Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 53 (2005) 211–223 http://france.elsevier.com/direct/NEUADO/
Article original
Œdipe-père. Aspects psychopathologiques de la paternité Œdipus-Father R. Ebtinger 6, rue Aubry et Rau, 67000 Strasbourg, France Reçu le 4 mars 2005 ; accepté le 28 juin 2005
Résumé Ce texte collige les travaux consacrés à la psychopathologie de la paternité. Rêves de Freud pointant les affres de la paternité, accidents psychosomatiques, troubles névrotiques et psychotiques sont les témoins de l’impact des paternités réelles ou imaginaires et répondent à ce moment existentiel privilégié. Quelques vignettes cliniques en sont l’illustration dans le champ des psychoses aiguës. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract This text assembles the works, which are devoted to psychopathology of fatherhood. Freud’s dreams pointing fatherhood throes, psychosomatic accidents, neurotic and psychotic disorders witness impact of real or imaginary fatherhoods and deal with this existential special time. Any clinical cases illustrate with that in field of acute psychosis. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Paternité ; Rêves ; Phantasmes ; Psychosomatique ; Psychoses Keywords: Fatherhood; Fantasies; Psychosomatic; Psychosis
« Paternité » s’entendra ici surtout au sens d’événement vécu par un sujet. « Pathologie de la paternité » concernera l’ensemble des manifestations névrotiques, psychotiques et psychosomatiques survenant à l’occasion d’une paternité. Seront évoquées également certaines manifestations qui, sans être considérées comme pathologiques, témoignent de la résonance inconsciente de l’événement vécu de la paternité (rêve, acte manqué, agissements divers). Il n’étonne pas que les « théories sexuelles infantiles » décrites par Freud (1907) s’avéreront à la source de ces phénomènes.
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Texte établi d’après les articles parus dans : Paternité et virilité, Spes, 1963 (chap. V, p. 115–135) ; Lettres de l’école freudienne, no 4, 1967 ; Confrontations psychiatriques, no 16, p. 149–188, 1978. Adresse e-mail :
[email protected] (R. Ebtinger). 0222-9617/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.neurenf.2005.06.001
1. Paternité, œdipe et psychanalyse Depuis Freud, les avatars de la triangulation œdipienne se trouvent au centre de toutes les interrogations sur le destin humain « normal » ou « pathologique », névrotique, psychotique ou pervers, même lorsqu’il s’agit d’en proposer une version différente, d’en réduire la portée, voire d’en contester la réalité (les débats autour de l’« anti-œdipe » en sont un exemple assez éloquent – Deleuze et Guattari). Il pourrait paraître inutile d’évoquer, dans un liminaire à un recueil d’« aspects psychopathologiques de la paternité », tout ce qui depuis Freud a été décrit comme effet normatif ou déviant de la situation œdipienne. Les considérations psychologisantes, innombrables dans leurs variantes, sur le rôle de la défaillance (ou puissance écrasante) du père dans la genèse des troubles psychiques — en tant que ratés de l’œdipe — ont certes été dépassées par des théorisations — dans la suite
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de l’enseignement de Lacan — selon des perspectives plus structurales. Les « Études sur l’œdipe » de Moustapha Safouan constituent une élucidation particulièrement rigoureuse du statut et de la fonction du père, considérés selon les registres du symbolique, de l’imaginaire et du réel, notamment sous l’angle de la problématique phallique et de la castration. Traitant de la fonction du père réel, Safouan écrit : « L’intrication du réel et de l’imaginaire est si sensible concernant la paternité que c’est à propos du nom du père que nous touchons au plus haut point à la réalité de l’inconscient comme lieu où le signifiant comme tel exerce, à l’état pur en quelque sorte, sa fonction de production du signifié » [29]. Mais à considérer la somme de ce qui se théorise à propos « Du Père », pour reprendre ici le titre d’un article de Rosolato [28], force est de constater que l’intérêt des psychanalystes, mais des phénoménologues aussi bien1, pour ce moment d’existence de l’homme où sa structure est mise à la question par l’occasion d’un événement — désiré ou redouté — qui l’assigne dans le réel de son histoire individuelle, de sa destinée mortelle et l’interpelle au niveau de sa relation phantasmatique à l’image de la « femme–mère », que cet intérêt est tout relatif et accordé à la modestie de la clinique de la psychopathologie de la paternité. Il pourrait également paraître superflu de rappeler que Freud a expressément référé le fait psychotique à l’œdipe2, n’étaient quelques données de l’histoire des idées et du domaine des faits. • D’abord c’est précisément à propos d’un défaut de paternité qu’a été articulée une théorie non-œdipienne de la psychose : c’est la conclusion qu’a suggérée à Macalpine et à Hunter une lecture des « Mémoires d’un névropathe » du Président Schreber — occasion pour Lacan (1958) de formuler la « Question préalable à tout traitement possible de la psychose » — texte majeur d’un retour à Freud qui passe par la reconnaissance de la pleine portée de l’œdipe jusque dans son défaut constitutif, la « forclusion de la métaphore paternelle » [18,a]. • Cette donnée de fait que les accidents psychotiques survenant dans le temps de l’accession à la paternité — pour nous d’une relative fréquence, également soulignée par quelques auteurs dont nous aurons à citer des observations — ne se trouvent mentionnés qu’exceptionnellement dans la littérature psychiatrique et psychanalytique. Notre intérêt pour ce qui est désigné par « aspects psychopathologiques de la paternité » est donc né d’un triple étonnement : • la relative fréquence de l’éclosion d’épisodes psychotiques et de la survenue de manifestations d’ordre névrotique à l’occasion d’une paternité ; 1
Si l’on excepte les séminaires organisés à Heidelberg par H. Tellenbach (communication personnelle) et les travaux qu’il a réunis dans deux ouvrages collectifs : Das Vaterbild in Mythos und Geschichte, Kohlhammer Verlag, 1976, trad. fr. PUF, Paris, 1976 ; et Das Vaterbild im Abendland, Kohlhammer Verlag, 1978. 2 Suivi en cela avec le plus de rigueur par Abraham [1] [31].
• la rareté des cas publiés et des commentaires théoriques proposés ; • l’intérêt relatif pour le père en tant qu’être réel confronté à une réalité de la « vie sexuelle » dont on pourrait cependant se douter qu’elle ne peut pas ne pas avoir de résonance inconsciente. Une observation particulièrement éloquente recueillie en 1957, exposée plus loin, fut l’occasion d’entreprendre des recherches qui aboutirent à différentes publications et mises au point [11,a]. Avant de poursuivre, il convient de rappeler que « paternité » n’est pas un concept univoque3. En effet, paternité (ou maternité) sont des concepts ou plutôt des notions, qui désignent à la fois : • l’événement du devenir et de l’être–père (ou mère) — et c’est le sens et la portée de l’événement factuel (Ereigniss) et de l’événement vécu (Erlebnis) qui retiendront surtout notre attention ; • le lien de parenté entre père (ou mère) envisagé dans la personne du père (ou de la mère). Ces deux sens sont à distinguer de la notion de filiation qui désigne la descendance de l’enfant par rapport aux parents et donc plus précisément le lien de parenté qui existe entre le père ou la mère et l’enfant, considéré dans la personne propre de l’enfant. Notre étude centrée sur le « moment » de la paternité ne peut évidemment isoler sans artifice un moment de l’histoire du sujet, sans qu’il soit question de sa lignée, dans laquelle précisément, la paternité viendra l’inclure (ou éventuellement l’exclure) et sans prendre en considération ce que peut signifier pour le sujet l’insertion dans une lignée, processus de concaténation qui l’introduit dans l’ordre symbolique. « Pour que le sujet puisse se situer dans une lignée, il lui faut se définir uniquement par rapport au signifiant de la paternité » a écrit M. Safouan. La problématique de la lignée, qui se traduit déjà dans le « roman familial du névrosé » (Freud, 1909), a son corrélat en psychopathologie au niveau des délires de filiation, bien repérés par les aliénistes et dont l’étude a été reprise par Nicole Charpentier-Subra4 et par l’école lyonnaise : J. Guyotat et V. Bordarier5. Les problèmes liés à la paternité, à la maternité, à la lignée, à la descendance, ne peuvent davantage être dissociés du questionnement quant à l’origine, voire à la fin de toute destinée humaine, et c’est peut-être la psychose qui pose avec le plus d’acuité la question et de l’origine et des limites de l’être existant6.
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La langue allemande dispose de deux termes qui permettent de distinguer l’être–père (Vaterschaft) de l’état de père (Vaterstand). 4 N. Charpentier-Subra, « À propos du délire de filiation », thèse Strasbourg, dactylographiée, 126 pages, 1970. 5 Bordarier a consacré une étude importante à ce sujet. « Psychose et filiation », thèse Lyon, 1977. 6 Bettelheim a écrit que l’homme a comme jeté un voile androcentrique sur la grossesse et les capacités féminines.
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2. Paternité, puerpéralité Que la grossesse et la puerpéralité soient occasion de désordres psychiques est un acquis clinique, quelle que soit l’étiologie attribuée à ces troubles, et si nul ne doute que la maternité soit un moment capital de l’évolution psychologique de la femme, le vécu « normal » de la paternité a longtemps été curieusement négligé ou considéré avec une condescendance amusée. Soutenir que l’accession à la paternité puisse faire problème au point d’engendrer des troubles graves ou même mineurs suscite souvent d’abord le scepticisme (les enquêtes sont à cet égard fort démonstratives). Si envisager de comparer les incidences psychiques de l’accession à la maternité et à la paternité peut éveiller un intérêt amusé, parler de pathologie puerpérale chez l’homme, comme cela a été proposé, est un abus de langage qui ne peut que contribuer à renforcer le refus commun, de considérer les aspects psychologiques ou pathologiques de la paternité autrement qu’avec ironie. De fait, si l’expérience de la paternité est tant objet de plaisanterie (la fréquence des caricatures qui tournent les affres du père en dérision en est un assez joli exemple), c’est, pouvons-nous soupçonner, que le vécu de la paternité est frappé de refoulement. L’étude de la paternité ne semble vraiment sérieuse que lorsqu’elle est envisagée sous l’angle du rôle, de la place du père, autorité ou carence [10] [31]. 3. Paternité et mythologie Ne serait-ce pas pour la même raison que les écrits psychanalytiques, prolixes quant à œdipe, le fils, n’accordent guère d’intérêt à Laïos, le père, à ses angoisses, pourtant déterminantes selon la légende. Certes, l’enfant est le père de l’homme et il est dès lors inutile d’invoquer un « complexe de Laïos ». Mais la mythologie abonde en thèmes illustrant l’angoisse du père devant sa progéniture. Il suffit d’évoquer Cronos dévorant ses enfants ou Zeus qui, après avoir échappé à la dévoration paternelle, engloutit Méthis enceinte. Peutêtre n’est-il pas inutile de rappeler que ces éléments de mythologie sont évoqués par Freud dans la Traumdeutung (1900) (chapitre VII) à propos des « rêves de la mort de personnes chères », prélude immédiat à l’évocation de la tragédie de Sophocle, introduisant le complexe d’œdipe ? Rappelons aussi que dans ce dernier mythe moderne qu’est Totem et Tabou (1912), l’origine du drame conduisant au meurtre du père est également située du côté de la cruauté paternelle. À poursuivre dans ce sens, on courrait le risque de perdre de vue le but premier : l’interrogation sur le vécu d’un événement, dont les répercussions sont évidemment fonction de la constellation de ses relations objectales, mais qui survient, désiré ou non, comme accident d’une histoire transindividuelle. 4. Paternité et découverte de l’inconscient Freud, découvrant l’œdipe, a évoqué — pour souligner la portée universelle d’une structure le déterminant en sa per-
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sonne — quelques grands moments de la mythologie. Mais répudiant toute référence à un déterminisme collectif des structures inconscientes, il a toujours souligné, à propos de l’analyse de ses propres rêves comme dans les récits des analyses qu’il nous a livrées, la nécessité de ne pas faire l’économie des événements singuliers. Il n’est peut-être pas sans intérêt de souligner combien les préoccupations concernant la paternité furent déterminantes dans la découverte freudienne de l’inconscient. Le rêve inaugural de la Traumdeutung, le rêve de l’injection faite à Irma, est à cet égard éloquent. Certes, l’intérêt de Freud pour les rêves est bien antérieur au rêve de l’injection à Irma (lettres de Freud à Martha, sa fiancée, lettres à Fliess, à Breuer). Dès 1893, avant la naissance de son cinquième enfant, Freud avait fait part à Fliess de ses préoccupations anticonceptionnelles et de son intérêt pour une méthode qui permettrait de situer une période inféconde, ce pour éviter les fâcheuses conséquences du coïtus interruptus, qu’il considérait alors comme responsable de la névrose d’angoisse. En décembre 1893, Freud promet à Fliess « une statue s’il a vraiment résolu le problème de la conception ». Dans sa lettre du 25 mai 1895, il annonce une sixième grossesse de sa femme et ajoute que pour lui « la découverte vient quelques mois trop tard ... mais pourra servir l’année prochaine ». Il est préoccupé par le choix du prénom et écrit à Fliess pour lui demander l’autorisation de l’appeler Wilhelm, comme lui, si c’est un garçon. Si c’est une fille, ce sera Anna, en hommage à Anna Hammerschlag7, qui est sa patiente favorite (et peut-être l’Irma du rêve). Le 24 juillet a lieu une réception pour le trente-quatrième anniversaire de Martha Freud, à laquelle est invitée cette Anna, amie de la famille. C’est la date à laquelle Freud procède à la première analyse complète d’un rêve personnel, confirmant sa théorie du rêve comme réalisation d’un désir : c’est le rêve, dit « de l’injection à Irma ». Le 3 décembre naît Anna, sixième et dernière enfant de Freud, la seule qui sera psychanalyste. Revenons au rêve de l’injection faite à Irma. Le récit d’un rêve ne saurait se résumer. L’élaboration secondaire, la censure délibérément opérée par Freud et, pour le lecteur francophone, la traduction, sont des mutilations déjà trop importantes par rapport au message inconscient pour que sa portée signifiante ne soit pas entièrement annulée par des opérations de « concentration ». Et pour ce qui est de l’analyse et des commentaires (qui occupent 16 pages des Gesammelte Werke, pages 110 à 126), l’entreprise serait encore plus vaine. Il n’est donc possible que d’inviter à relire l’ensemble de la présentation et des commentaires de ce rêve programme. Le rêve est d’abord un plaidoyer : la persistance de la maladie d’Irma ne lui est pas imputable et ses théories concernant 7
Est-il trop aventureux de souligner que Hammerschlag signifie coup de marteau ?
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la pathogénie des névroses ne sont pas en cause. Ce sont les conditions anormales de la vie sexuelle d’Irma qui l’ont rendue malade. On y retrouve les principaux éléments de sa vie professionnelle qui lui font souci à cette époque : Irma et sa rechute, la vieille dame rendue malade par une piqûre, et surtout la théorie sexuelle des névroses que Freud a tant de mal à faire admettre. Si ce rêve est bien, comme conclut Freud, la réalisation d’un désir, il en est — quant à lui — une illustration. D’avoir fait lui-même référence à sa vie et notamment à sa santé, à l’inquiétude au sujet de la mort, non seulement la sienne, mais celle de ses malades ou bien encore au sujet de sa femme enceinte, autorisent peut-être des hypothèses complémentaires. Le thème de la mort est plus qu’évoqué par le thème des trois veuves : Irma et son amie qui sont veuves, mais aussi Martha, sa femme, qui serait veuve s’il mourait, comme il en a la crainte. La mort est encore évoquée par trois autres mortes : Mathilde, la patiente morte (Mathilde est aussi la fille aînée qui a échappé de justesse à la mort par la diphtérie) ; la vieille dame qui est en danger à cause d’une piqûre, et Martha enfin, dont la sixième grossesse met la santé en danger. Ainsi la mort, les veuves réelles ou potentielles, ces trois Parques, tournent autour de l’enfant à naître, ce que semblent confirmer les développements ultérieurs de Freud. La sexualité est en effet évoquée par Freud à l’idée de l’injection de triméthylamine : chimie sexuelle utilisée par Fliess, en rapport d’une part avec les névroses — théorie de Freud lui-même —, et d’autre part chimie sexuelle, liée pour Fliess avec la possibilité d’une régulation de la conception, problème qui, on l’a vu, préoccupait Freud déjà cinq fois père et qui ne souhaitait guère un sixième enfant. Mort, sexualité et naissance8 : si Freud n’aborde pas ce thème de façon explicite, les signifiants mêmes du rêve et les associations qu’il livre peuvent évoquer que le rêve de l’injection à Irma tourne autour de cette naissance. Le nom d’Irma d’abord : il paraît probable qu’Irma est en fait Anna, cette patiente favorite de Freud, présente à la réception donnée pour l’anniversaire de Martha. Or Anna est le prénom choisi pour le futur enfant si c’est une fille. Anna peut encore être évoqué à propos d’« ananas », cette liqueur malodorante apportée par Otto ; « ananas » assone avec le nom de famille de ma malade, précise Freud en note. Le personnage central du rêve devient alors la femme, et plus particulièrement Martha, enceinte de son futur enfant. Freud se trouve en face de sa femme en état d’accusation, coupable de l’avoir rendue « malade » en lui imposant son désir sexuel. Dans ce prénom d’Irma se trouvent condensés ceux de Mathilde et de Martha et aussi, peut-être, selon une suggestion de Lucien Israël, Amalia, la mère de Freud. La syllabe « ma » s’y trouve aussi, syllabe que l’on retrouve dans les pleurs de l’enfant – ma... ma... De plus, dans le nom du produit injecté apparaît presque le nom d’Amalia.
Avancer des hypothèses allant au-delà de ce que Freud a révélé est évidemment hautement périlleux. Seul le fait que Freud lui-même indique qu’il a délibérément voulu soustraire les éléments trop personnels autorise à interroger plus avant. Le désir de Freud dans ce rêve apparaît : • tout d’abord comme un déplacement vers la sphère professionnelle des problèmes les plus intimes concernant la vie, la mort, la conception, la naissance ; • comme désir que son œuvre ait un sens – sa proposition que le rêve est bien la réalisation d’un désir est clairement exprimé ; • enfin, que sa névrose personnelle guérisse. Il paraît assez patent que cette question est en rapport avec le problème de ses relations sexuelles avec sa femme et que son angoisse serait atténuée si la contraception pouvait être résolue par une découverte de Fliess, lui évitant le coïtus interruptus. Mais le désir profond ne serait-il pas que l’enfant mourût, que la mère mourût ? Freud lui-même, « coupable » de cette nouvelle naissance, ne peut pas ne pas être replacé devant ses phantasmes d’enfant, devant sa propre relation œdipienne à sa mère Amalia. Quoi qu’il en soit, le conflit œdipien semble bien avoir été réactivé par les problèmes relatifs à la paternité, qui véhiculent une interrogation où se mêlent les questions sur la naissance, la vie et la mort et les signifiants en jeu permettent peut-être de décrypter le message du non transcrit, à la condition de lire l’intégralité du texte livré par Freud. Quelque réserve qu’il convienne de garder envers toute construction sur les signifiants risquant d’interférer avec le message initial, il reste que l’insistance même des signifiants du rêve, et du discours tenu par ailleurs par Freud, font qu’à tout le moins les préoccupations concernant sa future paternité peuvent être considérées comme « restes diurnes » ayant contribué à l’élaboration de son rêve ; préoccupations dont les résonances ne se sont pas limitées à l’interrogation sur la théorie des névroses actuelles.
5. Paternité dans l’œuvre de Freud Dans l’œuvre de Freud, l’interrogation concernant la paternité se situe toujours à deux niveaux : • le registre de la théorie de la libido, avec les connotations cliniques relevées notamment dans les « Théories sexuelles infantiles » (1907), dans le « Roman familial du névrosé » (1909) et bien entendu dans les exposés de cas cliniques ; • la problématique de la lignée, de la loi et du père mort, notamment dans Totem et Tabou (1912) et dans L’homme Moïse et le monothéisme9 (1939). 9
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Il n’est peut-être pas indifférent que Freud ait tenu à indiquer qu’il dirigeait « une consultation publique pour maladies nerveuses de l’enfant », qu’il s’y est souvent produit des faits analogues à ceux du rêve.
Citons ici Freud. « Der Fortschritt in der Geistigkeit besteht darin..., dab man z.B. bestimmt, die Vaterschaft ist wichtiger als die Mutterschaft, obwohl sie nicht wie die letztere durch das Zeugniss der Sinne erweisbar ist. Darum soll das Kind den Namen des Vaters tragen und nach ihm erben. » G.W.
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Une convergence entre perspective freudienne et apports de Lévi-Strauss a souvent été évoquée. Mais outre que les propositions concernant la prohibition de l’inceste se trouvent aujourd’hui contestées dans le registre même de l’anthropologie10, la littérature ethnologique ne peut guère servir le psychanalyste car ne procédant pas de l’expérience psychanalytique, ainsi que l’a souligné Safouan. Il reste qu’« Anthropologie structurale » et « Pensée sauvage », pour ne citer que ces ouvrages, apportent des exemples particulièrement suggestifs pour notre propos. Citons le mythe de l’homme enceint et du garçon enceint [22,a,b]. Il peut être opportun de citer ici ce que Roman Jakobson a relevé dans un important dictionnaire russe. L’adjectif signifiant « enceint » est classé comme uniquement féminin, parce qu’« un homme enceint est inconcevable ». Jakobson note, non sans humour, que cette phrase russe emploie cependant la forme masculine de l’adjectif et que l’homme enceint apparaît dans les légendes, les journaux, le poème de David Burlujk : « J’aime l’homme enceint qui s’appuie contre le monument de Pouchkine ». Rappelons aussi que l’un des pionniers de la psychanalyse, Théodore Reik, avait, sur l’instigation de Freud, procédé à un recensement des rites et coutumes liés à la paternité et notamment les phénomènes dits de couvade, décrits par lui sous le terme de Männerwochenbett en 1914 [25,1,2]. Des auteurs récents ont désigné par syndrome de couvade l’ensemble des manifestations psychopathologiques (surtout névrotiques) de la paternité. Nous y reviendrons [33]. Mais marquons d’abord la place reconnue par Freud au problème de la paternité dans ses observations cliniques. 5.1. Le Petit Hans Cette observation (1909) exprime très nettement que, parmi les théories sexuelles infantiles du garçon, il peut y avoir le vœu non seulement d’avoir des enfants, mais encore de les mettre au monde. « J’aimerais tant avoir des enfants », dit Hans. Et d’ajouter « j’aurai une petite-fille, les petits garçons ont des filles et les petites-filles des garçons. » Puis apparaissent les moyens imaginés par Hans : « tu as pondu un œuf dans l’herbe », dit-il à son père, « moi j’ai une fois pondu un œuf, un poulet en est sorti, ils ont regardé et il en est sorti un petit Hans. » Enfin, ce sont les analogies entre l’émission des matières fécales et la sortie des enfants. « La petite Anna et tous les enfants sont les lumpfs. » Et Hans répond à la question « de qui as-tu des enfants ? ». « De moi. » XVI, p. 225 (48). « Le progrès dans le domaine de l’esprit consiste en cela ... que l’on détermine, par exemple, que la paternité est plus importante que la maternité, bien qu’elle ne soit pas démontrable par le témoignage des sens. C’est pourquoi l’enfant doit porter le nom-du-père et hériter après lui. » Cette citation forme pivot dans l’analyse que fait W. Granoff du Vaterkomplex, in « Filiations » (1975). Voir également la thèse de D. Lemler, Premières recherches sur le Vaterkomplex dans l’œuvre de Freud, Strasbourg, 1980 [21]. 10 Voir La parenté en question, ouvrage collectif sous la direction de R. Needham, Edition du Seuil, 1977.
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Tant que l’enfant n’a pas découvert les organes génitaux de la femme, dit Freud, un élément essentiel manque à la compréhension des relations sexuelles. Les enfants ne peuvent naître que de son imagination, c’est-à-dire de son onanisme. 5.2. L’homme aux rats Dans cette analyse, cas de névrose obsessionnelle (1909), Freud rappelle que cette « prédilection des obsédés pour l’incertitude ou le doute devient pour eux une raison d’appliquer leur pensée à des sujets qui sont incertains pour tous les hommes, la paternité, la survie après la mort... ». Et il rappelle cet aphorisme de Lichtenberg : « L’astronome sait à peu près avec la même certitude si la lune est habitée et qui est son père. » Chez l’homme aux rats, la préoccupation concernant la descendance figure parmi ses tourments : la dame qu’il adorait ne pouvait avoir d’enfant. Mais au-delà de cet élément de réalité apparaissent dans son analyse les théories infantiles de la sexualité et Freud trouve la base de l’explication du supplice des rats dans deux de ses théories infantiles. La première est que les enfants sortent de l’anus, la deuxième — conséquence logique de la première — est qu’il est possible aux hommes, autant qu’aux femmes, d’enfanter. Les rats signifient dans ce cas les enfants qui sortent de (ou qui entrent dans) l’anus... 5.3. L’homme aux loups Dans l’homme aux loups (1918), la névrose infantile est dominée par les théories sexuelles de l’enfance. Le rêve des loups, les contes enfantins du Petit Chaperon rouge, du loup et des sept chevreaux, sont particulièrement révélateurs et illustrent parfaitement ces théories : • théorie digestive de la reproduction, où, mâle ou femelle, le loup peut receler des enfants dans son ventre. Il a d’abord dû les manger puis on doit lui ouvrir le ventre pour les en sortir ; • théorie digestive infantile de la procréation. Plus loin, Freud souligne que les symptômes intestinaux sont fondés sur la conception la plus ancienne d’après laquelle les rapports sexuels avaient lieu par l’anus. L’homme aux loups, dit encore Freud, envisageait sa guérison sous la forme d’une seconde naissance qu’il traduit en symptôme d’ordre anal, selon un mode d’expression archaïque, vestige des phantasmes de l’enfance, où la naissance est conçue dans la sphère digestive. Mais pour Freud, il s’agit là d’un désir inconscient d’être satisfait sexuellement par le père et l’explication finale est l’homosexualité latente et la fixation au père. 5.4. Le Président Schreber Il en est de même du cas Schreber (1911). S’il est impossible de rapporter ici l’argumentation extrêmement com-
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plexe de Freud, il convient cependant de souligner sa constante référence à l’œdipe, alors que Macalpine et Hunter [23] ont tenté de soutenir que le principal motif de la décompensation psychotique se situe dans le fait que Schreber n’a pu avoir, dans la réalité, accès à la paternité (il a eu six enfants morts nés). Il est du reste également remarquable qu’après stabilisation de son délire, dans une position quasi transsexuelle, il ait adopté une fillette. Pour Macalpine et Hunter, Schreber tombe malade car, ne pouvant avoir d’enfant, il en arrive à douter de son propre sexe. Dès lors, les préoccupations concernant la vie, la reproduction, prennent le dessus et son délire tourne autour de la naissance, de la vie, de la mort et de ses propres possibilités créatrices. Pour avoir des enfants, alors qu’il est un homme, il faut que se produise une catastrophe mondiale et qu’il ait à renouveler la race humaine, comme Noé, Deucalion et Pyrhéa eurent à le faire dans les légendes. Ils concluent à une fondamentale incertitude quant à l’identité sexuelle et à l’impossibilité d’interpréter le cas Schreber comme une paranoïa, développée à partir d’une problématique d’homosexualité. Pour ces auteurs, la psychose de Schreber est avant tout une réactivation de phantasmes de procréation inconscients archaïques, traduction d’une ambisexualité originelle. La critique magistrale exposée par Lacan [18,b] souffrirait encore moins d’être résumée. Pour l’essentiel elle est un rappel de la nécessaire référence à l’œdipe, marquée certes du sceau d’un manque qui ne peut être appréhendé que dans le registre du signifiant. Ce qui pour Lacan est déterminant dans le déclenchement de la psychose est « cette présence réelle d’un personnage paternel, qui surgit à la place d’une absence, d’un manque, non pas forcément l’absence réelle du père, dans ce que représente la forclusion, c’est-à-dire le fait que ce pivot du complexe d’œdipe, le père comme promoteur de la loi, le « nom du père », n’a jamais été admis dans le système de signification du sujet11 ». C’est dans la direction indiquée par Lacan que Laplanche [19] a tenté une interprétation du cas Hölderlin, dont la psychose se déclare à un moment où, confronté à un problème de paternité, la présence réelle de Friedrich Schiller lui aurait révélé une « insupportable absence ». Verwerfung (Freud), forclusion (Lacan), il serait présomptueux de tenter ici un recensement de tous les travaux et théorisations élaborés en matière de psychose autour de cette notion-clé. Remarquons cependant que l’intérêt se porte plus souvent sur le « pourquoi » du déclenchement des psychoses que sur le « comment » du fonctionnement délirant. Cette question sera reprise dans notre essai sur « Schreber », où un modèle possible de la pensée délirante, c’est-à-dire « condamnée à penser sans arrêt » sera exposé12. 11
C’est également faute d’avoir pu conceptualiser son expérience en référence à la dimension du signifiant que les formulations de Mélanie Klein concernant l’œdipe précoce achoppent au niveau de la cohérence théorique. 12 Signalons au moins les études qui nous ont paru se situer au plus vif de la question du délire, question centrale de la psychopathologie : celle de C. Melman (1963) sur le cas Schreber et celles de A. Bolzinger (Bulletin de
Quoi qu’il en soit des controverses théoriques et de la fragilité désormais démontrée des thèses préœdipiennes, on ne saurait passer sous silence l’apport clinique de psychanalystes, qui comme Ruth Mac Brunswick (1940) ou Thérèse Benedeck (1955) ont attiré l’attention sur les phantasmes de procréation, voire de grossesse chez l’homme. L’exemple cité plus haut de Jakobson n’a évidemment pas été cité à titre de divertissement mais pour relever la valeur de symptôme que représente la contradiction interne à la définition de l’exemple du dictionnaire russe. Cet exemple est assez illustratif de la dénégation ironique que nous évoquions au début de ce texte. Sans répéter ce qui a été dit à propos de la mythologie, des contes et légendes, des rites, on pourrait maintenant évoquer des productions imaginaires récentes — romans de science-fiction, et films où l’homme attend un enfant, par exemple. Il est difficile de ne pas penser, à considérer cette prolifération, que le temps de l’unisexe est dominé par une violente dénégation, celle précisément de la différence des sexes13. Mais à la quête de l’« un », la grossesse, la survenue d’un enfant, la paternité viennent apporter le démenti du réel. Pour certains, ce sera l’épreuve insurmontable, l’effondrement de tous les artifices qui servaient de repère et dans le « désastre de l’imaginaire » se reposeront, dans un tumultueux désordre, les questions de l’origine, de l’identité sexuelle, du nom propre... Certains des cas exposés illustrent comment un défaut d’assomption du Nom du Père contraint le sujet à affronter l’impossible tâche d’être soi-même son propre père, sa propre origine, sa propre lignée : « ... la vie traverse l’homme plus qu’il ne la traverse. En son corps qui passe, elle se dit comme ce qui était déjà là avant lui et la trace qu’elle laisse de lui, c’est son nom » écrit D. Vasse [35]. Tant que ne surgit pas dans le réel un événement d’une portée signifiante inassumable, le sujet peut se soutenir dans cette trame phantasmatique, mais qu’un événement comme une paternité vienne à le solliciter à une place qu’aurait dû garantir une insertion symbolique préalable, non seulement il ne peut que faire défaut, mais il se trouve encore privé des repères qui lui servaient de béquille.
6. Paternité, couvade et troubles névrotiques Si l’explication (Erklären) des états psychotiques survenant lors d’une paternité reste, comme pour toute psychose, très problématique, la connexion des troubles psychiques et du vécu de la paternité y est du moins évidente. Il n’en est pas de même des manifestations névrotiques, en raison de la complexité des situations, ce qui permet de Psychologie, no 378, 1986) qui ont le grand mérite de poser avec netteté la question — « qu’est-ce que délirer ? » — et suivent la trajectoire indiquée par Lacan du « désastre de l’imaginaire à la stabilisation dans la métaphore délirante » (1958). 13 En quoi nous rejoignons ce qu’Israël décrit à propos de l’hystérie masculine dans « L’hystérie, le sexe et le médecin » (1976).
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méconnaître cette connexion en raison de l’extrême variété des défenses, notamment par déplacement, qui fait que l’angoisse de la paternité en vient à être associée à des représentations situées dans un autre registre (difficulté d’ordre professionnel, souci au sujet d’une maison à construire, à cause des enfants, etc.). Couvade et syndrome de couvade ont donné lieu à des interprétations diverses — Roheim [27], Guyotat [15]. Freud en situe les sources dans les « Théories sexuelles infantiles ». Retenons : • la possibilité que peuvent représenter les pratiques de couvade [33] [34], et notamment de suppléer au défaut de témoignage des sens par un rituel reconnu dans un contexte social et culturel ; • la dimension de jalousie et de souhait d’identification féminine, en rappelant des thèses de Mélanie Klein [17], pour qui l’identification à la mère peut se solder par une attitude de rivalité envers la femme, rivalité mêlée d’envie et de haine, parce qu’en raison de son désir d’avoir un enfant, le garçon — puis l’homme — se sent désavantagé et inférieur à sa mère. Une autre donnée doit être reprise ici. Rites et coutumes ont enseigné que l’accouchement et la naissance ne sont pas toujours affaire exclusive des femmes. Les comportements dits de couvade montrent le père étroitement associé à l’enfantement — couvade pseudomaternelle où le père simule la naissance et reçoit les prévenances dues à la parturiente —, couvade diététique où le père jeûne après la naissance. Dans notre aire de civilisation, l’homme le plus souvent exclu de l’accouchement proprement dit n’intervient qu’en affirmant sa paternité, en déclarant son enfant à l’état civil. Encore ce rôle tend-il à être supprimé dans les hôpitaux, les déclarations étant parfois assurées par l’administration. L’introduction de la préparation psychoprophylactique à l’accouchement a conduit de plus en plus de gynécologues à reconsidérer le rôle du père et à tenter de l’associer de façon active à la naissance — Curtis [7], Bradley [4], This [32]. Ce même mouvement a conduit à une « Enquête sur le vécu de la paternité chez des sujets normaux » (thèse de M. Renoux, [26]) effectuée par des gynécologues et des psychiatres à Strasbourg, qui a recueilli les impressions de cinquante pères (dont 22 avaient suivi la préparation et assisté à l’accouchement). Elle a fait apparaître la fréquence relative de troubles mineurs psychosomatiques et névrotiques manifestant la participation inconsciente de l’homme à la grossesse : troubles digestifs, accroissements pondéraux, lombalgies, troubles dentaires, troubles dans la sphère O.R.L (gonflement des amygdales). Les éléments fournis par cette enquête rejoignent des données établies statistiquement par Trethowan et Conlon (1965) et sont également confirmés par diverses observations publiées — Wainwright (1966) [36]. 7. Paternité et troubles psychosomatiques Dans le registre psychosomatique, c’est l’œil surtout qui semble investi au moment des préoccupations concernant la
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reproduction. Citons les études d’Inman [16] et de Reboul [24] concernant l’orgelet qui, rappelle Reboul, « est un mot voisin d’orge qui signifie fertilité ». Inman rapporte que, chaque fois que chez ses patients il a pu trouver un rapport entre l’affection oculaire et cette préoccupation inconsciente concernant la naissance et qu’il en a informé son malade, l’orgelet a disparu. Il lui paraît significatif que cette inflammation de la paupière porte le nom d’orgelet — grain d’orge — et que ce rapport de sens existe dans de très nombreuses langues. De plus, le folklore souligne encore le rapport entre cette affection et l’idée de mariage, puisque le remède traditionnel, dans le nord de l’Angleterre en particulier, consiste à frotter l’orgelet avec un anneau nuptial et même neuf fois dit-on dans certaines régions. Il rapproche enfin l’orgelet de l’acné fréquent à l’adolescence. Toutes les manifestations pathologiques mineures qui s’inscrivent dans le contexte phantasmatique accompagnant une paternité sont évidemment surtout relevées dans la pratique psychothérapeutique et psychanalytique qui en révèle la diversité : angoisse commandant divers agissements sécurisants, culpabilité envers la femme, recours à des conduites autoérotiques, jalousie par défense contre la culpabilité et par identification féminine inconsciente, impuissance, etc. Parfois seule l’activité onirique en témoigne. En analyse, certains rêves (et rappelons le rêve de l’injection à Irma) attestent que l’événement vécu d’une paternité n’est pas seulement l’occasion de fournir des restes diurnes au matériel du rêve, mais que la phantasmatique du sujet peut entrer en résonance à un autre niveau : évoquons des rêves d’accouchements anaux, des rêves mégalomaniaques concernant la descendance. À propos de manifestations névrotiques et psychosomatiques, Groddeck a sans doute été le premier à affirmer, avec conviction et complaisance, une relation entre activité phantasmatique du « ça » et phénomènes somatiques évoquant une grossesse, à partir de son auto-observation. Dans Das Buch vom Es [14], il rapporte que son « ventre enfle sous certaines influences et dégonfle brusquement... J’appelle cela ma grossesse ». À propos d’un goitre qu’il dit avoir porté dix ans et qui disparut sans traitement, il écrit « à mon avis, le goitre disparut parce que mon Ça apprit à entrevoir que j’ai vraiment une double vie, et une double nature sexuelle et qu’il devenait inutile de prouver l’évidence par ma tumeur... » Citons encore deux autres passages du « Livre du Ça ». « Le dernier enfant élevé par une nourrice est comme moi... son ventre gonfle en une grossesse imaginaire. Il souffre alors de coliques hépatiques, de douleurs d’enfantement mais il a surtout des troubles appendiculaires comme tous ceux qui voudraient être castrés, devenir des femmes, car on devient femme, c’est ce que croit le ça infantile de l’homme, par l’ablation des parties sexuelles. » Et encore : « Les vomissements de la grossesse sont en rapport avec l’idée infantile que le germe de l’enfant est introduit dans la femme par la bouche. » À propos des maux de dents, fréquents chez la femme enceinte, « La dent est l’enfant de la bouche ; la bouche est l’utérus dans lequel elle croît comme le fœtus se déve-
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loppe dans la matrice. » Groddeck rappelle ici que la relation entre troubles dentaires et idées de grossesse chez l’homme faisait partie de la tradition folklorique de l’époque élisabéthaine. Le texte de Groddeck fournit l’occasion d’une précision. Dans le présent texte, le registre du réel a été délibérément pris en considération de manière privilégiée, les exemples choisis illustrant particulièrement l’impact d’un événement « réel » sur une structure et l’efflorescence imaginaire que cet impact peut provoquer. Plusieurs remarques ou rappels s’imposent ici. L’événement réel, la grossesse, qui pour l’homme survient au lieu d’un autre, semblable, de sexe différent, témoigne certes d’une rencontre sexuelle, mais comme le rappelle l’aphorisme de Lichtenberg cité par Freud à propos de l’homme aux rats, l’interférence du réel et de l’imaginaire va être l’occasion privilégiée d’une confusion de registres, dont le doute, la dénégation ou le délire de jalousie aussi bien ne sont qu’exemples parmi d’innombrables possibles. Et il est à peine besoin de rappeler que la paternité ne peut en définitive qu’être acte de foi, dans la mesure où cet acte de foi est possible dans une ordonnance générale où prime la dimension symbolique. Enfin, l’avènement réel de l’enfant sollicite en fait homme et femme au niveau des trois registres — symbolique, imaginaire et réel.
8. Psychoses à l’occasion d’une paternité Avant d’esquisser une élaboration théorique, voici d’abord le résumé d’une première observation, cas princeps de psychose dite de paternité. Peut-être vaudrait-il mieux dire de décompensation psychotique au moment de la paternité ? [11,a] 1. Lucien, 27 ans, cuisinier, est admis le 30 octobre 1957 à la Clinique psychiatrique de Strasbourg après un raptus automutilateur quelques jours avant le terme de la première grossesse de sa femme. Marié à 21 ans, cinq ans sans enfants, il craignait d’être stérile, ayant eu les oreillons. La grossesse de sa femme le réjouit, mais des hémorragies au troisième mois font craindre un avortement et dès lors L. ne cesse d’être tourmenté, redoutant la mort de l’enfant. Le nom que portera l’enfant le préoccupe beaucoup car il est lui-même enfant naturel et n’a pas connu le nom de son père. Enfant abandonné, il a refusé à sa majorité de voir sa mère, alors qu’il le pouvait ; il se le reproche. Enfin, il se préoccupe de son hérédité. Le terme approchant, l’anxiété grandit ; le souci au sujet de sa femme, la peur de la perdre à l’accouchement sont plus aigus, des autoaccusations s’ébauchent : il n’a pas épargné suffisamment de fatigues à sa femme, des infidélités lui reviennent à l’esprit, qu’il se reproche. Bientôt il se sent surveillé, poursuivi, et sombre dans un état oniroïde. Le 20 octobre, il saisit brusquement un couteau et se sectionne la verge aux deux tiers.
À l’admission, le souvenir de l’acte de mutilation est confus. L. présente un état dépressif marqué, autoaccusations, idées d’indignité. Surtout il ne peut admettre que son fils, né entre-temps, soit en vie. Peu à peu, angoisse et dépression se dissipent, il admet la réalité de la naissance normale, ayant vu le livret de famille. Le sens de l’automutilation ne peut être entièrement élucidé mais l’intention suicidaire était certaine. Après quelques péripéties délirantes, le malade guérit par traitement associant sismothérapie et neuroleptiques. Une rechute sur un mode mineur, à l’occasion d’une seconde paternité, guérit avec psychothérapie seule. Voici encore cinq vignettes cliniques ; notons que la thèse de M. Renoux rassemble entre 1964 et 1965, 14 observations de psychoses aiguës survenant au moment d’une paternité. 2. Jean-Louis, 30 ans, vigneron. Une bouffée délirante aiguë éclate 14 jours après l’accouchement de sa femme. Il s’agissait d’une troisième grossesse en quatre ans, mal supportée. Sa femme avait dû être hospitalisée sept semaines pour des motifs que nous ignorons, avant la naissance prématurée au septième mois d’un enfant qui meurt aussitôt. Il faut relever aussi que ce dernier enfant a été conçu au moment de la maladie et de la mort du père, cardiaque, de Jean-Louis. Les thèmes extériorisés au cours de la psychose étaient composés d’éléments en rapport avec sa paternité, de préoccupations mystiques et exprimaient une intense culpabilité liée plus précisément par le malade au refus exprimé jadis d’entrer au séminaire et de devenir prêtre. Aussi, en punition, sa femme est censée être morte, au ciel, veuve d’ailleurs, luimême étant en enfer. Il a des visions, voit son père qui lui dit qu’il va mourir, voit passer ses trois enfants. Par moments, il se sent possédé par le diable, se roule à terre en hurlant. Un traitement par électrochocs jugule rapidement cette expérience hallucinatoire et délirante. Redevenu calme et lucide, le patient attribue sa maladie au surmenage et à l’inquiétude installée après la mort de son père. Il explique qu’il vit intensément les grossesses de sa femme, « tout à fait comme elle ». D’ailleurs, il avait aidé aux premiers accouchements. Après sa sortie, il reprend son travail, ne parle plus de son épisode psychotique et jamais de son enfant mort. Un an plus tard, au mois de juillet, il est réhospitalisé pour un état d’angoisse hypocondriaque. Cette nouvelle inquiétude est apparue à la suite d’un incident agricole significatif : il a dû vendre une vache qui avait mis bas un veau mort-né. Alors qu’il est encore hospitalisé (le 3 août), sa femme doit être opérée d’« appendicite ». Le 23 août, quatre jours avant l’anniversaire de la mort de son enfant, éclate une forte crise d’angoisse avec tremblements, palpitations, suffocation. Il sent de l’électricité dans tout le corps, « tout à fait comme l’an passé ». On craint l’éclosion d’un nouvel état psychotique. Mais le traitement neuroleptique mis en œuvre jugule l’état de panique, et après quelques jours il peut quitter le service. 3. Othello (ce n’est pas un pseudonyme !) est un maçon italien de 23 ans chez qui un épisode psychotique aigu éclate dans le cours d’une névrose post-traumatique, à l’occasion d’une paternité. Une longue histoire d’accident du travail avec
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revendication de rente et démêlés avec le médecin–conseil et le médecin traitant précède l’éclosion de la psychose. L’un des médecins avait porté le diagnostic suivant : « Comportement profondément névrosé avec anxiété, instabilité, préoccupations hypocondriaques ». Othello n’était pas marié mais vivait depuis plusieurs années en concubinage. C’est alors que, tandis que sur le plan professionnel il se sent diminué et incapable d’exercer son métier, son amie tombe enceinte. L’inquiétude ne cesse de grandir ; il n’a plus de repos, devient de plus en plus jaloux. L’agitation et la volubilité ne cessent de croître, de sorte qu’il doit être admis à la clinique psychiatrique alors que sa concubine est au sixième mois de sa grossesse. À l’admission, il est subconfus, agité et persuadé que son enfant est déjà né. Il se le représente âgé d’un an ou davantage, et imagine qu’il porte son nom. Il exhibe d’ailleurs une photo ou plus exactement un prospectus présentant un splendide bébé. Il écrit des lettres enthousiastes à son amie, vantant la beauté de son enfant. Pour ne pas le contrarier, son amie joue le jeu et lui envoie une carte postale représentant un enfant d’environ cinq ans (petit Othello) lui offrant des fleurs. L’épisode délirant dure une quinzaine de jours. L’agitation se calme sous traitement neuroleptique. Le malade ne parle plus de son fils, mais lors d’un congé d’essai Othello révèle sa jalousie en émettant des doutes sur sa paternité et sur la fidélité de sa concubine, la contraignant à des coïts répétés alors qu’elle est enceinte de huit mois. Réadmis, l’inquiétude et l’agitation persistent jusqu’à la naissance. La nouvelle de l’heureux événement entraîne la disparition des troubles psychotiques. Deux ans plus tard, il est père à nouveau et cette nouvelle paternité réactive ses angoisses, sous une forme mineure semble-t-il, puisque son médecin traitant nous écrit qu’il n’a besoin cette fois « que d’une psychothérapie ». 4. Gérard, 29 ans, est un mineur italien, père de quatre enfants âgés de cinq, quatre, trois ans et 13 mois. Sa femme est enceinte. Au quatrième mois, à peine sa femme lui a-telle annoncé cette cinquième grossesse et aussi son mécontentement, l’idée lui vient que cet enfant pourrait ne pas être de lui. Il veut lui extorquer l’aveu de son infidélité ; il s’ensuit des disputes violentes. Un jour, il fait mine de l’étrangler. Il devient aussi brutal avec les enfants, s’excite de plus en plus, ne peut plus dormir. Un soir, il voit le diable « tout noir avec des cornes » qui passe « rapide comme le vent ». Il a cependant eu le temps de lui « tirer le sang du cœur ». La voix du diable lui intime l’ordre de se rendre au fond de la mine pour y mourir. Affreusement angoissé, il se lève, raconte sa vision à sa femme qui tente de le calmer. Le lendemain, il se rend néanmoins à son travail, mais a très peur de mourir. Deux jours avant son admission à la clinique, il va dans un bois et brûle ses habits, mettant en pratique un exorcisme gitan que sa mère lui aurait enseigné sur son lit de mort. Il raconte qu’il a trouvé dans une poche une sucette de bébé remplie de sang, enveloppée dans un chiffon. Cette sucette était attachée
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à son costume par un cordon. C’était l’instrument utilisé par le diable pour sucer son sang. Les visites du diable se répètent, toujours la nuit, et à chaque fois il lui soutire du sang, de sorte qu’il se sent le matin avoir le cœur vide. Il imagine que le diable utilise ce sang pour fabriquer d’autres diables. Lorsqu’il lui fut demandé à quoi le cordon lui faisait penser, il raconta qu’il devait souvent se lever la nuit pour donner la sucette au bébé de 13 mois, après quoi il lui était difficile de se rendormir. Mais jamais il n’aurait, même par mégarde, mis cette sucette dans sa poche, et d’ailleurs dans le vêtement brûlé la sucette avait été attachée avec une ficelle. Il est à peine besoin d’interpréter pour saisir les significations qui se profilent derrière cette apparition du diabolique suceur de sang qui l’épuise, du cordon qui attache la sucette à son habit, du chiffon qui « lange » la sucette, et pour voir l’évidente relation avec la paternité non désirée, dont le malade en un premier temps avait tenté de se débarrasser par une projection délirante sur un rival imaginaire. La bouffée délirante céda en quelques jours ; il ne fut pas possible d’amener le malade — personnalité fruste et superstitieuse — à une critique véritable de son expérience délirante. Pour lui, l’essentiel fut que le diable ne se manifestât plus. Peut-être n’est-il pas inutile de souligner que la psychose survint lors de la cinquième paternité et qu’il avait été luimême le cinquième de sept enfants. 5. Antoine, cultivateur, né en 1924. Personnalité à structure obsessionnelle ayant déjà présenté en 1941 un épisode pathologique mal caractérisé, probablement dépressif. Sexuellement inhibé, Antoine n’a pas de relations féminines jusqu’à 25 ans. Pressé par son père, il se marie l’année même de la mort de sa mère. Quinze mois après son mariage, il a un fils (1951). En 1952, une fillette meurt à trois mois, le Jeudi saint. Une deuxième fille naît en 1953. En automne 1956, nouvelle grossesse de sa femme, non désirée. Des varices la gênent beaucoup, elle est souvent alitée. Après une phase prodromique caractérisée par des ruminations obsédantes au sujet de la santé de sa femme, un tableau mélancolique franc s’installe chez Antoine, aux environs de Noël. Les auto-accusations, multiples, concernent toute la sexualité. Antoine s’accuse de masturbation, de bestialité, est persuadé avoir le sang malade (syphilis). Il n’aurait jamais dû se marier, aurait dû se faire prêtre. Le malade est traité par électrochocs qui font progressivement virer l’état dépressif en état de manie hargneuse. Après arrêt du traitement, Antoine fait une brève expérience délirante mégalomaniaque le Jeudi saint (jour anniversaire de la mort de sa fille). Il hurle qu’il est « un homme maintenant », qu’un message divin l’a traversé. Le vendredi saint, il est dans la « cellule des morts ». Cet épisode est rapidement jugulé par Largarctil. L’excitation maniaque tombe et le malade sort le 5 avril. Sa femme accouche le 4 mai. L’enfant, né bleu, meurt le lendemain. Immédiatement, Antoine se reproche d’être responsable de cette mort, sans toutefois qu’il y ait de rechute psychotique immédiate. À Noël cependant, la syphilophobie renaît, l’inhi-
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bition s’accentue progressivement et, en février, il doit être réadmis. Le tableau clinique est celui d’une mélancolie stuporeuse. Deux électrochocs suffisent cette fois à dissiper le délire. Dans cette observation, la succession des événements dramatiques, dont la résonance affective est renforcée par la coïncidence avec des dates hautement chargées de sens symbolique, vient inextricablement mêler la fatalité du réel au développement de l’histoire pathologique imaginaire. 6. Jean, 35 ans, employé au contentieux à la SNCF. Personnalité obsessionnelle, aux tendances dépressives fréquentes. Marié tard après trois échecs amoureux, il a trois enfants en quatre ans. La dernière grossesse, très peu désirée par sa femme, semble bien acceptée par lui. En fin de grossesse, sa femme, très fatiguée, va attendre sa délivrance chez sa mère avec ses deux enfants. Jean est seul, privé de rapports sexuels. Il a des fantasmes où il se voit tromper sa femme et se reproche ses « infidélités ». L’accouchement se déroule bien. La femme regagne le domicile trois semaines plus tard, mais déclare à l’arrivée qu’elle n’acceptera plus de rapports avant que ses cycles soient devenus réguliers et qu’elle puisse les contrôler par la méthode des températures. Dans le même temps, Jean a des soucis professionnels, des dossiers en retard. Il se sent incapable de résoudre certains problèmes litigieux. Un jour, alors qu’il roule en train vers Paris, il lit dans un journal un fait divers. Titre : « Un agent SNCF et sa femme abandonnent leurs enfants ». Il lit ce titre à un collègue qui commente : « Il y en a d’autres ». Jean pense que la SNCF va lui reprocher d’avoir exagéré ses frais de déplacement et d’avoir par sa négligence trahi la mère patrie (les dossiers dont il s’occupe sont des dossiers de douane). Le soir même, il délire. On le surveille, on a mis des agents SNCF à ses trousses, il va être espionné. Admis à la clinique psychiatrique, il est persuadé que les malades du service sont des espions déguisés, le supplice l’attend dans la cave, il va être torturé par des pointes de feu. Il se sent d’ailleurs coupable envers sa femme qu’il a trahie, coupable d’avoir fléchi sexuellement, coupable d’avoir trahi la SNCF. Des antidépresseurs amènent une sédation de l’angoisse en huit jours, avec des oscillations de la croyance délirante. Les rêves que le malade fait pendant le traitement sont particulièrement instructifs et montrent bien que le problème de la paternité occupe une place centrale dans sa psychose. Son propre nom, qui évoque la coupure (on peut relever aussi la profession de son père, boucher) y est symbolisé de diverses façons, associés à des thèmes de castration. Le thème de l’abandon de sa femme y est exprimé d’une manière évidente. Citons un rêve particulièrement éloquent : dans une assiette, que le malade dessine comme un utérus vu en coupe, mijote une masse informe. Le malade vient apposer sur le pourtour de la cire à cacheter. Association à cette cire à cacheter : « ce qui sert à apposer ses initiales sur les lettres ». La paternité est donc bien vécue dans un contexte de culpabilité et d’angoisse, comme l’expérience du nom à transmettre et à imprimer sur ce qui n’est encore qu’une « masse informe ».
Si, au départ, le refoulement, dont le « vécu » de la paternité est généralement l’objet, a été souligné, il est bien évident que la coïncidence entre paternité et psychose n’a pu échapper aux cliniciens. Parfois, il a été sommairement et naïvement conclu à une « psychose puerpérale chez l’homme » Bucove [5]. Si une dénomination trop vague (Psychiatric reactions, Zilborg 1957) risque de noyer la singularité de ces psychoses dans la généralité d’une supposée pathologie réactionnelle, une formulation plus descriptive, telle celle proposée par Wainnwright [36], « Fatherhood as a precipitent factor of mental illness », risque de privilégier le pôle « illness ». « Décompensation psychotique au moment de la paternité », proposé par Engel [12], préserve à la fois le fait clinique, la dimension du vécu et la portée signifiante de la paternité. De fait, des observations répondant à une réalité clinique similaire ont été publiées sous des titres divers. Cinq cas ont été publiés par des auteurs marseillais — Caïn et al. [6], Truphème et al. [34], Scotto et al. [30]. Dans son mémoire, Engel rapporte quatre cas similaires. Czermak [8], s’interrogeant sur le déclenchement des psychoses, a exposé des fragments d’observations où les notations concernant paternité, héritage, nom propre, filiation, foisonnent. Il n’étonnera pas qu’au gré des lectures on trouve des observations de paternité — et de filiation — où apparaissent comme points de convergence des interrogations angoissées d’un sujet. Dans ces problématiques, peuvent paraître centrales les questions de l’unité corporelle ou de l’identité, comme il apparaît souvent avec évidence que l’avènement dans le réel d’une réalité hautement signifiante se sera avéré effectivement doté d’un « pouvoir précipitant », notamment dans le registre aigu.
9. Esquisse d’une élaboration théorique Par-delà la diversité des observations recensées, on peut retenir qu’elles ont toutes en commun la corrélation chronologique et thématique avec une paternité, qui signe la collusion du phantasme et du réel. La survenue d’épisodes délirants se situe en général à proximité de l’accouchement et on peut émettre l’hypothèse que l’impossibilité de se maintenir comme sujet, le désastre psychotique, sont l’expression d’une angoisse morcelante, elle-même liée au désir inconscient d’identification « transsexuelle » à la femme, faisant vivre à l’homme la naissance comme une mutilation castratrice. Rappelons qu’à l’acmé de l’angoisse, le sujet de la première observation voulait couper son pénis, s’en séparer comme l’enfant sera séparé de la mère par section du cordon ombilical, une surdétermination de culpabilité étant par ailleurs évidente dans cet acte qui est à la fois une automutilation et une tentative de suicide. Une autre interprétation possible est l’identification à l’enfant (selon la série pénis–sperme–enfant donné, aban-
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donné) investi du narcissisme phallique paternel, la naissance représentant phantasmatiquement à la fois la castration de la mère et l’angoisse de séparation revécue par le père. On peut supposer surtout qu’un défaut d’intégration de la problématique de la castration, par impossibilité de situer la castration autrement qu’en une activité fantasmatique projetée dans le réel, sans médiation symbolisante, faute d’une assomption structurée de la métaphore paternelle, est, là comme ailleurs, en matière de psychose, le défaut primordial qui permet à l’événement réel, en soi banal, de prendre valeur d’un trauma inassimilable. À ce titre, les psychoses de paternité paraissent exemplaires. Il n’en demeure pas moins que la portée signifiante d’une accession au statut d’être père, si elle se révèle en son défaut par l’éclosion d’un délire, est dans ces cas liée réellement à l’événement réel d’une paternité. Mais cet événement réel se présente pour le sujet comme un manquement (Versagen) dans la réalité : nous rejoignons ici ce que Freud a énoncé dans la Perte de réalité dans la névrose et dans la psychose et dans Névrose et psychose, qu’à l’origine d’une décompensation il y a toujours un manquement dans la réalité. Mais la question demeure en l’occurrence : pourquoi et comment l’avènement d’un enfant peut-il être vécu comme une « perte », comme une Versagung, sauf à considérer que la concaténation de génération destitue un sujet dont le fondement n’est pas assuré par sa propre insertion dans une lignée. Il est bien évident qu’un événement particulièrement signifiant, autre qu’une paternité, peut être l’occasion d’un débridement de l’imaginaire et de l’activation des phantasmes procédant des théories sexuelles infantiles. Citons ces fantasmes de grossesse anale chez un sujet mâle, avec le rêve de sa résolution par césarienne, que rapporte Lacan [18,a]. La grossesse nerveuse chez la femme est un fait clinique bien connu. Mais la grossesse nerveuse chez l’homme, quoique rare, n’a pas seulement été décrite par Groddeck mais est régulièrement signalée dans la littérature psychiatrique — Baonville [3], Gelma [13]. Dans le domaine des psychoses et des démences, la résurgence d’une thématique d’enfantement atteste également la permanence dans l’inconscient de préoccupations qui prennent leur source dans les théories sexuelles infantiles. Des délires de grossesse chez l’homme sont signalés par divers auteurs (M. Renoux les répertorie dans sa Thèse). Évoquons l’observation d’un schizophrène qui avait la conviction délirante de s’être autofécondé, puis avorté par masturbation [11,b]. Il n’étonnera pas que chez les transsexuels anatomiquement mâles, le désir d’atteindre l’« autre » identité sexuelle puisse être vecteur d’une activité phantasmatique de procréation, se manifestant au niveau de l’éprouvé corporel — Alby [1]. Ainsi, après avoir rappelé la diversité et la complexité des données cliniques, il est presque inutile de souligner encore une fois que parler de pathologie de la paternité n’est qu’une commodité de langage — critiquable — et qu’il conviendrait plutôt de ne parler que de symptôme ou de phénomènes se
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manifestant à l’occasion d’une paternité. De même, il suffira de marquer une dernière fois que la paternité ne saurait être considérée en soi comme cause (pas plus sans doute que la maternité d’ailleurs). Enfin, faut-il encore souligner que regrouper les phénomènes décrits ou recensés sous le titre « Aspects psychopathologiques de la paternité » n’implique aucunement qu’ils soient, dans aucun registre, d’ordre réactionnel. Toutes les critiques portées à l’encontre de la notion de réaction trouveraient à s’appliquer ici. S’il y a tout lieu d’être attentif aux connexions possibles entre l’éclosion de manifestations pathologiques les plus diverses et l’événement d’une paternité, tant par intérêt clinique que théorique, il serait tout autant erroné de vouloir les inclure dans un registre réactionnel. Tout au plus — et les déclenchements de psychose sont ici particulièrement éloquents — c’est en tant que révélateur d’un défaut structurel qu’un événement signifiant peut opérer. Mais de par ses multiples implications, le fait de paternité peut comporter cette contradiction d’être un moment révélateur (au niveau des sujets touchés) en même temps que moteur d’un puissant refoulement (au niveau des proches ou d’un observateur).
10. Conclusion, interrogations En conclusion, nous situerons, par-delà la diversité symptomatique des manifestations survenant à la paternité, avec la phantasmatique qui les sous-entend, les questions d’ordre structurel qu’elles appellent. Lorsque le futur père affronte le repli narcissique de la mère couvant son fruit — équivalent d’une abolition de la castration imaginaire de la femme et réédition de l’image de la mère phallique —, la naissance peut être vécue comme castration de l’autre, désir hautement angoissant et vecteur d’une crainte de rétorsion à la mesure de l’efflorescence imaginaire. Et si pour la femme l’enfant–phallus est souvent désigné comme complément, imaginaire sans doute, mais quasinaturel, comment s’étonner qu’une castration mal assumée chez l’homme ne réveille l’angoisse devant cette intrusion phallique ? Assurément, la naissance d’un enfant est normalement l’occasion pour le père de parfaire l’insertion dans le registre symbolique ; si la femme donne la vie, le père transmet son nom, et plus que la preuve sociale de la virilité, plus que l’accès au statut de parent, plus que l’apport narcissique, c’est cette confirmation dans l’ordre symbolique, par l’insertion dans les lignées, qui confère à la paternité sa spécificité humaine. Mais une naissance peut aussi réveiller la faille de l’organisation symbolique, le défaut d’assomption du « Nom du Père » chez le futur père, et paradoxalement semer le doute sur sa virilité et dans l’extrême psychotique l’identifier à un objet chu. Enfin, s’il semble relativement aisé de situer le désir inconscient de la femme envers son enfant — symbole de ce qu’elle n’a pas — qu’en est-il du rapport de l’homme à l’enfant signifiant du désir ? Cette question en appellerait d’autres, ne pouvant qu’être évoquées : relatives à l’enfant imaginaire (C. Stein
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[31,1–2]), à l’enfant de Ça (Donnet et Green [9]), à l’enfant merveilleux toujours à tuer14 (Leclaire [20]). Si le même signifiant peut renvoyer au même narcissisme, l’enfant réel ne peut appartenir au registre du même. Peut-être n’en est-il que plus menaçant pour le narcissisme paternel ? Aujourd’hui, où la psychanalyse met particulièrement le désir en question, n’est-ce pas encore le désir d’enfant du Président Schreber — qui eut six enfants morts-nés avant d’adopter, après consolidation de sa psychose, une fille — qu’il conviendrait de réinterroger, pour saisir le rapport du désir d’enfant avec le désir d’une identification féminine et la problématique de la castration ? Et peut-être le mythe15 de Cronos garde-t-il quelque portée pour approcher le sens de la crainte du talion, cette Vergeltungsfurcht de Reik, du père originaire devant sa progéniture. Quoi qu’il en soit, la pathologie montre que la paternité est susceptible de réactiver des phantasmes archaïques et de fournir l’occasion d’une nouvelle édition de la question fondamentale, celle de l’origine. Et quoi qu’il en soit des apports que la pathologie de la paternité peut fournir à la compréhension du fait psychopathologique en général, il est une évidence qui désormais s’impose : les faits rapportés ne peuvent plus être considérés comme des curiosités rarissimes, mais au contraire comme des échantillons certes disparates, et toujours à resituer dans un contexte, de ce que l’observation clinique permet fréquemment de déceler, à condition de ne pas partager avec le sens commun, le refoulement dont l’expérience vécue de la paternité est généralement l’objet. Et si la pathologie ne permet certes pas de décider s’il existe ou non un instinct paternel, elle démontre que la paternité peut être une expérience cruciale pour l’homme, qui peut remettre en cause l’organisation même de son être.
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Citons ce passage suggestif de « On tue un enfant », à propos du rêve de Renaud : un intrus décharge son revolver dans le ventre de son père. Lentement s’impose la logique « archaïque » de l’inconscient : de même que la mère en position de puissance y apparaît pourvue d’un pénis, de même le père en position de protecteur peut y apparaître « gros d’un enfant ». C’est là un fantasme secret bien connu des psychanalystes. Ainsi ce qui est touché, tué dans le ventre de la figure paternelle du rêve, c’est un enfant et sans doute Renaud lui-même qui reconnaît se sentir avant tout fils de son père. 15 « Le mi-dire est la loi même, interne de toute énonciation de la vérité, et ce qui l’incarne le mieux, c’est le mythe » Lacan, Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse.
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