Dynamique commerciale et recomposition de l’emploi

Dynamique commerciale et recomposition de l’emploi

Géographie, Économie, Société 5 (2003) 183–202 www.elsevier.com/locate/geecso Dynamique commerciale et recomposition de l’emploi Retail change and em...

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Géographie, Économie, Société 5 (2003) 183–202 www.elsevier.com/locate/geecso

Dynamique commerciale et recomposition de l’emploi Retail change and employment restructuring Teresa Barata Salgueiro *, Herculano Cachinho Departamento de Geografia da Faculdade de Letras da Universidade de Lisboa, Lisboa 1600–214, Portugal Reçu le 10 août 2002 ; révisé le 12 octobre 2002 ; accepté le 12 novembre 2002

Résumé Cet article analyse les principales tendances de l’emploi dans le contexte des grandes transformations du secteur et des stratégies adoptées par les entrepreneurs, car notre hypothèse initiale admettait que les changements vérifiés dans l’emploi étaient liés aux transformations dans l’organisation du secteur. Nous avons souligné la restructuration des entreprises liée à des processus de concentration et d’internationalisation, à la diversification des formules des commerces, à de nouvelles relations avec l’espace géographique et aux changements de la signification du commerce avec l’expansion de la société de consommation. Les tendances identifiées dans l’emploi du commerce indiquent une stabilité au niveau des quantitatifs globaux, ainsi que des situations contradictoires de perte et de création de postes de travail, de dualisation et de segmentation du marché, de féminisation et de rajeunissement de la main-d’œuvre, de déqualification et de requalification. Nous avons identifié trois grands types de stratégies dans le système commercial portugais. Cependant, près de la moitié des entrepreneurs n’ont aucune stratégie : ils se limitent à gérer le quotidien de façon routinière et nous avons qualifié leur position de passive. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract On this paper the retail labour market main trends are studied in the framework of the recent transformations of the activity and its management because our hypothesis says that job characteristics should be related with the activity’s organisation and its transformation. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (T.B. Salgueiro). © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/S1295-926X(03)00037-6

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The sector main changes deal with concentration and internationalisation of firms, retailing diversification, new relationships between retail organisations and geographical space, besides the new meaning of commerce in the consumer’s society. Job trends point to stabilisation of the total employment but increasing presence of female and young employees. At the same time we find significant traces of segmentation of the labour market with simultaneously disqualification and upskilling of jobs, increasing part time work and outsourcing contracts. While three main types of management strategies were identified in portuguese retail system, about half of the owners don’t have any strategy for their business, thus we can say their strategy is merely passivity. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Emploi ; Commerce ; Stratégies de gestion ; Segmentation Keywords: Labour market; Business strategies; Management; Job’s types; Segmentation

1. Introduction Cet article analyse les principales tendances de l’emploi dans le commerce liées aux grandes transformations du secteur et aux stratégies adoptées par les entrepreneurs, notamment celles qui touchent aux ressources humaines1. Nous ne pouvons pas dire avec rigueur que le marché de l’emploi dans le commerce est un sous-système autonome, puisqu’il présente certaines spécificités. Celles-ci tiennent à la façon dont les facteurs de l’évolution des sociétés et les instruments régulateurs sont interprétés par les agents du système ainsi que de la réaction des entreprises face aux changements extérieurs. L’objectif de ce texte n’est pas de discuter les concepts et les orientations méthodologiques qui ont structuré notre recherche. Cependant, nous devons éclairer quelques points. Le terme « emploi » a fréquemment le sens d’occupation rémunérée, quelle que soit l’activité. Pour certains auteurs, ce terme est la partie du travail réalisée dans la sphère du marché ou encore, dans un sens plus restreint, le travail dû à un patron. Dans ce sens, les termes « travail » et « emploi » sont parfois utilisés comme synonymes, ce que nous avons fait tout au long du texte. Selon l’école néoclassique, le marché du travail est la rencontre de l’offre et de la demande des capacités de travail. Le fonctionnement de ce marché est responsable de l’affectation de la main-d’œuvre et des conditions contractuelles, notamment les salaires. Les défenseurs des théories de la segmentation du marché du travail contestent l’unité du marché autorégulé, car pour expliquer les discontinuités présentes, il faut aussi faire appel à une hétérorégulation. Ils privilégient l’analyse systémique de l’ensemble des mécanismes de l’affectation des travailleurs aux emplois salariés existants, mécanismes qui dépassent les règles des marchés en équilibre. Dans cette perspective, l’emploi apparaît comme le support institutionnel à l’échange de la force du travail (Gambier, 1982). 1

Ce texte est originaire d’un projet sur l’emploi et l’employabilité dans le commerce que nous avons coordonné pour l’Observatoire du Commerce, développé en 1999-2000. Cette étude a été récemment publiée sur le titre Estratégias empresariais, Emprego e Empregabilidade no Comércio.

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Ces auteurs soulignent l’importance des processus d’ajustement présents dans le marché, médiatisés par des structures économiques et sociales, exprimant les stratégies des agents. Ainsi, le concept de système d’emploi est plus large que celui du marché du travail, puisque les considérations des agents régulateurs sont prises en compte. C’est-à-dire que les caractéristiques de l’emploi et la différenciation existante (dans l’utilisation et dans la circulation de la main-d’œuvre) ne dépendent pas seulement de l’équilibre entre l’offre et la demande, ni de l’organisation des sous marchés, mais aussi des institutions et des structures économiques, politiques et sociales qui les règlent. Le marché de l’emploi dans le commerce est très ouvert car, en général, les qualifications et les compétences exigées sont minimes, facilitant ainsi le flux des entrées et des sorties. Ce secteur a une évolution semblable à bien d’autres fractions du marché du travail, marquées par une segmentation où l’on distingue un noyau central ou marché primaire, très stable, où prédomine la flexibilité fonctionnelle et deux groupes périphériques qui représentent le marché secondaire de l’emploi, où l’instabilité et la précarité sont plus grandes que sur le premier2. La segmentation provient essentiellement des nouvelles conditions de la concurrence, caractéristiques du mode d’accumulation flexible, qui mènent les entreprises à devenir plus flexibles, depuis l’output à la main-d’œuvre. Selon Atkinson (1987), la flexibilité de la main-d’œuvre s’exprime soit en termes quantitatifs (flexibilité numérique) soit par les qualifications et les capacités des travailleurs (flexibilité fonctionnelle). Ceci a été repris par Gadrey et Gadrey en 1992. Dans cette étude, nous avons privilégié l’emploi en tant que relation sociale où participent plusieurs acteurs et où sont déterminés certains niveaux de stabilité et de précarité. Nous avons cherché à ne pas réduire l’analyse de l’emploi à une simple description/commentaire de données statistiques. Ainsi, dans l’évaluation de la qualité de l’emploi, nous avons aussi étudié le point de vue des travailleurs. Nous avons également analysé le travail en tant qu’activité avec ses caractéristiques qui exigent formation, connaissances et compétences, lesquelles ont tendance à changer, compte tenu du progrès technologique et des nouvelles formes d’organisation du système entrepreneurial. Selon les auteurs qui défendent le concept du système d’emploi, il est nécessaire de préciser le contexte des changements du marché de l’emploi. Nous avons donc étudié les stratégies des entreprises, notamment celles liées à la gestion des ressources humaines, en parallèle avec l’identification des grands facteurs de transformation de l’appareil commercial et de l’emploi. Dans le domaine des mutations du secteur, nous avons souligné la restructuration des entreprises liées à des processus de concentration et d’internationalisation, à la diversification des formules des commerces, à de nouvelles relations avec l’espace géographique et aux changements de la signification du commerce dans la société de consommation.

2. Les grandes mutations du secteur Dans les dernières décennies, le système commercial portugais a subi de profonds changements au niveau de l’organisation économique et spatiale. Les mutations les plus 2

Voir, par exemple, le modèle de segmentation d’Atkinson dans Benko, 1996.

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visibles sont la diffusion des grandes chaînes de distribution, la diversification des formules de distribution et la décentralisation de l’offre dans l’espace urbain, brisant ainsi le modèle traditionnel de l’organisation de l’activité et des modèles d’approvisionnement des familles. Les changements observés au niveau des stratégies des entreprises sont aussi très importants : gestion des produits et des ressources humaines, politique des prix, diversification des services rendus aux clients, horaires de fonctionnement des magasins, nouvelles techniques de vente, relations entre les producteurs et les distributeurs ou encore, signification des espaces de consommation. 2.1. La restructuration des entreprises : du petit commerçant aux grandes organisations commerciales Du point de vue commercial, le changement le plus significatif est l’évolution d’un secteur plutôt statique à un champ d’activité de grand dynamisme. Pendant que le premier ne présente aucun intérêt pour le grand capital et est donc dominé par de petites entreprises, à établissement unique, gérées par la famille et sans vision stratégique, le second est disputé par les grandes organisations commerciales qui développent des stratégies de croissance orientées vers la diversification des investissements et la couverture géographique du marché national. Les acteurs de ce nouveau modèle commercial sont les chaînes de distribution nationales et étrangères. Pratiquement absentes au début des années 1980, elles se trouvent actuellement, au niveau des ventes et du personnel au service, entre les plus grandes organisations de l’économie nationale (Tableau 1). Aujourd’hui une bonne partie de l’investissement étranger passe aussi par ces organisations. Dans certaines branches, la croissance et la diffusion territoriale des chaînes de distribution ont contribué, d’une façon décisive, à la fermeture d’un grand nombre de points de vente au détail et de petites entreprises de grossistes, ainsi qu’à une progressive concentration du secteur. Dans le secteur alimentaire, les chiffres de A.C. Nielsen (1999) montrent que 10 000 épiceries ont fermé entre 1990 et 1998. Les magasins spécialisés en produits alimentaires (boucheries, poissonneries, fruits et légumes, charcuteries...) sont passés de 2130 à 1100 points de vente. Bien que les chaînes de distribution aient à peine 25 % du volume total des ventes au détail, les deux plus grands groupes de distribution Tableau 1 Les grands groupes de distribution alimentaire au Portugal (1999) Groupes Modelo/Continente Grupo Jerónimo Martins Jumbo/Pão de Açúcar Intermarché Makro Carrefour Grula Manuel Nunes & Fernandes Coopertorres Alicoop Total Source : Observatoire du commerce (2001).

Ventes (millions d’euros) 2 010,1 1 856,5 803,0 748,2 630,0 325,2 207,0 112,2 64,8 58,3 6 815,3

% 29 27 12 11 9 5 3 2 1 1 100

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(Modelo/Continente et Jerónimo Martins) ont tendance à se distancier de plus en plus des autres. En 1999, leur volume de vente représentait 56 % du total réalisé par les 10 plus grands groupes de distribution du marché national (Observatoire du commerce, 2001). Bien que moins visible, la concentration s’est aussi développée dans le secteur non alimentaire. Ici la franchise devient plus importante que le succursalisme, un système plus flexible, moins onéreux et qui présente moins de risques pour les investisseurs. En fin d’année 2000 plus de 360 marques ou enseignes étaient présentes dans l’espace national. Celles-ci représentent 6000 établissements (dont 65 % de franchisés), 48 000 postes de travail et un chiffre d’affaires estimé à 4500 millions d’euros (IIF, 2001). 2.2. Les changements des formules de commerce La concentration et l’internationalisation progressive du tissu commercial ont été accompagnées par une complexification de l’appareil commercial au niveau des formules de distribution. D’abord, dans l’alimentaire, les grandes surfaces (les supermarchés et les hypermarchés) apparaissent à côté des épiceries généralistes traditionnelles et des points de vente spécialisés, propriétés de petits détaillants. Ensuite, quand le marché commence à donner des signes de saturation, mais qu’il est quand même nécessaire de continuer à grandir, de nouveaux concepts, orientés vers l’exploitation de segments d’un marché bien précis entrent dans le paysage commercial. Nous avons par exemple, les magasins discount, soft et hard, pratiquant des prix bas et exploités par les grandes chaînes de distribution ; les convenience stores qui misent sur les avantages des horaires étendus de fonctionnement (certains ouverts 24 h/24) ; les supermarchés qualitatifs qui font du service leur principal élément de différenciation ; et encore les supérettes, presque toujours le résultat de la reconversion d’épiceries de petits commerçants. Cependant, dans la diffusion de ces nouveaux concepts, l’action des pouvoirs publics ne peut pas être négligée. Dans leur rôle de médiateur et de régulateur du système, ils limitent souvent l’ouverture de nouvelles unités de grande taille, ce qui permet aux détaillants d’investir dans de nouvelles formules, tournées vers des segments non exploités du marché national et complémentaires des grandes surfaces. Nous constatons que la diversification des formules des magasins est aussi présente dans le secteur non alimentaire. Là, les centres commerciaux ont un rôle particulier. Selon le recensement de l’Observatoire du commerce de 1999, il existait dans le pays 789 centres commerciaux avec des caractéristiques bien différentes du point de vue de la taille, de la composition du mixte commercial, des styles de l’architecture, du lay out des projets et de l’insertion dans le tissu urbain. Du petit négoce immobilier développé par des constructeurs et des petits propriétaires urbains, sans aucune expérience dans la production d’espace commercial, les centres commerciaux deviennent, en moins de 30 ans, un secteur de haute rentabilité, disputé par de grands groupes économiques. Ces espaces deviennent des lieux de prédilection pour les achats et les moments de loisir des consommateurs portugais. Au fur et à mesure que les centres commerciaux se multiplient et se répandent dans toutes les villes, de nouvelles formules font leur apparition. Nous pouvons citer par exemple les grandes surfaces spécialisées dans le meuble, le bricolage, les matériaux de construction, l’équipement de bureaux et d’articles de sport ou bien les mégastores des grandes chaînes internationales ou encore les enseignes de fast-food. La diversification des formules s’étend aussi aux petits magasins. Alors que certaines unités se tournent vers

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l’exploitation de micro niches de marché (club de vidéo, cravates, t-shirts, pantoufles, portables, bougies, abat-jour, chocolat, ...) d’autres adoptent une stratégie de déspécialisation, comme les boutiques du « tout à 10 francs ». D’autres encore investissent dans le design et le lay-out de l’espace, dans l’originalité et l’exclusivité du mixte commercial, dans le marketing et dans la communication pour se différencier des autres, acquérant ainsi leur identité auprès des consommateurs. 2.3. La réorganisation spatiale : du déclin du centre à l’émergence de la périphérie Ancrées dans une logique de fonctionnement et dans des principes de localisation tout à fait différents des magasins traditionnels, les nouvelles formes de distribution ont révolutionné, en peu d’années, l’organisation spatiale du système commercial portugais. Les changements sont bien visibles tant au niveau national que local. La concentration sur le littoral se retrouve dans toutes les formes de commerce. En 1997, les municipalités du littoral concentraient plus de 3/4 des points de vente au détail, 79 % des hypermarchés, la totalité des grandes surfaces spécialisées et les centres commerciaux d’intérêt régional. Les centres commerciaux sont un bon exemple des déséquilibres de la distribution géographique de l’appareil commercial (Fig. 1). L’urbanisation explique non seulement le phénomène de concentration littorale mais aussi les petites concentrations de points de vente qui interrompent ici et là le désert social de l’intérieur du pays. Les nouveaux concepts de vente au détail détruisent le modèle d’organisation spatiale hiérarchique des centres de commerce et des services énoncés par Christaller dans la théorie des lieux centraux. Cependant, c’est à l’échelle urbaine, surtout au niveau métropolitain, que les nouvelles formes de commerce défient l’organisation spatiale classique du commerce. Par conséquent, nous constatons un changement des modèles spatiaux d’approvisionnement des familles, dans ses piliers de base : structure hiérarchique, prééminence d’un centre unique, relation entre le niveau des biens et la distance parcourue par les consommateurs pour leur approvisionnement. En fait, la relation linéaire entre le niveau des biens et des services et la distance d’achat change avec les nouvelles formes de commerce surtout avec les grandes surfaces. La proximité et la centralité deviennent moins importantes. La relation entre la composition fonctionnelle des centres et la position qu’ils occupent dans le système des lieux centraux se modifie et les zones de chalandise perdent ainsi leur exclusivité. Le fait que les consommateurs, pour s’approvisionner, se déplacent toujours à l’endroit le plus proche n’est plus tout à fait vrai. La position centrale des établissements par rapport à leur clientèle ainsi que l’exclusivité des zones de chalandise ont perdu, dans certaines situations, presque toute valeur explicative. La centralité n’est plus, dans la plupart des cas, synonyme d’accessibilité pour diverses raisons, telles que : meilleur accès de la périphérie, encombrement du centre-ville, croissance des banlieues, augmentation de la mobilité et du taux de motorisation des familles. Dans les grandes villes, le centre-ville est devenu progressivement lointain pour un grand nombre de consommateurs. Conséquence du fort trafic, de l’encombrement et de la pénurie de places de stationnement, celui-ci est aussi devenu moins accessible. En revanche, la périphérie, dotée d’établissements plurifonctionnels et desservie par de grands axes routiers, est plus attractive pour les consommateurs motorisés.

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Fig. 1. Distribution des centres commerciaux au Portugal

Le changement dans la géographie du commerce urbain, décrit ci-dessus, met clairement en évidence une substitution progressive d’un modèle d’organisation hiérarchique par un autre beaucoup plus complexe. Celui-ci peut être désigné comme modèle en réseau ou bien, selon l’expression de Brown (1992) et de Barata-Salgueiro (1996), comme organisation post-hiérarchique, en opposition au précédent. Ce terme est dû à la complémentarité et à la concurrence entre différents types de centres, de formes de distribution et de formules de commerce. Bien que l’on puisse établir une hiérarchie entre les différents niveaux des

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centres du réseau, du point de vue des consommateurs, ce nouveau modèle ne se caractérise plus par les mêmes principes. Dans leur pratique d’achats, les individus consommateurs fréquentent, à différents moments, les divers centres et formes de commerce du réseau pour satisfaire leurs besoins et leurs désirs, sans pour cela établir une relation linéaire de dépendance entre la distance parcourue, le rythme d’achat et la nature des biens et services. 2.4. Symbolisme : des lieux d’achat aux espaces promoteurs d’expériences Finalement, entre les métamorphoses observées, il faut aussi parler du changement de la signification et du symbolisme des lieux de commerce. De nos jours, ce n’est pas la taille des magasins ni le pouvoir économique de leurs opérateurs (grandes chaînes de distribution ou petits commerçants) qui permettent de différencier les établissements. C’est plutôt leur capacité à innover, à dépasser la matérialité et à travers les intangibles, à se transformer en lieux de consommation. En d’autres termes, il y a aujourd’hui 2 groupes d’établissements bien distincts et opposés. D’une part, les unités qui investissent dans la mise en scène des objets, dans la théâtralisation et dans la simulation de l’ambiance, qui exploitent l’imaginaire des consommateurs et leur proposent de vraies expériences de vie. D’autre part, les unités qui, dépourvues de consistance symbolique significative pour les consommateurs, continuent simplement à échanger leurs produits et leurs services contre de l’argent. Ces dernières exercent la simple fonction de lieu d’achat et/ou d’approvisionnement. Selon la vieille classification moderniste, pendant que certains commerçants exploitent l’hyperréalité et à travers celle-ci, vendent rêves et désirs, d’autres continuent à satisfaire les besoins les plus élémentaires, parfois inexistants, mais que les commerçants pensent que les consommateurs possèdent encore (Cachinho, 2002). Le passage des espaces de commerce à des lieux de consommation est sans doute un des plus grands défis des temps post-modernes. Ce défi n’est bravé avec succès que par des entreprises innovatrices, possédant une stratégie pro-active. 3. Dynamique commerciale et changements dans l’emploi Le commerce joue un rôle essentiel dans l’économie, tant par sa contribution dans le PNB que par son haut potentiel de création d’emploi. Ceci est vrai, même si une bonne partie des postes de travail sont mal rémunérés ; les conditions contractuelles sont souvent marquées par une grande précarité même si, pour beaucoup d’individus, le travail dans le secteur ne représente qu’une « transition » dans leur vie professionnelle. Le commerce n’exige pas de grandes qualifications puisque l’apprentissage se fait d’habitude sur place, en quelques jours. Il fonctionne souvent comme une porte d’entrée sur le marché du travail et comme un secteur « refuge » par rapport à d’autres activités. Beaucoup de jeunes, encore étudiants, entament leur activité salariale dans ce secteur, passant ensuite à un autre type d’emploi, soit dans le commerce, soit ailleurs. Beaucoup d’immigrants sans papiers commencent leur activité dans le pays d’accueil dans les établissements de personnes ayant la même origine qu’eux ou dans le commerce ambulant. Ainsi, par ses caractéristiques entrepreneuriales, le commerce n’a pas seulement des fonctions strictement économiques, puisqu’il joue souvent un rôle d’intégrateur social des immigrants et d’amortisseur des crises du marché régional de l’emploi. En fait, le com-

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merce est un secteur composé d’un grand nombre d’entreprises où prédominent des entreprises familiales et indépendantes et où le travail n’est pas souvent fiscalisé par les entités compétentes. L’auto-emploi ou le travail hors normes (au niveau des salaires, des horaires, des conditions de sécurité, des avantages sociaux...) souvent pratiqué dans des établissements familiaux, d’un ami ou d’un compatriote, fournit une occupation et un peu d’argent, toujours importants dans des situations de perte d’emploi ou d’immigration illégale. La relation du commerce avec le chômage est plutôt complexe. D’un côté le commerce est une grande source d’emploi, mais d’un autre côté une bonne partie du chômage lui est attribué. En fin d’année 1998, 32 300 chômeurs avaient le commerce comme dernière activité professionnelle, soit 16 % du total des chômeurs à la recherche d’un nouvel emploi. Dans la même période, le commerce représentait 14 % du volume total de l’emploi. Ce pourcentage montre bien la participation de ce secteur dans le chômage. En fait, le marché de l’emploi du commerce est marqué par la grande rotation des actifs, en particulier dans les segments les plus périphériques. La situation des travailleurs actifs dans le commerce par rapport à leur profession une année auparavant indique un cadre relativement stable. La grande majorité (95 %) des employés exerçait la même activité l’année antérieure. Cependant les taux élevés de sorties et l’énorme rotation du personnel sont des facteurs qui permettent de constater une grande circulation de travailleurs entre divers établissements et/ou entreprises de la même branche, éventuellement pointée par des périodes de chômage de courte durée. 3.1. Les mutations de la structure de l’emploi La réorganisation du système commercial, décrite précédemment, a provoqué de profondes modifications dans la structure de l’emploi du secteur. En valeur absolue, l’évolution du nombre de postes de travail a augmenté positivement durant les dernières décennies (475 000 actifs en 1988, 589 000 en 1991 et 730 000 en 2000). Malheureusement son poids relatif dans l’ensemble de l’emploi national a diminué. La nature des postes de travail créés, évaluée selon la scolarité et les qualifications des travailleurs, selon les conditions contractuelles et le type de contrat, a souffert de profondes modifications. L’adoption du libre-service et l’allongement des horaires d’ouvertures sont deux aspects organisationnels considérables pour l’emploi, très liés à la croissance des entreprises. Le premier aspect est associé à la déqualification du profil du vendeur qui est remplacé par le caissier et les employés de rayon. Quant au deuxième aspect qui permet l’augmentation du travail en équipe et à temps partiel, il ne cache pas cependant, surtout dans le petit commerce, des situations illégales de travailleurs qui font des heures supplémentaires non rémunérées. Le développement de nouveaux modèles de gestion des ressources humaines et des espaces commerciaux, la croissance de la taille des entreprises et des établissements ont favorisé la diminution des embauches pour certaines tâches, aujourd’hui développées au moyen de l’outsourcing, et ont également alimenté la polarisation de l’emploi. De nos jours, il est ainsi possible d’identifier clairement 2 segments avec des caractéristiques opposées. D’un côté, le segment des postes de travail bien rémunéré liés à la gestion, à l’administration, au marketing et aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, est occupé par des cadres supérieurs et des techniciens très qualifiés. D’un

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Tableau 2 Type de contrat de travail dans les entreprises de plus de 100 employés CDI 84,47 79,56 56,86 69,40

Commerce de voitures Commerce en gros Commerce au détail Total (187 258 personnes)

CDD 15,39 19,89 41,97 29,81

Autre 0,14 0,55 1,17 0,79

Source : DETEFP, département de statistiques du ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle, 1997.*

autre côté, nous avons un segment important constitué de travailleurs non qualifiés, avec de bas salaires et souvent des contrats précaires, généralement associés à l’exécution de tâches routinières à l’intérieur des établissements (caisses de sortie, repositionnement, étiquetage, promotion, service d’entretien...). Bien que présents dans les petites entreprises, c’est surtout dans les grands groupes de distribution que ces 2 segments sont bien distincts et qu’ils sont gérés avec le plus de rationalité. De façon plus visible dans les grandes surfaces, le second segment est de plus en plus occupé par des travailleurs à temps partiel, faisant appel à la sous-traitance et à l’intérim. De ce fait, ils n’entrent pas souvent dans les statistiques comme travailleurs du commerce. Pour évaluer la tendance de la précarisation de l’emploi dans le commerce, nous avons analysé les données sur le type de contrat et le temps passé par les travailleurs dans l’entreprise. La situation la plus précaire se trouve plutôt dans le commerce au détail. Pendant que 16 % des travailleurs employés sous contrat à durée déterminée (CDD) exerçaient leur activité dans le commerce en 1998, cette forme contractuelle représentait 1/5 des travailleurs dans le commerce au détail. C’est aussi dans cette branche que les contrats de prestation de service, les travailleurs saisonniers et temporaires sont les plus représentatifs. Le fait que les travailleurs en CDD soient plus significatifs dans les entreprises de plus de 100 employés, surtout dans le secteur au détail (42 % des recensés), est une preuve des effets directs de la concentration (Tableau 2). Dans les années 1990, nous constatons une évolution de la forme non permanente de l’embauche, c’est-à-dire de la précarité. Ainsi, entre 1992 et 1997, dans le commerce au détail les contrats à durée indéterminée (CDI) diminuent de 84 à 81 % et les CDD augmentent de 16 à 19 % (Tableau 3). En analysant ces données, nous constatons que les hommes ont un taux plus élevé de contrats à durée indéterminée que les femmes. Cette situation se maintient entre les deux années de la série disponible. Les enquêtes que nous avons effectuées dans les entreprises révèlent que le recours aux CDD, un des principaux instruments de flexibilité, n’est pas un instrument très généralisé. Tableau 3 Travailleurs employés selon le type de contrat

Commerce de voitures Commerce en gros Commerce au détail Total

1992 total abs = 100 93 900 105 200 220 100 419 100

Source : INE ; enquête sur le travail.

CDI 86,89 87,35 84,03 85,30

CDD 13,11 12,65 15,97 14,46

1997 total abs=100 88 700 79 600 213 600 381 800

CDI 88,65 87,19 80,14 83,42

CDD 11,35 12,81 19,20 16,03

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Tableau 4 Temps de permanence dans les entreprises, personnel au service Années 1986 1991 1997

Moins d’1 an Total du commerce 9,02 10,42 22,15

Au détail 10,24 10,85 24,80

De 1 à 4 ans Total du commerce 41,92 55,97 33,68

Au détail 45,78 59,30 34,92

Plus de 5 ans Total du commerce 49,06 33,61 44,16

Au détail 43,98 29,85 40,28

Source : DETEFP, 1997.

Cependant, dans 10 % des entreprises enquêtées, le nombre de travailleurs sans contrat à durée indéterminée représente plus de 25 % des effectifs et dans 3 % des entreprises, plus de la moitié des travailleurs ont des contrats à durée déterminée. En 1997, si nous considérons le temps de permanence dans l’entreprise (Tableau 4) comme indicateur de stabilité vs précarité de l’emploi, nous constatons que presque 1/4 (22 %) des actifs du commerce travaille dans l’entreprise depuis moins d’un an. Mais près de la moitié (44 %) a une relation durable avec l’entreprise (plus de 5 ans). Cependant, entre 1986 et 1997, nous constatons que le groupe des travailleurs avec une permanence plus élevée a reculé, à l’inverse de ceux qui ont une permanence de moins d’un an. Il semble évident que les nouvelles formes d’embauche indiquent une augmentation potentielle de la rotation de la main-d’œuvre. Cette évolution est due essentiellement au commerce de détail qui, en 1986 et en 1991, employait 10 % de travailleurs dans ces conditions et 25 % en 1997. Les grands magasins, les centres commerciaux, le développement des chaînes — tous étant l’expression de la concentration financière — sont d’une certaine manière responsables de l’augmentation du travail peu qualifié et même d’une certaine précarité contractuelle. Ces formules de commerce ont malgré tout besoin de travail qualifié. Nous assistons en fait à un mouvement dans les deux sens de déqualification et de qualification, mettant en relief la polarisation de l’emploi. Outre les professionnels de gestion, certaines entreprises recherchent du personnel qualifié, compte tenu des produits qu’elles commercialisent, de la qualité des clients, de l’image qu’elles veulent donner et du niveau du service. Si certains professionnels, indispensables de nos jours pour beaucoup d’entreprises du commerce, appartiennent au noyau de l’emploi primaire, une grande partie d’entre eux, malgré leurs bons revenus, sont des travailleurs externes, embauchés comme professionnels libres ou pour une tâche spécifique. Le niveau du service rendu aux clients a de grands effets sur l’emploi. En effet, nous sommes à une époque de grande concurrence et de rapide banalisation des innovations. La recherche de la différenciation se fait souvent à travers la qualité du service rendu, l’atmosphère créée et la formule du magasin. Ces aspects ont des conséquences sur le personnel employé. L’investissement dans la qualité du service au consommateur exige des vendeurs de nouvelles compétences (up-skilling). Ces exigences se font soit au niveau des qualifications spécifiques, allant de la mode à l’informatique, en passant par la musique, soit dans le domaine des compétences sociales et personnelles qui sont, selon Lowe et Crewe (1996), la facilité de communication, le sourire et le dynamisme. L’augmentation du personnel salarié, la déqualification de nombreuses tâches dans la grande distribution de masse, la tendance à la croissance de l’emploi à temps partiel incitent à admettre que les changements décrits se reflètent au niveau de la qualité de l’emploi et dans la composition sociale des travailleurs. La recherche de personnel très flexible

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Tableau 5 Évolution du taux de féminisation (F/HF) Total du commerce Commerce de voitures Commerce en gros Commerce au détail

1986 33,13 15,71 26,09 45,66

1991 37,00 18,23 28,73 50,58

1997 40,57 17,91 32,18 57,14

Source : DETEFP, 1997.

continuera à augmenter, afin de répondre aux horaires élargis et à la saisonnalité de la demande. On assiste ainsi à une augmentation du nombre des femmes sur le marché du travail (Tableau 5) ainsi qu’à la présence des jeunes pour qui le commerce est souvent une activité de transition au début de leur vie active. Le personnel du commerce est relativement jeune. Un cinquième a moins de 25 ans et à peine 9 % a plus de 54 ans. Les jeunes sont plus nombreux dans le commerce au détail où 25 % du personnel a moins de 25 ans. Le secteur du commerce non spécialisé (hypermarchés et supermarchés) emploie plus d’un tiers de jeunes. En revanche, dans le commerce des produits pharmaceutiques et dans le commerce d’articles d’occasion, les jeunes apparaissent très peu. Les personnes âgées sont plus présentes quand il s’agit du commerce d’occasion. Cela s’explique peut-être par la nature du commerce de brocante et d’antiquités où peu de gens recherchent et collectionnent de vieux objets au long de leur vie. Malgré une progression scolaire positive des portugais dans le dernier quart du vingtième siècle, les travailleurs et les entrepreneurs du commerce ne possèdent pas de titres universitaires élevés et ne sont pas très qualifiés. Près de 57 % des employeurs avaient moins de 6 ans de scolarité en 1997. Quant aux salariés, 30 % de la force du travail n’avaient pas plus de 4 ans de scolarité, pendant que les travailleurs possédant une formation universitaire représentaient seulement 4,4 % du total. Le commerce de détail des produits alimentaires, des boissons et du tabac détient le plus fort pourcentage de travailleurs peu scolarisés. Le secteur de l’automobile a aussi des pourcentages élevés. En revanche, le commerce de gros des machines et de l’équipement emploie plus facilement du personnel avec des diplômes supérieurs et ayant suivi des cours techniques et professionnels. Du point de vue des qualifications, les différences existent aussi entre les diverses branches. Une analyse détaillée de la vente au détail montre que le commerce alimentaire est une activité de basse qualification où prédomine le personnel demi-qualifié et non qualifié. En revanche, le commerce de produits pharmaceutiques se situe parmi les branches de plus haut niveau de qualification. Finalement, on rencontre une assez grande polarisation dans les établissements spécialisés de détail. D’un côté, nous avons les cadres moyens et supérieurs et les chefs de rayon et de l’autre, une forte présence de débutants et d’apprentis. 3.2. La qualité de l’emploi Comme nous l’avons déjà dit, nous sommes plus intéressés par la dimension qualitative de l’emploi plutôt que par la dimension quantitative. En partant du principe que la qualité de l’emploi acquiert une importance fondamentale dans l’analyse des marchés du travail, nous avons considéré qu’elle peut être évaluée dans une double perspective, l’une plus subjective et l’autre plus objective. En prenant comme référence le texte de R. Freeman

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(1978), l’approximation subjective a été faite à travers des enquêtes auprès des travailleurs sur la satisfaction du travail selon leurs propres critères. Du point de vue objectif, nous avons centré notre analyse sur la récente dynamique de création d’emploi, à la lumière des travaux qui associent la qualité de l’emploi aux revenus. C’est-à-dire que les emplois d’échelons de revenus supérieurs augmenteront d’autant plus que la qualité de l’emploi augmentera. L’enquête effectuée auprès des travailleurs du commerce inclut diverses dimensions, par exemple : la situation dans la profession, la fonction, le salaire, les conditions contractuelles, les horaires, la durée du temps de travail, l’ancienneté dans l’entreprise, l’autonomie dans l’exécution des fonctions, le parcours professionnel des 3 dernières années, la formation professionnelle, la forme d’accès à l’emploi, le degré de satisfaction de l’emploi actuel, les raisons de leur éventuelle insatisfaction, ainsi que les perspectives quant à la trajectoire professionnelle dans un proche avenir. L’application d’une analyse factorielle de correspondances multiples avec des procédés de classification des réponses données dans cette enquête a permis d’identifier sept grandes catégories d’emplois qui sont : les propriétaires et les directeurs (classe A), les cadres supérieurs hautement qualifiés (classe B), les cadres intermédiaires hautement qualifiés (classe C), l’emploi traditionnel du commerce (classe D), les emplois périphériques avec des attentes d’insertion (classe E), les emplois périphériques désintégrés (classe F) et finalement les emplois périphériques à temps partiel (classe G). Les résultats obtenus révèlent deux aspects essentiels. Le premier est le caractère très segmenté de l’emploi dans le commerce. Les sept classes sont des groupements assez homogènes et très différenciés entre eux. Le deuxième aspect confirme le caractère dualiste du marché du travail dans le commerce. Nous observons une claire dissociation entre les quatre classes qui peuvent correspondre au segment central de l’emploi dans le commerce — classes de A à D — essentiellement caractérisées par la stabilité contractuelle et par des normes du genre fordiste et les 3 autres classes — de E à G — qui correspondent au segment périphérique où dominent les règles du genre « concurrentiel ». Ce groupe, d’une grande précarité de conditions contractuelles, favorise une gestion flexible de la main-d’œuvre. Il a été impossible d’associer les différents types d’emplois identifiés à des caractéristiques spécifiques des entreprises. Ceci suggère que la différenciation des formes de gestion de la main-d’œuvre dépend plus des stratégies compétitives des entreprises que des caractéristiques sectorielles, dimensionnelles ou autres. Ce fait révèle aussi que beaucoup d’entreprises (surtout les plus grandes) tendent à associer en leur sein divers types d’emploi et à les gérer de façon différente. L’emploi central correspond aux fonctions les plus valorisées et l’emploi périphérique, souvent soumis à la logique du moindre coût, correspond à des fonctions routinières et moins valorisées. En termes d’évaluation subjective de la qualité de l’emploi, la simple description statistique des données de l’enquête montre que la plupart des personnes interrogées n’aimeraient pas changer d’emploi, bien que la tendance au changement prenne des valeurs assez différentes en fonction de la position sur le marché du travail. Le pourcentage de ceux qui affirment aimer changer d’emploi est plus grand parmi les personnes ayant les types d’emploi les plus vulnérables. Ceux qui occupent un poste traditionnel invoquent le niveau de revenu comme raison, tandis que la sécurité ou la stabilité est mise en évidence par les segments les plus périphériques.

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Tableau 6 Variation de l’emploi (1995–1997) par segments salariaux Branches Commerce en gros de machines et d’équipements Commerce au détail de produits pharmaceutiques Commerce au détail non spécialisé Total du commerce

Variation de l’emploi Segment plus élevé 192

Segment intermédiaire –107

Segment plus bas 65

217

379

322

407 1684

312 12 110

5875 10 363

Source : DETEFP, 1997.

Nous avons fait l’évaluation objective de la qualité de l’emploi en comparant la variation de l’emploi structuré (travailleurs employés) entre 1995 et 1997, selon la segmentation correspondante au niveau des salaires. L’augmentation de ce type d’emploi de 24 157 travailleurs se répartit de la façon suivante : 7 % dans le segment salarial plus élevé, 50 % dans le segment intermédiaire et 43 % dans le segment le plus bas. Ce résultat indique une diminution de la qualité de l’emploi dans le commerce, durant la période considérée. Nous constatons encore une fois de grandes différences sectorielles. À titre d’exemple, le commerce de gros des machines et de l’équipement ainsi que le commerce de détail des produits pharmaceutiques évoluent positivement, à l’inverse du commerce non spécialisé — hypermarchés et supermarchés (Tableau 6) qui a enregistré une évolution plutôt négative. Dans le premier cas, la propension à une bipolarisation des segments extrêmes (plus et moins qualifiés) est notable. Dans le second cas, la tendance est qualificative même si l’évolution relative entre les segments est équilibrée. Quant au troisième cas, la forte croissance se fait essentiellement aux dépens du segment le plus bas, ce qui indique une diminution nette de la qualité de l’emploi.

4. Les stratégies des entreprises et la gestion des ressources humaines L’orientation théorique adoptée justifie notre intérêt quant à la place que des ressources humaines occupent dans les stratégies de compétitivité des entreprises. Afin d’identifier les catégories de stratégies privilégiées par les entreprises, nous avons appliqué une analyse factorielle de correspondances multiples et une analyse de clusters, au moyen du Spad3 (système pour l’analyse des données), aux données obtenues dans l’enquête aux entreprises. À l’inverse, d’autres méthodes de calcul où les dimensions significatives de la variance présente dans les données sont extraites par l’analyse en termes de facteurs, le Spad, par le type de variables qu’il utilise, exigent une sélection préalable des dimensions significatives de la variance. Ces dimensions sont essentiellement celles qui structurent le questionnaire appliqué aux entreprises. Elles sont conformes au positionnement face aux marchés, à l’équipement technologique, à la prestation de services aux consommateurs, à l’organisation et à la gestion des entreprises et des ressources humaines. Cette dernière dimension contient des variables telles que la formation professionnelle (investissement de l’entre3

Technique utile quand certaines variables sont exprimées en mode qualitatif.

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prise dans les 3 dernières années et pourcentage des travailleurs impliqués), la politique salariale (contrats collectifs et rémunérations supplémentaires), le recours à des entreprises de travail temporaire, aux contrats à durée déterminée et à la flexibilité des horaires. L’analyse effectuée a permis d’identifier sept catégories de stratégies (Tableau 7). Allant d’un extrême à l’autre, nous avons les stratégies passives et pro-actives, en passant par des niveaux intermédiaires où figurent les stratégies réactives. Afin d’économiser de l’espace, nous limiterons les définitions aux trois principales catégories de stratégies en soulignant l’importance des aspects liés aux ressources humaines. 4.1. Les stratégies passives Elles représentent 947 entreprises, soit près de 58 % du total des unités soumises à analyse. Dans cette catégorie se trouvent les entreprises indépendantes et de petite taille dont les formes de gestion et d’organisation sont extrêmement faibles. Les ressources humaines ne constituent pas un élément stratégique de ces entreprises. Ainsi, la politique salariale n’incorpore aucune forme de rémunération supplémentaire. En général, elles n’ont pas recours au travail temporaire ni aux contrats à durée déterminée. Les travailleurs n’ayant pas de formation professionnelle, les entreprises ne s’intéressent pas à leur formation. Nous avons qualifié de passive la stratégie adoptée par les entreprises de ce groupe. Nous pouvons dire que l’orientation de ce groupe de commerçants consiste à ne suivre aucune stratégie et surtout d’ignorer les changements de leur environnement. Leur fonction est de servir de simples intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs, en espérant que les premiers développent et placent les produits sur le marché et que les seconds, suivant la logique de la rationalité économique, se rendent dans les magasins pour satisfaire leurs besoins. 4.2. Les stratégies réactives Le second groupe englobe 302 entreprises, soit près de 19 % du total. Ce groupe se distingue parfaitement du précédent par le dynamisme mis en évidence de certains éléments. Au cours des trois dernières années, toutes ces entreprises ont investi dans l’ouverture de nouveaux points de vente. Près de la moitié représentent des marques ou des enseignes. Certaines, bien qu’en petit nombre, changent la gamme des produits vendus et investissent dans la promotion et le marketing. Toutes ces entreprises ont également investi dans de nouveaux équipements et presque la moitié est équipée d’un système informatique de gestion de stocks. Quant aux ressources humaines, plus de la moitié des unités (59 %) pratiquent une politique salariale propre, supérieure aux conventions collectives de travail. Le recours à la flexibilité est suivi par un petit nombre d’entreprises et seulement 12 % ont investi dans la formation professionnelle au cours des trois dernières années. Ces entreprises, dotées d’un certain dynamisme, ont tout de même un comportement essentiellement défensif. Nous sommes devant des entreprises qui n’innovent pas, mais qui ont une capacité à réagir, à s’adapter aux changements et à redéfinir leur position sur le marché. Pour faire face aux changements, les entreprises de ce groupe investissent dans la modernisation technologique et dans les services, afin de mieux répondre aux besoins des

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consommateurs et dans la mobilisation des ressources humaines, pour augmenter les niveaux d’efficacité. 4.3. Les stratégies pro-actives Le troisième groupe réunit 373 entreprises qui représentent 23 % du total. Les entreprises de cette catégorie, ayant quelques affinités avec celles du second groupe, se distinguent dans toutes les dimensions considérées. En effet, ces entreprises, au dynamisme fort, s’intègrent dans des succursales et s’associent à des centrales d’achat. L’assortiment se compose de produits de plusieurs marques et enseignes ainsi que dans la représentation exclusive d’autres. Bien que la plupart n’ait pas étendu son réseau de points de vente, un nombre substantiel a centralisé ses investissements dans l’agrandissement de leurs espaces commerciaux, dans le changement de la gamme des produits et dans les politiques liées aux promotions, à la communication et au marketing. La gestion des ressources humaines est peut-être la dimension qui permet le mieux de différencier la stratégie suivie par cette catégorie d’entreprise. Soixante onze pour cent mènent une politique salariale supérieure aux garanties des conventions collectives de travail et un nombre très significatif d’entre elles pratique des modalités de rémunération du travail supplémentaire, qui se traduisent par l’attribution de récompenses, de primes et de participation des résultats. Ces entreprises sont celles qui utilisent le plus souvent les CDD et qui ont recours aux fournisseurs de services de merchandising et de travail temporaire. Elles pratiquent aussi la flexibilité des horaires dans la gestion du travail. Le pourcentage des travailleurs ayant une formation professionnelle est supérieur à la moyenne, puisqu’elles investissent beaucoup dans la formation. Nous avons qualifié les stratégies de ce groupe de pro-actives, car ces entreprises manifestent non seulement une capacité à se moderniser, à s’adapter aux bouleversements et à répondre efficacement aux défis du marché, mais aussi parce qu’elles ont le potentiel d’aller plus loin. Elles arrivent souvent à anticiper les changements et à participer dans leur construction, c’est-à-dire à offrir aux consommateurs non pas ce qu’ils veulent, mais plutôt ce qu’ils pensent vouloir. Ces entreprises se localisent stratégiquement entre les producteurs et les consommateurs. Elles peuvent ainsi exiger des producteurs une offre mieux adaptée aux intérêts des consommateurs qui, souvent, ne demandent rien de précis, mais qui, grâce aux techniques de marketing très perfectionnées, à des politiques de séduction par l’image et la communication très séductrices, éveillent chez eux des besoins inexistants jusqu’alors et que les produits à eux seuls n’ont pas la capacité de développer. 5. La segmentation des entreprises Dans une phase postérieure de l’analyse, grâce à la technique des clusters du Spad, nous avons groupé les entreprises en sept classes selon les stratégies adoptées qui définissent la segmentation des entreprises. Le Tableau 7 synthétise les caractéristiques de chaque classe où le type de stratégie est croisé avec une série de dimensions identificatrices des entreprises qui constituent chaque groupe. La segmentation obtenue permet de conclure que la petite taille des entreprises, la gestion faite par des femmes ayant de bas niveaux de scolarité et la localisation dans

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l’espace rural ou de transition pour l’urbain4, associés de surcroît à certains secteurs d’activité (alimentaire, service de réparation de biens d’équipement des ménages, commerce de détail non effectué dans des établissements), tendent à constituer une source de passivité. La capacité des entreprises à réagir aux changements du marché ne se manifeste pas de la même manière dans toutes les branches. Cela semble plus facile pour certains segments comme celui de l’automobile, du commerce en gros, des pharmacies et des grandes surfaces de vente au détail. Ces branches se caractérisent par un niveau de scolarité plus élevé chez le personnel, une plus grande taille des entreprises et une capacité d’investissement, et par d’importantes relations avec d’autres entreprises. La pro-activité, en tant que philosophie stratégique des entreprises, est un atout limité à un noyau restreint d’entreprises qui doivent réunir un certain nombre de conditions : d’abord la dimension relativement grande qui permet l’organisation des départements stratégiques ; ensuite l’intégration dans les groupes économiques, de préférence avec du capital étranger, gérée par des professionnels qualifiés ; et finalement l’investissement dans la formation des ressources humaines. Sur le plan géographique, nous constatons que ces entreprises se localisent dans l’espace urbain. En résumé, les tendances identifiées dans l’emploi du commerce indiquent une stabilité des chiffres au niveau global, ainsi que des situations contradictoires de perte et de création de postes de travail, de dualisation et de segmentation du marché, de féminisation et de rajeunissement de la main-d’œuvre, de déqualification et de requalification, avec une croissance de l’emploi à temps partiel, une réduction des entrepreneurs et de l’auto-emploi, une augmentation des employés et encore la croissance des tâches hors contrat de travail c’est-à-dire la conversion des employés en patrons ou en travailleurs indépendants. La typologie des emplois a permis de confirmer la segmentation du marché du travail avec la polarisation de l’emploi et le développement des formes de recrutement externe (outsourcing), en parallèle avec l’expansion de la grande distribution qui, d’un côté, entraîne la déqualification de certaines tâches et de l’autre, demande des professionnels très qualifiés pour la gestion des organisations plus complexes. Les résultats peuvent être affinés par le comportement des entreprises qui misent sur la qualité du service rendu. La croissance de l’externalisation, qui fonctionne à différents niveaux de qualification, est responsable du déplacement, au niveau statistique, de l’emploi du commerce vers l’emploi des services, soit d’une meilleure interpénétration sectorielle. Nous avons aussi confirmé, soit à travers les conditions salariales, soit à travers l’opinion des travailleurs du commerce que la qualité de l’emploi a diminué ces dernières années. Notre hypothèse initiale admettait que les changements vérifiés dans l’emploi étaient liés aux transformations dans l’organisation du secteur. Nous avons souligné les éléments de modernisation du tissu commercial qui ont marqué les 15 dernières années et qui ont une expression dans l’emploi : recomposition de la structure des entreprises, révolution technologique et changement des styles de vie des consommateurs. Quant à la structure des entreprises, l’importance de la concentration est fondamentale puisqu’elle est responsable de l’apparition de grandes entreprises et de groupes qui 4 Nous avons utilisé la classification de l’INE pour les municipalités urbaines, de transition et rurales en combinant la taille démographique des villes et les activités de la population.

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emploient un grand nombre de travailleurs et qui possèdent un grand pouvoir de négociation. Ces groupes sont, en général, détenteurs de points de vente de taille importante où les processus de déqualification et de polarisation de l’emploi sont très clairs. L’adoption de nouvelles technologies d’information dans les transports et dans la conservation des produits, en accord avec de nouvelles formes d’organisation et de gestion, favorise le libre-service et une vraie révolution dans la logistique. Ces systèmes appliqués dans les entrepôts et dans la gestion des stocks contribuent à une réduction des effectifs et à un changement des caractéristiques d’une bonne partie de postes de travail, notamment dans les entrepôts et dans les grandes surfaces. Les modifications chez les consommateurs vont des aspects sociodémographiques, comme l’augmentation du pouvoir d’achat et de l’exigence, aux nouvelles formes de consommation et de lieux d’achat. L’augmentation de la concurrence et la nécessité de différenciation contribuent à valoriser le service et la qualité de l’ambiance des lieux où les produits sont offerts. Cela se répercute directement sur les compétences personnelles et dans la formation spécialisée des travailleurs de ce genre d’établissements. Les entrepreneurs vivent dans un monde où le changement est très rapide et où les enjeux de la concurrence sont constants. Leur commerce et bien souvent leur propre survie, dépendent de la manière dont ils évaluent, réagissent ou anticipent les modifications extérieures. Les ressources humaines exercent indiscutablement un rôle croissant dans les stratégies de compétitivité des entreprises. Nous avons identifié 3 types de stratégies dans le système commercial portugais. Cependant, près de la moitié des entrepreneurs n’ont aucune stratégie : ils se limitent à gérer le quotidien de façon routinière. Nous avons qualifié leur action de passive. Les ressources humaines assument un caractère stratégique uniquement dans le contexte des stratégies de compétitivité pro-actives. Elles facilitent la possibilité d’une promotion interne dans la carrière professionnelle et une plus grande valorisation personnelle à travers la formation, spécialement dans les segments des emplois plus qualifiés. Cependant, la rationalité économique qui préside à la gestion des ressources humaines dans les entreprises qui adoptent ce type de stratégie conduit à une application plus intensive des procédures de flexibilité numérique, qui mènent par exemple à des taux de rotation de la main-d’œuvre plus élevés. En revanche, les stratégies passives, moins inductives à l’employabilité, correspondent souvent à des relations personnelles gratifiantes, ce qui peut permettre la fidélisation ainsi que des rythmes de travail moins exigeants. Beaucoup d’analyses ont démontré que la segmentation du secteur, selon la taille des entreprises ou les branches d’activités, n’est pas claire. Cependant, l’enquête effectuée auprès des entrepreneurs nous a permis d’établir sept catégories différentes d’entreprises. En outre, cette typologie nous permet de conclure avec une relative certitude que le secteur le plus moderne est largement minoritaire dans le tissu commercial. Celui-ci continue encore à être dominé par une grande quantité de commerçants traditionnels et « passifs ».

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