Médecine & Droit 2005 (2005) 23–27 http://france.elsevier.com/direct/MEDDRO/
Droit et médicament
Brevets pharmaceutiques et santé publique des pays en développement M.-C. Chemtob-Conce (Maître de conférences) UFR de médecine et de pharmacie, université de Rouen, Rouen, France
Mots clés : Brevet ; Médicaments génériques
En droit des brevets, il convient de trouver un équilibre entre la liberté d’accès à la connaissance et la protection de l’investissement consenti pour la recherche. En effet, l’industrie pharmaceutique ne consentira les investissements nécessaires que si ceux-ci dégagent une rentabilité financière suffisante. Ce retour sur investissement est assuré par le brevet. Toutefois, les modalités permettant la circulation de la connaissance et l’accès des pays en développement à celle-ci constituent l’enjeu éthique majeur du droit des brevets appliqué aux produits de santé. Dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)1, l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC)2 fixe les normes minimales de protection du droit de brevet. Toutefois, l’interprétation des dispositions de cet accord a donné lieu a un différend majeur, et ce n’est qu’après les accords de DOHA3 et de CANCUN4, que les pays en développement se sont vus reconnaître par les membres de l’OMC, les droits que leur accordaient les accords ADPIC (I). Cette reconnaissance, les autorise à produire des médicaments génériques sous licence obligatoire et à procéder à leurs importations en cas de capacité de production insuffisante, ce qui engendre de nouvelles craintes (II).
1. La reconnaissance de l’accès aux médicaments essentiels Le droit à la santé et son corollaire, le droit d’accéder aux médicaments essentiels, est un droit reconnu par la communauté internationale et un élément déterminant du développement durable des pays en développement. Devant le coût élevé des médicaments, les pays en développement ont alors souhaité recourir aux médicaments génériques, en produisant des médicaments protégés par brevet dans les pays développés, sous le régime de la licence obligatoire. Mais cette solution conciliant droit à la santé et droit des brevets fut particulièrement difficile à obtenir. 1.1. L’amélioration de la santé : composante essentielle du développement durable Le droit à la santé est reconnu par la Communauté internationale comme « un droit fondamental ». La Déclaration universelle des droits de l’Homme (article 25)5 le consacre et l’Organisation mondiale de la santé (OMS)6 y fait référence tant dans sa constitution que dans ses résolutions. En Europe, le droit de jouir du meilleur état physique et mental possible a été réaffirmé dans la Convention sur les droits de l’Homme et la biomédecine (article 3)7. Et la Charte
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Accord de Marrakech du 15 avril 1994, instituant l’Organisation mondiale du commerce (qui succède au GATT); Annexe 1 C : Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. — Publié par Décr. n° 95-1242, 24 novembre 1995 (annexe JO 26 nov.). – Entré en vigueur le 1er janvier 1995. Les dispositions du présent accord ont été introduites en droit interne par la loi no 96–1106 du 18 décembre 1996, modifiant le Code de la propriété intellectuelle. L’OMC comprend aujourd’hui 148 membres. 2 Accord ADPIC, Partie IV « Dispositions transitoires » ; OMC/Propriété intellectuelle (ADPIC) – « Les brevets pharmaceutiques et l’Accord sur les ADPIC ».- http://www.wto.org/. 3 Quatrième conférence ministérielle de l’OMC, Doha 9–14 novembre 2001.- http://www.wto.org/. 4 Accord du 30 août 2003, PRESS/350/Rev.1- http://www.wto.org/. 1246-7391/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.meddro.2005.03.005
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Déclaration universelle des droits de l’Homme, acceptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 217A (111) du 10 décembre 1948, in Lenoir N. et Mathieu B, Le droit international de la bioéthique, Paris, éd. Que sais je ?, P.U.F. 1998, p. 5–7. 6 Constitution de l’Organisation mondiale de la Santé, adoptée par la Conférence internationale sur la santé, New York, 19–22 juin 1946 ; signée le 22 juillet 1946 par les représentants de 61 États ; (Actes officiels de l’OMS, no 2 P.100) et entrée en vigueur le 7 avril 1948. 7 Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine: Convention sur les Droits de l’Homme et la biomédecine, Strasbourg, 19 novembre 1996, Dir/jur (96) 14, Strasbourg, éd. Conseil de l’Europe.
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des droits fondamentaux de l’Union européenne8 rappelle qu’un haut niveau de protection de la santé humaine doit présider dans la définition et la mise en œuvre de l’ensemble des politiques et des activités de l’Union. Malgré cette reconnaissance textuelle, plus d’un cinquième de la population mondiale se voit refuser ce droit à la santé. Le sida, la tuberculose et le paludisme, font plus de quinze millions de morts chaque année et ont une incidence majeure sur la morbidité et l’espérance de vie dans les pays en développement. L’échec des efforts lancés pour réduire le poids de ces maladies et l’aggravation de la situation sanitaire de pays comme l’Afrique subsaharienne (où près de 30 millions de personnes sont atteintes du sida) les ont placés au centre du débat sur le développement9. La déclaration d’engagement adoptée en juin 2001 lors de la session extraordinaire de l’assemblée générale des Nations-Unies reconnaît ainsi que le VIH/sida constitue désormais une urgence sur le plan du développement. Plus que jamais, l’amélioration de la santé est devenue une composante fondamentale du développement durable. Le traitement de ces crises sanitaires exige une réponse de fond. Les politiques ponctuelles de dons de médicaments ne peuvent désormais plus suffire. Les actions engagées doivent s’inscrire dans le contexte plus large d’une amélioration de l’efficacité des systèmes de soins et des services de santé dans les pays en développement. Lors de la 55e assemblée mondiale de la santé10, les États membres ont ainsi réaffirmé leur volonté de développer l’accès aux médicaments et de traduire cet engagement par une réglementation spécifique au niveau des pays, en particulier par l’application d’une politique pharmaceutique nationale, l’établissement d’une liste de médicaments essentiels fondée sur des données factuelles et se référant à la liste modèle de l’OMS11, ainsi que par des activités destinées à encourager une politique pharmaceutique, l’accès aux médicaments ainsi que leur qualité et leur usage rationnel dans les systèmes de santé. Parallèlement, l’article 1 du règlement (CE) no 1568/2003 du Parlement européen et du Conseil du 15 juillet 2003 relatif à l’aide en faveur de la lutte contre les maladies dues à la pauvreté (VIH/sida, tuberculose et paludisme) dans les pays en développement)12 prévoit dans le cadre de ce programme d’action, que la Communauté européenne accorde certes une aide financière mais fournit également un savoir-faire aux acteurs du développement, afin d’améliorer l’accès à la santé 8 Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 18 décembre 2000, 2000/C 364/01. 9 Médecins sans frontières, « campagne médicaments », 25 novembre 2002, www.msf.fr. 10 Résolution du conseil exécutif de l’OMS, Document EB 109.R17 , 18 janvier 2002. 11 13e liste des médicaments essentiels, avril 2003, http://www.who.int. 12 Règlement (CE) no 1568/2003 du 15 juillet 2003 relatif à l’aide en faveur de la lutte contre les maladies dues à la pauvreté (VIH/sida, tuberculose et paludisme) dans les pays en développement, JOCE L224/7, 6 septembre. 2003.
pour tous et de promouvoir une croissance économique équitable dans le dessein globale de réduire la pauvreté et, à terme, de l’éliminer. Parmi les actions proposées, un des dispositifs majeurs vise à rendre plus abordable le coût des médicaments essentiels, car le prix de ces médicaments représente l’un des principaux obstacles à l’accès aux traitements. La solution pour les pays en développement implique un recours aux médicaments génériques, qui coûtent moins chers que les médicaments de marque. Leur utilisation permettrait à plus de malades d’avoir accès aux médicaments dont ils ont besoin. 1.2. L’accès aux génériques : une avancée fondamentale En droit international, l’Accord ADPIC, entré en vigueur, dans le cadre de l’OMC, le 1er janvier 1995, représente le principal accord relatif à la protection de la propriété intellectuelle13. Il fixe des normes minimales de protection, qui devront être respectées au plus tard en 2006 pour les états les moins avancés. Il énonce que des brevets, d’une durée de 20 ans(à compter de la date de dépôt de la demande de brevet), peuvent être obtenus pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques sans discrimination, lorsque ces inventions satisfont aux critères fondamentaux de brevetabilité, à savoir, la nouveauté, l’activité inventive et l’applicabilité industrielle (art. 27-1). En outre, les Membres sont tenus de subordonner l’octroi d’un brevet à la divulgation suffisante de l’invention (art. 29). D’après cet accord, les médicaments sont considérés comme des marchandises ordinaires. Ainsi, en protégeant la production de médicaments par un droit de brevet, le fabricant jouit d’un monopole d’exploitation et fixe le prix en fonction des marchés ciblés. Mais bien souvent ce prix est trop élevé pour les pays en développement qui revendiquent un droit d’accès aux médicaments génériques. Toutefois, pour l’industrie pharmaceutique, autoriser les pays pauvres à produire leurs propres génériques ou en importer reviendrait à méconnaître leur droit de brevet et mettrait en péril la recherche et développement de nouveaux médicaments. Ils ont préféré offrir des médicaments, mais ces dons ne constituent nullement une solution à long terme, ou proposer de baisser le prix de leurs médicaments pour quelques pays d’Afrique. Les prix proposés restaient cependant trop élevés et ces offres n’étaient accompagnées d’aucun cadre légal. Face à cette situation, le gouvernement d’Afrique du Sud a décidé le 25 septembre 1997 de réagir en adoptant une loi donnant au ministre sud-africain de la santé le pouvoir de prendre des licences obligatoires dans l’intérêt de la santé publique afin de produire localement des médicaments génériques (le Medecines and Related Substances control Amendment). La réaction des firmes pharmaceutiques fut immé13
J.C. Galloux, Droit de la propriété industrielle, éd Dalloz, 2000, p. 55.
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diate puisque 39 multinationales pharmaceutiques intentèrent un procès à l’Afrique du Sud devant la Haute Cour de Pretoria en 1998. Le procès intenté par les laboratoires pharmaceutiques visait à faire déclarer inconstitutionnelle la loi de 1997 au motif qu’elle violerait le droit des brevets. Mais juridiquement, leur argument ne pouvait prospérer et la procédure judiciaire fut abandonnée en avril 200114 Cette « victoire » des pays en développement joue un rôle majeur dans le processus de l’accès aux médicaments essentiels puisque dès le 20 juin 200115, le Conseil des ADPIC examinait, pour la première fois, la relation entre la propriété intellectuelle et l’accès aux médicaments essentiels afin d’envisager l’interprétation et l’application des dispositions de l’Accord qui donnent aux Membres la possibilité de répondre à des préoccupations de santé publique. La quasi-totalité des orateurs ont précisé que la protection par des brevets était nécessaire pour encourager l’invention de nouveaux produits pharmaceutiques. Mais, tous ont admis que l’Accord sur les ADPIC ménageait aux gouvernements une certaine flexibilité qui leur permettait de s’occuper des questions de santé publique. Le débat a porté essentiellement sur les objectifs et principes généraux de l’Accord sur les ADPIC (articles 7 et 8) et sur la flexibilité ménagée par l’Accord dans certaines circonstances. Plusieurs pays en développement ont fait valoir qu’aux termes des articles 7 et 8, l’Accord sur les ADPIC devait être interprété comme donnant aux pays la marge de manœuvre nécessaire pour atteindre leurs objectifs de santé publique. Lors de la dernière conférence ministérielle de l’OMC, à Doha au Qatar, le 14 novembre 2001, les membres de cette organisation (dont plus de 80 pays en développement)16 ont adopté la déclaration de Doha. Ce texte énonce désormais clairement que « l’Accord sur les ADPIC n’empêche pas et ne devrait pas empêcher les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique ». Ils ont insisté sur la possibilité qu’avaient les membres de recourir aux flexibilités prévues dans l’accord ADPIC, y compris les licences obligatoires et les importations parallèles. Ils ont également convenu de proroger jusqu’en 2016 les exemptions accordées aux pays les moins avancés concernant la protection conférée par un brevet aux produits pharmaceutiques. Enfin, ils ont chargé le Conseil des ADPIC de mener des travaux afin de parvenir à ménager une flexibilité supplémentaire qui permettrait aux pays qui ne sont pas en mesure de fabriquer des produits pharmaceutiques sur leur territoire national de procéder à des importations de médicaments génériques, produit sous licence obligatoire, solution retenue le « Un procès exemplaire », Dorothée Benoit-Browaeys, Biofutur no 210, avril 2001, p 32. 15 OMC, Propriété intellectuelle, Débat du Conseil sur l’accès aux médicaments, 20 juin 2001.-http://www.wto.org/. 16 Ministerial declaration on the TRIPS agreement and Public Health Proposal from a group of developping countries. Document de l’OMC(IP/C/W312, WT/GC/W/450) présenté le 19 septembre 2001 au Conseil de l’ADPIC et rendu public le 4 octobre 2001.
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30 août 2003, à la veille de la 5e conférence de l’OMC de Cancun des 10–14 septembre 2003. Les propositions formulées, concernant le recours aux licences obligatoires et les importations, constituent des avancées significatives pour les pays en développement. Elles suscitent néanmoins un certain nombre de craintes de la part des États industrialisés et font dès lors l’objet d’un encadrement juridique strict.
2. L’encadrement strict de l’accès aux médicaments essentiels L’article 30 de l’Accord ADPIC laisse une certaine marge d’appréciation aux Membres de l’OMC en ce qui concerne la mise en œuvre de l’Accord. Il admet que dans certaines circonstances, il peut être nécessaire d’aménager les droits de brevet. Il prévoit donc des « exceptions aux droits conférés par un brevet » (appelées clauses de sauvegarde), à condition qu’elles soient limitées, justifiées, et qu ’elles ne causent pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, ni à ceux des tiers. Trois catégories d’exceptions aux droits conférés par un « brevet », sont autorisées par l’Accord ADPIC. La première concerne la disposition Bolar ou d’utilisation précoce. Elle permet aux fabricants de médicaments génériques d’utiliser l’invention brevetée pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché des autorités nationales, avant que la protection conférée par le brevet n’expire (et sans l’accord du titulaire du brevet). Cet accès permet d’accélérer la commercialisation de médicaments génériques, qui intervient dès que le brevet prend fin17. Les deux autres exceptions visent les licences obligatoires et les importations. 2.1. Licences obligatoires et droit de produire des médicaments génériques Une licence obligatoire est accordée lorsque les autorités publiques autorisent un tiers (sans monopole) à fabriquer un produit breveté ou à utiliser le procédé breveté, sans l’accord du détenteur du brevet et alors même que la durée de protection du brevet n’est pas écoulée. Cette modalité figure à l’article 31 de l’Accord ADPIC au titre des « autres utilisations sans autorisation du détenteur du droit »18. Toutefois, cette disposition ne mentionne pas expressément les raisons pour lesquelles des licences obligatoires peuvent être concédées. Cet article énonce simplement certaines garanties de forme qui doivent être respectées lorsqu’une telle licence est accor-
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Le rapport du groupe spécial a été adopté, à l’occasion du différent Canada-Protection conférée pour les produits pharmaceutiques, par l’Organe de règlement des différends de l’OMC, le 7 avril 2000. 18 Les licences obligatoires ne concernent qu’un aspect des « autres utilisations » qui visent également l’utilisation par les pouvoirs publics pour leurs propres besoins.
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dée. Il faut ainsi qu’une licence volontaire ait été demandée (art. 31-b) avant qu’une licence obligatoire ne soit délivrée et que le détenteur du droit reçoive une rémunération adéquate (art. 31-h). Toutefois, cet article dispose qu il peut être dérogé à l’exigence de chercher d’abord à obtenir une licence volontaire dans les cas suivants: « dans des situations d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence » (ou encore lorsque l’objet du brevet est requis pour une utilisation publique à des fins non commerciale). Ainsi, la Déclaration de Doha énonce que « chaque Membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ». Craignant autrefois la pression des États industrialisés et de l’industrie pharmaceutique, les pays en développement n’avaient pas osé recourir aux licences obligatoires et la tentative du gouvernement d’Afrique du Sud avait rapidement fait l’objet d’une plainte, alors que ce gouvernement ne faisait qu’invoquer en toute légalité une disposition de l’accord ADPIC. La déclaration de Doha énonce désormais que « chaque Membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées ». 2.2. L’importation de médicaments génériques produit sous-licence obligatoire La seconde exception prévue dans l’accord ADPIC est relative aux importations parallèles. Les importations parallèles permettent à un pays de s’approvisionner sur le marché mondial, afin de trouver le médicament au prix le plus avantageux, et cela sans la permission du titulaire du brevet. Il s’agit d’une alternative intéressante pour les pays en développement lorsqu’un même produit est vendu à des prix différents sur divers marchés. Ce système est implicitement autorisé à l’article 6 de l’Accord ADPIC puisque cette disposition prévoit que les pratiques des Membres de l’OMC en ce qui concerne l’épuisement des droits de propriété intellectuelle ne peuvent pas être contestées dans le cadre du système de règlement des différents de l’OMC, à moins qu’elles n’établissent des discriminations fondées sur la nationalité des détenteurs des droits. Cette disposition ne pose donc pas difficulté ici, contrairement au point litigieux concernant les importations dans le cadre des licences obligatoires. En effet, l’article 31 f) de l’Accord ADPIC requiert que les marchandises fabriquées au titre d’une licence obligatoire soient « principalement pour l’approvisionnement du marché intérieur du membre qui a autorisé cette utilisation ». Cette disposition s’applique directement aux pays qui peu-
vent fabriquer des médicaments en limitant le volume qu’ils sont en droit d’exporter lorsque le médicament est produit dans le cadre d’une licence obligatoire afin de limiter les risques de détournements. Toutefois, cet article a également une incidence indirecte sur les pays les moins avancés qui ne sont pas en mesure de fabriquer des médicaments et veulent importer des produits génériques. La déclaration de Doha ne donnait aucune précision juridique sur ce point. Il apparaissait toutefois essentiel que le Conseil des ADPIC organise une flexibilité additionnelle afin de permettre aux pays qui ne sont pas en mesure de fabriquer des produits pharmaceutiques sur leur territoire d’importer des médicaments brevetés produits dans le cadre de licences obligatoires. C’est l’accord du 30 août 2003 du Conseil général de l’OMC, intervenu à la veille de la 5e conférence de l’OMC des 10–14 septembre 2003 à Cancun, qui crée une dérogation provisoire à l’article 31 f) de l’accord ADPIC. Il permet aux fabricants de produits pharmaceutiques, produits sous licences obligatoires, de les exporter vers des « membres importateurs admissibles ». Tous les membres de l’OMC sont admis à effectuer des importations en vertu de cette décision mais 23 États développés ont décidé d’y renoncer et certains pays émergents ou pays en développement ont précisé qu’ils ne l’utiliseraient qu’en cas de situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence. En outre, la mise en œuvre de cette dérogation est strictement encadrée. Ces conditions visent à permettrent aux pays bénéficiaires d’importer des produits génériques sans que cela porte atteinte aux systèmes de brevet des pays développés, en évitant notamment que les médicaments ne soient détournés vers de mauvais marchés. Le membre importateur admissible doit présenter au Conseil des ADPIC une notification (art. 2 a)) spécifiant les noms et les quantités attendues des produits pharmaceutiques nécessaires ; confirmant l’insuffisance ou l’inexistence de sa capacité de production, ainsi que son engagement de recourir à une licence obligatoire conformément à l’article 31 de l’accord ADPIC. Parallèlement, la licence obligatoire délivrée par le membre exportateur devra respecter les conditions suivantes (article 2 b)). Seul le volume nécessaire pour répondre aux besoins du membre importateur admissible pourra être fabriqué dans le cadre de la licence et la totalité de cette production sera exportée vers le membre qui a notifié ses besoins au Conseil des ADPIC. Les produits fabriqués dans le cadre de la licence seront clairement identifiés au moyen d’un étiquetage ou d’un marquage spécifique. Les fournisseurs devront distinguer ces produits au moyen d’un emballage et/ou d’une coloration– mise en forme spéciale des produits eux-mêmes, à condition que cette distinction soit matériellement possible et n’ait pas une incidence importante sur le prix. Enfin, le membre exportateur doit notifier au Conseil des ADPIC l’octroi de la licence en mentionnant le nom et l’adresse du titulaire de la licence, les produits pour lesquels la licence a été accordée, les quantités pour lesquelles elle a
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été accordée, les pays auxquels les produits doivent être fournis et la durée de la licence (article 2 c)). Ces mesures devraient permettre aux États développés de se prémunir contre les risques de détournements en évitant la réexportation vers d’autres États des produits importés par les pays les moins avancés pour répondre à leurs besoins sanitaires. Mais l’Union européenne a d’ores et déjà préféré renforcer son dispositif de défense en adoptant un règlement19 et une proposition de règlement20 dont les objectifs sont d’éviter la réimportation sur le territoire de la Communauté de produits fabriqués et vendus à l’exportation en vertu d’une licence obligatoire. Les fabricants de produits faisant l’objet de prix différenciés doivent adopter pour ces produits une présentation différente de manière à les rendre facilement reconnaissables. En outre, la destination finale des produits en question devra être l’un des pays figurant sur une liste (mentionnée à l’annexe II du règlement) et les produits devront être destinés au traitement des maladies mentionnées dans la liste (VIH/sida, paludisme, tuberculose et maladies opportunistes associées). 19
Règlement (CE) no 953/2003 du Conseil du 26 mai 2003 visant à éviter le détournement vers des pays de l’Union européenne de certains médicaments essentiels, JOCE L 135/5 du 3.6.2003. 20 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant l’octroi de licences obligatoires pour des brevets visant la fabrication de produits pharmaceutiques destinés à l’exportation vers des pays connaissant des problèmes de santé publique, COM(2004)737.
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3. Conclusion La Déclaration de Doha et l’accord du 30 août 2003 ont réaffirmé que l’accord sur les ADPIC ne saurait empêcher les membres de l’OMC de prendre des mesures pour protéger la santé publique, en particulier de promouvoir l’accès de tous aux médicaments essentiels, en permettant aux pays en développement d’utiliser les dispositions de l’accord. Il reste à vérifier désormais que les États industrialisés continuent sur cette voie d’une interprétation favorable à un tel accès. La situation actuelle est moralement inacceptable et les réponses à apporter sont complexes car résultant d’une multitude de facteurs : renforcement des structures locales et des systèmes de santé et volonté politique des États de faire de la santé une priorité. Il reste encore beaucoup à faire pour réduire la pauvreté et améliorer l’accès aux médicaments. Les prochains enjeux fondamentaux concernent tant la lutte contre la contrefaçon, que la poursuite de la recherche pour les pathologies tropicales. L’amélioration de la santé publique des pays en développement constitue un défi éthique majeur car « les progrès thérapeutiques sont sources d’enrichissement dans les pays industrialisés. On ne peut accepter que cet enrichissement repose en partie sur un déni d’accès aux traitements pour une grande partie de l’Humanité21 ». 21 B. Pécoul et P. Chirac, « Accès aux médicaments essentiels : une bataille perdue ? », adsp, no 30, mars 2000.