Annales Me´dico-Psychologiques 171 (2013) 733–736
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Histoire de la psychiatrie
1913–2013 : Karl Jaspers, cent ans de Psychopathologie ge´ne´rale 1913–2013: Karl Jaspers, hundred years of General psychopathology Michel de Boucaud 65, rue de Soissons, 33000 Bordeaux, France
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Mots cle´s : Compre´hension Existence Expe´rience de´lirante Phe´nome´nologie Processus
Il est important de relever le centenaire de la fondation de la psychopathologie avec l’œuvre ce´le`bre de Karl Jaspers en abordant en premier lieu la place de l’ouvrage dans la pense´e du Maıˆtre de Heidelberg. Car il s’agit de sa premie`re publication qui sera suivie de ses œuvres philosophiques. Il aborde la` les grandes questions de la psychiatrie du point de vue clinique et processuel. Il introduit la me´thode de compre´hension ge´ne´tique en insistant sur la distinction entre le de´veloppement et le processus et il souhaite donner une vue d’ensemble de tout le domaine de la psychiatrie. La re´ception de Jaspers en France fut l’œuvre de psychiatres, notamment de Daniel Lagache, puis de philosophes avec Gabriel Marcel, J. Wahl, L. Brunschwicg. L’inte´reˆt actuel de l’œuvre de K. Jaspers est de bien distinguer les relations de compre´hension et de causalite´ en psychiatrie et psychopathologie et d’insister sur la signification des troubles et sur le sens de l’existence. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. A B S T R A C T
Keywords: Delusional experience Existence Phenomenology Process Understanding
It is important to note the centenary of the founding of psychopathology with the famous work of Karl Jaspers addressing in the first place instead of the book in the mind of the Master of Heidelberg. Because it is the first publication to be followed by his philosophical works. It then discusses the major issues of Psychiatry clinical and procedural point of view. It introduces the method of genetic understanding by emphasizing the distinction between development and the process and he wants to give an overview of the entire field of psychiatry. Receiving Jaspers France was the work of Psychiatrists including Daniel Lagache and philosophers Gabriel Marcel, J. Wahl, L. Brunschwicg. The current focus of the work of K. Jaspers is to distinguish the relationships and understanding of causality in psychiatry and psychopathology to emphasize the significance of the problems and the meaning of existence. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction Parmi les nombreux centenaires ce´le´bre´s cette anne´e, et notamment ceux de la naissance des grands Giuseppe Verdi et Richard Wagner (1813), il en est un qui concerne notre discipline et qu’il s’agit de toujours faire vivre. Voila` donc 100 ans exactement que paraissait la Psychopathologie ge´ne´rale du Maıˆtre de Heidelberg. La naissance de cette discipline est, pour toutes les e´coles, rapporte´e a` cet ouvrage et a` cette date. Cette œuvre conside´rable fait partie des productions qui marquent les sie`cles et repre´sentent une e´tape essentielle dans le de´veloppement de la psychopathologie. Elle lui donne en
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effet toute son ampleur dans ses relations avec la psychiatrie. Pierre Janet avait largement introduit la notion, et Freud avait traite´ certains de ses aspects de`s 1901. Le terme est d’abord utilise´ en allemand de`s 1878 par Johannes H. Emminghaus, pre´de´cesseur de Kraepelin a` Dorpat (Russie), qui e´tudie les enfants de´ficients. Mais avec Jaspers naissent les structures des relations entre la psychologie, la phe´nome´nologie et la psychiatrie. Il est inte´ressant de pre´ciser les principales dimensions de cette œuvre :
la place de l’ouvrage dans la pense´e de Karl Jaspers ; les principaux domaines de la Psychopathologie ge´ne´rale ; la re´ception de Karl Jaspers en France ; la situation actuelle de l’œuvre dans le contexte contemporain.
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2. La place de l’ouvrage dans la pense´e de Karl Jaspers Il est ge´ne´ralement conside´re´ comme une œuvre de jeunesse, publie´e a` 30 ans. Ne´ a` Oldenbourg, Jaspers commence des e´tudes de droit avant d’opter pour la me´decine. Il devient assistant a` la Clinique psychiatrique de Heidelberg, puis enseigne la Psychologie a` la faculte´ des lettres et devient dans cette meˆme faculte´ professeur de philosophie en 1921. Il ve´cut des faits qui marque`rent a` la fois sa vie et sa pense´e. Il souffrait de`s l’enfance d’une grave maladie dont on lui signifia a` 18 ans qu’elle devait entraıˆner sa mort a` la trentaine. Marie´ tre`s jeune, a` 24 ans, avec une jeune fille juive, il ve´cut les anne´es du national-socialisme dans l’horreur et sous la menace de la de´portation et de la mort. Prive´ de sa chaire en 1937, il vint enseigner apre`s la guerre a` l’universite´ de Baˆle ou` il mourut a` 86 ans. La Psychopathologie Ge´ne´rale est son premier grand ouvrage. Il sera suivi de La Psychologie des conceptions du monde. Et, par la suite, il s’orienta tre`s nettement vers la philosophie, avec La Situation spirituelle de notre temps (1931) et sa grande œuvre de philosophie en trois tomes : L’Orientation philosophique dans le monde, « L’E´clairement de l’existence, et La Me´taphysique. Ce sera par la suite d’autres œuvres, elles aussi majeures : Le Proble`me de la culpabilite´ (l’Allemagne dans l’histoire), et Logique philosophique, ou` sont aborde´s les proble`mes des me´thodes de pense´e, et de la ve´rite´. La pense´e de Jaspers est une philosophie de l’existence qui s’enracine dans l’expe´rience de la singularite´. Elle s’efforce de traduire l’e´preuve fondamentale de l’eˆtre se manifestant a` travers l’angoisse et les situations limites. Le sujet expe´rimente a` la fois les exigences du sens de la vie et les significations de la liberte´. 3. Les principaux domaines de La Psychopathologie ge´ne´rale L’ouvrage aborde les grandes questions cliniques de la Psychiatrie de fac¸on tre`s spe´cifique pour son e´poque. Il fut re´e´dite´ de fac¸on continue tout au long du XXe sie`cle, ou` il devait constamment re´pondre aux nombreuses proble´matiques de la Psychiatrie qui se pose`rent pendant toute cette pe´riode. Avec Jaspers naissent a` la fois la phe´nome´nologie psychiatrique et la psychopathologie phe´nome´nologique. Ces deux champs doivent eˆtre distingue´s, car ils correspondent a` deux domaines de la de´marche de ces disciplines cliniques ou` sont individualise´es l’explicitation et la compre´hension. Dans l’explicitation, il s’agira de de´ployer comple`tement les contenus se´miologiques et syndromiques, de chercher a` formuler les contenus de tous les e´le´ments d’une entite´ psychiatrique pre´cise. La compre´hension constitue l’essentiel du projet psychopathologique jaspe´rien. Et la phe´nome´nologie devait trouver tout naturellement sa place aux sources de ce projet. Nous pouvons rappeler tre`s rapidement que la phe´nome´nologie est un courant de pense´e de´signant une conception, une me´thode et un mouvement tre`s spe´cifique dont F. Brentano est conside´re´ comme le fondateur et E. Husserl le principal maıˆtre d’œuvre. Il est inte´ressant de citer le tre`s court avant-propos de la premie`re e´dition allemande du premier traite´ de La Psychopathologie Ge´ne´rale. Avant-propos de la premie`re e´dition allemande : « Ce livre a pour objet de donner une vue d’ensemble de tout le domaine de la psychopathologie ge´ne´rale, des faits et des me´thodes de cette science ; de plus, il veut donner a` celui qui s’y inte´resse une introduction bibliographique. « Au lieu de pre´senter des re´sultats qui ont une pre´tention dogmatique, il essaye de familiariser le lecteur avec les proble`mes, les questions qui se posent et les me´thodes ; au lieu de donner un syste`me the´orique particulier, il voudrait apporter une classification fonde´e sur la re´flexion me´thodologique.
« En psychopathologie, il y a une se´rie de conceptions diffe´rentes, une se´rie de voies paralle`les qui ont chacune leur valeur et qui se comple`tent, sans se nuire l’une a` l’autre. Je me suis efforce´ de se´parer ces diffe´rentes voies, d’e´tablir entre elles des distinctions nettes et de montrer la varie´te´ de notre science. J’ai essaye´ de pre´senter toutes les tendances qui ont un fondement empirique, tous les centres d’inte´reˆt psychopathologique ; ainsi le lecteur aura – dans la mesure du possible – une ve´ritable vue d’ensemble sur la psychopathologie tout entie`re ; je ne lui impose pas une opinion personnelle, celle d’une e´cole, une mode. En beaucoup d’endroits je n’ai pu e´viter d’e´nume´rer et d’enregistrer simplement des faits constate´s, non encore coordonne´s, et des essais isole´s et provisoires. Mais il est dangereux de n’apprendre que le sujet dont s’occupe la psychopathologie : il ne s’agit pas d’apprendre de la psychopathologie, il importe au contraire de s’entraıˆner a` observer en psychopathologue, a` poser des questions en psychopathologue, a` analyser et a` re´fle´chir en psychopathologue. Je voudrais aider l’e´tudiant a` s’approprier des connaissances ordonne´es auxquelles il pourrait, a` l’occasion, rattacher des observations nouvelles, et qui le mettraient en e´tat de bien classer ses acquisitions. » Karl Jaspers, Heidelberg, avril 1913. Ainsi, la Psychiatrie et la Psychopathologie vont be´ne´ficier de la Phe´nome´nologie en tant que conception, me´thode et mouvement. Et l’œuvre de Jaspers va eˆtre l’un des premiers e´difices de cet univers. Elle comporte deux de´marches successives, d’abord descriptive, et dans un deuxie`me temps, compre´hensive. 3.1. D’un point de vue ge´ne´ral D’un point de vue ge´ne´ral, Jaspers propose trois orientations. Il s’enracine dans une expe´rience de la singularite´ et s’inte´resse a` l’e´preuve de l’eˆtre a` travers l’e´chec, le mal, la souffrance, la frustration. L’exigence du sens est primordiale dans ce qu’il appelle « les situations limites », situations limites de l’inte´gralite´ de la personnalite´ ou` le sujet va basculer dans la de´compensation et la de´sorganisation psychique. Au milieu de l’approche clinique des troubles psychiques, il est attentif a` la solitude et a` l’angoisse. Les questions concernant l’histoire du sujet et l’autre ont une grande importance. Elles posent les proble`mes de la communicabilite´ du sens, de l’acce`s au sens par l’expe´rience de l’autre. Il individualise la notion d’expe´rience de´lirante primaire, s’attache aux proble´matiques des ne´vroses et de la psychothe´rapie. 3.2. Du point de vue de la se´miotique clinique Du point de vue de la se´miotique clinique, Jaspers pre´sente un conside´rable travail de mise en forme de la pathologie psychique. Les phe´nome`nes subjectifs de la vie psychique morbide, conscience des objets, conscience du moi, sentiments et e´tats affectifs, etc. Les manifestations exte´rieures de la vie mentale, (psychopathologie objective), les troubles de la perception de la me´moire, du langage, etc., et les phe´nome`nes mate´riels accompagnant les processus mentaux. La psychologie de l’expression : l’expression dans le langage, l’e´criture, les productions psychopathologiques. Les relations du psychique, la compre´hension dans la psychologie du normal et du pathologique. Les attitudes du patient par rapport a` sa maladie.
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Les relations de la vie psychique : proble´matique de la psychopathologie explicative et de la causalite´. L’endoge`ne et l’exoge`ne. L’ensemble de la vie psychique. L’analyse de l’intelligence et de la personnalite´. La synthe`se des maladies, les diffe´rents syndromes et leur signification. Les relations sociologiques de la vie psychique anormale. Les rapports entre les e´tats sociaux, les cultures, et les faits psychiques pathologiques. 3.3. D’un point de vue psychopathologique spe´cifique D’un point de vue psychopathologique spe´cifique, l’œuvre de Jaspers introduit a` diverses notions essentielles qui seront reprises, de´veloppe´es ou modifie´es par beaucoup d’auteurs modernes. Le projet de Jaspers est de prendre l’homme comme totalite´, audela` des donne´es de la connaissance scientifique. C’est un projet ou` la folie, comme le mythe, « brise les liens de la psychologie et du psychologisme pour prendre sa place dans le domaine universel de ce proble`me. Il s’agit d’apporter a` la psychologie, avec ses fondements, une place et une structure pre´cise » (Tatossian). Jaspers individualise la me´thode de compre´hension ge´ne´tique de la succession des ve´cus. Il s’agit de « comprendre comment le psychique naıˆt avec l’e´vidence du psychique ». . . quand l’homme attaque´ se met en cole`re, quand l’amant trompe´ devient jaloux. . . Mais il s’agit aussi de prendre en compte des e´tats psychologiques ou` domine l’incompre´hensible. Et Jaspers reprochera a` Freud de proposer des relations de pseudo-compre´hension, en utilisant des chaıˆnons extra-conscients et en pre´sentant des relations de compre´hension comme relations causales. Jaspers va proposer une distinction fondamentale pour l’e´volution de la psychopathologie. Il caracte´rise la notion de de´veloppement de la personnalite´ et celle de processus psychopathologique. Ces notions seront l’objet de grandes discussions dans le sens ou` Jaspers les entend en permettant d’aborder les grandes questions : De´veloppement ou processus ? Dans quelle mesure de´veloppement, dans quelle mesure processus ? Nous retrouvons ces interrogations a` propos des e´tudes cliniques, mais l’essentiel n’e´tait-il pas d’aborder les proble`mes de compre´hension et d’incompre´hensible ? Il e´tablit une diffe´rence conside´rable entre conscience des objets et conscience de re´alite´. Mais surtout, il oppose la conscience du moi a` la conscience des objets. Les ce´le`bres expe´riences de´lirantes primaires se rapportent a` la conscience des objets. La structure constitue´e du sentiment d’inte´riorite´ et d’activite´, de la conscience de l’identite´ et de l’unite´, est de l’ordre de la conscience du moi. Personnalisation et de´personnalisation se situent a` ce niveau. Ainsi l’œuvre de Jaspers « a pour objet de donner une vue d’ensemble de tout le domaine de la psychopathologie ge´ne´rale, des faits et des me´thodes de cette science . . . au lieu de pre´senter des re´sultats qui ont une pre´tention dogmatique », il essaie de familiariser le lecteur avec les proble`mes, les questions qui se posent et les me´thodes « au lieu de donner un syste`me the´orique particulier », il voudrait apporter « une classification fonde´e sur la re´flexion me´thodologique ». Ces phrases de l’avant-propos de Jaspers lui-meˆme dans la premie`re e´dition de 1913 situent fort bien le projet fondamental de l’auteur. Les routes sont ouvertes pour que les œuvres des grands psychopathologues du sie`cle se de´veloppent, E. Minkowsi, L. Binswanger, H. Ey, W. Blankenburg. 4. La re´ception de Karl Jaspers en France Ce the`me doit beaucoup aux e´tudes de Jean-Claude Gens, G. Charbonneau, H. Ey et Paul Ricœur. La de´couverte de Jaspers en
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France commence en 1928, par la troisie`me e´dition de La Psychopathologie Ge´ne´rale, traduite par A. Kastler et J. Mendousse qui remercient dans leur avant-propos « MM. Sartre et Nizan e´le`ves a` l’E´cole Normale Supe´rieure, d’avoir bien voulu mettre au point le manuscrit et participer a` la correction des e´preuves ». A` cette e´poque, deux psychiatres font la de´couverte simultane´ment de la phe´nome´nologie allemande et du traite´ de Psychopathologie de Jaspers : Daniel Lagache et Jacques Lacan. Daniel Lagache, dont l’inte´reˆt pour la criminologie et la psychopathologie fut tre`s pre´coce, devait cre´er a` Strasbourg en 1937 les premiers certificats de psychopathologie et de psychologie sociale, et en 1951, un laboratoire de psychologie sociale a` la Sorbonne. Dans sa the`se de me´decine sur les « Hallucinations verbales de la parole » (1934) et dans sa the`se de lettres sur la « Jalousie amoureuse » (1947), il fait e´tat de re´fe´rences a` Jaspers que H. Ey commentera plus tard. Lagache s’attachera, comme on le sait, a` diffuser la pense´e de Freud a` l’Universite´. Mais on rele`vera deux articles : « Jaspers et l’intelligibilite´ du psychique » (1941) et « La compre´hension et la causalite´ dans la psychologie des profondeurs », ou` il vise « a` jeter un pont entre le savoir psychanalytique et la distinction jaspe´rienne des sphe`res du compre´hensible et du causal » (J.-C. Gens). Jacques Lacan devait aussi a` cette e´poque prendre en compte les travaux de K. Jaspers, et un auteur, Franc¸ois Leguel, n’he´site pas a` e´crire que « ses premie`res re´flexions cliniques et the´oriques doivent tout, ou presque, a` la lecture de Karl Jaspers ». Dans sa the`se de 1932, « De la psychose paranoı¨aque dans ses rapports avec la personnalite´ », il prend en compte l’histoire concre`te du sujet et la notion jaspe´rienne de processus morbide. Mais cet inte´reˆt sera recouvert par ses relations bien connues avec la pense´e freudienne. Dans le milieu philosophique, Jaspers fut introduit en France dans les anne´es 1930. Dans « Les recherches philosophiques », Gabriel Marcel – qui fera plus tard connaıˆtre aux Franc¸ais Viktor Frankl – publie un travail sur Situation fondamentale et situation limite chez Karl Jaspers. Apre`s ses E´tudes kierkegaardiennes, Jean Wahl attire l’attention sur Jaspers dans un article intitule´ « Le proble`me du choix ; l’existence et la transcendance ». Le second volume de Philosophie du Maıˆtre de Heidelberg impressionne beaucoup Gabriel Marcel. Mais c’est surtout a` travers une contribution collective importante que Jaspers fit son entre´e en France dans le milieu philosophique. La Revue Philosophique de la France et de l’E´tranger et son directeur Levy-Bruhl proposent a` Jaspers de contribuer a` un nume´ro consacre´ a` Descartes. Cet article qui commenc¸a par ce´le´brer « la rigueur de la pense´e et l’authenticite´ du geste carte´sien » de´veloppait une critique tre`s serre´e de la pense´e de notre ge´nie franc¸ais. Et par la suite beaucoup de nos grands philosophes de cette pe´riode prirent en compte ses travaux et sa pense´e (Jean Wahl, Louis Lavelle, G. Marcel, Le´on Brunschwig, Pierre Klossowski, Raymond Aron, etc.). 5. L’œuvre de K. Jaspers dans le contexte contemporain A` la suite de Dilthey, Jaspers individualisa la compre´hension ge´ne´tique de la succession des ve´cus, en la distinguant nettement de l’explication causale inductive. Cette distinction perdure de fac¸on tre`s actuelle dans la re´flexion de la psychiatrie. La conception de la psychiatrie et de la psychopathologie de K. Jaspers est en effet tre`s pre´sente dans les grands courants contemporains qui se sont constitue´s depuis la deuxie`me moitie´ du XXe sie`cle. Dans les travaux anglo-saxons, franc¸ais et germaniques, dans les courants d’Ame´rique du Nord et du Sud, du Japon et d’Asie, dans les diffe´rentes conceptions psychiatriques de l’Europe, sa pense´e est conside´re´e dans la re´flexion psychiatrique et psychopathologique. Elle ouvre sur des orientations et des interrogations profondes. Il serait bien entendu trop long de
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de´velopper les grands axes de ses travaux psychiatriques et psychopathologiques et leurs relations avec les courants e´mergeant actuellement. Le double sens de l’œuvre de Jaspers est souvent souligne´. Mais dans l’innovation qu’elle repre´senta au milieu des courants incertains et confus de son e´poque, elle de´passe elle-meˆme ses propres ambiguı¨te´s. Cette œuvre pose la distinction fondamentale : les relations du psychisme : les relations de compre´hension : (psychopathologie compre´hensive) ; les relations de la vie psychique : relations causales (psychopathologie explicative). Mais la clinique et la psychopathologie nous confrontent constamment a` la proble´matique de la compre´hension et a` l’incompre´hensible de la vie psychique et de ses troubles multiples. Le processus psychopathologique se situe a` ce niveau et cette notion difficile a e´te´ tre`s longtemps bien e´claire´e par les travaux des grands cliniciens franc¸ais de la deuxie`me moitie´ du XXe sie`cle, et notamment par Henri Ey et Georges Lanteri-Laura. Devant les interrogations e´nigmatiques de la psychiatrie, Jaspers va proposer d’appeler « processus psychopathologique » ce qui a raison de cet e´chec de la compre´hension humaine, du de´lire notamment. Il estime que cet e´chec de la compre´hension ne peut s’expliquer que par « la mise en jeu d’un facteur he´te´roge`ne a` la compre´hension elle-meˆme ». Il y a une he´te´roge´ne´ite´ entre « prise en compte des le´sions ce´re´brales et vie des sentiments [et] cette he´te´roge´ne´ite´ a valeur de connaissance ». Les de´lires correspondent a` quelque chose de radicalement autre que le sens compre´hensible, et le processus est pre´cise´ment cette autre chose. A` la suite de Dilthey, Jaspers fait intervenir la compre´hension comme « repre´sentation intuitive des rapports de motivation entre les actes humains » du fait que les conduites humaines ont pour nous une certaine intelligibilite´ qu’il appelle spe´cifiquement la compre´hension. K. Jaspers appelle processus psychique ce qui doit rendre compte rationnellement de cette incompre´hensibilite´. Dans une perspective dialectique, « le processus psychique, c’est ce qui tout en appartenant a` cette vie psychique doit rendre compte rationnellement du non-sens spe´cifique du de´lire », en
reconnaissant que le sens qu’il peut avoir n’est pas accessible a` la compre´hension commune. Il s’agit donc de chercher « quelque chose qui soit digne de ce qu’il y a de fondamental dans les troubles psychiatriques » (Lanteri-Laura). La conception de Jaspers apporte une notion fondatrice, mais en meˆme temps re´active les questionnements. Georges Lanteri-Laura continue la re´flexion dans deux orientations : la place du dynamisme inconscient, plein de sens et en non-sens par rapport a` la compre´hension banale de la vie quotidienne, et le rapport entre expression de´lirante et les e´ventuelles le´sions organiques. En fait, au milieu des questionnements, deux the`mes sont intrinse`ques a` cette notion. La signification des troubles mentaux est essentielle a` prendre en compte, et il existe une antinomie qui oppose signification prise au sens de compre´hension banale et au sens d’e´lucidation prudente et ouverte de ce qui est peut-eˆtre autre chose que son apparence. Georges Lanteri-Laura continuera la re´flexion (1985) en insistant sur la valeur du concept ope´ratoire de processus. La schizophre´nie et les psychoses a` base d’automatisme be´ne´ficient beaucoup de cette notion dans la compre´hension de leur de´roulement (Bleuler, Cle´rambault). Elle trouve ses prolongements dans les travaux de W. Jansarik (1959), H. Tellenbach (1961), en posant le proble`me des rapports entre processus psychique et endoge´ne´ite´. L’œuvre de Jaspers concerne encore beaucoup d’autres domaines, notamment la compre´hension des expe´riences de´lirantes originelles et des intuitions de´lirantes primaires. Mais il ne saurait eˆtre question de de´velopper les nombreuses facettes de cette œuvre immense introduisant tre`s facilement aux proble`mes anthropologiques et au sens de la vie. La pense´e de Jaspers se continuera directement dans la psychopathologie allemande classique, mais elle constitue le fondement sur lequel vont s’e´difier les courants phe´nome´nologiques plus spe´cifiques. Avec la Psychopathologie Ge´ne´rale, l’œuvre de Karl Jaspers peut continuer a` e´clairer l’avenir de nombreux courants psychologiques et psychiatriques susceptibles de se de´velopper dans le sie`cle actuel. ˆ ts De´claration d’inte´re L’auteur n’a pas transmis de de´claration de conflits d’inte´reˆts.