La beauté : remède, maladie ou vérité

La beauté : remède, maladie ou vérité

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L’évolution psychiatrique 68 (2003) 630–638 www.elsevier.com/locate/evopsy

Le temps qui passe

La beauté : remède, maladie ou vérité> Jean-Bernard Garré * Professeur des Universités, Praticien hospitalier Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, Centre Hospitalier Universitaire, 4 rue Larrey 49033 Angers Cedex 01 France

« Lorsque je suis devant un morceau de bois, il y a dedans une hypnose. Si je lui obéis, il en sort quelque chose ; sinon, c’est la guerre. » Karl Brendel (1871-1925), cité par Hans Prinzhorn [1] Le choix des organisateurs de la XVIIIème Journée de Psychiatrie du Val de Loire 1, qui s’est tenue à Fontevraud le 21 juin 2003, dans le cadre lumineux de l’Abbaye Royale, s’est porté sur une thématique qui ne retient pas habituellement l’attention des psychiatres : celle de la beauté. Il nous a paru que d’offrir ce sujet à la réflexion pouvait cependant éveiller notre intérêt et stimuler nos observations. L’examen de la question de la beauté peut renvoyer en effet à des problématiques spécifiques de nos exercices professionnels, comme les thérapies par l’art. La beauté n’est-elle pas d’abord ce grand remède ou cette grande consolation que nous essayons de mettre en œuvre dans nos thérapies ? Que celles-ci adoptent pour medium la peinture ou les arts plastiques, le théâtre ou la chorégraphie, la musique ou l’écriture, toutes ces pratiques à médiation artistique se voient concernées par la question du Beau, de ses définitions possibles, de ses usages comme remède, de ses valeurs de bienfait, de réconfort, voire de reconstruction [2]. S’intéresser à l’art et à la beauté, c’est aussi, pour un psychiatre, s’intéresser à la créativité et c’est décider de considérer que, si la folie est en mesure de créer, elle ne peut plus être renfermée dans des formules purement négatives ou déficitaires. C’est donc

> Toute référence à cet article doit porter mention : Garré J.B. La beauté : remède, maladie ou vérité. Evol psychiatr 2003 ;68. * Auteur correspondant : M. le Pr. Jean-Bernard Garré. Tél. : + 33-02-41-35-32-43. Adresse e-mail : [email protected] (J.-B. Garré). 1 Service de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, CHU Angers, Centre de Santé Mentale Angevin, Ste-Gemmes/Loire, Association Angevine pour la Recherche en Psychiatrie, Association des Psychiatres Ligériens, Département de Sciences Humaines et Sociales de la Faculté de Médecine d’Angers.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2003.09.001

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rejoindre la grande tradition de la psychiatrie humaniste, c’est rejoindre la tradition de la psychiatrie phénoménologique, c’est contribuer à préserver le visage humain de la folie. C’est aussi rejoindre la leçon de Hans Prinzhorn (1886-1933) qui commence à constituer, alors qu’il est assistant à la clinique universitaire de Heidelberg, une collection d’art psychopathologique de cinq mille pièces émanant de quatre cent cinquante cas et dont le grand ouvrage Expressions de la folie [1-3] paraît en 1922. Il nous donne une première indication précieuse sur la nature du beau : la Gestaltung, autrement dit le pouvoir configuratif à l’œuvre dans l’œuvre d’art ou la capacité manifestée par l’artiste à mettre en forme. On trouve d’ailleurs une intuition comparable chez Freud, dans le peu de lignes que ce dernier consacre à la notion de « prime de séduction » attachée à la perception esthétique. La beauté serait d’abord une belle forme lisible. De plus et bien antérieurement aux travaux princeps de Hans Prinzhorn, la médecine, puis la médecine de l’aliénation mentale, puis la spécialité psychiatrique, relayée par la psychanalyse, ont très largement contribué à la problématisation des rapports du génie et de la folie. Un regard rétrospectif porté sur ces apports souligne un déplacement historique de l’intérêt des médecins, aliénistes, psychiatres, psychologues et psychanalystes : de la mise en évidence, derrière l’œuvre d’art, d’un artiste dont la personnalité plus ou moins troublée pouvait prêter à une approche psychopathologique, vers la mise en lumière dans les productions artistiques des malades mentaux, de leçons possibles pour la compréhension des arts plastiques. Chercher et saisir l’artiste derrière son œuvre, viser le créateur derrière ses créations : tel est bien le propos initial de la psychanalyse, dont l’esthétique invite au biographème, à la psychobiographie, voire à la pathographie. L’œuvre d’art emporte avec elle cette ambiguïté de pouvoir se lire et s’interpréter comme une production symptomatique, proche parente du rêve ou des symptômes névrotiques, mais aussi de constituer pour l’artiste un moyen d’échapper à la névrose ou d’éviter la catastrophe psychotique, une contre-mesure antinévrotique ou anti-psychotique dont l’efficace tient principalement aux voies de la sublimation. Et pourtant, de la beauté, de sa nature et de ses origines, la psychanalyse n’a rien à dire, ou si peu : « Le don artistique et la capacité de travail étant intimement liés à la sublimation, nous devons avouer que l’essence de la fonction artistique nous reste psychanalytiquement inaccessible. » écrit Freud dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). C’est même « sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire » (Malaise dans la civilisation, 1930), sauf à en asseoir l’effet chez l’amateur d’art sur une « prime de séduction », définie comme un bénéfice de plaisir attaché à la perception de la beauté formelle : la beauté n’est-elle pas d’abord une belle forme lisible (le latin retient le seul mot de forma pour désigner la beauté et la forme) ? Et la laideur, l’échec de cette lisibilité formelle ? Mais la pathographie, même la plus subtile et la moins réductrice, nous éloigne de l’œuvre pour nous enfermer dans le cercle d’un savoir purement clinique sur la personne privée de l’artiste, sur ses secrets ou son intimité. Quand l’assistant Hans Prinzhorn commence en 1919 à constituer sa collection, sa méthodologie suit un parcours inverse, qui

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le mène de la psychopathologie vers l’esthétique. Il ne s’agit plus d’annexer (à des fins diagnostiques, nosologiques ou psychodynamiques) les productions artistiques des malades mentaux à la psychopathologie, fût-elle la mieux inspirée et la plus respectueuse, mais bien de fonder en raison la théorie esthétique de la Gestaltung et de dégager les principes élémentaires de ce pouvoir configuratif et de cette puissance de mise en forme, pour les universaliser et en vérifier la validité dans des champs connexes qui s’ouvrent à la comparaison : dessins et gribouillis d’enfants, griffonnages d’adultes inexpérimentés ou analphabètes, œuvres de prisonniers, figurations primitives, art grotesque de l’Antiquité et du Moyen Age, réalisations de l’art populaire et folklorique...et productions expressionnistes contemporaines des dix « maîtres schizophrènes » présentés par Prinzhorn. Désormais, les bords de la collection psychopathologique s’effritent et ses limites se brouillent. Entre l’art schizophrénique et l’art tout court, le continuum se fait insensible. Il ne s’agit plus de lire dans l’œuvre les signes, prémonitoires ou actuels, de la folie, mais bien de chercher dans l’art des aliénés des leçons recevables par la communauté culturelle pour l’intelligibilité des œuvres artistiques en général. Si « la maladie mentale n’introduit pas au fond d’éléments nouveaux dans les œuvres » et s’il ne s’y produit que « des variantes de ce qui est la règle ailleurs », l’art psychopathologique cesse d’être cette exception disruptive que notre perception romantique isolait, pour se ranger au statut finalement morne et gris d’une variante, c’est-à-dire de la variation minime autorisée par une lecture alternative sans faire exception à une règle générale, ouvrant la possibilité d’inscrire cet art dans des courants, des cénacles, des écoles, des styles ou des modes. La parution en 1907 d’un des premiers ouvrages français consacrés à L’Art chez les fous (de Marcel Réja, [4]) est à peu près contemporaine de l’essor artistique des valeurs primitivistes d’authenticité originelle, dont témoigne un intérêt inédit pour les arts primitifs et les œuvres brutes. Mais le regard, singulièrement celui du clinicien, renonce-t-il aussi aisément à la sémiologie ? Et pourtant, la beauté ne se laisse pas définir aisément. Relisons E.H. Gombrich [5-6] : la beauté d’une œuvre ne dépend pas de l’agrément ou de la noblesse de son sujet. Elle ne dépend pas non plus de la difficulté technique de sa réalisation (sinon, ajoute-t-il, « ceux qui font des modèles de bateaux dans des bouteilles devraient être mis au rang des plus grands artistes »), ni d’un souci d’idéalisation ou, à l’opposé, de reproduction fidèle d’un modèle naturel, ni non plus de l’originalité ou de la nouveauté ou d’une exigence moderniste. Elle n’est pas conditionnée par une recherche du naturel ou de la simplicité, comme le démontre la quête maniériste de l’inattendu, de l’inouï et du raffinement inédit. Elle n’est pas affaire de symétrie, d’équilibre et de mesure dans les proportions, comme le croyait Diderot 2, ni d’équilibre dans la composition, de correction du dessin et de conventions colorées (voir les Impressionnistes). Elle n’est pas non plus « fonctionnaliste », comme le pensait le Bauhaus, qui la concevait comme une valeur nécessairement ajoutée à la congruence utilitariste d’un objet ou d’un édifice. À vrai dire, elle n’a jamais démontré son utilité, en dehors du cas particulier juridique des temps pré-révolutionnaires, où la loi prescrivait, dans le cas où deux individus étaient soupçonnés d’un crime, d’appliquer la question, c’est-à-dire la torture, d’abord au plus laid [8] ; les juristes du XVIIème siècle comptaient au nombre des 2

Diderot D. Recherches philosophiques sur l’origine et la nature du beau. In : [7] et article « Beau » de L’Encyclopédie [1752].

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indices à charge contre un accusé « le vilain surnom qu’on lui donne » et aussi sa « mauvaise physionomie », renouvelant devant les tribunaux l’antique solidarité du laid, du mal et du faux. La beauté ne saurait également reposer sur des valeurs primitivistes d’originalité, de spontanéité et d’authenticité qui rendraient solidaires des mêmes critères les arts premiers, les dessins d’enfants et les productions brutes d’aliénés, de prisonniers ou de marginaux. Elle peut cependant se voir concernée par l’un ou l’autre de ces paramètres, mais aucun ne suffit à la définir catégoriquement et leur somme ne permet pas d’en rendre compte absolument. Les rapports de l’art et de la beauté sont d’autant plus difficiles à appréhender que certaines formes artistiques, comme le mouvement expressionniste, se sont voulues au delà du beau et du laid, se donnant un idéal de vérité et d’énergie dans le rendu des émotions, et que le Beau n’a pas toujours été, loin s’en faut, le but de l’art : la magie mettait ce dernier au service d’une performance, détention d’un pouvoir, puissance d’intervention dans l’ordre du monde ou médiation vers les univers supra-naturels et l’au-delà. La religion l’a mis de tout temps au service de la seule proclamation triomphante de la vérité et de la sainteté de sa cause et de ses dogmes. Existe-t-il des lois du Beau ? Des règles de l’art ? Nombre d’artistes, singulièrement à la Renaissance, ont cru que les études perspectivistes, la redécouverte des secrets de l’Antiquité gréco-latine, l’apprentissage des mathématiques et de l’anatomie humaine pouvaient autoriser un traitement scientifique de la Beauté : des lois, des règles d’or, des canons, des codes, des normes et des critères, donc des écoles, donc des académies, donc des académismes. Mais comment rendre compte de l’écart à la règle, de la variation et de la variante, de l’aberrant et de l’excentrique, sans parler de l’exception tératologique ? Paul Richer, un des rares médecins (avec De Clérambault) à avoir mené une double carrière de médecin des hôpitaux à la Salpêtrière et de professeur d’anatomie artistique à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, est convaincu du caractère mesurable et donc transmissible de la beauté [9], tout au moins celle du corps humain dont il expose les trois âges et les trois états dans son groupe sculptural Tres in una. Il est curieux de voir ce néo-académisme et cette métrologie des Grâces entrer en résonance avec cet autre dogme, positivisme voué au même échec, de l’Ecole de la Salpêtrière, sur la nature éternelle et ubiquitaire de lois de l’hystérie, « valables, dit Charcot, pour tous les temps, toutes les époques, tous les pays, toutes les races. » Si l’on accepte, avec Prinzhorn, de recevoir la forme comme un des éléments de la beauté, à l’opposé, la laideur pourrait se définir comme l’échec de la forme et de la lisibilité formelle. De plus, la forme s’opposerait à l’informe, mais non nécessairement au difforme. Après tout, si nous nous référons à un paradigme de laideur, Quasimodo, par exemple, ne nous est pas rendu laid et repoussant seulement par ses difformités, qui peuvent être émouvantes, y compris pour Esmeralda, ou qui peuvent être esthétisées : souvenons-nous de l’ouvrage de J.M. Charcot et de P. Richer, Les Difformes et les malades dans l’art [10]. Quasimodo (qui, de plus, est roux, comme Judas) nous est rendu laid, écrit Hugo, par son apparence informe, inachevée, a-morphe, un à-peu-près, comme le suggère son nom, un commencement de monstre. La laideur serait peut-être ce qui, par sa dimension de confusion, de désordre, de chaos et d’illisibilité, faisant obstacle à toute lecture, provoquerait en nous un sentiment pénible d’échec : échec de la Gestaltung, échec du pouvoir configuratif. À rebours, la beauté serait d’abord une forme, ou même la forme, et la langue

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latine désigne par le même mot de forma la beauté et la forme. Et ce serait la forme qui serait thérapeutique. La beauté peut donc être appréhendée comme un remède. Kafka, dans son Journal en date du 27 janvier 1922 [11], s’interrogeant sur cette « étrange, mystérieuse consolation » donnée par l’art, en l’occurrence la littérature, le résume à sa façon dans une formule saisissante : l’art serait ce qui nous permettrait de « bondir hors du rang des assassins », « consolation dangereuse peut-être, peut-être libératrice ». Et dans ce saut hors du rang des meurtriers résiderait la valeur, non pas seulement de remède, mais aussi de salut radical apporté par l’art. Si la beauté peut soigner (Art versus illness, dit Adrian Hill [12]) et si elle peut même nous sauver, certaines quêtes de la beauté et certaines rencontres avec le Beau ne sont pas sans risques. Et c’est là le deuxième point, repris dans l’intitulé de cette Journée : la dimension de maladie. Quatre illustrations pour y introduire : 1/ On pense tout d’abord au corps, au corps anorexique, au corps transsexuel, au corps avide de chirurgie esthétique, à toutes les préoccupations morbides dont l’axe est celui de la dysmorphophobie et de l’hypochondrie de l’apparence, dont nous entretient Y. Thoret [13]. Quelles sont les significations de la souffrance dysmorphophobique et de la quête dysmorphodélirante ? L’idéal ascétique porté par l’angélisme anorexique renseigne-t-il sur un idéal esthétique féminin ? Qu’est-ce qu’une belle forme ? Existe-t-il des lois du Beau ? Nos patients seraient-ils susceptibles de nous instruire sur de nouveaux canons de la Beauté ? L’hypochondrie de l’apparence ne pose-t-elle pas la question de l’adhésion du sujet à sa présentation, donc de son identité ? La vignette que nous nous contentons de soumettre ici est celle de cette impératrice d’Autriche-Hongrie, à l’anorexie bien connue et bien documentée, mais qui est moins connue pour avoir entrepris dès son plus jeune âge une collection de photographies des femmes réputées les plus belles de son temps. Mais en étendant, comme le remarque Catherine Clément [14], sa définition de la beauté jusqu’au monstrueux, jusqu’au monstre forain, à la femme de 200 kilos...Sissi, penchée sur le miroir de l’obésité monstrueuse, nous permet de poser avec Véronique Nahoum-Grappe [15] la question : Qu’est-ce qu’une belle femme ? Qu’est-ce qu’être une femme ? Ou, avec Nadeije Laneyrie-Dagen [16] : Qu’est-ce qu’un beau nez ? 2/ La deuxième illustration ou la deuxième piste pourrait nous être suggérée par de nombreuses biographies et psychobiographies d’artistes [17]. Nous allons pour notre part la chercher dans une courte nouvelle de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu [18], qui met en scène la rencontre en 1612, chez le peintre Probus, du jeune Nicolas Poussin et de maître Frenhofer, un artiste épris d’absolu. Pendant plus de dix ans, ce dernier travaille à son grand œuvre, La Belle Noiseuse, pour n’aboutir qu’à une toile ratée, illisible, un amas confus de couleurs et de lignes d’où n’émerge que le bout d’un pied nu et parfait. Dans la nuit qui suit, Frenhofer meurt brutalement (Balzac ne précise pas s’il se suicide) après avoir brûlé ses toiles : thème balzacien à variations récurrentes (Louis Lambert pour la philosophie, Gambara pour la musique ineffable et inouïe, l’alchimiste Balthazar Claes dans La Recherche de l’absolu, tous ces « Icares de l’esprit », écrit Stefan Zweig [19]). On retrouve cette dimension de quête mortifère de l’absolu et de recherche impossible d’une perfection idéale dans L’œuvre de Zola [20], où le peintre Claude Lantier se pend devant une toile qu’il ne parvient pas à terminer, inachevée et inachevable par exigence d’absolu : « soldat de

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l’incréé », « toujours en bataille avec le réel, et toujours vaincu, la lutte contre l’Ange », « foudroyé de l’œuvre. » On pense aussi à la nouvelle de Camus, Jonas ou l’artiste au travail [21], où le héros peintre laisse derrière lui une grande œuvre ...entièrement blanche, où ne se discernent que quelques mots micrographiés, dont le spectateur ne peut décider si l’artiste a choisi d’écrire solidaire ou solitaire. Proximité sensible entre beauté idéale et néant, que Flaubert à sa façon avait su interroger, quand son absolutisme le conduisait à se donner le projet d’ « un livre sur rien. » À Louise Colet (lettre du 16 janvier 1852) : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. » [22] Balzac a donc raison : le chef d’œuvre absolu est par nature inconnu. Invisibilité de la Beauté. 3/ Une troisième illustration permettant de lier le thème de la beauté à nos préoccupations cliniques pourrait être le syndrome dit de Stendhal, auquel Y. Thoret, A. et G. Haddad ont consacré de belles pages [23], ou encore la psychopathologie des iconoclastes et des jocondoclastes, dont D.A. Chartier est devenu un peu le spécialiste [24]. On sait ce que les psychiatres florentins de l’hôpital Santa Maria Novella [25] ont proposé de décrire sous ce terme : quand trop de beauté, un surcroît de bonheur esthétique, un en-trop d’admiration apportent paradoxalement malaise et confusion, dépersonnalisation et déréalisation, parfois épisode délirant transitoire. Contemplant en 1817 les fresques du Volterrano , dans la ville de Dante et de Léonard, Stendhal rapporte un bref et intense moment de malaise émotionnel, proche d’un vertige extatique. Il se trouve alors dans l’église de Santa Croce où se trouvent, parmi tant de tombeaux illustres, les cénotaphes de Michel-Ange et de Galilée, d’Alfieri et de Machiavel. A. et G. Haddad interprètent ce malaise, survenant dans la ville de la Renaissance, comme le fruit d’une rencontre avec une beauté originelle et fondatrice et comme un malaise, dont ils rapprochent le malaise freudien sur l’Acropole, du retour aux origines, comme une maladie de l’origine. Là où il y a le plus d’histoire, là est le risque pour le sujet de perdre toute histoire, d’échapper à tout repère temporel, de se désorienter et de s’irréaliser. Baudelaire définit précisément, dans Le Peintre de la vie moderne [26], la modernité comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». La part d’éternité, qui viendrait saturer d’angoisse l’expérience stendhalienne et celle de tous les pélerins d’art qui vont mettre leurs pas dans les siens, semble renvoyer à l’archétype, antique et donc classique, du Beau. La valence circonstancielle de la modernité viendrait en quelque sorte nous protéger de cette autre moitié de l’art, caractérisée par une éternité écrasante et pétrifiante, le rêve de pierre baudelairien. De cette antinomie interne à la Beauté moderne, André Breton [27] se fait le relais dans la suite connue d’oxymores : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. » Pour illustrer ce point, et puisque le colloque se déroulait pendant la Fête de la musique, nous renvoyons à une brève nouvelle des Soirées de l’orchestre, qu’Hector Berlioz intitule

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« Le suicide par enthousiasme » [28]. L’histoire est celle d’un jeune violoniste, qui tombe éperdu d’admiration (« ...une sorte d’asphyxie d’admiration ») pour un opéra (La Vestale de Spontini) et qui n’a de cesse d’aller l’entendre à Paris. Mais une fois la représentation terminée, et alors qu’il est à l’acmé de son enthousiasme, au climax de son exaltation, tout lui paraît fade et désormais vide de sens, et il se tire une balle dans la tête en face de l’entrée de l’Opéra. « L’enthousiasme, nous dit Berlioz, est une passion comme l’amour » et d’ailleurs, le jeune héros de la nouvelle venait d’éprouver une déception sentimentale. L’idée de Berlioz est ici celle d’une limite (dans l’émotion artistique, mais aussi dans le bonheur amoureux) qui, une fois atteinte, ne laisse plus d’autre possibilité que la mort. Toute poursuite de la vie serait un retour, et ce retour, une rétrogradation, une dégradation, une chute. Intitulons ce point : Du danger des cimes. 4/ La quatrième et dernière illustration de ce que pourrait être la maladie de la beauté, nous l’empruntons à Baudelaire [26], pour lequel « Le beau est toujours bizarre », et qui note dans son Choix de maximes consolantes sur l’amour : « Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur provient d’un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l’inconnu et le goût de l’horrible. » C’est ce goût de l’horrible qui a pu servir une certaine réhabilitation de la laideur, en particulier sous ses formes morbides, depuis au moins le XVIIIème siècle. Que l’on pense à Goya, par exemple, ou encore à Sade, à l’apologiste du beau crime, qui écrit dans Les 120 journées de Sodome : « La laideur frappe plus fort. » [29] Ce tropisme paradoxal pour l’horrible va aujourd’hui jusqu’à animer une certaine esthétisation du déchet, une « esthétique du stercoraire », nous dit Jean Clair, voire une esthétique de l’horreur brute et nue. Nous pensons ici au projet présenté récemment à la Fondation Cartier, par Paul Virilio 3 d’un Musée ou d’un Conservatoire des catastrophes, qu’une lecture thanatophilique inédite nous représenterait comme des œuvres d’art total d’un nouveau genre et que la pulsion de mort pourrait en quelque sorte monter en boucle : saveur thanatophile du grand attentat terroriste ou de spectaculaires catastrophes technologiques, crépuscules funèbres du monde, célébrant de nouvelles formes artistiques, une nouvelle œuvre d’art total, une Gesammtkunstwerk inédite, dont la pulsion de mort serait le metteur en scène. On trouve à la fin de l’essai de Walter Benjamin sur L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [30] une préfiguration étonnante de cette pente qui est devenue celle de notre modernité. Benjamin évoque l’éloge dithyrambique que le poète futuriste italien Marinetti fait de la guerre (« La guerre est belle...La guerre est belle... ») à propos de la guerre menée par les fascistes en Ethiopie et il en vient à écrire : « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. » 3

Virilio P. Ce qui arrive. Exposition organisée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. Paris, 2002.

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Nous sommes en 1935. Au soir du 11 septembre 2001, un des plus grands musiciens contemporains, comme le note J. Clair [31], a pu oser : « Ce à quoi nous avons assisté est la plus grande œuvre d’art jamais réalisée ». On est tenté d’ajouter le commentaire néronien : Fiat ars, pereat mundus. Pour clore ce propos, une dernière illustration. C’est une figure d’Ange, c’est la figure de l’Ange de L’Annonciation, de Léonard de Vinci, qui se trouve aux Offices de Florence. R.M. Rilke, dans sa Première Elégie de Duino [32], a cette strophe magnifique : « Le Beau n’est rien d’autre que le commencement du terrible, qu’à peine à ce degré nous pouvons supporter encore ; et si nous l’admirons, et tant, c’est qu’il dédaigne et laisse de nous anéantir. Tout Ange est terrible. » Un Ange peut donc être terrifiant (après tout, Satan n’est-il pas réputé le plus beau des Anges ?), et plus particulièrement l’Ange dédaigneux de la Beauté. Parmi les trois grands gestes qui ont contribué selon André Chastel [33] à organiser en Occident notre culture, à côté du geste de la prière (bras écartés ou mains jointes de l’orant), à côté du signum silentii (le geste harpocratique du silence), le troisième geste est celui de l’Annonciation ou de la Précursion (l’index levé de l’Ange ou de Jean Baptiste). Ce que nous dit cette illustration, c’est qu’il y aurait potentiellement, tendanciellement, dans la Beauté une menace. Et ici, la gestuelle annonciatrice de l’Ange est aussi un message d’admonestation, c’est-à-dire un début de menace qui peut pétrifier, stupéfier ou sidérer. Mais si la Beauté, comme le suggère Rilke, est notre vraie patrie, notre condition face à elle, face à l’Ange dédaigneux , est malheureusement celle de l’exil, et notre douleur, celle d’un retour impossible, soit : la nostalgie.

Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17]

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