante, pour aider à l’adaptation individuelle et améliorer le résultat thérapeutique.

8.4.

Facteurs génétiques

Quelques recherches récentes ont montré que certaines prédispositions génétiques peuvent participer à la neurobiologie de la douleur [16]. Les exemples suivants sont associés aux douleurs trigéminales : le polymorphisme du gène codant l’interleukine IL-1 semble associé à la stomatodynie [17] ; les variations du gène de la COMT influencent la perception de la douleur musculaire et seraient associées au risque de développer une arthromyalgie faciale [18] ; plusieurs gènes présents chez les porteurs de migraine hémiplégique familiale ont été identifiés [19,20]. On peut aussi évoquer l’influence du chromosome X dans certaines manifestations douloureuses trigéminales (arthrites, myosistes, migraines sans aura, stomatodynies), dont le vecteur biologique neurohormonal est reconnu [21]. De façon similaire, la réponse aux antalgiques semble pouvoir être influencée par des particularités génétiques (cytochrome P450). Dans les années à venir et s’il devient possible d’effectuer les séquençages génomiques de nos patients, la connaissance des facteurs de prédisposition, qui génèrent les variations individuelles de la réponse douloureuse, pourrait être la clef d’une clinique personnalisée de la douleur [22]. R É F É R E N C E S

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