Cancer du sein : du mythe à la réalité

Cancer du sein : du mythe à la réalité

Imagerie de la Femme (2019) 29, 137—142 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com MISE AU POINT Cancer du sein : du mythe à la r...

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Imagerie de la Femme (2019) 29, 137—142

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

MISE AU POINT

Cancer du sein : du mythe à la réalité Breast cancer: from myth to reality Natacha Espié 132, rue de Longchamp, 75116 Paris, France Disponible sur Internet le 30 septembre 2019

MOTS CLÉS Cancer ; Mythe ; Malédiction ; Châtiment ; Mort ; Prévention ; Prédiction ; Mécanismes de défense

KEYWORDS Cancer; Myth; Curse; Retribution; Death; Prevention;

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Résumé Associer cancer et mythe, récit imaginaire antique et réalité bien présente, vécue et subie comme la peste des temps modernes, peut paraître paradoxal, et pourtant des liens existent entre un hier de légende souvent tragique et un aujourd’hui d’angoisse, de douleur et parfois de mort devant cette bête que, il n’y a pas si longtemps encore, l’on n’osait pas nommer de peur de la provoquer. Comme le mythe, le cancer échappe à la compréhension et au rationnel. Il peut faire resurgir tout un pan du passé de chaque patient1 et déclencher des sentiments de culpabilité, le cancer étant alors interprété comme un châtiment. Quant aux médecins, ils n’échappent pas non plus aux coups que cette malédiction peut porter à leur toute-puissance scientifique et conduire leurs patients à perdre confiance en eux. Plutôt que de succomber à la tentation du mythe du héros—sauveur, il leur faut apprendre à écouter la détresse psychologique de leurs patients, parfois leurs fantasmes, afin de comprendre la signification de la mythification du cancer. e par Elsevier Masson SAS. © 2019 Publi´

Summary It may sound paradoxical to associate cancer with myth, an imaginary story of ancient times with an evident reality actually suffered as the plague of modern times, and yet there exist links between an often tragic legendary yesterday and a present-day racked with anguish, pain and sometimes death in the face of that beast which, not long ago, still remained nameless for fear of provoking it. Like myth, cancer is beyond the comprehensible and the rational. It can resurface a whole chapter of each patient’s life and trigger feelings of guilt, cancer being felt as retribution. As for doctors, they can’t either evade the blows that this

Adresse e-mail : [email protected] Patients : lorsque ce terme est utilisé, il l’est évidemment dans son sens générique : patientes et patients.

https://doi.org/10.1016/j.femme.2019.08.001 1776-9817/© 2019 Publi´ e par Elsevier Masson SAS.

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Prediction; Defense mechanisms

N. Espié curse can strike at their scientific all-powerfulness and lead their patients to lose confidence in them. Rather than give in to the temptation of the myth of the hero—savior, they do need to learn how to listen to their patients’ psychological distress, at times their fantasies, in order to make sense of their cancer mythification. © 2019 Published by Elsevier Masson SAS.

Introduction Ainsi formulé, ce sujet pourrait annoncer une dissertation philosophique, mais, pour tous les soignants aux prises avec le cancer du sein, et tout particulièrement pour les médecins, il suscite une salve de remarques et d’interrogations. Pourquoi ces questions et surtout quelles réponses en attendez-vous, le corollaire étant quelles matières à réflexion le psychologue peut-il proposer ou, plus exactement, quels éléments de réponse à ces questions est-il en mesure d’apporter ? Vous pourriez peut-être y chercher une aide relative à la relation aux patients quand ceux-ci envahissent la consultation de leurs affects parfois bruyants, quand ils vous surprennent, vous inquiètent, voire vous exaspèrent, en un mot quand ils échappent à la voie du rationnel. Sylvie accueillera le diagnostic de son cancer avec le sourire, Pauline vous téléphonera à chaque chimiothérapie pour vous prendre à témoin de la difficulté de ses cures. Évelyne, elle, ne reviendra jamais après la fin de ses traitements alors que vous l’aviez appelée régulièrement pour prendre de ses nouvelles. Ces comportements marquent un pas de côté par rapport à ce que nous avons coutume de nommer rationalité, ce qui est une caractéristique du mythe, mot à multiples sens, mais ont tous un point commun : ils sont une transformation, voire une négation de la réalité, second terme de notre sujet. Nous y reviendrons plus précisément. Peut-être pourrions-nous trouver dans cette association cancer et mythe quelques explications qui permettent de comprendre les réactions que nous venons d’évoquer, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Parce que comprendre constitue certainement une aide dans cet exercice de funambulisme qu’est la pratique médicale, et ce d’autant plus que le cancer vient y apposer son sceau. Comprendre que la réalité psychique de la patiente ne correspond pas toujours à la réalité matérielle, objective et scientifique, et qu’il vous faudra en tenir compte. Cet article propose alors une déambulation parmi les mythes du cancer qu’il est tentant d’écrire au pluriel.

Définition du mythe Il convient d’abord de définir ce terme de mythe. Dans le Grand Larousse encyclopédique, le mythe est défini comme « un récit des temps fabuleux et héroïques » [1]. Il est ensuite précisé que « le mythe est la première tentative d’explication des phénomènes naturels et sociaux » [1] J’ajouterai que c’est un récit anonyme transmis oralement, parfois retranscrit, racontant les origines du monde, des humains, des espèces animales, de la mort, « considérée

comme un fléau qui ne peut résulter que d’un châtiment » [1], ce qui légitimerait le lien qui pourrait s’instaurer avec le cancer. Dans L’Interprétation des rêves, Freud précisait que « le mythe n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. Le mythe expose le discours de l’inconscient » [2].

Notions de mythe et de cancer Et si l’on conjugue la notion de mythes au pluriel, plusieurs apparaissent : mythe social, bien sûr, mais également mythes plus personnels qui contaminent autant les médecins que les patients. Mythe social parce que, dans l’imaginaire populaire, cette maladie apparaît associée à la fois à l’idée de mort, de dégradation corporelle et de souffrance induite par les traitements. Le cancer nous met face à notre impuissance à l’éradiquer malgré les progrès de la médecine, et est représenté comme une prolifération anarchique de cellules échappant à tout contrôle, la mort étant à l’œuvre, telle une Hydre de Lerne aux têtes multiples, mais sans Hercule pour la terrasser définitivement. C’est ce que Bénédicte a ressenti lors du diagnostic de son cancer du sein, des métastases venant encore alourdir cette annonce. Elle était dans l’incapacité de penser, de parler ; elle ne pouvait que pleurer et crier, ne trouvant plus les mots pour faire comprendre ce qu’elle éprouvait. Elle pourra dire ensuite qu’elle avait l’impression d‘être dévorée par un diable et de n’avoir personne pour la sauver. Freud nous le dit : « Le symptôme fourni par la réalité devient immédiatement le représentant de toutes les fantaisies inconscientes qui épiaient la première occasion de se manifester » [3]. On peut évoquer également l’histoire très ancienne de ces fléaux mythiques menac ¸ant l’humanité. Rappelez-vous Œdipe roi, rappelez-vous, comme nous la décrit Franc ¸ois Warin, la peste ravageant la cité thébaine puis, en 1720, la peste encore, qui emporte la moitié de la population de Marseille, la peste, « incarnation du mal et du destin » [4]. Voici ce que reprend Patrick Ben Soussan dans la Peste de Camus après le sermon du père Paneloux : « Simplement le prêche rendit plus sensible à certains l’idée, vague jusquelà, qu’ils étaient condamnés pour un crime inconnu à un emprisonnement inimaginable » [5]. Aujourd’hui, le cancer remplace la peste, monstre rampant susceptible de s’attaquer à toutes et à tous. Il existe des pays où l’on évite de nommer ce fléau pour ne pas le provoquer. Notre société élabore quantité de théories qui doivent souvent beaucoup plus à la croyance et à la pensée magique qu’à la réalité.

Cancer du sein : du mythe à la réalité Détourner le cours du destin, bien des héros tragiques s’y sont essayés sans succès. Œdipe, figure emblématique s’il en est, pourrait en témoigner. Freud déjà nous le disait : ce qu’il y a de commun entre le vécu du patient et le savoir du médecin : connaissance, mais aussi croyance. Comme tout mythe, le cancer est bien évidemment obscur et on ne peut pas le comprendre, encore moins le maîtriser, ce qui est terrorisant pour les patientes, mais aussi pour le commun des mortels et qui est également insupportable pour les médecins, car cela met à mal un certain sentiment de toute-puissance et les confronte à leur propre inquiétude face à cette maladie. Ce sentiment, Freud, dans Considérations actuelles sur la guerre et la mort, le traduit ainsi : « Personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de sa propre immortalité. Nous nous comportons comme si nous étions immortels et nous ne tenons pas à ce que l’on vienne nous rappeler le contraire » [6]. Chaque sujet, chaque époque, chaque société essaie, sinon de trouver, au moins d’apporter un antidote à la maladie, à la mort, tel Œdipe, tentant ainsi de prévenir toute menace. Mais chacun sait qu’entre prévention et prédiction, la confusion est aisée, le rapprochement facile. C’est ainsi qu’il existe de nombreux mythes entourant le cancer et sa supposée prévention. Il serait tellement séduisant de se prémunir à tout jamais contre ce fléau qu’est le cancer, de triompher de l’hydre. Pour cela, nous sommes prêts à réformer nos conduites, à nous soumettre à des injonctions diverses et variées, émanation de préoccupations médicales, de craintes psychologiques, de critères moraux et culturels, véritable tourbillon d’admonestations et de diktats qui, dans l’imaginaire collectif, viseraient à maintenir la bête à distance. Au hasard d’un congrès, j’échange quelques idées avec Élizabeth, cancérologue convaincue, qui m’explique qu’au fond prévenir le cancer du sein est assez simple. Il conviendrait d’arrêter le tabac, l’alcool, l’exposition au soleil à certaines heures. Il suffirait également de se nourrir de fruits et de légumes, de limiter au maximum la consommation de viande et de laitages et de procéder à des vaccinations et des dépistages réguliers. Pourquoi pas, me direz-vous, c’est dans l’air du temps. J’y vois cependant deux écueils. Le premier, si par malheur, le cancer surgit, que ressentent ces femmes qui, toute leur vie, se surveillent, se régulent ? Colère, incompréhension, impression d’avoir été flouées, d’être trahies par leur corps qu’elles maîtrisaient de leur mieux, mais aussi d’être abusées par cette société qui leur avait promis, qui leur avait vendu que l’on pouvait prévenir cette maladie, que l’on pouvait se protéger contre cette malédiction. C’est ce que dit Valérie : « Mais ce n’est pas juste, je fais tout bien, je me surveille, je n’ai jamais grossi, je ne bois pas d’alcool, tout est bio à la maison, je ne comprends pas, je ne devrais pas être concernée. » Le second écueil a trait à la culpabilité, le trouble somatique formant un creuset idéal pour cela. Cette maladie évoquée plus haut en tant que punition divine frappant l’être qui a commis un péché se retrouve aussi bien dans diverses mythologies que dans les religions monothéistes. Et cette punition qui s’incarne dans la survenue d’une affection somatique serait évidemment l’expression d’un châtiment légitimé par une faute, par une transgression, sentiment amplifié par la localisation de ce cancer, le sein. Ainsi, ce

139 sont conjointement les déesses de la féminité, de la sexualité et de la maternité qui sont attaquées : Aphrodite et Déméter unies dans un même combat. Mais qu’ont-elles fait pour mériter cela, quel autre dieu auraient-elles pu outrager ? Comment alors ne pas se sentir coupable ? La culpabilité, Élise connaît cela très bien. Alors, lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer du sein, elle n’a pas été étonnée. « Au fond, c’est ma faute, je travaillais trop, je stressais trop, je ne peux m’en prendre qu’à moimême ». Car c’est une idée assez répandue, le cancer, ¸ ca se mérite. Après tout « on ne l’a pas volé ». Ainsi peut-on lire ou entend-on, au gré d’allégations fantaisistes, que « le cancer, ¸ ca se fabrique et que l’on ne s’est pas assez protégé. » D’où ces pseudo rationalisations à visée ou non hygiénistes : consommer framboises et curcuma et se défier de toute forme de stress. La méthode est connue et maîtrisée : je projette en l’autre ce qui me fait peur. « Si tu as un cancer, tu as sûrement fait, ou pas, quelque chose. » Et les patientes, dans un mouvement d’identification à l’agresseur, adhèrent bien souvent à ce mythe. « J’aurais dû, j’aurais pu. . . ». Les médecins n’échappent d’ailleurs pas à ces croyances ni à cette culpabilité. Caroline, gynécologue, évoque le cas d’une de ses patientes à qui on vient de découvrir un cancer du sein. « J’aurais peut-être pu lui conseiller plus vivement de faire un enfant plus tôt. Cela l’aurait peut-être protégée ». Peut-être, peut-être pas. Un autre mythe a trait aux combats homériques recommandés aux patientes par les proches, par la société, voire par les médecins. Marielle arrive bille en tête à sa séance à la fin de sa chimiothérapie. « Alors là, pas question de rechute. J’ai vu qu’il y avait des choses à faire pour que ¸ ca ne revienne pas, et moi je veux tout faire. » Et elle évoque toute une série de mesures drastiques destinées à maîtriser un processus qui pourrait lui échapper, mais surtout des mesures visant à réduire plaisir et désir, au fond, sa liberté de vie. Alors, elle va diminuer son alimentation, fera du sport, ne portera plus de jolis soutien-gorge à armature, et viendra à ses séances pour évacuer le stress, « parce que, me dit-elle, vous faites partie de mon plan de bataille ». Qu’est-ce qu’elle nous dit, Marielle ? Elle va vivre sa croyance que les forces de l’esprit soumettraient le corps, reprenant ce qu’on entend de nos jours, à savoir qu’il faut un psychisme de vainqueur et que les angoissés et les déprimés ne guériraient pas, le cancer du corps venant ainsi faire miroir au cancer de l’âme, comme nous le dirait Dominique Gros [7]. Or, la réalité nous démontre que l’on peut guérir en étant déprimé et mourir après la fin d’une analyse. Prenons garde à ces mythes du cancer véhiculés par notre société prompte à échafauder des théories visant à combler les incertitudes scientifiques et surtout à juguler l’angoisse immense incarnée par le cancer. Claude Lévi-Srauss voyait dans le mythe une œuvre sans auteur dont le message « ne vient à proprement parler de nulle part » [8] et nous savons que jusqu’au Ve siècle de notre ère, le terme de mythe était synonyme de parole et que Pindare et Hérodote désignaient à ce propos « une parole d’illusion, une rumeur, le discours des autres, irrationnel, barbare, voire scandaleux ». Voilà un aperc ¸u non exhaustif de l’association des notions de mythe et de cancer dans la société. Voyons maintenant dans un mouvement de zoom ce qu’il en est pour le sujet, qu’il s’agisse du patient ou du médecin.

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Point de vue du patient Freud avait coutume de dire que nous sommes à notre insu les dépositaires de mythes des origines, thème que nous revisitons fréquemment. D’ailleurs la psychanalyse est née quasiment d’un mythe, celui d’Œdipe et de sa double faute : meurtre du père et inceste avec la mère. Tout au long de son œuvre, Freud se référera aux personnages mythologiques, aux mythes : Narcisse, Éros et Thanatos figures prégnantes concernant le cancer. Otto Rank, autre psychanalyste, établira un parallèle entre le mythe et ce que Freud appelle « le roman familial des névrosés », ce que reprendra la regrettée Nicole Alby avec l’idée de roman du cancer pour les patients. Parce que l’annonce d’un cancer n’est pas seulement une transmission d’information ; elle a évidemment des effets psychiques chez les patients, l’élaboration de théories venant s’y greffer. Le message médical est certes délivré, mais qu’est-ce qui sera véritablement entendu et retenu, l’information rec ¸ue pouvant alimenter un sentiment de panique ? C’est ce que Sophie raconte. « Déjà un cancer, c’était monstrueux, mais entendre ce plan de bataille envisagé par les médecins, c’était trop violent, je ne l’ai pas supporté. » Chaque personne comprendra le diagnostic à l’aune de ses expériences, en fonction de son histoire personnelle. Les convictions intimes et les angoisses pourront alors l’emporter sur ce savoir objectif délivré par le corps médical. C’est dans ce contexte que certaines patientes vont élaborer des théories, des mythes relatifs à leur cancer, ainsi que nous le confie Boris Cyrulnik : « Nous réagissons bien plus au sens que nous donnons aux choses qu’aux molécules qui regonflent notre cerveau » [9]. C’est ce que me raconte Isabelle : « J’ai toujours eu conscience d’héberger un monstre en moi ; ado, j’ai pris de la drogue pour lui échapper. Aujourd’hui, j’ai un cancer, mais je sais que c’est toujours lui. Je lui ai donné un visage, un nom : Marc Dutroux, vous savez, le tueur en série belge. Les traitements sont finis, mais je sais qu’il est toujours là, quelque part, je sais qu’il attend son heure ». Cela conduit à une double interrogation concernant ces mythes personnels : ont-ils une fonction pour les patients et qu’en faire ? Le mythe, ou ce roman du cancer, nous pourrions dire qu’il s’agit d’une fantaisie non pas consciente sur l’origine de la vie, mais sur le « Je ». Les « psys » diraient une « autohistorisation ». En fait, c’est une réponse à cet effroi que provoque le cancer, ce cancer qui n’est pas vraiment représentable et qui se retrouvera ainsi personnifié. Alors oui, ces mythes personnels ont une fonction pour les patientes, qui vivent leur maladie comme une atteinte non seulement à leur sentiment d’immortalité, mais aussi à l’intégrité de leur corps. Freud dirait que « Le moi n’est plus maître en sa propre maison » [10]. Mythifier le cancer, c’est reprendre une forme de contrôle. Quel sens aura cette maladie pour « Je » ? C’est à cette question que répondent ces mythes personnels parce que « Je » ne peut complètement comprendre ce qui se passe en lui, et ce malgré les explications du corps médical. Mathilde a, dit-elle, toujours su, toujours senti. Elle savait qu’une menace planait, mais était incapable d’y mettre un nom. Aujourd’hui, cette menace est identifiée : un carcinome dans le sein gauche et, dit-elle, « c’est bizarre,

N. Espié je me sens comme soulagée ». Patrick Ben Soussan dirait que « Je raconte des histoires et m’en raconte » [5]. Ces mythes, leur fonction est certainement de donner un sens à ce qui en semble dépourvu : la maladie, la mort. Mais c’est un sens qui n’appartient qu’à la patiente et qui revêt le caractère d’un mécanisme de défense qui, lui aussi, a une fonction : protéger la patiente et lui permettre de traverser ce moment et de ne pas s’effondrer. Ces défenses sont nécessaires, comme le sont d’autres processus psychiques : déni, hyperactivité, paralysie physique et psychique. Seconde interrogation : que faire de cette fonction des mythes ? Réponse abrupte : certainement les respecter. Parce que je me défie des rationalisations apparentes de certains mythes sociétaux qui ne vont servir qu’à renforcer les mécanismes de culpabilité des patientes. Les mythes personnels sont, au risque de me répéter, d’un autre ordre. Ils sont nécessaires parce qu’ils permettent de supporter la maladie. Alors que faire de ces « mythes—mécanismes de défense » ? Pour la psychologue, il s’agira d’accueillir ce que la patiente pourra verbaliser et de travailler avec ce matériau, même s’il s’agit de constructions irrationnelles, sans chercher à la convaincre ni à substituer ses convictions de psy aux siennes. Il n’est évidemment pas question de prendre ses explications au premier degré, mais plutôt de continuer à interroger avec ce qui pourrait surgir derrière ce récit.

Point de vue du médecin Pour les médecins, c’est certainement plus compliqué. Comment accepter de se confronter à des théories qui paraissent parfois délirantes ? La réponse la plus évidente serait de s’opposer frontalement et pour le bien de la patiente, pense-t-on, en tentant de lui démontrer le bien-fondé du discours médical. Mais la patiente a bien peu de chances d’entendre ces paroles. Peut-être vaudrait-il mieux, même si cela est difficile, que le médecin accepte de suspendre sa réponse, ce qui ne veut pas dire abonder dans le sens de la patiente, mais répondre de fac ¸on mesurée. Et si rien n’est compris, pouvoir entendre la souffrance et la peur tapies derrière ces mythes. Nous touchons là à tout l’art médical qui est d’être capable d’apprécier le psychisme et les capacités d’écoute et d’adaptation des patientes. C’est savoir que certaines choses ne peuvent être entendues qu’à des moments particuliers du parcours de soins. Si l’on associe mythes et cancer, la transmission génétique vient prendre une place dans ces romans du cancer. Pierre Fédida souligne que « ce qui touche à l’hérédité et à la procréation définit une zone interhumaine violemment fragile où se cristallisent les angoisses les plus archaïques et qui donne la parole aux croyances les plus énigmatiques » [11]. Dans la mythologie grecque, les Atrides étaient une famille maudite des dieux, ce qui est un peu le sentiment de Blanche. « Ma mère est morte, ma sœur est en train de mourir, moi, on vient de me diagnostiquer la mutation, alors comment voulez-vous que j’aie de l’espoir, que j’aie des projets, que je fasse un enfant, notre famille est maudite ». C’est un lieu commun de dire que le cancer traverse ces familles comme un véritable fléau. Là aussi, les informations médicales les plus précises seront parasitées par les ressentis angoissés des patientes et leurs convictions oscilleront entre ces visions de familles irrémédiablement condamnées,

Cancer du sein : du mythe à la réalité d’où tout espoir serait banni, et d’autres qui éprouveront un sentiment de soulagement. En effet, pour ces dernières, plus besoin de chercher une cause, elle est toute trouvée : « Ce n’est pas moi, c’est la famille ». Autre argument : « Je n’ai pas de responsabilités, ce sont les gènes ». La mutation génétique est un terreau prolifique pour la constitution de mythes. Tout s’y mêle : la mort en embuscade, la famille, des héroïnes tragiques, des récits qui, parfois, saisissent les médecins. C’est Dominique, gynécologue, qui me rapporte son effroi face à une famille. « J’ai soigné la grand-mère qui a eu un cancer du sein, puis un cancer de l’ovaire. Elle va bien. J’ai vu mourir sa fille après un cancer du sein, puis un cancer de l’ovaire. Elle avait deux filles, et maintenant l’aînée, qui a vingt ans, voudrait des opérations prophylactiques d’urgence. Je voudrais pouvoir changer l’histoire, la récrire. » Vous le voyez, la mythification, le recours au roman du cancer, cela touche également les médecins. Certains vont mythifier le cancer lui-même. J’ai été frappée, à ce propos, des paroles de Laurent Schwartz rapportées par le sociologue Philippe Bataille : « Il faut comprendre que la cellule cancéreuse est la seule chose qui soit vivante et immortelle. En soi, c’est fascinant ». Il ajoute un peu plus loin : « À part les bactéries, rien n’a une telle éternité au niveau d’une cellule humaine. En outre, quelque part, il s’agit d’une éternité intelligente. Comprenez que nous sommes obligés de faire preuve d’une certaine humilité face à cela. Je comprends que c’est dur à entendre, mais c’est beau à la fois. C’est un animal ou une bête, appelez ¸ ca comme vous voulez, mais c’est immortel et intelligent dès lors que ¸ ca emprunte des routes et que ¸ ca utilise des ruses pour se défendre [12] ». Parce qu’il arrive que face à l’angoisse de la maladie, à celle des patients, la tentation soit grande de croire en la science toute-puissante, de se retrancher derrière le savoir médical, rempart ultime. Paul, cancérologue, le reconnaît. « Moi, ce que j’aime, c’est le cancer, ce sont les recherches, et pas les consultations. Je me sens envahi. » Je reprendrai volontiers les mots de Patrick Ben Soussan pour lui répondre : « Il n’existe pas de maladies, il n’existe que des malades [13] ». Traiter avec la mort est difficile et angoissant, les médecins ne font pas exception à la règle. C’est aussi leur propre mort qu’ils côtoient à travers celle de leurs patients. C’est pourquoi il est également important, voire nécessaire, pour eux, médecins, de prendre conscience des mécanismes de défense auxquels leurs patients peuvent avoir recours pour éviter des réactions émotionnelles. Alors pourquoi ne pas recourir au mythe du héros, tant il est difficile d’incarner le méchant ? Si cancer il y a, le cancérologue, voire le gynécologue, sont probablement les médecins qui ont le plus de mauvaises nouvelles à annoncer, étant parfois même pour le patient ceux qui créent la maladie jusque-là insoupc ¸onnée en la diagnostiquant et la nommant. Le médecin en devient alors responsable aux yeux du patient, position parfois difficilement tenable. N’oublions pas que, dans l’Antiquité, on exécutait les porteurs de mauvaises nouvelles. Il pourrait être bien tentant de jouer le rôle du sauveur en minimisant et rassurant à tout prix. « Je vais vous guérir. » Voilà qui calme, surtout celui ou celle qui prononce cette phrase. Mais c’est une position dangereuse, car si récidive il y a, comment alors faire confiance au corps médical ? Michael Balint, qui a beaucoup aidé les médecins à comprendre leurs réactions conscientes ou inconscientes, parlait de leur « fonction apostolique » et de leur conviction

141 de devoir à tout prix faire du bien aux patients et il expliquait comment les rechutes pouvaient être vécues comme une manifestation d’impuissance, voire d’échec. Or, un héros n’échoue jamais. Julie se souvient de son cancérologue à qui elle demandait fréquemment après sa rechute : « Qu’est-ce qui va se passer ? », et il lui répondait : « Mais, tout va bien, il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Je guéris toujours les patientes ». Mentir, les médecins le font également pour se protéger, pour séduire, pour convaincre. Et lorsque le mensonge a bien pris, la découverte de la maladie, de la rechute laisse la patiente sidérée, et là il n’y aura plus de demande, mais souvent une fuite. Quand Julie a compris la gravité de la situation, elle a changé d’équipe soignante. Parfois, le mythe sera celui du héros déchu, déboulonné, sacrifié par le patient sur l’autel de son angoisse. C’est ce qui peut se produire lorsque, à la suite d’un dépistage, les patientes s’entendent diagnostiquer un cancer du sein. « Mais je ne comprends pas, je pensais que ma gynécologue me protégeait. » D’héroïne, sa gynécologue va alors descendre de son piédestal. Médecins et patients ne parlent pas toujours le même langage. Pour le médecin, dépistage signifie la possibilité de trouver un cancer et de l’espérer le plus petit possible. Mais pour les patients, la notion de dépistage est souvent associée à celle de prévention. Ajoutez cette croyance en la toute-puissance médicale et son pouvoir de protection et le cocktail peut se révéler explosif. Cette mythification du médecin est bien présente avec l’idée que, par son seul statut, il étend un protectorat sur tous : patients et famille. J’ai le souvenir d’interrogations adressées à la femme d’un cancérologue qui avait un cancer du sein. « Mais comment, c’est impossible avec ton mari. » C’est ainsi que Rébecca n’est plus jamais revenue voir sa gynécologue. Elle lui en voulait à la suite de la découverte de son cancer, estimant qu’elle ne l’avait pas protégée. Agnès, quant à elle, a perdu confiance lors de sa récidive, ayant le sentiment que l’équipe médicale avait failli dans sa vigilance qu’elle, Agnès, supposait magique et toute-puissante. Parfois, l’angoisse est telle face à ce cancer que la souffrance emprunte la voie de l’agressivité, en quelque sorte réponse à l’agression de la maladie, et cette agressivité peut prendre la forme de plaintes répétées envahissant la consultation, débordant le médecin. Il peut également s’agir de reproches directs, voire d’insultes. Ce surgissement de sentiments violents peut se révéler extrêmement difficile à supporter pour les soignants, et il faudra parfois accepter que la patiente s’en aille, le suivi n’étant plus possible. Pour maintenir la relation thérapeutique, d’autres solutions pourront passer par le recours à un tiers : psy pour les patientes, mais peut-être aussi l’équipe médicale. Ce peut être également le recours à une infirmière ou tout autre interlocuteur médical. Peu importe, l’essentiel est que la patiente comme le médecin, puissent s’interroger sur ce qui leur arrive. La relation peut aussi s’apaiser d’elle-même, sans doute en raison des facultés d’élaboration de la patiente, mais aussi de la capacité du soignant à supporter la difficulté du rapport à l’autre. Isabelle l’a dit à son médecin longtemps après leur première rencontre. « Je sais bien que je vous ai agressé lors de la première consultation, je vous ai détesté de me dire ¸ ca, ce cancer, je vous ai imaginé rentrant chez vous le soir après m’avoir balancé cette horreur. Mais vous avez tenu le coup et maintenant je vous fais confiance. »

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Conclusion Quelques mots brefs de conclusion. Le cancer est effrayant. Ses représentations tiennent plus du mythe angoissant que de la réalité, et l’intensité des réactions engendrées par cette maladie n’est ainsi pas toujours en rapport avec le rationnel. Alors parfois imaginer, romancer ce cancer permet d’apprivoiser la douleur. Recourir au mythe peut aider à supporter la réalité. Il vous appartiendra, à vous soignants, non pas de croire à ces récits ou d’y adhérer, mais de les accueillir, témoignant ainsi de votre écoute et de la compréhension de la souffrance que ces patients vivent. Et puisqu’il s’agit de mythes, simplement les mots d’Albert Camus pour terminer : « Puisque l’ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu’on ne croie pas en lui et qu’on lutte de toutes ses forces contre la mort sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait [14] ».

Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références [1] Anon. Grand Larousse encyclopédique. Paris : Librairie Larousse ; n.d. P. 633.

N. Espié [2] Freud S. L’Interprétation des rêves. Paris: Presses universitaires de France; 1967. [3] Freud S. Introduction à la psychanalyse, 1916—1917. Paris: éditions Payot; 1990. p. 369. [4] Warin F. La joie tragique. Cancer(s) et Psy(s) 2015;1:67—85. [5] Ben Soussan P. S’il vous plaît, dessine-moi un cancer. . . la narrativité en situations extrêmes. Cancer(s) et Psy(s) 2015;1:139—64. [6] Freud S. Considérations actuelles sur la guerre et la mort. In: Essais de psychanalyse (1915). Paris: Payot; 1981. p. 7. [7] Gros D. Entre raison et sentiments. Paris: Springer; 2009. [8] Lévi-Strauss C. Le cru et le cuit. Paris: Plon; 1964. [9] Cyrulnik B. Introduction. In: Aïn J, editor. Résiliences, réparation, élaboration ou création ? Toulouse: Érès; 2007. p. 7. [10] Freud S. Introduction à la psychanalyse. Paris: Payot; 2004. [11] Fédida P. La clinique psychanalytique en présence de la référence génétique. In: Fédida P, Guyotat J, Robert JM, editors. Génétique clinique et psychopathologie : hérédité psychique et hérédité biologique. Villeurbanne: Simep; 1982. p. 36. [12] Bataille P. Un cancer et la vie. Les malades face à la maladie. Les Plans-sur-Bex: Balland; 2003. [13] Ben Soussan P. Le cancer n’est pas une maladie mentale !. In: Daune F, Ben Soussan P, editors. Corps en souffrance, pychismes en présence. Toulouse: Érès; 2017. p. 32. [14] Camus A. La Peste. Paris: Gallimard; 1947. p. 135.