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AMEPSY-1845; No. of Pages 7 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2014) xxx–xxx
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Me´moire
Histoire du de´lire des actes History of acting delusion Nicolas Bremaud a,b,* a b
IME « Le Marais », 13, rue Saint-Dominique, 85300 Challans, France IME « Les Terres Noires », route de Mouilleron, 85000 La Roche-sur-Yon, France
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Historique de l’article : Rec¸u le 14 octobre 2013 Accepte´ le 12 novembre 2013
L’auteur propose une histoire du « de´lire des actes », histoire courte, qui de´buta dans le milieu du e ` cle pour de´cliner progressivement et prendre fin dans le de´but du XXe sie`cle. Prenant ses sources XIX sie chez Pinel et Esquirol sans qu’il soit nomme´ ainsi, il trouve aujourd’hui ses prolongements dans ce qui est actuellement appele´ « psychopathie ». Mais nous verrons que c’est dans le « passage a` l’acte » psychotique que le « de´lire des actes » trouve ses ve´ritables prolongements. Bien que passe´ de mode, et bien que la locution « de´lire des actes » transporte dans son sillage certaines confusions, il n’est pas ininte´ressant de revenir sur son histoire, car cela nous ame`ne a` nous poser des questions essentielles sur ce qu’est un acte de´lirant comme tel, et si l’acte en lui-meˆme peut eˆtre indice d’un de´lire sous-jacent. Enfin, le « de´lire des actes » permet peut-eˆtre bien de revenir sur la question des psychoses non de´clenche´es. ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.
Mots cle´s : De´lire Histoire de la psychiatrie Nosologie Psychopathie Passage a` l’acte
A B S T R A C T
Keywords: Acting out Delusion History History of psychiatry Nosology Psychopathic
The author proposes an history about ‘‘acting delusion’’, a short history, which started in the middle of XIXth century to progressively decline at the beginning of XXth century. Originally, we can find this delusion in Pinel’s and Esquirol’s works but it wasn’t named like that. At present, we can find its repercussions in ‘‘psychopathic disorders’’. We will see that it is in psychosis’ acting out that ‘‘acting delusion’’ can be compared. Of course, this expression is old-fashioned and quite confused but it seems to be also useful to consider, historically, that it asks us many interesting questions, for example: What could be a ‘‘delirious act’’? The only act could be the sign of an underlying delusion? Finally, the ‘‘acting delusion’’ allows probably to return to the question of psychosis without delusion. ß 2014 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction En 1962, a` propos d’une malade pre´sente´e par P. Lab dans un expose´ sur « La valeur se´me´iologique des comportements de´lirants » [22], Henri Ey disait : « Son de´lire est un ‘‘de´lire des actes’’ », selon la terminologie des « anciens auteurs », pre´cisait-il. Il posait ensuite pertinemment la question suivante : « Ou` commence le de´lire ? » H. Ey observe en effet que « certains malades font des actes extravagants, absurdes ou dangereux, sans que le de´lire se manifeste par autre chose que ces actes ». Aussi estil important de se demander « quels rapports soutiennent entre eux * 12, avenue Saint-Louis, 44140 Geneston, France. Adresse e-mail :
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le de´lire et son expression, et le de´lire avec les conduites exceptionnelles ». Pour H. Ey, le de´lire peut n’apparaıˆtre que dans les actes, et donc ne pas apparaıˆtre dans les ide´es. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas comme telles d’« ide´es de´lirantes » (verbalise´es, donc) qu’il n’y a pas de´lire. Pourquoi ? Si l’on prend le cas de certains schizophre`nes, dit-il, on constate que « l’autisme transparaıˆt seulement ou presque seulement dans les actes saugrenus, bizarres, impulsifs et discordants. Or, meˆme quand la schizophre´nie [. . .] n’apparaıˆt pas comme de´lirante, elle l’est toujours [. . .]. C’est que ‘‘sous les actes’’ on rencontre l’autisme, c’est-a`-dire en fin de compte le de´lire, c’est-a`-dire une modalite´ imaginaire d’eˆtre dont la the´matique peut eˆtre plus ou moins expressive mais dont la structure est radicalement diffe´rente de la vie psychique normale ». Ainsi donc, pour H. Ey, le « de´lire des
http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2014.02.018 0003-4487/ß 2014 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.
Pour citer cet article : Bremaud N. Histoire du de´lire des actes. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2014.02.018
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actes » (l’« expression praxique » du de´lire) et le « de´lire des ide´es » (son « expression verbale ») renvoient l’un a` l’autre : « La fatalite´ meˆme de la liaison des actes extravagants dans une pense´e que l’on appellera comme on voudra (alie´ne´e, discordante, autistique, etc.) sera l’e´nonce´ meˆme de son diagnostic et d’une anomalie pathologique de l’eˆtre dans sa praxis comme dans sa conscience, dans son expression comme dans ses intentions » [11]. Si le terme de « de´lire des actes » est passe´ de mode, s’il appartient aux « auteurs anciens » comme dit H. Ey, il me´rite tout de meˆme qu’on s’y arreˆte quelques instants, d’un point de vue historique, d’une part, et, d’autre part, parce qu’il ame`ne a` se poser des questions non de´nue´es d’inte´reˆt : a` partir de quand et de quoi peut-on dire qu’un acte est de´lirant ? Peut-on dire, d’ailleurs, qu’un acte est de´lirant ? L’acte « de´lirant » suffirait-il a` e´tablir le diagnostic ? Et si dans l’hypothe`se ou` certains actes signaient le de´lire, quelles en seraient les conse´quences pour la de´finition – si complexe – du de´lire ? Bref, la dimension ide´ique, la dimension verbale, langagie`re du de´lire ne serait pas la seule a` caracte´riser ce dernier ; l’acte pourrait aussi non seulement eˆtre qualifie´ de de´lirant mais encore eˆtre indice, signature du de´lire.
2. Aux sources du de´lire des actes L’histoire du de´lire des actes de´rive de la « manie sans de´lire » de Pinel (1809), de la « fureur maniaque » de Fode´re´ (1816), de la « monomanie raisonnante » ou « monomanie sans de´lire » d’Esquirol (1838). Pinel e´crivait dans son Traite´ me´dico-philosophique sur l’alie´nation mentale, aux chapitres consacre´s a` la « manie sans de´lire : « Lorsque je repris a` Biceˆtre mes recherches sur cette maladie [la « manie » de l’e´poque], je ne fus pas peu surpris de voir plusieurs alie´ne´s qui n’offraient a` aucune e´poque aucune le´sion de l’entendement, et qui e´taient domine´s par une sorte d’instinct de fureur, comme si les faculte´s affectives seules avaient e´te´ le´se´es » [30]. Quelques anne´es plus tard, en 1816, dans son Traite´ du de´lire, Fode´re´ critiquait le terme de « manie sans de´lire » et lui pre´fe´rait celui de « fureur maniaque » qui pre´sentait selon l’auteur « un de´lire particulier qui avait pre´ce´de´ l’acce`s qui l’accompagne, avec le de´sordre tumultueux de toutes les fonctions, et qui existe encore apre`s l’acce`s » [16]. Notons que le chapitre qui est consacre´ a` cette question met sur le meˆme plan – dans son titre – fureur maniaque et manie sans de´lire (« De la fureur maniaque, ou de la manie sans de´lire »). Quant a` Esquirol, il souligne que « la folie partielle [ses « monomanies »] n’a pas toujours pour caracte`re l’alte´ration de l’intelligence ; quelquefois les faculte´s affectives sont seules le´se´es ; quelquefois on n’observe de de´sordre que dans les actions. C’est ce que les auteurs ont appele´ folie raisonnante [. . .] ». Par exemple : « Le monomaniaque homicide ne pre´sente aucune alte´ration appre´ciable de l’intelligence ou des affections. Il est entraıˆne´ par un instinct aveugle par quelque chose d’inde´finissable qui le pousse a` tuer » [10]. Ces sujets, selon Esquirol, « agissent sans conscience, sans passion, sans de´lire, sans motifs ; ils tuent par un entraıˆnement aveugle, instantane´, inde´pendant de leur volonte´ ; ils sont dans un acce`s de monomanie sans de´lire » [10]. Sur ce point de la manie sans de´lire, J.-P. Falret, on le sait, s’est oppose´ fermement (« il n’existe pas de folie sans de´lire », e´crivaitil), tout comme il s’est oppose´ a` la conception des monomanies (« nous pensons que la doctrine de la monomanie ne repose pas seulement sur des observations cliniques incomple`tes, mais sur une the´orie psychologique errone´e »). En 1819, il e´crivait de´ja` : « Dans la manie dite sans de´lire, il y a non seulement perversion dans les faculte´s affectives, mais encore le´sion dans les fonctions de l’entendement [. . .] ; les malades qui en sont atteints ne sont point domine´s par une impulsion aveugle a` des actes de violence [. . .]. Lorsqu’ils sont revenus a` la raison et qu’ils peuvent rendre compte
de leurs sensations et de leurs mouvements [. . .] on reconnaıˆt qu’ils n’ont point e´te´ automatiques » [13]. Trente ans plus tard, dans ses lec¸ons de 1850–1851 (a` la Salpeˆtrie`re), J.-P. Falret confirmera sa position sur ces actes de´lirants dits « impulsifs », ou « automatiques ». En reprenant les exemples de l’homicide ou du vol chez les alie´ne´s, il observe en effet : « Dans les cas meˆme ou` ces actes ne peuvent eˆtre rattache´s, par aucun lien apparent, a` des ide´es ou a` des sentiments qui puissent les provoquer, ils n’existent jamais isole´ment chez un alie´ne´, et ne peuvent constituer a` eux seuls une maladie mentale. Ces impulsions instinctives non motive´es, lorsqu’elles existent – ce qui est tre`s rare – sont toujours accompagne´es d’autres phe´nome`nes, dans la sphe`re de l’intelligence et du moral ; elles ne sont qu’un des e´le´ments du tableau de la maladie » [14]. Falret s’oppose a` la conception qui voudrait que ces actes (impulsions aveugles et irre´sistibles) surgissent subitement « d’une intelligence saine », d’une « raison intacte ». En fin clinicien, il constate qu’« alors meˆme que leur raison paraıˆt d’abord partiellement intacte, elle ne tarde pas a` eˆtre bientoˆt tout a` fait e´clipse´e, et, dans leur trouble ge´ne´ral, ces malades tuent les personnes qui leur e´taient les plus che`res, et souvent meˆme ne se rappellent pas, apre`s l’acte accompli, les circonstances qui l’ont pre´ce´de´ ou accompagne´ tant e´tait grand le de´sordre de leurs ide´es et de leurs sentiments au moment ou` ils sont suppose´s n’avoir agi que sous l’influence d’un penchant violent » [14]. L’anne´e suivante, J.-A. Bariod, dans sa the`se de me´decine, e´crira dans la ligne de Falret que « le fait d’un acte malfaisant ne peut a` lui seul suffire pour constituer une espe`ce de maladie mentale [. . .] ; ces actes n’ont qu’une importance secondaire dans la symptomatologie de la folie » [3]. On a pu constater jusqu’a` pre´sent que l’expression « de´lire des actes » ne figurait pas encore chez ces auteurs.
ˆ me de la folie 3. B.-A. Morel : l’acte de´lirant, sympto En 1860, B.-A. Morel l’utilise dans son Traite´ des maladies mentales dans lequel il e´crivait ceci a` propos du de´lire : « S’il est vrai de dire que chaque varie´te´ d’alie´nation a son langage de´lirant spe´cial, il peut arriver que ce langage fasse de´faut [. . .], ce langage peut eˆtre masque´, de´figure´ [. . .]. Il existe [des alie´ne´s] chez lesquels le langage de´lirant se traduit surtout au dehors par des sentiments et par des actes de´prave´s plutoˆt que par des paroles insense´es, incohe´rentes [. . .]. Le de´lire doit eˆtre e´tudie´ a` un double point de vue. En lui-meˆme d’abord, comme manifestation de certaines ide´es insense´es, comme expression d’un langage propre aux alie´ne´s dans telle forme de folie plutoˆt que dans telle autre. Et puis ensuite, a` coˆte´ de l’incohe´rence des ide´es [. . .] il faut examiner la le´sion, le trouble, la perversion des sentiments, ou, pour nous servir d’un terme qui me paraıˆt bien re´sumer la situation, le de´lire des actes » [28] (de`s 1852 il e´crivait de´ja` : « le de´lire, soit qu’il se formule dans les paroles du malade ou dans ses actes [. . .] » [27]). Morel, notons-le au passage, ne se dit pas eˆtre l’auteur de cette expression, laquelle n’est d’ailleurs pas cite´e en re´fe´rence a` son auteur d’origine. Morel va s’appuyer sur l’observation d’un certain nombre de malades qui ne pre´sentaient « aucune le´sion de l’entendement » mais qui e´taient domine´s par une « sorte de fureur, comme si les faculte´s affectives seules avaient e´te´ le´se´es ». Rapportant un exemple donne´ par Pinel, Morel avance ici que l’on est parfois en pre´sence d’un « phe´nome`ne qui nous re´ve`le un fait en apparence contradictoire, celui d’une intelligence saine ne pouvant plus re´primer les e´carts de´sordonne´s des sentiments et des penchants ». Suit une liste de´taille´e ou` « la folie se re´ve`le plutoˆt par le de´lire des actes que par le de´lire des ide´es » : suicide, homicide, pyromanie, vol, e´rotomanie, nymphomanie, etc. La conception du de´lire se subdiviserait ainsi en deux : expression par les actes, et expression par les ide´es, ou` l’on devine de´ja` d’un coˆte´ les futures psychoses dissociatives, discordantes, faites essentiellement de passages a`
Pour citer cet article : Bremaud N. Histoire du de´lire des actes. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2014.02.018
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l’acte, et, de l’autre, les psychoses dites « syste´matise´es » ou` la construction de´lirante pre´vaut sur les passages a` l’acte. On appre´ciera par ailleurs la prudence de Morel lorsqu’il pre´cise encore : « Il ne faut interpre´ter les faits pathologiques dans le sens de la folie et les rattacher a` cette affection que lorsqu’une observation consciencieuse et prolonge´e de ces faits nous a permis d’appre´cier leur ve´ritable nature, de faire ressortir leur caracte`re maladif. Cette re´serve est d’autant plus ne´cessaire, qu’une foule d’actes suicides, homicides et autres, sont le produit de la passion, et que le ve´ritable caracte`re de ces actes ne peut toujours eˆtre imme´diatement appre´cie´ » [28]. Au final, et apre`s avoir au passage critique´ lui aussi fermement la notion de « monomanie », Morel va conclure en disant que « les actes de´lirants des alie´ne´s peuvent, dans la presque ge´ne´ralite´ des cas, eˆtre rapporte´s a` la maladie principale dont ils sont un symptoˆme si important ». L’acte de´lirant comme symptoˆme de la folie, donc. 4. W. Griesinger : conside´rer les circonstances concomitantes a` l’acte W. Griesinger, en 1865, dans son grand Traite´ des maladies mentales, ne mentionne pas lui non plus comme tel le « de´lire des actes », mais il rappelle certains cas de criminels « ou`, de la nature de l’acte seulement peut se de´duire l’e´le´ment principal, je dirais meˆme l’e´le´ment unique qui permettra de de´clarer qu’il y a folie » [20]. Au pre´alable, pour Griesinger, il faut toutefois « de´montrer que l’acte a e´te´ commis sous l’influence1 de l’alie´nation mentale, s’efforcer d’e´tablir de`s avant l’acte [. . .] les signes de la folie ». Griesinger, qui s’oppose ici lui aussi se´ve`rement a` la monomanie esquirolienne, s’impose une certaine prudence, et il conseille avec raison de ne pas s’en tenir aux seuls actes pour se faire une ide´e pre´cise du malade : « Deux individus, souligne-t-il, peuvent dire ou faire exactement la meˆme chose, par exemple exprimer leur croyance a` l’influence des sorciers ou la crainte d’eˆtre damne´s pour l’e´ternite´ ; l’observateur, qui sait ce que cela veut dire, de´clarera l’un de ces individus alie´ne´, et l’autre sain d’esprit. Ce qui rend cette interpre´tation possible, c’est la conside´ration de toutes les circonstances concomitantes, et une expe´rience personnelle approfondie des diffe´rentes formes de la folie et des phe´nome`nes que chacune d’elles pre´sente. » 5. A. Brierre de Boismont : le « pe`re » du « de´lire des actes » En 1867, Brierre de Boismont publie De la folie raisonnante et de l’importance du de´lire des actes pour le diagnostic et la me´decine le´gale [5]2. L’auteur commence l’article en rappelant que de´ja`, en 1849, dans la Bibliothe`que du me´decin praticien, il s’e´tait inte´resse´ a` ces patients qui pre´sentaient une « opposition des discours et des actes », nommant cette forme de folie : « folie d’action ». C’est donc bien Brierre de Boismont qui fut a` l’origine du « de´lire des actes ». C’est ce que confirmeront par la suite A. Foville ou G. Ballet, tout comme plus re´cemment A. Porot qui e´crivait dans son Manuel : « L’e´tude des actes chez l’alie´ne´ est de la plus haute importance. C’est un des meilleurs e´le´ments du diagnostic, et c’est parfois le seul que le me´decin ait a` sa disposition chez certains re´ticents qui se de´robent a` l’entretien. Bien plus, il est toute une se´rie de sujets, anormaux du caracte`re ou des sentiments, sans alte´ration de l’intelligence proprement dite, qui ne trahissent le de´sordre de leur esprit que par leur conduite et leurs actes (‘‘de´lire des actes’’ de Brierre de Boismont) » [31]. En 1867, pour Brierre de Boismont, la folie raisonnante, dont l’expression majeure consiste dans le de´lire des actes, est de´finie comme e´tant « la raison dans le langage, la 1
C’est nous qui soulignons. La meˆme anne´e M. Bonnefous pre´sente un cas sous la rubrique « Folie lucide, de´lire partiel, de´lire des actes » [4]. 2
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folie dans les actes » : absence de conceptions de´lirantes, absence d’hallucinations ou d’illusions, mais des « actes en complet de´saccord avec les paroles : ils frappent sans motifs, brisent des objets, de´chirent leurs veˆtements », etc. Pour Brierre de Boismont, le « de´lire des actes » constitue le « caracte`re essentiel » de la folie raisonnante, il est « un des e´le´ments constitutifs de leur e´tat mental » (la folie raisonnante e´tant de´finie par lui comme « de´lire des paroles et des actes »). Le de´lire des actes jouerait ainsi un « grand roˆle » dans la folie raisonnante, mais il « se retrouve e´galement dans les autres alie´nations mentales ». Toutefois, dans la folie raisonnante, le contraste est particulie`rement marque´ entre les actes et les discours (il note que sur les vingt-cinq malades qu’il a observe´s, il n’y en eut aucun « dont les discours ne fussent en complet de´saccord avec les actes »).
6. A. Foville (fils) : l’acte de´lirant comme substratum commun aux maladies mentales De cette pe´riode allant de Pinel a` la fin des anne´es 1860, Foville (fils) tracera une synthe`se rigoureuse dans son article sur le « De´lire », paru en 1869 dans le Nouveau Dictionnaire de Me´decine et de Chirurgie pratiques [18]. A` partir de la de´finition connue du de´lire selon Esquirol, Foville constate que « l’on voit que chacune des ope´rations e´le´mentaires de l’entendement est susceptible d’eˆtre trouble´e, en sorte qu’il existe un de´lire des sensations, un de´lire de la pense´e, un de´lire des actes ». Se re´fe´rant a` ceux dont « le de´lire ne se manifeste que par des actes [. . .] sans le´sion du jugement, sans de´raison », sans hallucinations, Foville, tout en reconnaissant ces cas, pre´cise que ce « de´lire des actes » est « tre`s rare, et presque toujours temporaire ». Foville a un point de vue pre´cis sur la question des actes dits de´lirants : « Ils ne sont le plus souvent, e´critil, que le re´sultat de sensations et de conceptions de´lirantes, la conse´quence logique des ope´rations mentales qui les pre´ce`dent. Ils ne sont alors maladifs que d’une manie`re secondaire, a` cause du caracte`re morbide des mobiles qui les ont dicte´s. » L’acte en luimeˆme, donc, est donne´ comme « de´lirant » dans la mesure ou` il est l’expression et la conse´quence logique des ide´es de´lirantes ou du de´lire sous-jacent. Foville ajoute qu’« en outre, on constate parfois l’accomplissement d’actes qui paraissent le re´sultat d’une activite´ spontane´e, sans aucun rapport avec les impressions sensorielles, ni avec les pre´occupations intellectuelles ». Ici, Foville fait lui aussi preuve non seulement de prudence, mais encore de finesse clinique, car : « Nous savons qu’on doit eˆtre tre`s re´serve´ dans ce dernier genre d’appre´ciation, et que souvent l’on est e´tonne´ d’apprendre, par les explications que donnent les malades une fois que le de´lire a cesse´, que des actes qui paraissaient entie`rement irre´fle´chis et inconscients, e´taient au contraire la conse´quence voulue d’un raisonnement que rien ne laissait deviner. » Enfin, certains actes semblent eˆtre « re´ellement spontane´s et automatiques », e´chappant a` tout motif, a` toute explication, pour lesquels « on ne saurait contester le caracte`re de´lirant ». L’acte est effectue´ ici « en l’absence d’ide´es interme´diaires [. . .], l’acte suit sans transition le mouvement qui y pousse », et Foville mentionne pour ces cas « l’absence de tout motif rationnel, de tout rapport reliant les actes aux sensations et aux ide´es », ce qui indiquerait ici « leur caracte`re d’automatisme de´lirant ». Plus loin dans l’article, sans critiquer explicitement le « de´lire des actes », on perc¸oit bien tout de meˆme que Foville tient a` relativiser les choses. En effet : « Il n’y a pour ainsi dire pas d’alie´ne´ dont l’e´tat de maladie mentale ne se traduise par des actes plus ou moins de´raisonnables ou extravagants : ce sont meˆme eux qui, dans presque la totalite´ des cas, font de´couvrir la folie. » Le « de´lire des actes » devient donc pour Foville davantage « de´lire acte´ », dirionsnous, ou actes de´lirants en tant que symptoˆmes ou phe´nome`nes cliniques signant le de´lire sous-jacent. Mais c’est dans ce meˆme Dictionnaire, en 1872, que Foville re´dige un article sur « Folie
Pour citer cet article : Bremaud N. Histoire du de´lire des actes. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2014.02.018
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instinctive ou folie des actes » [19], l’article sans doute le mieux informe´ et le plus pre´cis sur la question. Foville tente ici de donner des contours pre´cis au « de´lire des actes » qui, jusqu’ici, malgre´ ou a` cause des nombreuses discussions dont il avait fait l’objet, n’a finalement abouti qu’a` la confusion des mots et des ide´es. La difficulte´ d’en pre´ciser les contours est bien re´elle, car comme il le souligne, il s’agit dans la « folie instinctive » (ou « folie des actes ») « d’un groupe tre`s complexe comprenant des varie´te´s presque infinies, dont il est tre`s difficile de tracer les limites, car, d’une part, il confine a` des e´tats a` peine distincts de la raison, et, d’autre part, il se confond presque avec diffe´rentes autres espe`ces de folie. Il n’y a point, dans la pathologie mentale, de question qui soit plus controversable ni qui ait e´te´ l’objet d’un plus grand nombre de discussions ». Pour donner un cadre conceptuel plus limite´ a` cette « folie des actes », Foville reprend les diffe´rents noms qui lui ont e´te´ donne´s au cours de l’histoire de la psychiatrie : manie sans de´lire de Pinel, monomanie raisonnante ou affective d’Esquirol, monomanie instinctive ou impulsive de Marc, folie morale de Prichard, de´lire des actes ou folie d’action de Brierre de Boismont, folie instinctive de Morel, manie raisonnante de Campagne ou J. Falret, etc. Foville signale que toutes ces de´nominations, pour leurs auteurs respectifs, renvoyaient a` des limites the´oriques et cliniques tre`s variables, et « la plupart du temps, pre´cise-t-il, elles e´taient tre`s peu pre´cises ». Sans entrer dans le de´tail de ce que recouvrent ces diverses de´nominations, Foville retient qu’elles de´signent les « cas de folie dans lesquels le de´lire semble faire de´faut, les impulsions instinctives dominant la raison et dictant les actes ». La position de Foville est que ces actes de´lirants devaient avant tout « de´signer un symptoˆme » commun a` de nombreuses maladies mentales : « Dans tous les cas que nous venons de passer en revue, dit-il, les actes de´lirants, instinctifs, qui se produisent, n’ont qu’une valeur symptomatique. » Les symptoˆmes releve´s ge´ne´ralement dans cette ‘‘folie des actes’’ « existent a` un degre´ plus ou moins marque´ dans presque tous les cas de folie instinctive et constituent une sorte de substratum commun sur lequel se de´veloppent les diffe´rentes varie´te´s ou formes de cette affection ». Foville va ainsi s’inte´resser a` la « nature » et au « me´canisme de production » des actes de´lirants, lesquels, tous, pre´sentent « un caracte`re commun, celui d’eˆtre le re´sultat d’une impulsion involontaire et instinctive, sans de´lire proprement dit ». Sur la fin de l’article, il fait une remarque clinique pertinente, que d’autres auteurs avant lui et par la suite feront valoir e´galement, a` savoir que « quel que soit celui des types que nous venons de de´crire [. . .] il est une particularite´ que l’on retrouve dans le plus grand nombre des observations publie´es et qui a presque une valeur caracte´ristique : c’est que, l’acte de´lirant une fois accompli, il en re´sulte, pour le malade, une sorte de de´tente physique et morale qui le soulage et lui fait presque e´prouver un sentiment de bien-eˆtre [. . .] ; c’est notamment ce qui a lieu pour les homicides instinctifs ; apre`s avoir tue´, le meurtrier se sent de´livre´ d’un grand poids ». On touche ici a` ce que l’on appellera ulte´rieurement la clinique du « passage a` l’acte », point sur lequel nous reviendrons plus loin. Pour terminer avec Foville, son point de vue sur l’acte de´lirant comme tel et sur la question diagnostique est re´sume´ en ces mots : « Le diagnostic de la folie instinctive ne peut jamais eˆtre base´ sur la nature seule de l’acte commis, car il n’en est pas un seul qui ne puisse eˆtre accompli par un homme sense´ et responsable, aussi bien que par un alie´ne´. C’est donc d’apre`s les circonstances concomitantes qu’il y a lieu de rechercher s’il existe ou non un e´tat d’aberration mentale », point de vue dans la ligne´e, on l’a note´ plus haut, de W. Griesinger par exemple.
7. De´clin du de´lire des actes dans la nosographie psychiatrique Terminons rapidement cet historique en mentionnant les quelques autres travaux qui me´ritent d’eˆtre cite´s, et qui annoncent
le de´clin progressif du de´lire des actes dans la nosographie psychiatrique. F. Darde, en 1874, s’inte´ressera de son coˆte´ au De´lire des actes dans la paralysie ge´ne´rale [9] : « Nous ne voulons pas attribuer une importance pre´ponde´rante a` ces actes », e´crit-il, privile´giant avant tout lui aussi pour ces cas les « circonstances » qui entourent l’acte lui-meˆme. Pour lui, quelle qu’en soit la forme, ces actes de´lirants sont « commis sous l’influence de la paralysie ge´ne´rale ». Dans un tre`s grand nombre de cas, ce ne sont pas les actes qui de´terminent le de´lire – autrement dit les actes ne sont pas la « cause de´terminante » de la maladie – mais ils en sont « une suite ». En 1880–1883, B. Ball [2] pre´fe`re retenir pour ces cas les de´nominations donne´es par Prichard (moral insanity ou folie morale) ou Tre´lat (folie lucide). Pour Ball, il s’agit d’un « ve´ritable de´lire », un « de´lire impulsif », d’« impulsions irre´sistibles » qui, chez la plupart des malades, « sont e´troitement associe´es aux conceptions de´lirantes et aux hallucinations ». Mais il est un certain nombre de cas ou` l’on observe que ces impulsions irre´sistibles viendraient a` se manifester « sous une forme comple`tement inde´pendante ». Ce « de´lire impulsif » signerait le « premier pas vers l’alie´nation mentale ». Meˆme s’il ne s’inte´resse pas comme tel au « de´lire des actes », signalons aussi H. Fortineau, qui en fait mention a` deux ou trois reprises, mais pour centrer l’objet de son travail sur la question des « impulsions », son ouvrage publie´ en 1885 ayant pour titre Des impulsions au cours de la paralysie ge´ne´rale [17]. Moreau (de Tours), pour sa part, consacre deux pages au de´lire des actes (titre d’un chapitre) dans son ouvrage De la folie chez les enfants [26] (1888). Cette anne´e 1888 est aussi l’anne´e de publication des Maladies de la volonte´, de Th. Ribot [33]. La « volonte´ » qui devient un concept majeur, est entendue ici comme « activite´ raisonnable », comme « un e´difice construit lentement, pie`ce a` pie`ce » qui, en disparaissant, en s’affaiblissant, ou en se « de´sorganisant », peut donner lieu aux actes dits « impulsifs ». N’entrons pas dans le de´tail, mais signalons que dans certains cas manifestant une « de´faite de la volonte´ », le sujet « n’est plus maıˆtre de lui-meˆme, il est domine´ par une force inte´rieure [. . .]. L’intelligence reste suffisamment saine, le de´lire n’existe que dans les actes ». Le « de´lire des actes » de´signe´ comme tel sera encore tout juste mentionne´ par A. Cullerre dans son Traite´ pratique des maladies mentales [7] (1890). Re´gis, en 1892, dans son Manuel pratique de me´decine mentale [32] (1892), distingue de son coˆte´ le « de´lire des instincts » du « de´lire des actes », avec, dans ce dernier, une subdivision entre « actes re´fle´chis » et « irre´sistibles » (ou « impulsifs »). A` l’aube du XXe sie`cle, en 1901, le de´clin progressif du de´lire des actes s’accentue, notamment avec V. Truelle qui, lors de la se´ance du 24 juin 1901 de la Socie´te´ Me´dico-Psychologique, pre´sente des Conside´rations sur le de´lire des actes dans la paralysie ge´ne´rale [35]. Truelle trouvait de´ja` en 1901 que c’e´tait « une chose assez vieillie que le de´lire des actes, plus peut-eˆtre que son nom », et il ajoutait : « Son nom tend a` disparaıˆtre de la nosographie mentale, et c’est justice je crois. » Truelle conside`re que le de´lire des actes garde son importance pratique pour les cas me´dico-le´gaux, mais « du point de vue pathoge´nique, e´crit-il, il n’apparaıˆt pas que ces actions me´ritent d’y occuper une classe a` part sous le nom de de´lire des actes, e´tant sous la de´pendance d’un trouble intellectuel plus ge´ne´ral ». Les actes impulsifs, automatiques, involontaires ou instinctifs, pour Truelle, doivent eˆtre ramene´s a` deux grands groupes selon qu’il existe ou non a` l’origine de l’acte « une ide´e perceptible ». Tous ces actes « de´lictueux » de´coulent selon l’auteur d’un « affaiblissement de la volonte´ [qui est] lui-meˆme la conse´quence de la dissociation psychique ». La dissociation psychique primitive, l’affaiblissement intellectuel, entraıˆneraient selon Truelle « l’unique mise en jeu des instincts ». En 1903 enfin, F.-L. Arnaud [1] revient sur les tre`s nombreuses de´nominations qui ont voulu de´crire cette clinique de la conduite et des actes trahissant le « de´sordre de l’esprit » avec conservation des faculte´s logiques et de raisonnement « sans de´lire ve´ritable ». Il souligne la
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confusion qui a re´gne´ longtemps dans les de´bats, et pour cause : « On de´signait par un terme identique des e´tats absolument diffe´rents. C’est ainsi que les termes folie raisonnante et monomanie raisonnante e´taient, pour Pinel et Esquirol, synonymes de manie sans de´lire, tandis que pour Marc la monomanie raisonnante est caracte´rise´e par ‘‘des actes qui sont la conse´quence d’une association d’ide´es’’, d’un raisonnement suivi, et il comprenait par la` tous les de´lires syste´matise´s, ce qui est exactement le contraire de la doctrine de Pinel et d’Esquirol ». Arnaud s’applique a` bien distinguer la « manie raisonnante » de la « folie morale » dans un chapitre consacre´ aux « e´tats morbides continus du caracte`re », et c’est une nouvelle de´nomination qui apparaıˆt et qui aura son succe`s, jusqu’a` nos jours : « Partout et toujours, ces sujets sont en opposition avec les re`gles constitutives de la famille et de la socie´te´. Toujours en dehors de ces re`gles ou en re´volte contre elles, ils sont constamment une cause de de´sordre, partout ils apportent le trouble et souvent le pe´ril [. . .] ; ils sont par excellence antisociaux. » Ainsi progressivement s’effac¸ait le « de´lire des actes » de la nosographie psychiatrique franc¸aise, pour peu a` peu laisser place a` des notions et concepts varie´s, tels que : volonte´, instinct, impulsivite´, automatismes, caracte`re, etc., tous e´tudie´s sous l’angle du normal et du pathologique (l’exemple le plus saillant a` l’e´poque dite classique concerne les « de´faillances », les « maladies » ou les « pathologies » de la volonte´ [8,33]). Au fil du temps, ces notions et concepts tire´s des observations cliniques d’actes « de´lirants », « de´lictueux », « impulsifs », aboutiront a` des cate´gories cliniques telles que « psychopathie », « personnalite´s psychopathiques » ou « borderline », etc. La place nous manque e´videmment ici pour faire l’historique de la psychopathie, mais l’on sait que cette dernie`re prend pre´cise´ment son origine. . . dans la « manie raisonnante », dans la « manie sans de´lire », dans la « monomanie instinctive, ou impulsive », dans la « folie morale ». . . et qu’elle s’exprime, entre autres, par la facilite´ du passage a` l’acte, le caracte`re asocial ou antisocial, l’impulsivite´, l’agressivite´ (l’action pre´dominant la pense´e) [12,15,29], etc. On pourra lire par exemple sous la plume de H. Ey : « Le concept d’une anomalie caracte´rielle exprime´e par des actes sans controˆle ni retenue a d’abord e´te´ ressenti comme un trouble moral inne´, auquel Pinel, en 1809, donna le nom de ‘‘manie sans de´lire’’, tandis qu’Esquirol, peu apre`s, en fit la ‘‘monomanie instinctive’’, ou ‘‘impulsive’’ » [12].
8. Du « de´lire des actes » au passage a` l’acte Le glissement ope´re´ entre le « de´lire des actes » et les « psychopathies » (pour ne reprendre que cette de´nomination) e´vacue en un sens la dimension du de´lire, de la psychose, et meˆme celle de l’acte en lui-meˆme, ou plutoˆt e´vacue le rapport possible entre l’acte et le de´lire, comme le laissait entendre la locution « de´lire des actes ». Or, l’acte – comme concept et comme fait clinique – a une importance the´orique et clinique inde´niable. Avec S. Freud au de´but du XXe sie`cle et l’essor de la psychanalyse, le concept fondamental de « pulsion » permit – entre autres apports essentiels – de distinguer nettement la pulsion de l’instinct. Ce fut l’un des points importants sur lequel insista notamment Lacan (« la pulsion freudienne n’a rien a` faire avec l’instinct » [24], e´crivait-il en 1960, et, de´ja` en 1950 avec M. Ce´nac, il se prononc¸ait sur « l’inexistence des ‘‘instincts criminels’’ » [23]). On pouvait encore a` l’e´poque trouver, ici ou la`, de rares re´fe´rences faites au « de´lire des actes ». Nous le disions en ouverture de cet article, H. Ey en rappelait le nom suite a` un expose´ de P. Lab, en 1958. Dans son article, Lab avait tendance a` mettre sur le meˆme plan conduites, comportements, et actes de´lirants. Nous retiendrons simplement ici que c’est, pour Lab, « l’irruption plus ou moins brutale de troubles du comportement chez un individu ante´rieurement plus
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ou moins adapte´, qui orientera vers un processus psychotique » [22]. Mais au final, Lab constate que l’on ne peut s’appuyer seulement sur les actes, conduites ou comportements du malade : « La conduite de´lirante est a` e´tudier essentiellement en fonction de son e´volution, de ses rapports avec les syste`mes de´fensifs du malade, des organisations ante´rieures pre´psychotiques [. . .]. » Ou comment une clinique du signe ne peut s’ave´rer eˆtre suffisante. . . La parole, le discours du patient reste essentiel pour se faire une ide´e pre´cise du diagnostic, et c’est du reste ce que pre´conisait de´ja` B. Ball au de´but des anne´es 1880 lorsqu’il insistait sur ce « principe fondamental » : « Il faut laisser parler le malade » [2]. A` partir de la seconde moitie´ du XXe sie`cle, on s’inte´resse dans le meˆme temps toujours plus aux « passages a` l’acte ». Le terme de passage a` l’acte permit de distinguer les « conduites » ou les « comportements » des « actes » comme tels, ce que le « de´lire des actes » ne permettait peut-eˆtre pas suffisamment de faire. En revanche, si le de´lire des actes indiquait en sa formulation qu’il y e´tait question de de´lire, il n’en va pas de meˆme du passage a` l’acte, qui se rencontre dans les diverses structures cliniques : psychoses, ne´vroses, perversions. Lacan dans les anne´es 1960 insistera sur les rapports de l’acte a` l’angoisse, ou comment l’angoisse peut pousser a` l’acte. Il dira par exemple : « Agir, c’est arracher a` l’angoisse sa certitude » [25], rappelant que l’acte peut avoir un pouvoir sinon libe´rateur, du moins atte´nuateur de l’angoisse. Tre`s toˆt, au moment de son analyse du cas des sœurs Papin et de l’analyse d’Aime´e pour sa the`se de me´decine, Lacan donna en effet une importance majeure au pouvoir re´solutoire de l’acte (criminel ou autre), relevant par exemple, en certains cas, un e´vanouissement du de´lire plus ou moins rapidement apre`s l’acte, comme l’avait releve´ Foville. On sait qu’il s’inte´ressa particulie`rement aux travaux de P. Guiraud sur « Les meurtres immotive´s », Guiraud qui pouvait noter en 1931 au sujet d’un malade pre´nomme´ E´douard : « nous croyons qu’E´douard avait besoin de re´aliser un acte violent libe´rateur pour essayer de se de´barrasser de sa ce´nesthe´sie pe´nible, de son inquie´tude et de sa me´fiance pathologique » [21]. L’acte aurait donc le pouvoir de transformer, de changer radicalement le sujet ; il y aurait un sujet d’avant l’acte et un sujet d’apre`s l’acte. Le sujet transgresse, passe une limite la` ou` il e´tait dans l’impasse, et cette limite franchie, il en reparaıˆt diffe´rent. Et en effet, il n’est pas rare de rencontrer des cas pour lesquels un de´lire a` bas bruit avait empeˆche´, pendant des anne´es, le passage a` l’acte. Le de´lire serait donc la` comme un bouclier protecteur au regard du possible passage a` l’acte. Et l’acte accompli – lorsqu’il est re´alise´ – viendrait, lui, mettre fin a` une e´laboration de´lirante sous-jacente pe´nible, souvent teinte´e de perse´cutions, validant en quelque sorte pour le sujet – a` travers cet acte – sa propre certitude de´lirante. L’acte comme confirmation re´elle, concre`te, du de´lire donc. En un sens, puisque le passage a` l’acte peut avoir un caracte`re re´solutif, puisqu’il peut avoir un pouvoir d’apaisement du sujet, un pouvoir de transformation et de « retour a` la raison » si l’on peut dire, cet acte, donc, pourrait eˆtre mis sur le meˆme plan que le de´lire selon la conception qu’en avait Freud, a` savoir qu’il peut eˆtre conside´re´ comme « tentative de gue´rison », comme une solution « autothe´rapeutique ». P. Guiraud, en d’autres termes, disait alors que l’acte avait pour fonction de « tuer la maladie » [21]. F. Sauvagnat distingue ainsi les cas pour lesquels les actes « constituent une mise en acte d’un de´lire dont le sujet se fait l’instrument » et les cas ou` le sujet « tente, un court instant, par son acte, de re´soudre l’intrigue de´lirante qui s’est tisse´e autour de lui » [34]. L’acte, dans le passage a` l’acte, est une forme de se´paration radicale, de « de´branchement » non seulement du sujet a` la re´alite´ et aux autres, mais c’est aussi une sorte de trou mental dans lequel le sujet disparaıˆt ; dans son acte, le sujet n’y est pas. L’acte est un stop a` toute cogitation, au discours inte´rieur, aux divers parasites du monde (la pre´sence des autres, le discours ambiant, les bruits alentours, les regards perse´cuteurs, intrusifs, etc.). Le « de´lire des actes », avec ses origines
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pinelliennes et esquiroliennes, outre qu’il a ouvert la voie a` la conceptualisation des passages a` l’acte – via les actes « immotive´s », puis graˆce a` la the´orisation freudienne de la libido – permet aussi de se re´interroger sur ce qu’est le de´lire. Si tout passage a` l’acte ne rele`ve pas de la psychose, le « de´lire des actes », par contre, incitait a` penser que ces actes e´taient ceux d’un « fou », d’un de´lirant. La`, nous pouvons relever quelques similitudes et e´carts entre le de´lire et le passage a` l’acte psychotique. Nous avons vu que le de´lire, comme « tentative de gue´rison », peut eˆtre pense´ comme une sorte de traitement auto-the´rapeutique, et l’acte de meˆme. Tous deux transforment le sujet, au sens ou` celui-ci n’est plus le meˆme avant et apre`s le de´clenchement du de´lire, ou avant et apre`s l’acte (homicide par exemple). De´lire et acte tentent de re´soudre un impossible, un insupportable, et constituent en ce sens une tentative radicale de se´paration, une tentative pour mettre un terme – ide´ique ou acte´ – aux divers parasites de l’univers du sujet, une mise a` distance de tout ce qui peut se vivre comme par trop intrusif. Il y a donc a` la fois pour le de´lire comme pour le passage a` l’acte de´lirant une dimension re´solutoire pour le sujet. Nous citerons ici H. Ey dont la position est la suivante sur cette question du de´lire des ide´es et du de´lire des actes : « le de´lire quand il n’apparaıˆt que dans les actes et non dans les ide´es, peut-il se se´parer des actes exceptionnels (suicide, homicide, fugue, etc.) qu’un homme peut faire ? Si le de´lire des actes est se´pare´ du de´lire des ide´es, le fait qu’il n’y a pas d’ide´es de´lirantes peut faire dire qu’il n’y a pas de de´lire, et par voie de conse´quence, qu’il n’y a pas de psychose. Si au contraire – et nous avons vu qu’il ne pouvait en eˆtre autrement – l’expression praxique et l’expression verbale renvoient l’une a` l’autre, la question se rame`ne a` celle-ci : ce comportement (qu’il se manifeste sur le plan des actes ou sur le plan verbal) est-il de´lirant ou non ? Et de`s lors, la fatalite´ meˆme de la liaison des actes extravagants dans une pense´e que l’on appellera comme on voudra (alie´ne´e, discordante, autistique, etc.) sera l’e´nonce´ meˆme de son diagnostic et d’une anomalie pathologique de l’eˆtre dans sa praxis comme dans sa conscience, dans son expression comme dans ses intentions » [11]. Mais, par ailleurs, l’on conside`re ge´ne´ralement le de´lire comme une e´laboration, une construction ou plutoˆt une reconstruction de la re´alite´ (c’est le « travail du de´lire »), et cette nouvelle re´alite´ devrait permettre au sujet de vivre plus « confortablement », de supporter un peu mieux le monde dans lequel il vit, pour faire face a` ses angoisses, a` ses rapports complique´s – ou impossibles – aux autres, a` son corps, etc. C’est donc, pour le sujet, la cre´ation de nouvelles significations (de´lirantes) qui viennent donner sens aux e´nigmes angoissantes de son univers personnel. Comme tel ne peut eˆtre conside´re´ l’acte de´lirant. Outre sa dimension re´solutoire que nous avons e´voque´e, on ne peut dire qu’il est une construction, une e´laboration, bien au contraire. Il n’est pas un travail de la pense´e, et il n’est pas reconstruction. Aussi doit-on distinguer les actes qui surviennent en conclusion d’un de´lire sous-jacent (de´lire « acte´ » plutoˆt que « de´lire des actes »), et les actes dits « immotive´s », impulsifs, qui surviennent avant tout phe´nome`ne e´le´mentaire psychotique, hallucinatoire ou de´lirant, ces passages a` l’acte psychotiques sans e´laboration « syste´matique », dits « impulsifs », relevant certainement plus de la schizophre´nie que des autres formes de la psychose. En outre, l’acte n’est pas cre´ateur de sens, il se situe tout au contraire – au moment de l’acte – dans le hors sens. Le de´lire, par contre, nous l’avons vu, peut faire office de paravent ou de solution de contention des de´bordements pulsionnels, pouvant empeˆcher ainsi chez certains sujets le recours au passage a` l’acte.
9. Conclusion L’histoire du « de´lire des actes » ne dura donc qu’une cinquantaine d’anne´es, allant de la moitie´ du XIXe sie`cle jusqu’au
tout de´but du XXe sie`cle. Elle prend ses origines chez Pinel et Esquirol, mais c’est Brierre de Boismont qui le singularise et le nomme ainsi. La locution « de´lire des actes » n’est pas ininte´ressante en elle-meˆme, mais elle reste ambigue¨ et sujette a` confusion car elle sous-entend que par l’observation seule d’actes apparemment e´tranges, bizarres, violents et soudains, l’on pourrait en conclure a` la « folie », ou a` la psychose. D’un autre coˆte´, il est certain qu’en pratique l’on rencontre nombre de sujets psychotiques qui pre´sentent de tels troubles du langage et/ou de la pense´e, que ce sont par les actes essentiellement qu’ils se font en quelque sorte entendre. Ne pouvant recueillir leurs pense´es, leurs ide´es, doit-on conside´rer leurs actes comme de´lirants, comme l’expression d’un de´lire ? Pour B. Castets, dans L’enfant fou : « le de´lire est un discours en ce qu’il tend toujours a` exprimer quelque chose de ce qu’e´prouve le sujet [. . .]. Le de´lire s’exprime parfois sous formes de gestes, d’actes ou de conduites » [6]. L’acte, le passage a` l’acte en effet, dans sa soudainete´, dans son caracte`re explosif parfois, comme le rappelait H. Ey, met en relief « l’absence d’e´laboration mentale [. . .] ; l’acte est imme´diat, sans me´diation par le langage », c’est « l’acte a` la place du langage » [12]. Au final, il convient sans doute de rapprocher les cas de´crits dans le « de´lire des actes » des cas de psychoses non de´clenche´es. En effet, plutoˆt que de les inte´grer dans la « psychopathie », il semble bien qu’il y ait une sorte de continuite´, de rapprochement a` faire entre les cas de « manie sans de´lire » (ou de « de´lire des actes ») et les cas de psychoses compense´es, non de´lirantes, ne se manifestant a` l’occasion que dans le passage a` l’acte. Ce sont ces cas qui interrogent et fascinent la socie´te´, qui alimentent les journaux, car, comme le disait de´ja` Brierre de Boismont, « pe`re » du de´lire des actes, pour l’opinion publique « eˆtre fou c’est de´raisonner continuellement, tenir les discours les plus e´tranges, avoir un air hagard [. . .] » [5]. Or, tenta-t-il de de´montrer, nombreux sont les cas de folies ou` les sujets peuvent « parler, e´crire, agir des heures entie`res [. . .] avec toutes les apparences de la raison [. . .] ». ˆ ts De´claration d’inte´re L’auteur de´clare ne pas avoir de conflits d’inte´reˆts en relation avec cet article. Re´fe´rences [1] Arnaud FL. Psychoses chez les sujets a` pre´disposition apparente. In: Ballet G, editor. Traite´ de pathologie mentale. Paris: Doin; 1903. [2] Ball B. Lec¸ons sur les maladies mentales. Paris: Asselin et Cie; 1880–1883. [3] Bariod JA. E´tudes critiques sur les monomanies instinctives. Non-existence de cette forme de maladie mentale. Paris: Rignoux; 1852. [4] Bonnefous M. Folie lucide, de´lire partiel, de´lire des actes. Ann Med Psychol 1867;IX:474–7 [4e se´rie]. [5] Brierre de Boismont A. De la folie raisonnante et de l’importance du de´lire des actes pour le diagnostic et la me´decine le´gale. Paris: Baillie`re; 1867. [6] Castets B. L’enfant fou. Paris: Fleurus; 1969. [7] Cullerre A. Traite´ pratique des maladies mentales. Paris: Baillie`re; 1890. [8] Dallemagne J. Pathologie de la volonte´. Paris: Masson et Cie; 1898. [9] Darde F. Du de´lire des actes dans la paralysie ge´ne´rale. Paris: Baillie`re; 1874. [10] Esquirol E. Des maladies mentales, 2. Paris: Baillie`re; 1838. [11] Ey H. Intervention. Entret Psychiatr 1962;7:168–9. [12] Ey H, Bernard P, Brisset C. Les troubles graves du caracte`re. In: Manuel de psychiatrie6e e´d., Paris: Masson; 2010: 430–45. [13] Falret JP. La manie peut-elle exister sans une le´sion de l’entendement ? (1819) Des maladies mentales et des asiles d’alie´ne´s (1864), 1. Paris: FlammarionSciences en Situation; 1994. [14] Falret JP. Symptomatologie ge´ne´rale des maladies mentales (1864). Des maladies mentales et des asiles d’alie´ne´s, 1. Paris: Flammarion-Sciences en Situation; 1994. [15] Flavigny H. De la notion de psychopathie. Rev Neuropsy Inf 1977;25:17–75. [16] Fode´re´ FE. Traite´ du de´lire applique´ a` la me´decine a` la morale et a` la le´gislation, 1. Paris: Crapelet; 1816. [17] Fortineau H. Des impulsions au cours de la paralysie ge´ne´rale. Paris: Rougier; 1885. [18] Foville A. Article De´lire Nouveau dictionnaire de me´decine et de chirurgie pratiques Tome XV, XV. Paris: Baillie`re; 1869. p. 1–55.
Pour citer cet article : Bremaud N. Histoire du de´lire des actes. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2014.02.018
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Pour citer cet article : Bremaud N. Histoire du de´lire des actes. Ann Med Psychol (Paris) (2014), http://dx.doi.org/10.1016/ j.amp.2014.02.018