Avarice et psychopathologie. À propos de L’Avare de Molière : persécution et compensation

Avarice et psychopathologie. À propos de L’Avare de Molière : persécution et compensation

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AMEPSY-2861; No. of Pages 5 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2020) xxx–xxx

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Me´moire

Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation Avarice and psychopathology. About « L’Avare » by Molie`re: Persecution and compensation Nicolas Bre´maud a,b,* a b

IME « Le Marais », 13, rue saint Dominique, 85300 Challans IME « Les Terres Noires », route de Mouilleron, 85000 La Roche/Yon

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Rec¸u le 4 octobre 2019 Accepte´ le 7 janvier 2020

Objectif. – A` partir de l’avarice pathologique d’Harpagon dans la pie`ce L’Avare de Molie`re, il s’agira de montrer que ce symptoˆme a permis a` Harpagon de ne pas sombrer dans la folie, de ne pas « de´railler » ou « sortir du sillon » (selon l’e´tymologie du mot « de´lire »). L’objectif est donc de rendre compte de la valeur des « supple´ances pre´ventives », ou de certains symptoˆmes dits de « compensation ». Me´thode. – L’article de´bute par une courte revue de la litte´rature consacre´e a` la question de l’avarice dans ses rapports a` la psychopathologie. Nous verrons ensuite tous les e´le´ments qui nous permettent d’envisager le personnage d’Harpagon non seulement comme un tyran domestique mais bien comme un ve´ritable « perse´cute´-perse´cuteur ». Le vol de la fameuse « cassette » viendra faire vaciller, e´branler profonde´ment le monde d’Harpagon. On voit en cet instant pointer l’e´mergence du de´lire. Ce sera ainsi l’occasion de nous demander : a` quoi l’avarice pouvait-elle servir a` Harpagon jusqu’alors ? Re´sultats. – De toujours, Harpagon est connu comme un personnage de´sagre´able, non seulement avare maladif, mais aussi sec, dur, tyrannique, me´fiant, orgueilleux, suspicieux, etc. Notre e´tude ame`ne a` conside´rer l’avarice d’Harpagon – l’accumulation de son argent, de son or, sa cassette – comme un moyen (forme de « supple´ance pre´ventive ») pour combler un puits sans fond, un « gouffre » qu’il s’agit sans cesse de remplir, et un cumul qu’il s’agit surtout d’e´viter de rogner. Cela peut se de´duire en partie par ses re´actions a` la perte de son « objet-cassette » qui ve´ritablement le fait de´compenser : paranoı¨a, e´le´ments me´lancoliques et de revendication, etc. Discussion. – La discussion porte essentiellement sur deux points, lie´s entre eux : les e´le´ments de perse´cution pre´sents chez Harpagon, et la fonction de son avarice pathologique pour le maintien d’un e´tat de stabilite´ relative. L’on discutera notamment de l’importance de l’objet « cassette » pour Harpagon dans la mesure ou` sa folie se de´clenche suite au vol de celle-ci. Conclusion. – L’Avare de Molie`re est une come´die que certains qualifient de « sombre ». Le personnage d’Harpagon peut eˆtre lu et interpre´te´ tre`s diffe´remment : comique et/ou ridicule, ou bien tragique, emporte´ qu’il est par son avarice pathologique. A` prendre celle-ci au se´rieux, a` la lettre, la pie`ce re´ve`le toute l’importance qu’a cette avarice pour l’e´quilibre pre´caire du personnage, autrement dit elle a pour Harpagon une fonction bien particulie`re, celle de « support » pour son existence. On s’aperc¸oit qu’un e´ve´nement en lien avec le fait d’eˆtre vole´, de´posse´de´, va venir faire vaciller son rapport a` la re´alite´ et a` la vie meˆme, puisque - Harpagon dans sa folie va jusqu’a` penser au suicide.

C 2020 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s.

Mots cle´s : Avarice Compensation Molie`re Paranoı¨a Psychanalyse Psychiatrie

* Correspondance. 12, avenue saint Louis, 44140 Geneston, France. Adresse e-mail : [email protected]. https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005 C 2020 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve´s. 0003-4487/

Pour citer cet article : Bre´maud N. Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation. Ann Med Psychol (Paris) (2020), https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005

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A B S T R A C T

Keywords: Avarice Compensation Molie`re Paranoia Psychiatry Psychoanalysis

Objectives. – From the pathological avarice of Harpagon in the play L’Avare (by Molie`re), we’ll show that this symptom has allowed Harpagon not to sink into madness, not to ‘‘derail’’ or ‘‘get out of the groove’’ (according to the etymology of the word ‘‘delusion’’). The objective is therefore to report on the value of ‘‘preventive locums’’ (‘‘suppleances’’, according J. Lacan), or some of the so-called ‘‘compensation’’ symptoms. Methodology. – The article begins with a short review of the literature on the question of avarice in its relations to psychopathology. Then we will see all the elements that allow us to see the character of Harpagon not only as a domestic tyrant but as a true ‘‘persecuted-persecutor’’. The theft of the famous ‘‘cassette’’ will shake deeply the psychic world of Harpagon. At this moment we see the emergence of delusion. This will be an opportunity to ask ourselves: what could avarice have been for Harpagon until then? Results. – Always Harpagon is known as an unpleasant character, not only greedy, but also dry, hard, tyrannical, wary, proud, suspicious. . . Our study lead us to consider Harpagon’s greed - the accumulation of his money, its gold, its ‘‘cassette’’ – as a means to fill a bottomless pit, a ‘‘chasm’’ that it is constantly about filling, and a cumulation that it is mainly about avoiding cutting. This can be deduced in part by his reactions to the loss of his ‘‘cassette-object’’ which really causes him to decompensate: paranoia, melancholic and claim, retribution elements. . . Discussion. – The discussion focuses on two interrelated points: the elements of persecution present in Harpagon, and the function of its pathological avarice in maintaining a state of relative stability. In particular, the importance of the ‘‘cassette-object’’ to Harpagon will be discussed; as its madness is triggered by its theft. Conclusion. – L’Avare is a comedy that somebody call ‘‘dark’’. The character of Harpagon can be read and interpreted very differently: comical and/or ridiculous, or tragic, carried away by its pathological avarice. To take it seriously, to the letter, the play reveals all the importance that this avarice has for the precarious balance of the character, in other words it has for Harpagon a very special function, that of ‘‘support’’ for its existence. We see that an event related to being robbed, dispossessed, will come to falter his relationship to reality and to life itself, since Harpagon in his madness goes so far as to think of suicide.

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« L’insatiabilite´ des richesses et l’avarice portent quelquefois a` la raison de funestes atteintes » (H. Anceaume, De la me´lancolie, 1818) [1].

1. Introduction L’Avare [19] (1668) nous fait rire, et en ce sens, nul doute, c’est une come´die. Mais a` certains e´gards nous pourrions la qualifier de come´die sombre. « L’Avare n’est pas une œuvre simple » [20], et l’avare Harpagon est un personnage peut-eˆtre plus complexe qu’on ne le pense au premier abord. Comique jusqu’au ridicule si l’on veut, mais e´galement tyrannique, et malade. Il y a sans conteste une face sombre dans L’Avare. Pour reprendre les mots de J. de Guardia dans sa pre´sentation de la pie`ce, disons que « L’Avare est sans doute la pie`ce de Molie`re dont le registre est le plus sombre. Non que le rire y soit moins pre´sent que dans d’autres pie`ces – il l’est plutoˆt davantage –, non que l’intrigue et le caracte`re principal soient plus tristes que d’autres : c’est plutoˆt la toile de fond qui est sombre. Le monde de cette come´die est celui des ne´cessite´s mate´rielles de la vie qui, devenues proble´matiques du fait de l’avarice pathologique du personnage principal, apparaissent dans toute leur force : manger, boire, se couvrir, ne pas mourir » [9]. Prenons ici le parti de conside´rer avec se´rieux l’avarice d’Harpagon. Inte´ressons-nous a` son discours, a` ses re´actions, mais aussi a` la fonction que peut avoir, pour lui, cette avarice de´vorante. Autrement dit, il semble le´gitime de se poser la question : a` quoi (lui) sert son avarice ?

2. Quelques re´fe´rences classiques sur l’avarice dans ses rapports a` la psychopathologie « Me´lancolie, fille de l’avarice. » C’est G. Lie´nard qui e´crit ces mots en 1883 dans son Essai sur la me´lancolie [15], ou` il articule en effet a` plusieurs reprises la question de l’avarice et de la me´lancolie. Il y insiste car l’avarice selon lui est l’une des causes possibles de la me´lancolie : « l’avarice jamais satisfaite », pre´cise-til, mais aussi « la ruine sans espe´rance », « la perte de´finitive d’un rang ou d’une situation », etc. Lie´nard, en clinicien, observe avec justesse : « Nous ne tenterons pas d’indiquer a` l’avare comment il pourrait combattre les obsessions me´lancoliques qui naissent de sa pre´voyance excessive, de ses craintes exage´re´es pour l’avenir. Il est certaines situations de l’esprit qui de´fient tous les raisonnements contraires ; l’avarice est de celles-la`, et les plus belles exhortations n’ont aucune prise sur elle. » Il faut dire que l’avarice et la me´lancolie – dans sa de´finition de l’e´poque – avaient de´ja` e´te´ rapproche´es par nombre d’alie´nistes. Par exemple, de`s 1854, dans un texte sur « la folie a` double forme », M. Baillarger rapportait un cas de Dubuisson qui e´crivait : « La malade pre´sentait un jour les symptoˆmes d’un de´lire me´lancolique caracte´rise´ par l’avarice la plus sordide et la me´fiance la plus grande » [2]. En 1883 e´galement, M. Bra notait au sujet de cette meˆme folie a` double forme que « dans la pe´riode de me´lancolie [certains] sujets se font remarquer par une avarice sordide » [5]. Mais le versant maniaque est aussi concerne´. Ainsi Campagne, dans son Traite´ de la manie raisonnante, pouvait e´crire au sujet des maniaques (notamment ceux appartenant a` la varie´te´ dite « e´goı¨ste ») : « moqueurs, superstitieux, re´calcitrants, contrariants, ingrats au-dela` de toute expression,

Pour citer cet article : Bre´maud N. Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation. Ann Med Psychol (Paris) (2020), https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005

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malveillants, soupc¸onneux, irascibles, vagabonds, nos maniaques ont un fond d’avarice notable [. . .] » [6]. De son coˆte´, B. Ball, en 1890, rapprochera davantage l’avarice pathologique du de´lire de perse´cution. Certains des perse´cute´s qu’il pre´sente « portent l’empreinte de l’avarice, de la de´fiance et de l’inquie´tude ». Ball e´voque « l’avarice sordide a` laquelle les perse´cute´s sont si fre´quemment dispose´s, et qui cadre si bien avec l’ensemble de leur caracte`re [. . .] » [3]. De´fiance, me´fiance, perse´cution, l’on voit aise´ment combien l’avarice pathologique nous conduit sur les chemins de la paranoı¨a, et peut-eˆtre meˆme vers cette forme particulie`re de paranoı¨a qu’est le de´lire dit de « que´rulence » ou celui dit de « revendication » (voir le dommage subi, la perte d’un bien, d’un statut, d’une situation, d’un rang, donnant a` certains moments cette teinte me´lancolique releve´e par les auteurs classiques cite´s ci-dessus). Ainsi, E. Tanzi nous interpelle-t-il lorsqu’il e´crit en 1904, dans un texte sur la paranoı¨a extrait de son Traite´ sur les maladies mentales : « De l’avarice [naissent] les de´lires que´rulents [. . .]. Le que´rulent, a` l’origine, n’est qu’un avare. Mais son vice paranoı¨aque, son pre´juge´, lui fait apparaıˆtre le´gitimes et soutenables les revendications ardentes de son avarice » [23]. En 1892, G. Ballet notait avec justesse que « les apparences, en pathologie mentale, sont souvent trompeuses, et elles peuvent faire croire a` des identite´s de symptomatologie la` ou` il y a, en re´alite´, des diffe´rences profondes » [4]. Cela s’applique assez bien a` la the´matique de l’avarice, qui – tout comme la misanthropie, l’amour, la haine, la jalousie, la vengeance, etc. – peut se re´ve´ler eˆtre autant commune que pathologique. Et d’ailleurs, pour en venir maintenant a` Molie`re, on peut citer Sandras qui en 1851 e´crivait dans son Traite´ pratique des maladies nerveuses [22] : « Qui n’a e´te´ frappe´ des traits de de´lire dont Molie`re a charge´ son Harpagon ? »

3. Harpagon : un tyran domestique « perse´cute´-perse´cuteur » A` l’e´vidence, Harpagon est un tyran, un tyran domestique certes, mais un tyran tout de meˆme. Dur, autoritaire, insensible, voulant tout re´genter, il « est presque constamment dans un e´tat d’inquie´tude, d’exultation ou d’irritation [. . .]. De`s qu’il soupc¸onne quelque atteinte a` ses biens ou quelque indiscre´tion sur ses vices, il se montre d’une lucidite´ impitoyable et d’une me´fiance ve´ritablement maladive » [7]. Le de´nomme´ La Fle`che, par exemple (qui est le valet de Cle´ante, fils d’Harpagon) pourra te´moigner qu’Harpagon est « de tous les humains l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serre´ [. . .]. Il n’est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes graˆces et ses caresses » (II, 4). Il faut dire que de`s le de´but de la pie`ce Harpagon n’est pas tendre avec La Fle`che : « Hors d’ici [. . .] et qu’on ne re´plique pas. Allons, que l’on de´tale de chez moi, [. . .] vrai gibier de potence » (I, 3). De`s cette sce`ne, on peut reconnaıˆtre les signes et les mots qui font d’Harpagon un « perse´cute´-perse´cuteur ». Il se montre me´fiant, il se sent observe´, espionne´, etc. On perc¸oit nettement la dimension intrusive de l’Autre, notamment lorsqu’il e´voque « les yeux maudits » de La Fle`che : « Ne sois point dans ma maison plante´ tout droit comme un piquet, a` observer ce qui se passe, et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traıˆtre, dont les yeux maudits assie`gent toutes mes actions, de´vorent ce que je posse`de, et fure`tent de tous coˆte´s pour voir s’il n’y a rien a` voler. » La suspicion, la me´fiance, se lisent encore lorsqu’Harpagon questionne : « Ne serais-tu point homme a` aller faire courir le bruit que j’ai chez moi de l’argent cache´ ? [. . .]. Ne m’emportes-tu rien ? [. . .]. Montre-moi tes mains. » Meˆme me´fiance, meˆme sentiment de perse´cution, meˆme ton sec et tyrannique aupre`s de ses enfants Cle´ante et E´lise : « Cela est e´trange que mes propres enfants me trahissent et deviennent mes ennemis ! » (I, 4) ; « Mon fils, toutes vos manie`res me de´plaisent fort. » Et observant E´lise et

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Cle´ante, Harpagon re´ve`le sa propension a` interpre´ter les signes de l’autre a` son encontre : « Je crois qu’ils se font signe l’un a` l’autre de ‘me voler ma bourse. Que veulent dire ces gestes-la` ? » Harpagon est sur le qui-vive tout le long de la pie`ce, et tout le long il se sent concerne´ par ce qu’il voit et entend ; il se sent surveille´, espionne´, on rit de lui, on complote (« ils me regardent tous et se mettent a` rire », IV, 7). Tout protagoniste, et tout e´ve´nement – meˆme les aboiements d’un chien – sont suspects, constituent le signe d’une menace (menace d’eˆtre vole´, d’eˆtre de´posse´de´ de son or et de son argent) : « Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudrait a` mon argent ? » (I, 5). Lorsqu’on lui demande qui il soupc¸onne de lui avoir vole´ sa cassette, sa re´ponse, en toute logique, est : « Tout le monde » (V, 1). Il y a donc une me´fiance, une suspicion ge´ne´ralise´e, et les sentiments de perse´cution, d’eˆtre observe´, e´pie´, surveille´, traque´, moque´, abondent dans la pie`ce. Comme le rappelait Lacan, « le phe´nome`ne perse´cutif prend le caracte`re de signes inde´finiment re´pe´te´s » [13]. Par ailleurs, pour Harpagon, le monde est imposture, le monde est fait de semblants, mais on ne la lui fait pas, il se montre non-dupe et dans toute sa certitude s’attache a` vouloir les de´noncer : « Le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs, qui tirent avantage de leur obscurite´, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre » (V, 5). Il est peut-eˆtre utile de rappeler ici qu’en 1890 – dans une « E´tude clinique sur le de´lire de perse´cution » – H. Dagonet soulignait le lien entre ce type de de´lire et l’ide´e fixe : « L’ide´e fixe, e´crivait-il, est le symptoˆme essentiel, pre´dominant du de´lire de perse´cution, elle reveˆt dans quelques cas un caracte`re d’obsession extreˆmement remarquable. Elle est une pre´occupation incessante de l’individu vers le meˆme objet, qui lui fait rattacher a` la meˆme explication tout ce qui se passe en lui et hors de lui » [8]. Pour J.-P. Falret (1864), il y a un moment ou` le malade qui pre´sente une ide´e fixe reste « susceptible de de´lirer dans une foule de directions, mais l’ide´e principale a` laquelle il s’est arreˆte´ devient le centre commun autour duquel convergent la plupart de ses pense´es et de ses re´flexions ; il entoure cette ide´e pre´dominante de tous les points d’appui, de tous les motifs qui peuvent la le´gitimer, soit a` ses propres yeux, soit a` ceux des autres hommes » [12]. Si, comme le sugge`re Falret, « la Chevalerie est pour Don Quichotte une ide´e fixe », on peut dire de la meˆme manie`re que l’argent est pour Harpagon son ide´e fixe (plus pre´cise´ment l’ide´e qu’on en veut a` son argent). Harpagon ne pense qu’a` c¸a : ne pas de´penser, ne pas eˆtre de´posse´de´. Tout son monde, toute sa vie, tout son eˆtre tournent autour de cette ide´e. Cette me´fiance excessive, cette impossibilite´ a` consentir a` la perte, a` l’entame, cette crainte d’eˆtre vole´, fait que pour Harpagon, « les coffres-forts me sont suspects et je ne veux jamais m’y fier » (I, 4). E. Esquirol de`s 1816 soulignait ainsi les rapports de la folie aux ide´es fixes : dans certains cas, « l’attention s’exerce avec tant d’e´nergie qu’elle est exclusive sur un seul objet : constamment attache´e a` cet objet, rien ne peut l’en distraire ; tous les raisonnements, toutes les de´terminations de´rivent de cette ide´e fixe » [11]1. 4. La cassette vole´e : vacillement et point d’e´mergence du de´lire Selon S. Dieguez, « Harpagon concentre les pires traits de comportement et de psychologie associe´s a` l’avarice. Le premier de ces e´le´ments est la douleur de la perte [. . .]. Celle-ci de´termine des troubles profonds de la conscience, de la perception et du jugement, le tout constituant un ve´ritable acce`s de´lirant » [10]. Il est tre`s fre´quent, dans les e´tudes ou commentaires sur L’Avare, d’e´voquer – outre e´videmment son « avarice pathologique » [9] – « la perte de controˆle progressive » [21] 1

C’est nous qui soulignons.

Pour citer cet article : Bre´maud N. Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation. Ann Med Psychol (Paris) (2020), https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005

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d’Harpagon, son fameux « monologue hallucine´ » [20], voire sa paranoı¨a (son obsession pour l’argent « fait d’Harpagon un personnage monomaniaque, soupc¸onneux et paranoı¨aque, que le vol de sa cassette conduit finalement a` la folie » [17]). La perte de sa cassette le de´stabilise profonde´ment ; Harpagon ne s’appartient plus, et ses mots sont forts, teinte´s de de´lire, de me´lancolie, de perse´cution, de revendication : « Au voleur ! a` l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassine´, on m’a coupe´ la gorge, on m’a de´robe´ mon argent. Qui peut-ce eˆtre ? Qu’est-il devenu ? Ou` est-il ? Ou` se cache-t-il ? [. . .]. Ou` courir ? Ou` ne pas courir ? N’est-il point la` ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arreˆte. Rends-moi mon argent, coquin. . . (il se prend lui-meˆme le bras). Ah ! c’est moi. Mon esprit est trouble´, et j’ignore ou` je suis, qui je suis, et ce que je fais [. . .]. Mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a prive´ de toi [. . .], j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi il m’est impossible de vivre [. . .]. Je me meurs, je suis mort, je suis enterre´ [. . .]. Je veux aller que´rir la justice2 [. . .]. Ils me regardent tous, et se mettent a` rire [. . .]. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-meˆme apre`s » (IV, 7). C’est une sce`ne formidable, qui peut eˆtre lue ou interpre´te´e aussi bien sous l’angle comique que sous l’angle tragique3. A` prendre cette sce`ne au se´rieux, on mesure les conse´quences dramatiques de cette perte pour Harpagon. D’ou` la question : qu’e´tait la cassette pour lui ? Quelle fonction avait-elle jusqu’alors ? La cassette (son contenu), l’argent, l’or, leur accumulation, leur possession, n’ont-ils pas – n’avaient-ils pas jusqu’a` pre´sent – le pouvoir de maintenir Harpagon dans un certain e´quilibre, dans une forme d’home´ostasie relative ? M. Czermak (cite´ par J.-C. Maleval) souligne que l’« on trouve souvent au point d’e´mergence des de´lires ‘‘quelque chose d’enleve´’’ ou ‘‘quelqu’un de disparu’’. Ces disparitions posse`dent une potentialite´ de´clenchante quand elles atteignent des e´le´ments qui pallient la carence de la re´fe´rence et fournissent au sujet ses principaux repe`res dans l’existence » [16]. Nul doute que l’argent, pour Harpagon, ne soit la boussole qui lui sert de guide, de repe`re fondamental dans l’existence, et que lorsqu’il s’aperc¸oit que sa « cassette » lui a e´te´ vole´e, son existence soit pour le moins e´branle´e. De fait, on l’a vu, l’argent est sa seule « consolation », son seul « support ». Il convient peut-eˆtre de le prendre ici au pied de la lettre.

Selon R. Planchon : « L’avarice n’est ni la donne´e ni le moteur du personnage [d’Harpagon] mais une compensation : c’est, a` la fin, sa consolation » [21]. Si l’on prend le parti de mettre de coˆte´ la droˆlerie du personnage (ou` l’on pourrait saisir Harpagon simplement comme pris d’une panique ne´vrotique apre`s qu’on lui a vole´ son argent), il est envisageable de lire les re´actions et les mots d’Harpagon comme de´nue´s de tout aspect comique et/ou ridicule. Compte tenu de ses re´actions en apprenant le vol de la cassette, on peut ainsi faire l’hypothe`se que son avarice, jusqu’alors, avait effectivement ce que l’on pourrait appeler un pouvoir compensateur. Cette « compensation », pourrait-on dire, a trouve´ dans l’objet « cassette » un lieu de localisation de la jouissance. Cet objet est important (et signalons que « cassette » est le tout dernier mot de la pie`ce) car on l’a vu, lorsque l’objet est vole´, lorsqu’il a disparu, Harpagon devient fou, la jouissance est libe´re´e, de´re´gule´e, devient

folle a` proprement parler. J. Lacan disait en 1967, lors d’une de ses confe´rences, que le psychotique a l’objet petit a (l’objet « cause du de´sir ») dans sa poche : « Le fou a sa cause dans sa poche, c’est pour c¸a qu’il est un fou4. » Pour Lacan [14], il existe deux ope´rations de « causation du sujet » : l’alie´nation et la se´paration. Dans son livre Voyage au pays des psychoses, A. Me´nard e´crit qu’« en l’absence de la fonction se´paratrice de la me´taphore paternelle dans la psychose, cet objet [l’objet petit a] demeure non se´pare´ du sujet » [18], il y est accole´. Et la se´paration force´e peut en certains cas provoquer des troubles importants (le paralle`le pourrait eˆtre fait avec les objets dits « autistiques » qui ont une fonction de re´gulation et d’apaisement). Donc, dire qu’Harpagon se met a` de´lirer (« sort du sillon », selon l’e´tymologie du mot « de´lire ») a` cet instant de disparition de l’objet « cassette », pourrait indiquer que la jouissance n’est plus contenue, n’est plus enserre´e. Ici, il convient peut-eˆtre d’avancer le terme de « supple´ance ». Apre`s tout, on peut assez facilement admettre que jusqu’ici Harpagon a tenu le coup. Certes il n’e´tait pas un personnage commode, ve´ritable tyran domestique se montrant constamment sur le qui-vive, tendu, me´fiant, interpre´tatif, perse´cute´ et perse´cuteur, mais pas fou. Son avarice, sa « be´quille », pourrait-on dire, rele`verait donc – selon notre angle de vue – d’une forme de « supple´ance pre´ventive ». C’est une expression forge´e par A. Me´nard, qui pre´cise qu’« une supple´ance pre´ventive peut e´viter un de´clenchement » [18]. Jusqu’au vol de la cassette, Harpagon se servait, en quelque sorte, de son avarice, pour rester sur les « rails ». Son avarice lui e´tait en ce sens utile, lui rendait service en serrant la jouissance pour qu’elle ne de´borde pas (on peut dire au plus simple qu’elle permettait au Re´el, au Symbolique et a` l’Imaginaire – pour reprendre une terminologie lacanienne – de rester noue´s). Harpagon avait donc en quelque sorte trouve´ une solution (une forme de « parepsychose ») tre`s concre`te pendant de nombreuses anne´es pour garder un certain e´quilibre : il lui fallait remplir son sac (d’or), un peu comme certains psychotiques et/ou autistes remplissent leurs sacs a` dos de toutes sortes d’objets. Plus il y en a, et plus le sujet, en un sens, se sent se´curise´. Disons que pour compenser le « moins » de la forclusion, le sujet se doit de produire un « plus ». Chez Harpagon, comme chez ces sujets psychotiques et/ou autistes, les de´posse´der (« vider leur sac ») ne serait-ce que d’une partie de leur « tre´sor » peut avoir de graves incidences. Harpagon, sans sa cassette, se dit perdu, assassine´, n’ayant plus rien a` faire en ce monde. C’est l’e´croulement. On assiste la` a` une rupture, a` une discontinuite´ dans son monde re´gule´ et « tenu » graˆce a` son avarice. Harpagon apparaıˆt alors comme « discordant », au sens de la « dis-corde », autrement dit au sens ou` les trois cordes du nouage R.S.I. (Re´el-Symbolique-Imaginaire) se de´font. De`s lors, son monde, son eˆtre, ne peuvent plus tenir : « Sans toi il m’est impossible de vivre », dit-il, et il pense meˆme a` se suicider par pendaison (IV, 7). On peut donc dire, il nous semble, que son avarice est effectivement une « compensation », pour reprendre le terme de R. Planchon, terme qui convient assez bien a` la lecture que nous proposons puisque comme le rappelle J.-C. Maleval, « tout e´branlement d’un pare-psychose tend a` re´ve´ler ce qu’il masquait, a` savoir le gouffre de la forclusion » [16], et l’envahissement de jouissance re´apparaıˆt sous diverses formes, et notamment, selon Maleval, dans les hallucinations verbales ou encore dans le regard qui tend « a` se pre´sentifier en des sentiments d’eˆtre e´pie´ » (soulignons ici qu’Harpagon, a` la fin de son fameux monologue, manifeste bien quelque chose de cet ordre : « Ils me regardent tous et se mettent a` rire »).

2 Et meˆme, un peu plus loin : « si l’on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice » (V, 1). 3 C’est un point de vue partage´ par beaucoup, par exemple par E. de Franceschi : « Un acteur peut imaginer diffe´rentes fac¸ons d’interpre´ter le personnage d’Harpagon, de la plus bouffonne a` la plus terrible » (« Livre de chair ». Se´minaire de psychanalyse. Ine´dit. Association Lacanienne Internationale, 2011-2012).

4 Lacan J. Confe´rence ine´dite a` Sainte-Anne du 10 novembre 1967 sur la psychanalyse et sur la formation du psychiatre.

5. Usage et utilite´ de l’avarice chez Harpagon

Pour citer cet article : Bre´maud N. Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation. Ann Med Psychol (Paris) (2020), https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005

G Model

AMEPSY-2861; No. of Pages 5 N. Bre´maud / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2020) xxx–xxx

6. Conclusion La particularite´ de L’Avare de Molie`re consiste en ce que cette come´die peut se lire, a` travers la figure d’Harpagon, comme le drame d’un homme avare, me´fiant, tyrannique, qui ne parvient plus a` maıˆtriser son monde et a` se maıˆtriser lorsque son objet le plus pre´cieux lui est enleve´. C’est alors qu’il verse dans la folie. Tout au long de la pie`ce, nous constatons chez Harpagon des sentiments de perse´cution, de me´fiance, d’orgueil, des sentiments d’eˆtre observe´, e´pie´, moque´. L’argent, son argent, sa cassette, seuls lui importent. Alors que jusqu’ici son avarice semblait eˆtre la solution ide´ale trouve´e pour supporter le monde, pour supporter l’existence, pour ne pas devenir fou, a` partir de l’instant ou` sa cassette disparaıˆt, son de´lire que nous qualifierions de nos jours de paranoı¨aque – de´lire teinte´ de me´lancolie et de revendication – se de´chaıˆne : a` proprement parler, Harpagon ne s’appartient plus. Cette lecture de la pie`ce – le ge´nie litte´raire et « clinique » de Molie`re aidant – peut en outre illustrer en un certain sens qu’une singularite´ e´leve´e au rang de symptoˆme – ici l’avarice pathologique d’Harpagon – peut venir jouer un roˆle de compensation utile pour lutter contre l’effondrement. De´claration de liens d’inte´reˆts L’auteur de´clare ne pas avoir de liens d’inte´reˆts.

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Re´fe´rences [1] Anceaume H. De la me´lancolie. Paris: Me´quignon-Marvis; 1818. [2] Baillarger M. Recherches sur les maladies mentales (tome 1). Paris: Masson; 1890. p. 143–57. [3] Ball B. Du de´lire des perse´cutions. Paris: Asselin et Houzeau; 1890. [4] Ballet G. La pathologie mentale: son domaine, sa me´thode et ses vise´es (1892). In: Les de´lires de perse´cution. Paris: L’Harmattan; 2001. p. 1–16. [5] Bra M. Manuel des maladies mentales. Paris: Delahaye et Lecrosnier; 1883. [6] Campagne. Traite´ de la manie raisonnante. Paris: Masson; 1869. [7] Collinet JP. Commentaires de L’Avare. Livre de Poche; 1999. p. 125–35. [8] Dagonet H. E´tude clinique sur le de´lire de perse´cution. Ann Med Psychol 1890;12:190–208. [9] De Guardia J. Pre´sentation de L’Avare. Paris: GF; 2009. p. I–XXVII. [10] Dieguez S. L’Avare : quand l’argent remplace le moi. Cerveau et Psycho 2015;69. [11] Esquirol E. Des maladies mentales (tome 1). Paris: Baillie`re; 1838. [12] Falret JP. Des maladies mentales et des asiles d’alie´ne´s. Paris: Baillie`re; 1864. [13] Lacan J. Se´minaire III, Les psychoses (1955-56). Paris: Seuil; 1981. p. 104. [14] Lacan J. Position de l’inconscient (1964). In: E´crits. Paris: Seuil; 1966. p. 829–50. [15] Lie´nard G. Essai sur la me´lancolie. Sedan: Laroche; 1883. [16] Maleval JC. La forclusion du Nom-du-Pe`re. Paris: Seuil; 2000. [17] Manouguian V. Dossier sur L’Avare. In: Molie`re, L’Avare. Paris: Belin-Gallimard; 2013. p. 126–80. [18] Me´nard A. Voyage au pays des psychoses. Nıˆmes: Champ social E´ditions; 2018. [19] Molie`re. L’Avare. Paris: GF; 2009. [20] Morel J. Pre´face a` L’Avare de Molie`re. Paris: Le Livre de Poche; 1999. p. 5–22. [21] Planchon R. Pre´face a` L’Avare de Molie`re. Paris: Le Livre de poche; 1986. p. 7–17. [22] Sandras CMS. Traite´ pratique des maladies nerveuses (tome 1). Paris: Baillie`re; 1851. [23] Tanzi E. Paranoı¨a (1904) Classiques de la paranoı¨a. Kraepelin, Tanzi, Se´rieux et Capgras. Analytica 1982;30:55–89.

Pour citer cet article : Bre´maud N. Avarice et psychopathologie. A` propos de L’Avare de Molie`re : perse´cution et compensation. Ann Med Psychol (Paris) (2020), https://doi.org/10.1016/j.amp.2020.01.005