Arch Pédiatr 2002 ; 9 Suppl 2 : 117-20 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0929693X01009010/SCO
Atelier : Adolescents et VIH
Adolescence et sida : transmission impossible S. Hefez* Espace social et psychologique d’aide aux personnes touchées par le virus du sida, 36, rue de Turbigo, 75003 Paris, France
Nous sommes amenés à rencontrer des adolescents confrontés à la problématique du sida dans deux types de situation : – au sein d’un groupe de parole pour une dizaine d’adolescents séropositifs que nous animons tous les mois avec Isabelle Funk-Brentano dans l’unité d’immuno-hématologie de l’hôpital Necker-Enfants malades ; – lors des consultations familiales que nous avons initiées au sein du réseau Espace social et psychologique d’aide aux personnes touchées par le virus du sida (ESPAS). Les rencontres familiales s’articulent le plus souvent autour des difficultés relationnelles générées par la contamination d’un ou des deux parents. Il s’agit fréquemment de familles monoparentales ; l’entrée dans l’adolescence de l’enfant amène le parent à s’interroger sur le maintien du non-dit de sa séropositivité. Le secret qui entoure la maladie est d’emblée énoncé dans sa fonction de protection et ne bouscule pas l’ordre des générations. Derrière le questionnement sur le « comment dire », se pose celui de « jusqu’où dire », jusqu’où révéler ce que ce secret dissimule comme autres interdits familiaux (toxicomanie ancienne d’un parent, infidélité conjugale, bisexualité d’un père qui s’est révélée dans des conditions dramatiques, etc.) Nous avons évoqué ailleurs la problématique de ce « secret désigné » autour duquel la dynamique familiale finit par se reconstruire [1]. Nous souhaiterions axer ici notre réflexion sur les problématiques posées par des adolescents euxmêmes infectés par le virus, sachant que leur évolu*Correspondance.
tion psychique est rarement mentionnée du fait de la relative rareté des cas rencontrés dans les pays occidentaux. Les enfants contaminés in utero ou par transfusion néonatale dans les débuts de l’épidémie atteignent en effet à présent l’adolescence en proie à tous les questionnements et remaniements inhérents à cette période de l’existence. Comment les aider au mieux à traverser cette période sachant que la maladie VIH, quel que soit son pronostic somatique, est porteuse de risques d’exclusion et de marginalisation ? LE GROUPE DE PAROLE Le projet d’un groupe de parole pour adolescents porteurs du VIH a été spontanément suggéré par un adolescent suivi à la consultation du professeur Stéphane Blanche dans le service d’immuno-hématologie de l’hôpital Necker : la nomination de sa maladie a en effet suscité en lui un profond bouleversement et des interrogations du type « suis-je seul au monde à vivre cela ? », « comment font les autres de mon âge ? », « comment sont-ils ? », « j’aimerais les rencontrer » ; questions laissées sans réponses qui contribuèrent à le maintenir dans un état post-traumatique qui mobilisa l’équipe hospitalière autour de la création d’un lieu de parole permettant, à lui comme à d’autres, de se rencontrer. Ces adolescents ont tous connu une trajectoire de haute surveillance médicale, parfois émaillée de décompensations somatiques gravissimes ; certains ont perdu leurs parents, un frère ou une sœur. L’isolement, les secrets, la souffrance, la peur de la maladie et de la mort ont de tout temps hanté leur vie quotidienne.
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Très souvent, ils ignorent ou feignent d’ignorer jusqu’à l’entrée dans l’adolescence le nom de la maladie pour laquelle ils sont suivis et parfois traités. Il peut même coexister chez certains une parfaite connaissance théorique du virus, de ses modes de transmission, de ses effets pathogènes et une méconnaissance absolue du nom de la maladie qui les touche, méconnaissance qui en dit long sur les mécanismes de clivage et de déni qui ont envahi leur vie psychique. La grande majorité des adolescents séropositifs que nous avons rencontrés déclare vivre très péniblement le secret de leur statut sérologique. En dehors du cadre restreint de leur famille naturelle ou d’adoption, ils se sentent pour la plupart contraints à préserver ce secret, y compris vis-à-vis de leurs amis les plus proches ou des autres membres de la famille (cousins, voire grands parents). Ces secrets activent des sentiments de honte menaçant lourdement la construction identitaire du jeune et ses possibilités d’intégration sociale. Toutefois, l’absence de pathologie manifeste, de demande émanant de la famille (qui se montre le plus souvent hyperprotectrice et désireuse « d’en parler » le moins possible) rendent le projet de psychothérapie de soutien peu adapté. L’opportunité d’un groupe de parole nous a semblé congruente pour de nombreuses raisons : – favoriser les processus de liaison là où le sida provoque un sentiment d’exclusion et de désintégration sociale ; – stimuler la compétence propre aux adolescents à utiliser les groupes comme support de leurs idéaux et comme mise en commun des ressources individuelles ; – permettre l’émergence de questionnements concrets autour de la maladie et de ses traitements, autour de la sexualité et des risques de transmission ; – laisser à chacun la liberté d’exprimer un parcours, une histoire personnelle qui, en se confrontant à d’autres parcours tout aussi douloureux, perdra peu à peu son caractère pathologique. Un point commun est rapidement apparu entre la plupart des adolescents inscrits dans notre groupe de parole : leur ignorance jusque très tard du nom de la maladie pour laquelle ils sont traités (12 ans en moyenne) et les conditions particulièrement surprenantes de sa révélation. Plus d’un adolescent sur deux a effet compris ce pour quoi il était soigné en regar-
dant des émissions de télévision traitant du sujet et en observant des similitudes avec leur trajectoire. Chez une de ces adolescentes pouvait coexister une parfaite connaissance théorique du virus, de ses modes de transmission, de ses effets pathogènes et une méconnaissance absolue du nom de la maladie qui la touche, méconnaissance qui en dit long sur les mécanismes de clivage et de déni qui ont envahi sa vie psychique. Son histoire est à cet égard exemplaire. ANNA Anna, 14 ans, se sait porteuse depuis sa naissance d’une maladie bizarre : elle doit prendre quotidiennement de nombreux médicaments et se rend tous les trois mois à l’hôpital pour une visite et des examens sanguins. Cette maladie, elle en ignore le nom et feint de ne pas s’en soucier. Du reste, son père prend quotidiennement un traitement et se porte comme un charme malgré de courtes périodes de diarrhées et d’amaigrissement. Sans doute s’agit-il d’une particularité familiale, sa mère semble elle aussi nécessiter des médicaments mais, plus discrète, les dissimule le plus souvent dans un tiroir fermé à clé. Si particularité familiale il y a, elle ne concerne que leur trio : Anna est fille unique et ses parents lui ont plusieurs fois demandé de ne pas évoquer ses traitements devant ses grand parents ou ses cousins, encore moins avec ses camarades de classe ; il ne faut inquiéter personne inutilement. Bonne élève, sportive, elle se passionne pour les sciences naturelles et réalise même dans ce cadre un remarquable exposé sur le sida pour ses camarades de classe. Cet intérêt la pousse sans doute à regarder un soir une émission de télévision consacrée aux perspectives ouvertes par les nouveaux traitements de la maladie. Un détail lors d’un reportage consacré à la vie d’un malade fige l’attention d’Anna : le nom d’un médicament ingéré par la patiente apparaît subrepticement, signifiant familier d’un produit quotidiennement présent au côté de l’assiette du petit déjeuner de son père. Ce mot déchire un pan de voile, tourbillonne dans la tête de la jeune fille jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus tenir. Profitant d’un tête à tête avec son père, elle lui pose la douloureuse question : es-tu oui ou non malade du sida ?
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Anna se remet peu à peu de l’acquiescement paternel, paraît soulagée de détenir cette vérité, même si elle n’opère aucune liaison consciente entre la maladie de son père et la sienne. Quelques semaines plus tard, Anna, distraite, emprunte par mégarde la brosse à dents de son père. Affolée, certaine d’avoir été ainsi contaminée, elle court voir sa mère qui, n’y tenant plus, lui dévoile un autre pan de cette histoire : tu es toi aussi, ma fille, porteuse de ce virus, mais rassuretoi, tout va bien, tu ne risques rien avec les traitements que tu prends tous les jours, n’en parle à personne, les autres ne comprendraient pas. Anna reçoit étonnamment bien cette information et semble poursuivre son chemin comme si de rien n’était. L’effondrement dépressif aura lieu quelque temps plus tard, à la faveur d’une conversation avec sa mère : tu dois être bien triste et inquiète, ma petite maman de partager ainsi ta vie avec deux personnes séropositives… jusqu’à ce que sa mère révèle à son tour qu’elle est elle-même contaminée. Anna, apprenant sa séropositivité et connaissant les modes de transmission du virus se trouve dans l’impossibilité psychique de s’interroger sur sa propre contamination. Et ce sera la révélation de l’atteinte maternelle qui provoquera l’anéantissement de l’adolescente, le désinvestissement brutal de toutes ses activités, un repli sur elle-même emprunt de la certitude de sa mort prochaine : c’est une adolescente profondément déprimée que nous recevrons lors de l’entretien préliminaire à la constitution du groupe. Dans la famille d’Anna, nous pouvons supposer que le traumatisme conduit à une faillite du processus de symbolisation. La transmission ne porte pas sur un contenu mais sur ce qui permet de maintenir un non-dit, une forme, un objet brut dont la brutalité constitue en elle-même un traumatisme. Ce que le signifiant de la maladie dissimule devient pour le sujet une énigme indéchiffrable, la transmission sexuelle de la vie, la différence des sexes. Les atermoiements d’Anna autour de la compréhension de ce virus qui lui a été transmis en disent long sur le sujet, notamment pour ce qui concerne la « révélation » de la contamination maternelle. NON-DIT ET DÉSAVEU Quinze années après le début de l’épidémie, la question du secret dans les familles touchées par le VIH se pose avec la même acuité.
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Le maintien de ce non-dit tout au long de la trajectoire des adolescents contaminés illustre la fonction du désaveu dans l’économie psychique de l’individu, mais aussi sa fonction de liaison au sein d’un groupe familial. Les mécanismes du désaveu et de sa transmission ont beaucoup été étudiés sur le plan transgénérationnel : lorsque pour des raisons liées à son histoire, par exemple la présence de certains squelettes dans les placards, une famille ne peut plus assurer une fonction cadre suffisamment contenante pour assumer ces traumatismes ou ces deuils, certains mécanismes de détournement de la réalité vont se mettre à l’œuvre au moyen d’une absence de reconnaissance des besoins et des sensations de l’autre et de soi-même. Dans la pratique des thérapies familiales, nous sommes habitués à des secrets familiaux étranges et inquiétants, chroniques pourtant familières qui vont dans certaines circonstances atteindre une dimension mythique : suicide d’un grand-père, internement psychiatrique d’une tante, grand-mère juive, petite sœur trisomique, divorce, mort d’un parent dont le deuil n’en finit pas de s’accomplir et qui constitue à lui seul un secret sinistre et inavouable. Ils éclairent les modalités de la transmission transgénérationnelle : formations inconscientes d’un autre qui viennent hanter le sujet comme un fantôme, mandat d’un ancêtre vis-à-vis de la descendance, destin de l’enfant héritier de l’histoire de ses parents dans le télescopage des générations, généalogie des fantasmes dans le rapport du deuil et de l’héritage. Les situations de groupe ou d’entretien familial portent notre attention sur les processus et les formations psychiques impliquées dans les transmissions intergénérationnelles. En fait, le secret n’est pas encore constitué comme secret ; il s’agirait davantage d’un traumatisme actif non encore nommé ni transformé dont on peut observer les effets lytiques de déliaison. C’est un traumatisme « qui dure ». Il convient ainsi de différencier la honte de la culpabilité : la honte pour une faute publiquement découverte est beaucoup plus gravement redoutée que la culpabilité attachée à des fautes qui peuvent rester secrètes ; la culpabilité est une forme d’intégration sociale alors que la honte est une désintégration, elle crée une rupture dans la continuité du sujet.
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Ce sont ces affects de honte qui accompagnent intimement la création des secrets de famille, pierres angulaires des thérapies familiales. Alors que les situations productrices de honte avaient largement diminué sur le plan social, il semble que le sida vienne occuper parfaitement cette place de conjoncture traumatique externe entourant les familles d’une gangue de secrets. Le secret qui entoure le traumatisme des contaminations protège dans un premier temps l’adolescent comme l’ensemble de sa famille ; ce secret se transforme cependant rapidement en un attracteur qui aspire les investissement émotionnels, qui structure un pôle vers lequel convergent les résistances du discours, et qui cristallise le dispositif défensif en une figure organisatrice de répétition et d’homéostasie. C’est souvent l’interdit de savoir qui est le plus porteur de violence puisqu’il s’oppose à l’énonciation d’un certain nombre de messages symboliques ; il s’agit à la fois de proscrire la connaissance de la violence liée à des traumatismes mais aussi tout questionnement à propos de ce savoir, puis toute perception de ce que l’on éprouve à son sujet. Un des intérêts de l’approche groupale va être de pouvoir observer comment la transmission transsubjective dans l’ici et maintenant des séances peut nous apparaître présager de la constitution de formations encryptées, voire d’en éviter la formation. Dans ce contexte, le travail thérapeutique avec ce groupe d’adolescents s’est avéré particulièrement révélateur du maintien puis de la libération de ces formations psychiques. L’inhibition hostile du début a rapidement cédé la place au partage d’une excitation massive, à la circulation de fantasmes violents
(concernant par exemple l’homosexualité), à l’expression de pulsions libidinales agressives ou autodestructrices plus ou moins unies entre elles ou clivées. La rapidité de la régression formelle s’est trouvée repérable dans le recours à des modes d’expression plus archaïques, proches des processus primaires. L’image commune angoissante du groupe comme une entité pouvant les vider de leur contenu, les anéantir, le danger des expressions pulsionnelles ont été remplacés par une émotion commune agréable, un sentiment positif d’où pouvaient naître des pensées et des actions concertées ; le groupe pouvait alors évoquer un « nous » caractéristique de la naissance d’une entité supérieure à chacun et à laquelle tout le monde participe. Le secret est ramené à sa dimension de traumatisme, soit à une borne déterminant un avant et un après, permettant au temps de retrouver son irréversibilité. Pour les adolescents, le secret peut retrouver l’aspect d’une énigme : si lors d’une cure individuelle, le complexe d’Œdipe, secret de polichinelle par excellence, se soumet davantage au déchiffrement qu’au dévoilement, à l’interprétation qu’à la révélation, c’est bien parce que le conflit psychique qu’il génère échappe à toute connaissance du sujet. Au travers des échanges entre les protagonistes du groupe, l’accès à cette connaissance peut enfin être ouvert. RE´ FE´ RENCE 1 Hefez S, Vallée D. Famille, thérapie familiale et sida. In : Hefez S, Ed. Sida et vie psychique. Paris : La Découverte ; 1996.