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OBÉSITÉ, CORPULENCE ET SOUCI DE MINCEUR : INÉGALITÉS SOCIALES EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS
Faustine RÉGNIER
La plupart des travaux de sociologie sur l’obésité, qui apparaît comme un fait majeur dans le domaine alimentaire aujourd’hui, ont longtemps relevé d’une littérature anglo-saxonne, en particulier américaine du fait de l’ancienneté du phénomène aux États-Unis. Dans la lignée des travaux de l’Ecole de Chicago [1], l’obésité y est souvent pensée comme un comportement déviant, qui conduit à la stigmatisation des obèses [2-4]. D’autres recherches s’intéressent aux déterminants sociaux de l’obésité et soulignent les relations entre obésité et statut social [pour une revue des articles, [5] et [6]] et c’est dans cette orientation que s’inscrivent la plupart des recherches françaises sur le domaine. Dans ce cadre, on a parfois un peu vite appliqué à la France ce qui était constaté aux États-Unis, et c’est à l’examen de cette évidence que s’attache l’article, mené en comparaison France/États-Unis. La recherche est fondée sur l’exploitation de six grandes enquêtes représentatives de la population 1 : – pour la France, les enquêtes Santé et soins médicaux de l’INSEE de 1970 (n = 14 842) et de 1990 (n = 15 794), et l’Enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de l’INSEE de 2001 (n = 5 113) ; – pour les États-Unis, les National Health and Nutrition Examination Survey américaine de 1970 (n = 23 808), 1990 (n = 16 305) et 2000 (n = 9 965) 2. Quelles sont les différences, en matière d’obésité, entre la France et les ÉtatsUnis ? Les États-Unis constituent-ils vraiment l’avenir de la France ? Ne peuton repérer des spécificités françaises ? L’article s’attache ensuite aux mécanismes sociaux qui sous-tendent la répartition sociale de l’obésité : sont-ils les mêmes en France et aux États-Unis ? Enfin, l’attention que les différents groupes sociaux portent à leur corps, et plus spécifiquement au contrôle du poids, peut-elle éclairer ces différences sociales ?
INRA, Laboratoire de recherche sur la consommation, 65, boulevard de Brandebourg, 94205 Ivry-sur-Seine Cedex. Correspondance : F. Régnier, à l’adresse ci-dessus. Email :
[email protected] 1
On y trouve en particulier, outre des variables contextuelles et socio-démographiques correctement conçues, la taille et le poids des individus, ce qui permet de calculer leur corpulence, désignant ici l’indice de masse corporelle (IMC). L’IMC est pour le sociologue un outil performant pour contrôler l’effet des différences de taille, liées notamment à l’appartenance sociale, aux générations, au genre. 2 Les analyses ont sélectionné les plus de 20 ans, âge à partir duquel on peut considérer que la croissance est achevée. Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
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médecine et nutrition L’obésité : un développement différent de part et d’autre de l’Atlantique Entre 1970 et 2000, la corpulence des Français et des Américains a connu des évolutions différentes. En France, on observe une forme de stabilité depuis 30 ans : la corpulence moyenne a peu augmenté, les hommes étaient et restent plus corpulents que les femmes (fig. 1). Aux ÉtatsUnis, la corpulence moyenne a beaucoup augmenté depuis 1970 – la proportion de personnes de corpulence normale s’est considérablement réduite chez les femmes – et les écarts sont devenus beaucoup plus importants entre hommes et femmes (fig. 2). D’importantes différences opposent donc la France et les États-Unis aujourd’hui. En France, la fourchette de normalité pondérale (IMC compris entre 18,5 et 25) représente plus de 50 % de la population masculine et féminine : il s’agit là d’une forme de norme largement partagée, autour de laquelle se rassemble la plus grande partie de la population française. Aux Etats-Unis, la tranche d’IMC la plus fournie, qui touche 40 % de la population masculine et 30 % de la population féminine, est celle des IMC compris entre 25 et 30, soit la fourchette du surpoids. Dès lors, en France, même si le phénomène se développe, le problème de l’obésité chez les adultes est loin
d’être aussi préoccupant qu’aux États-Unis, et l’écart semble même se creuser : deux fois plus nombreux aux ÉtatsUnis en 1970 (15 % d’obèses contre 7 % en France), les obèses sont aujourd’hui trois fois plus nombreux (30 % contre 10 % en France). Dans ce cadre, l’attention croissante portée au phénomène ces dernières années en France provient du développement très récent – à partir du milieu des années 1990 – de l’obésité, sans que l’on puisse dire pour autant s’il s’agit d’un phénomène durable – au terme duquel la France rattraperait les États-Unis – ou d’un phénomène de plus courte durée (fig. 3). La répartition par sexe et par âge de l’obésité est également différente dans les deux pays (fig. 4) : plus féminine que masculine outre-atlantique (33 % des femmes, contre 27 % des hommes), elle touche également hommes et femmes en France (10 %). Enfin, l’obésité touche plus rapidement dans leur cycle de vie les Américains que les Français : à 20 ans la proportion d’obèses atteint déjà 20 % chez les hommes et 24 % chez les femmes aux États-Unis, contre 5 % en France. Au-delà de ces différences, on constate cependant des ressemblances entre la France et les États-Unis, qui touchent aux relations entre obésité – en particulier chez les femmes – et statut social, notamment sous sa dimension hiérarchique.
Figure 1. Histogrammes des IMC, France.
Figure 2. Histogrammes des IMC, États-Unis. 98
Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
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Figure 4. Taux d’obésité masculins et féminins par âge en France, 2001, et aux États-Unis, 2000.
Figure 3. Taux d’obésité féminins et masculins en France et aux États-Unis.
L’inégale répartition sociale de l’obésité et de la corpulence D’un point de vue descriptif, l’obésité suit régulièrement les gradations de la hiérarchie sociale et professionnelle, par exemple le niveau d’étude (fig. 5). Ces relations entre obésité et facteurs sociaux sont particulièrement marquées chez les femmes, ce qui apparaît notamment quand on contrôle, toutes choses égales par ailleurs, le rôle des différents facteurs liés au statut social. Aux États-Unis en 2000 – et ces résultats confirment bien des travaux déjà menés outre-atlantique – si on fait une régression logistique du risque d’obésité par l’âge, le niveau d’éducation, le niveau de vie et l’appartenance ethnique, l’obésité masculine est liée à un effet d’âge et d’éducation, les plus diplômés comptant par exemple moins d’obèses que la moyenne [aussi [7] et [8]]. Chez les femmes, l’obésité est liée à un effet d’âge, d’appartenance ethnique et de revenu : en particulier, les femmes noires et celles du quartile de revenu le plus bas comptent plus d’obèses que la moyenne, alors que celles du quatrième quartile en comptent moins (tableau I). En France, si on fait une régression logistique du risque d’obésité par l’âge, la catégorie socio-professionnelle, le lieu de naissance et la zone d’habitation, il en ressort que l’obésité est significativement liée à la catégorie socioprofessionnelle : les cadres hommes comptent significativement moins d’obèses que la moyenne des hommes, tandis que les agriculteurs et les ouvriers en comptent plus. Chez les femmes, il y a significativement moins d’obèses chez les cadres et les professions intermédiaires, et plus d’obèses parmi les inactives et les ouvrières. Alors qu’aux ÉtatsUnis, l’appartenance ethnique apparaît comme le facteur le plus important dans l’obésité féminine – dans une société où l’ethnie joue un rôle majeur du point de vue des différences sociales –, en France le pays de naissance n’est pas lié à l’obésité chez les femmes, et l’est à peine chez les Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
18 % 16 % 14 %
Hommes
12 %
Femmes
10 % 8% 6% 4% 2% 0% Sans diplôme ou CEP
Secondaire non validé ou technique
Bac
< ou = licence
> licence
Figure 5. Taux d’obésité en fonction du niveau d’étude, France 2001.
hommes : la stratification repose plus sur l’appartenance socio-professionnelle ou le diplôme. Si on fait une régression logistique du risque d’obésité par l’âge, l’éducation, le revenu et la zone d’habitation, les moins diplômés comptent significativement plus d’obèses que la moyenne, mais plus nettement chez les femmes, et le niveau de vie exerce un léger effet propre sur l’obésité féminine, les femmes du quatrième quartile de revenu comptant moins d’obèses. Pour autant, le niveau de diplôme protège plus de l’obésité que le niveau de revenus. Quant à la zone d’habitation, elle est à peine liée à l’obésité féminine, la région parisienne et le Nord comptant plus d’obèses (tableau I). En France comme aux Etats-Unis le rôle explicatif des facteurs sociaux dans l’obésité – en particulier chez les femmes – est donc une caractéristique remarquable. Mais quelle a été l’évolution de ces relations entre obésité et facteurs sociaux depuis 1970 ? L’obésité a-t-elle augmenté dans toutes les catégories sociales, ou cette augmentation n’a-t-elle touché que certaines catégories ? La France et les États-Unis semblent ici s’opposer. Aux États-Unis, l’impression générale est celle d’un nivellement. L’obésité a le plus crû dans les milieux les plus protégés naguère : chez les femmes les plus riches (augmentation de + 270 % des obèses chez les femmes du cinquième quintile de revenu), les plus diplômées, chez les hommes et femmes blancs. En France, au global, les différences sociales se creusent. 99
médecine et nutrition Tableau I. Facteurs liés toutes choses égales par ailleurs au risque d’obésité : régression logistique, 2000. États-Unis
Âge 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70-79 80 et + Revenu 1er quartile 2e quartile 3e quartile 4e quartile Niveau d’éducation Moins que high school High school Plus que high school Groupe ethnique Blanc non hispanique Noir non hispanique Mexicain-Américain Autres et mélangés Autres hispaniques Constante
Hommes Coefficient *** – 0,131 – 0,046 0,160 0,503 0,582 0,101 – 1,169 n.s. – 0,014 0,144 – 0,120 – 0,010 *** 0,037 0,184** – 0,221*** * – 0,009 0,028 0,151 0,326 – 0,495*** – 1,034
Femmes Coefficient *** – 0,443*** 0,041 0,246*** 0,541*** 0,434*** – 0,181 – 0,639*** *** 0,421*** 0,221*** – 0,203** – 0,439*** n.s. – 0,081 0,087 – 0,005 *** – 0,165 0,552*** 0,166 – 0,425* – 0,128 – 0,704
France
Âge 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70-79 80 et + Revenu 1er quartile 2e quartile 3e quartile 4e quartile Niveau d’éducation Sans diplôme CEP BEPC ou technique court Bac ou technique long ≤ licence > licence Zone d’habitation Région parisienne Bassin parisien Nord Est Ouest Sud-ouest Centre-est Méditerranée Constante
Hommes Coefficient *** – 0,921*** – 0,140 0,187 0,267 0,275 0,709*** – 0,376 n.s. 0,083 0,129 – 0,100 – 0,112 * 0,524*** 0,323 0,199 0,017 0,000 – 1,062*** n.s. – 0,147 0,272 – 0,043 0,527 – 0,070 – 0,276 – 0,059 – 0,204 – 2,444
Femmes Coefficient *** – 0,954*** – 0,385* 0,185 0,648*** 0,353* 0,255 – 0,102 * 0,132 0,296** 0,020 – 0,448*** *** 0,803*** 0,184 0,073 – 0,003 – 0,248 – 0,809* * 0,336* 0,192* 0,466 0,147 – 0,265 – 0,185 – 0,205 – 0,486* – 2,610
Récapitulatif des significativités : * = lien significatif au seuil de 5 % ; ** = au seuil de 1 % ; *** = au seuil de 0,5 %.Revenu : échelle de niveau de vie construite à partir du montant des ressources du ménage rapporté au nombre d’individus dans le ménage.
L’obésité masculine a le plus augmenté dans les milieux sociaux les moins favorisés – chez les ouvriers, chez les moins riches et les moins diplômés. Chez les femmes, l’augmentation est plus homogène, les femmes de tous les milieux comptant plus d’obèses : les professions intermédiaires, qui avaient des taux très bas, sont ceux où l’obésité a le plus augmenté en relatif (+ 220 %), mais en absolu les ouvrières et les moins diplômées constituent les catégories où le taux d’obésité a le plus crû (respectivement + 7 et + 6 points). Enfin, dans les deux pays, on n’observe pas vraiment d’affaiblissement du rôle des facteurs sociaux, en particulier chez les femmes, la hiérarchie étant toujours déterminante. Ces liens observés entre obésité et statut social se retrouvent de façon plus générale pour la corpulence qui, en France comme aux États-Unis, suit de façon régulière la hiérarchie sociale. En France, les femmes cadres par exemple, dont l’IMC moyen est de 23, courent peu de risques d’être obèses (4 %), alors que les ouvrières, dont l’IMC moyen est de 25, comptent près de 16 % d’obèses. Ici, une faible croissance de la cor100
pulence moyenne du groupe se solde par une forte croissance du taux d’obésité. Comme pour l’obésité, les différences sociales de corpulence sont plus marquées pour les femmes que pour les hommes. Ainsi, si l’on compare cadres et ouvriers du point de vue de la répartition des fractiles de corpulence, les hommes cadres et ouvriers ont une corpulence presque identique, à l’exception des 10 à 15 % des ouvriers les plus corpulents, qui décrochent nettement vers le haut (fig. 6). Chez les femmes en revanche, les écarts sont beaucoup plus marqués entre les deux catégories : d’une part, la médiane ouvrière est très supérieure, et d’autre part les femmes cadres sont plus homogènes entre elles que ne le sont les ouvrières, qui atteignent rapidement une corpulence très supérieure (fig. 7). De multiples facteurs peuvent rendre compte de cette inégale répartition de l’obésité et de la corpulence. Pour le sociologue, l’un d’entre eux relève des représentations du corps dans les différentes catégories sociales : les différents groupes sociaux sont-ils marqués par de fortes différences dans le souci qu’ils portent à leur corps ? Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
médecine et nutrition
% population
% population
IMC
IMC
Cadres
Ouvriers
Femmes cadres
Figure 6.
Figure 7.
Fonction de répartition de la corpulence des cadres et des ouvriers en France, 2001. Lecture : 50 % des cadres et des ouvriers se trouvent sous un IMC de 24,5. Mais 95 % des cadres se trouvent sous un IMC de 29, alors que 95 % des ouvriers se trouvent sous un IMC de 33.
Fonction de répartition de la corpulence des femmes cadres et des ouvrières en France, 2001.
Idéal
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Attention au corps et souci de minceur
Ouvrières
Agriculteurs 25,5 Chefs d’entreprise
Dans le domaine du rapport au corps, la minceur semble être aujourd’hui le principal souci, la norme dominante définissant l’excellence corporelle, en particulier après les années 1960 [[9-15] parmi bien d’autres]. Mais ce souci de minceur est-il vraiment partagé par tous les groupes sociaux ? En France comme aux États-Unis, il est tout d’abord plus féminin que masculin. Or en France, les femmes ne sont ni plus ni moins obèses que les hommes, et elles sont moins souvent en surpoids. Elles souhaiteraient pourtant perdre en moyenne 4 kilos, quand les hommes se satisferaient d’une perte de 2,4 kilos : la pression sociale à l’égard de la minceur, et plus largement de l’apparence physique, est plus forte sur les femmes que sur les hommes [16, 17]. Ensuite, il est paradoxal de constater qu’en France comme aux États-Unis, la volonté de maigrir semble uniforme dans tous les milieux sociaux. En effet, une fois contrôlé l’effet de l’âge, du niveau d’éducation, du niveau de vie, de l’état matrimonial et de la zone d’habitation, la volonté de maigrir ne diffère pas vraiment selon les milieux sociaux. Mais – on l’a vu – la corpulence est très différente d’un groupe d’âge à l’autre et d’un groupe social à l’autre. Après contrôle par la corpulence, il apparaît que les catégories les plus aisées sont beaucoup plus attentives à la prise de poids que les catégories populaires. Par exemple, à IMC égal en France, les femmes cadres, ainsi que les plus riches et les plus diplômées, sont bien plus nombreuses à vouloir maigrir que les ouvrières. L’intérêt porté à la minceur croît avec la hiérarchie sociale. Pour la France, la comparaison entre corpulence réelle et corpulence idéale des individus – autrement dit entre ce qu’ils déclarent peser et ce qu’ils souhaiteraient peser, compte tenu de leur taille 1 – permet d’affiner les résultats. Chez les hommes, les agriculteurs sont ceux qui ont la cor1 L’enquête permanente sur les conditions de vie des ménages de l’INSEE de 2001 posait en effet aux enquêtés la question : « Quel poids souhaiteriez-vous peser ? ».
Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
25 Ouvriers Agricultrices Employés Professions Cadres intermédiaires
24,5 24
Ouvrières
23,5
y = 1,0118x - 1,1 R2 = 0,9445
Autres inactives Chefs d’entreprise F Employées
23 22,5 22
Cadres F Professions Intermédiaires F
21,5
y = 0,9579x - 0,3537 R2 = 0,9034
21 22
23
24
25
26
Réel 27
Figure 8. Corpulence réelle et corpulence idéale en France (2001) en fonction de la catégorie socio-professionnelle. Lecture : la figure oppose en abscisse la corpulence réelle, et en ordonnée la corpulence idéale. Plus le point s’éloigne de la diagonale, plus l’écart entre réalité et idéal est important.
pulence réelle et idéale la plus élevée (fig. 8), et ils sont peu nombreux à vouloir maigrir. Dès lors, soit ils sont satisfaits de leur corpulence élevée valorisant, dans les représentations, un modèle de l’homme – et de la femme – forts, soit ils font de nécessité vertu et ils se contentent de ce qu’ils ont. À l’inverse, les cadres ont la corpulence réelle la plus basse, mais également l’idéal le plus bas. On constate plus de diversité entre les différentes catégories sociales chez les femmes, à la fois dans la réalité et dans l’idéal. Les femmes cadres et professions intermédiaires ont les corpulences réelle et idéale les plus basses. Moins touchées par l’obésité, dotée d’une corpulence inférieure à celle des catégories populaires, 101
médecine et nutrition ces femmes ont également une vision plus contraignante de la corpulence à atteindre. Elles sont le plus attentives à leur poids (ainsi, 43 % des femmes des professions intermédiaires déclarent se peser au moins une fois par semaine, contre 30 % des inactives) et elles pratiquent plus régulièrement une activité sportive (42 % des femmes cadres disent faire du sport au moins une fois par semaine, contre 18 % des ouvrières et 7 % des inactives). On peut lire dans cet exercice d’un contrôle sur le poids plus sévère l’expression d’une forte pression sociale en matière corporelle, d’autant plus intense que la prise de poids s’effectue dans un groupe où la corpulence moyenne est basse. Dans ce cadre, le corps participe-t-il d’un processus de distinction, les techniques d’entretien du corps – modes d’alimentation, exercice corporel etc. – se diffusant du haut vers le bas de la hiérarchie sociale ? Le souci de la minceur apporterait des profits symboliques, parce qu’il est à la fois une forme d’imitation des catégories supérieures, les moins corpulentes, et un moyen de se différencier des catégories plus populaires, plus corpulentes. Dans ce cadre, la proximité entre femmes cadres et professions intermédiaires est une illustration de la « bonne volonté » en matière corporelle, des classes moyennes, bien souvent les plus respectueuses des normes. Les investissements faits en matière de présentation de soi entraîneraient également des profits matériels car dans la vie professionnelle, le corps et l’apparence des femmes sont plus souvent mis en jeu que pour les hommes [18]. En outre, le lieu professionnel, lieu de socialisation, est un lieu privilégié d’exercice de la pression sociale. À l’inverse, les femmes sans activité professionnelle – du fait notamment d’un certain repli sur la vie domestique [19, 20] – et les ouvrières ont une corpulence réelle élevée, et un idéal certes inférieur à la réalité, mais supérieur à celui des catégories aisées. En outre, elles témoignent d’un moindre souci de minceur, dont l’interprétation est plurielle. Dans le cadre de difficultés économiques importantes, la minceur n’est évidemment pas la principale préoccupation. Dans certains cas, une valeur plus grande accordée au présent – la vie « au jour le jour » –, peut mener au refus de s’imposer des contraintes et des privations en matière corporelle pour un futur incertain [20, 21]. Plus largement, l’attention au corps et au poids augmente avec la proximité aux classes moyennes et au monde du travail [22] : l’alimentation est alors à mettre en relation avec l’intensité des liens sociaux. Ce qui expliquerait que les employées – aux conditions de vie pourtant proches – se distinguent nettement des ouvrières et inactives, ce qui provient sans doute de leur proximité avec les femmes cadres ou professions intermédiaires qu’elles sont amenées à côtoyer dans leur vie professionnelle, ainsi que d’une plus forte exogamie. Ce moindre souci de conformité à la minceur peut également relever d’une vision du corps singulière dans les catégories populaires. « Outil de labeur » [20], le corps est à protéger par l’ingestion de « nourritures riches » [23]. Dans ce cadre, la consommation alimentaire est bien, comme le montrait Halbwachs, une forme de participation à la vie sociale [24] : O. Schwartz soulignait ainsi la jubilation qui a accompagné, pour les membres des catégories populaires, l’accès à la consommation de masse [20]. « Matrice de fécondité » [20], le corps des 102
femmes porte également les marques de la maternité, valorisées. Ce souci moins marqué de la minceur relève enfin sans doute d’une pression sociale contre la prise de poids moins forte à s’exercer dans un groupe où la corpulence moyenne est élevée. Mais si les femmes des catégories populaires sont plus corpulentes que les autres, elles ne sont pas pour autant coupées des normes dominantes, diffusées dans la presse féminine ou à la télévision. Pour preuve, c’est chez les ouvrières et inactives qu’on trouve le plus fort écart entre corpulence réelle et idéale. Mais de quelle norme s’agit-il véritablement ? Les différences entre catégories sont faibles : les cadres voudraient avoir une corpulence moins importante de 1,1 point d’IMC, les ouvrières de 1,7 point, ce qui ne constitue pas une différence très importante, l’écart au départ étant de 2,4 points d’IMC entre les deux catégories. Si toutes les femmes souhaitent perdre du poids, toutes ne partagent pas le même idéal : ainsi, les ouvrières ont comme idéal le réel des cadres, lesquelles se voudraient plus minces encore.
Conclusion L’obésité n’est pas comparable en France et aux États-Unis, de par son ampleur, son évolution, sa répartition par âge et par sexe. Sur la période 1970-2000, la comparaison internationale montre que l’obésité outre-atlantique a progressé régulièrement, rapidement et à partir d’un point de départ très élevé, alors que la situation française met en évidence une stabilité de 1970 à 1990, et une certaine détérioration dans la décennie 1990. La recherche fait également apparaître le rôle du statut social, en particulier sous sa dimension hiérarchique, en France comme aux États-Unis, notamment pour l’obésité féminine. Il convient donc de ne pas négliger l’importance du phénomène dans les catégories populaires, les plus touchées par l’obésité, celles où le taux d’obésité a le plus augmenté depuis 30 ans. Enfin, les catégories populaires sont celles où la corpulence moyenne est la plus élevée et où l’attention au poids est la moins forte : le souci de minceur y est moins prononcé, ce qui pourrait avoir pour conséquence que les individus y seraient freinés moins tôt dans leur trajectoire d’obèses. Plutôt qu’un ciblage exclusif sur les populations les plus précaires (qui ne sont pas les seules concernées par l’obésité), plutôt qu’un discours alarmiste tous azimuts (bien souvent culpabilisant et dont un des effets peut être l’accroissement des inégalités, car n’y sont sensibles que les membres des catégories aisées), ne conviendrait-il pas de mener une politique préventive de santé publique portant sur l’ensemble de ces catégories modestes [25], qui tienne compte des préoccupations, des pratiques et des représentations des groupes touchés par l’obésité ? Remerciements Une grande partie de ces résultats est issue d’une étude demandée et financée par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale. Je tiens à remercier le Lasmas/Centre Quételet pour l’accès aux enquêtes de l’INSEE. Ma gratitude va également à Séverine Gojard et Louis Chauvel pour leur aide, leurs suggestions avisées et leur relecture attentive. Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
médecine et nutrition Résumé L’obésité n’est pas comparable en France et aux ÉtatsUnis, de par son ampleur, son évolution, sa répartition par âge et par sexe. Entre 1970 et 2000, l’obésité a progressé très rapidement aux États-Unis, alors qu’on observe une stabilité en France jusqu’au milieu des années 1990, puis une détérioration à partir de cette date. Pour autant, depuis 30 ans, les relations entre l’obésité – et plus largement la corpulence – et hiérarchie sociale sont marquées de part et d’autre de l’Atlantique, notamment chez les femmes : les membres des catégories populaires, les moins riches, les moins diplômés sont les plus touchés. Á corpulence égale, tout en n’étant pas coupés des normes dominantes de la minceur, les individus les plus touchés par l’obésité sont beaucoup moins attentifs à la prise de poids ; ils appartiennent aux groupes où la corpulence moyenne est la plus élevée et où l’attention au contrôle du poids est la moins forte. Une politique préventive de santé publique ne devrait-elle pas dès lors porter sur l’ensemble de ces catégories modestes ? Mots-clés : Obésité – Corpulence – Inégalités sociales – Femmes – Rapport au corps.
Abstract Obesity is not comparable in France and in the United States, from its width, its evolution, its age and gender distribution. Between 1970 and 2000, obesity progressed very quickly in the United States, whereas we can observe a stability in France until the middle of the 1990’s, then a deterioration. For as much, for 30 years, the relations between obesity among women – and more largely corpulence – and social hierarchy have been marked in the two countries: obesity concerns more the people – especially the women – of the workingclass categories, the least rich and the least graduate people. With equal corpulence, people of the workingclass categories, even if they share some of the standards of thinness, are much less concerned about excesses of weight: the women most touched by obesity belong to the groups where the average corpulence is highest and where the attention to weight is the least strong. A preventive policy of public health concerning the members of theses working-class categories could be a good objective. Key-words: Obesity – Corpulence – Social inequalities – Women – Body care.
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Cah. Nutr. Diét., 41, 2, 2006
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