Journal français d’ophtalmologie (2012) 35, 189.e1—189.e4
CAS CLINIQUE ÉLECTRONIQUE
Cécité compliquant une chirurgie du rachis. Apport de l’imagerie夽 Visual loss after spine surgery. Imaging findings
R. Ben Khelifa El Moncer a,∗, A. Daghfous a, S. Felah a, M. Maarouf a, K. Baklouti b, L. Rezgui-Marhoul a a
Service d’imagerie médicale, centre de traumatologie et des grands brûlés, Ben Arous, Tunis, Tunisie b Service d’ophtalmologie, hôpital Mohamed Tahar Maamouri, Nabeul, Tunisie ecembre 2009 ; accepté le 2 juillet 2011 Rec ¸u le 15 d´ Disponible sur Internet le 19 octobre 2011
MOTS CLÉS Chirurgie du rachis ; Cécité postopératoire ; Neuropathie optique ischémique antérieure ; Imagerie
KEYWORDS Spine surgery; Postoperative visual loss;
Résumé Les complications oculaires ischémiques observées après chirurgie du rachis bien conduite sont rarissimes mais non exceptionnelles et seraient d’origine positionnelle. Nous rapportons le cas d’une femme âgée de 39 ans, victime d’un accident de la voie publique ayant occasionné un traumatisme du rachis cervical avec hémiplégie droite. Les radiographies ont objectivé une fracture séparation des massifs articulaires C6-C7. La patiente a bénéficié en urgence d’une ostéosynthèse entre C6 et C7 avec succès. À j1 postopératoire, elle a présenté une cécité monoculaire droite. L’examen ophtalmologique n’a pas objectivé d’atteinte du globe oculaire. L’IRM cérébro-orbitaire a permis d’apporter certains arguments diagnostiques en faveur d’une atteinte vasculaire orbitaire. La symptomatologie s’est améliorée de manière progressive mais incomplète sur un suivi d’un an sous traitement. Les conséquences fonctionnelles de cette pathologie sont sévères et les facteurs de risque doivent être bien connus afin de les prévenir. © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary Postoperative visual loss is a rare but disastrous complication that can be observed after spinal surgery. We report the case of a 39-year-old woman involved in a traffic accident that caused trauma to the cervical spine causing right hemiplegia, who underwent a prolonged spinal operation in the prone position and complained of monocular blindness 1 day postoperatively.
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Le texte de cet article est également publié en intégralité sur le site de formation médicale continue du Journal franc ¸ais d’ophtalmologie http://www.e-jfo.fr, sous la rubrique « Cas clinique » (consultation gratuite pour les abonnés). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (R. Ben Khelifa El Moncer). 0181-5512/$ — see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.jfo.2011.07.004
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Anterior ischemic optic neuropathy; Imaging
R. Ben Khelifa El Moncer et al. The ophthalmologic examination showed no involvement of the ocular globe. The orbitocerebral MRI showed definite diagnostic arguments for orbital vascular injury. The symptoms did not completely disappear after 1 year of treatment. We consider the potential etiological factors contributing to this unilateral postoperative visual loss and suggest strategies to reduce the incidence of this complication in spinal surgery. © 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction Les complications oculaires ischémiques observées après chirurgie du rachis sont rarissimes mais non exceptionnelles. Seule une vingtaine de cas ont été rapportés dans la littérature. Nous rapportons le cas d’une patiente ayant développé une cécité monoculaire compliquant un acte de chirurgie du rachis cervical et on se propose de déterminer les critères diagnostiques, d’approcher l’éthiopathogénie, le traitement ainsi que l’évolution.
Observation Il s’agit d’une patiente âgée de 39 ans, sans antécédent, victime d’un accident de la voie publique ayant occasionné un traumatisme du rachis cervical. L’examen clinique a trouvé une hémiplégie droite niveau C7 sans déficit neurologique sensitif. La patiente n’avait aucun trouble visuel. Les radiographies du rachis cervical et la tomodensitométrie (TDM) cervicale réalisées en urgence ont montré une fracture séparation des massifs articulaires C6-C7 avec compression médullaire. La patiente a été opérée du rachis cervical en urgence. L’intervention s’est déroulée sous anesthésie générale, en décubitus ventral, la face reposant sur une têtière capitonnée, les appuis s’effectuant sur la région frontale, les rebords orbitaires externes et les saillies des os malaires. L’intervention a duré trois heures, sans incidents et a consisté en une ostéosynthèse par deux plaques en titane placées entre C5 et C7. Les suites étaient favorables sur le plan neurologique avec récupération du déficit moteur mais marquées par l’apparition d’une perte de la vision au niveau de l’œil droit diagnostiquée au réveil de la patiente. L’examen ophtalmologique, réalisé le jour même de l’intervention chirurgicale, a révélé une mydriase, un ptosis et une paralysie des muscles oculomoteurs droits. Le fond d’œil a montré à droite une rétine d’aspect blanchâtre surtout au pole postérieur. Une TDM cérébro-orbitaire à la recherche d’une cause rétrochiasmatique ou corticale de cécité s’est révélée normale. L’imagerie par résonance magnétique (IRM) de la région cérébro-orbitaire (Fig. 1) réalisée en urgence a montré un hypersignal T2 des muscles oculomoteurs droits en faveur d’un œdème, sans anomalie de signal du nerf optique (Fig. 2) ni du parenchyme cérébral ni du globe oculaire. L’angio-IRM n’a pas été réalisée. Devant ce tableau, le diagnostic de neuropathie optique ischémique antérieure (NOIA) était retenu. La patiente a été mise sous corticothérapie. L’évolution a été marquée par une amélioration progressive et partielle de la vision
estimée à un sur 20 et de l’oculomotricité avec stabilité de l’état oculaire lors d’un contrôle ophtalmologique à un an postopératoire.
Discussion La cécité après intervention chirurgicale sur le rachis est une complication rare, gravissime et souvent irréversible. L’étiologie la plus fréquente est une NOIA (incidence de l’ordre de 0,006 % [3]), postérieure (0,6 à 1 % [9]), plus rarement une occlusion de l’artère ou de la veine centrale de la rétine ou encore une ischémie cérébrale [1—6]. Les facteurs de risque sont essentiellement le contexte traumatique, la chirurgie sous anesthésie générale de longue durée, la position en décubitus ventral prolongée, l’hypertension artérielle, le diabète, le tabagisme, l’hyperviscosité sanguine et surtout la compression directe et prolongée du globe oculaire qui engendre une occlusion des vaisseaux orbitaires, notamment l’artère centrale de la rétine et les artères ciliaires postérieures, à l’origine de l’ischémie rétinienne et du nerf optique [1,2,4,5,7]. Dans notre cas clinique, le bilan biologique était normal mais le FO montrait des signes en faveur d’une ischémie rétinienne. Plusieurs autres facteurs favorisants étaient également présents : traumatisme, chirurgie de longue durée en décubitus ventral, compression prolongée du globe oculaire. En effet, la physiopathologie reste discutée et la symptomatologie serait en rapport avec une compression trop intense du globe oculaire susceptible de produire une neuropathie optique ischémique par atteinte prédominante de la vascularisation de la tête du nerf optique, de l’artère ophtalmique ou de ses branches ou par oblitération de l’artère centrale de la rétine [4]. Tachfouti et al. [4] rapportent deux cas d’occlusion de l’artère centrale de la rétine associée à une ophtalmoplégie totale après chirurgie du rachis. Les auteurs soulignent le rôle de la compression directe du globe oculaire qui entraînerait une occlusion des vaisseaux orbitaires, à l’origine de l’ischémie rétinienne et du nerf optique [4,8]. La compression du globe oculaire est également responsable d’une ischémie dans le territoire des artères musculaires engendrant une ophtalmoplégie. Le rétablissement de la circulation permet souvent la récupération de la motilité oculaire [4]. Chez notre patiente, la récupération de la vision et la motricité oculaire était partielle au bout d’un an sous corticothérapie. L’imagerie peut orienter, dans certains cas, le diagnostic de NOIA. L’écho-Doppler des troncs supra-aortiques, examen simple, de pratique facile au lit du malade et non irradiant, peut être réalisé en première intention afin d’éliminer une
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Figure 1. IRM cérébro-orbitaire. A. Coupe coronale pondérée T2. B. Coupe coronale pondérée T2 avec annulation du signal de la graisse : hypersignal des muscles oculomoteurs droits.
sténose ou une dissection carotidienne. La TDM cérébroorbitaire permet d’éliminer une autre cause de cécité telle qu’une atteinte corticale occipitale, ischémique ou embolique ou encore une cause rétrochiasmatique [1]. Chez notre patiente, l’écho-Doppler n’a pas été réalisé et la TDM était normale. L’IRM est le meilleur examen permettant d’apporter des arguments en faveur du diagnostic. En effet, selon certains auteurs [1,2], l’IRM peut révéler une anomalie de
signal à type d’hypersignal T2 du nerf optique et/ou des muscles oculomoteurs témoignant de leur œdème. Dans notre cas clinique, l’IRM a révélé un œdème des muscles oculomoteurs droits sans anomalie de signal associée du nerf optique. L’angio-IRM, quoique non réalisée chez notre patiente car allongeant considérablement l’examen fait en urgence, n’aurait pas montré d’anomalies des artères explorées car trop distales. L’attitude thérapeutique est variable. L’abstention thérapeutique est adoptée dans la majorité des cas. Des traitements à base de corticoïdes peuvent s’avérer intéressants [9]. Des mesures de prévention peropératoire sont impératives incluant [1] : • une grande vigilance au moment de l’installation et durant l’intervention quand à la position de la tête du patient : utiliser une têtière sans point d’appui oculaire, prévoir une inclinaison proclive de dix degrés permettant de réduire le risque ischémique, éviter toute compression abdominale et toute position pouvant gêner au retour veineux donc augmentant la pression veineuse centrale et diminuant la perfusion ; • positionner le rachis cervical en rectitude sans compression des vaisseaux cervicaux ; • une surveillance peropératoire rigoureuse. L’évolution se fait vers l’apparition d’une atrophie optique. Les possibilités de récupération visuelle sont pauvres [9]. Dans notre cas clinique, les corticoïdes ont réussi à améliorer partiellement la vision et l’oculomotricité droite de la patiente.
Conclusion Figure 2. IRM cérébro-orbitaire : coupe axiale pondérée T1. Intégrité du nerf optique droit.
Le syndrome d’ischémie orbitaire antérieure est une complication redoutable de la chirurgie extra-oculaire, notamment
189.e4 du rachis avec position de décubitus ventral et compression des globes oculaires. L’imagerie en coupes, en particulier l’IRM, peut orienter le diagnostic en montrant un œdème des muscles oculomoteurs et/ou du nerf optique. La gravité du pronostic justifie une prise en compte des facteurs favorisant ainsi qu’une réévaluation de la position du patient lors de l’intervention chirurgicale [2]. La prévention reste de règle.
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
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