La grotte de Niaux, théâtre des illusions

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L’anthropologie 116 (2012) 680–693 www.em-consulte.com

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La grotte de Niaux, théâtre des illusions Niaux cavern, theater of illusions Barbara Olins Alpert 70, esplanade, Middletown, Rhode Island 02842, États-Unis Disponible sur Internet le 22 novembre 2012

Résumé Niaux, une des plus belles grottes ornées, a toujours été ouverte au public. Malgré sa facilité d’accès apparente, beaucoup reste hors de notre portée. L’une des images les plus complexes est dans le très visité Salon Noir. Le panneau 4 contient une image intrigante, parfois surnommée le « bison fléché ». Cet article se propose d’essayer de comprendre ce qui s’est produit dans l’esprit de l’artiste réalisant cette image. Nous souhaitons montrer à quel point la compréhension évidente par l’artiste des illusions d’optique, ainsi qu’une compréhension intuitive de la théorie de l’esprit, ont servi sa création graphique. # 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Art préhistorique ; Illusion d’optique ; Préhistoire

Abstract Niaux Cavern, one of the great decorated caves, has been continuously open to the public. Despite its apparent accessibility, there is much that remains beyond our comprehension. One of the most inaccessible images is in the much visited Salon Noir. It is panel number four which contains a powerful but puzzling figure sometimes referred to as the Crossed Bison. This paper is an attempt to reach into the mind of the individual who produced that image to show how that artist’s evident understanding of optical illusions, as well as an intuitive understanding of the theory of mind, propelled its creation for a specific graphic purpose. # 2012 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Prehistoric art; Optical illusion; Prehistory

Adresse e-mail : [email protected]. 0003-5521/$ – see front matter # 2012 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.anthro.2012.08.001

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1. Introduction Les humains de la fin du Pléistocène avaient des capacités cognitives qui semblent aussi complexes que celles des hommes actuels. L’une des façons de nous en approcher est d’explorer leur utilisation des illusions d’optique. Le neurobiologiste David Eagleman a ainsi écrit : « les illusions sont une puissante fenêtre dans la neurobiologie de la vision » (Eagleman, 2001, p. 920). Le psychologue Alan Leslie a quant à lui expliqué qu’elles ouvraient une porte dans l’esprit en plein travail. Nous savons que de nombreux artistes de l’âge glaciaire, particulièrement dans l’espace franco-cantabrique, ont essayé de saisir l’apparence des choses, ce que nous nommons aujourd’hui la « réalité photographique ». Leur utilisation des illusions d’optique nous montre cependant que ces artistes n’étaient pas seulement intéressés par l’apparence de la réalité mais également par le fonctionnement de leur propre esprit. Grâce au processus récursif de leur propre étude, ils ont su observer les anomalies et les limites de la mécanique de leur perception visuelle. Ils ont compris l’existence des illusions d’optique. Il semble que ces artistes/scientifiques ont compris que tout ce qu’ils apprenaient d’eux-mêmes étaient applicable aux autres. Ils sont intuitivement parvenus au concept moderne de la « théorie de l’esprit » (Baron-Cohen, 2001). Cette compréhension leur a permis de créer des illusions d’optique dans l’esprit de leurs spectateurs. Certaines idées sous-tendent ma recherche de la compréhension de l’intention de l’artiste auteur de cette image particulièrement énigmatique de la grotte de Niaux. Bien que cette représentation ait été remarquée par de nombreux visiteurs du site, personne n’a su, à ma connaissance, l’expliquer. Niaux est l’une des principales grottes ornées d’Europe de l’Ouest. L’accès se réalise aujourd’hui à une entrée imposante. Les visiteurs du Pléistocène avaient une entrée différente, bien plus difficile. Une fois à l’intérieur, on quitte la lumière du jour et on entre dans une obscurité totale. Après quelques centaines de mètres le cheminement naturel conduit à l’entrée d’un culde-sac, le Salon Noir. Il s’agit d’une large rotonde, de près de 20 mètres sur 20 (Clottes, 1995, p. 100). La voûte est loin au-dessus des têtes et se perd dans le noir. Le silence dans la grotte est totale, uniquement troublé par le goutte-à-goutte intermittent de l’eau. Dans le Salon Noir, le son résonne et est amplifié. Une personne chuchotant d’un côté de la salle sera entendue de l’autre côté. Les dimensions du Salon Noir en font un lieu possible de réunion d’un large groupe, peutêtre le théâtre d’une cérémonie. Il est probable qu’en plus de leurs voix les préhistoriques y utilisaient des tambours ou des flûtes. Les parois calcaires des grottes de la région ont servi de support pour les pigments. À Niaux, les artistes ont parfois utilisé des formules complexes de colorant noir, réalisées à partir de bioxyde de manganèse et de charbon. Le pigment était parfois utilisé avec des liants et absorbé dans le calcaire. Les fresques créées étaient donc entièrement naturelles. Le pigment rouge, abondamment utilisé ailleurs, apparaît à Niaux pour des signes abstraits et non des dessins figuratifs, à deux exceptions près. Niaux est une grotte dédiée au bison. Sur les 110 animaux représentés sur les parois et parfois les sols, on trouve 54 bisons. La concentration principale du bestiaire est localisée dans le Salon Noir, où 83 % des bisons sont situés. Ces animaux n’étaient probablement pas représentés en tant que source de nourriture. Les ossements animaux retrouvés dans la grotte voisine de la vache, qui fut occupée par la communauté des artistes de Niaux, n’ont pas montré que le bison était une part notable du régime alimentaire. Sa représentation jusqu’à l’obsession dans la grotte est donc due à d’autres raisons.

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Dans le Salon Noir, les compositions sont organisées en six panneaux. Les parois sont ondulées par des concavités naturelles. Les bisons y apparaissent dans diverses positions, regardant à droite comme à gauche, orientés vers le haut ou le bas, comme s’ils grimpaient ou descendaient. Je pense que le point central du Salon Noir est le quatrième panneau, le plus spectaculaire et le plus complet de la grotte. S’y trouve une image parfois nommée le « bison fléché ». Elle présente un exemple unique de l’habileté de l’artiste à manipuler le spectateur. Je crois que l’intention de l’artiste à travers cette image était d’induire l’illusion d’un mouvement. Cela est sans précédent. La compréhension du fonctionnement de l’illusion et l’utilisation de ces artifices, apparaît de nombreuses façons différentes dans la culture magdalénienne francocantabrique (Alpert, 2009, p. 63–85). Les artistes de Niaux étaient particulièrement doués. Avant de nous arrêter sur le « bison fléché », examinons trois de la douzaine des illusions d’optique utilisées par les artistes. Les exemples montrent non seulement leur expertise graphique mais également le niveau de conscience d’eux-mêmes auquel ils étaient parvenus. 2. L’illusion de la projection La « projection » fait référence au processus sur lequel est basé le test de Rorschach. Le psychanalyste suisse Hermann Rorschach s’est servi de tâches d’encre évoquant des images, mais dont l’information n’est pas complètement définie. Ces images délibérément ambiguës sont ainsi perçues différemment par les spectateurs. Pour rendre ces images signifiantes, l’observateur doit apporter beaucoup d’information lui-même, en fonction de son expérience. Comme l’a expliqué William James, « alors qu’une part de ce que nous percevons provient de nos sens, une autre part (et parfois la majeure partie), provient toujours de notre propre esprit » (Barnard, 1997, p. 123). À Niaux, quelques gravures au sol ont survécu aux innombrables visites dans le site. L’une d’entre elles, le « Bison aux cupules », est un exemple réussi de la « projection ». Autour des dépressions formées dans le sol argileux par l’écoulement de l’eau, un artiste a gravé une figure de bison (Fig. 1). Il (ou elle) avait si bien en tête l’image d’un bison qu’il fût amené à choisir quatre trous parmi les plus visibles, autour desquels et sur lesquels il projeta l’animal. L’une des dépressions forme l’œil et les trois autres sont associées à des signes angulaires, indiquant peutêtre des blessures. Les lignes gravées autour des trous sont succinctes et maîtrisées. Dans la même gravure on peut observer l’utilisation d’une autre illusion d’optique. La barbe du bison est dessinée par une ligne subjective créée dans l’esprit de l’observateur par une série de lignes parallèles interrompues au même endroit. Ces « lignes subjectives » ont été mises en valeur par le psychanalyste italien Gaetano Kanizsa en 1955 à travers l’exemple fameux qui porte son nom, l’illusion de Kanizsa. L’auteur du « Bison aux cupules » est un Picasso de l’âge glaciaire. Cette gravure est un véritable tour de force2 et ce type d’utilisation de la projection serait remarquable à n’importe quelle période. 3. L’illusion « convexe/concave » Une autre illusion d’optique utilisée par les artistes du Pléistocène est la confusion entre convexe et concave. Les parois servant de support à l’art sont souvent concaves et dans de nombreux cas, les artistes ont su créer l’illusion de la convexité. 2

En français dans le texte.

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Fig. 1. Bison gravé au sol dans la grotte de Niaux. Engraved bison on floor of Niaux cave. Cliché J. Clottes.

À El Castillo, un artiste a tracé deux bisons côte à côte. L’un possède un corps concave, l’autre a été réalisé sur une surface convexe. Mais tous deux nous apparaissent convexes. Dans le Salon Noir de Niaux, de nombreux bisons sont peints sur des surfaces partiellement concaves. En s’approchant la figure devient distordue. Mais l’artiste a deviné le placement du spectateur et positionné l’image de manière à ce qu’elle apparaisse proportionnée normalement si l’on se place en face d’elle. Les zones concaves surgissent et deviennent convexes comme il convient (Fig. 2a et b). L’illusion convexe/concave a été démontré par le psychanalyste britannique Richard Gregory dans « l’illusion du visage creux ». Nos esprits refusent de considérer comme possible un visage creux car toutes nos expériences nous ont appris les visages comme étant convexes et non concaves. Gregory indique ainsi que notre habitude de voir les visages convexes est si forte qu’elle entre alors en conflit avec la perception des profondeurs de champs, par exemple à travers les ombres, et avec les informations ambiguës transmises par les yeux, qui nous signalent à travers la vision stéréoscopique que l’objet est creux (Gregory et Gombrich, 1973, p. 1121). Cette illusion est utilisée de façon extrême par un artiste de Niaux. Dans une alcôve près du panneau 5 du Salon Noir se trouve un trou dans la paroi. Un artiste magdalénien, probablement attiré par ce creux naturel, y a vu une tête de Cervidé. Afin de rendre la transformation évidente, il y a ajouté les deux bois du cerf, au-dessus de l’ouverture. Alors que ce trou sombre est totalement concave, il a été transformé dans un tour de force optique en une tête de Cervidé normale et convexe (Fig. 3). 4. L’illusion du mouvement apparent Les artistes de la région franco-cantabrique ont tenté de copier le plus précisément possible ce qu’ils voyaient. Ils percevaient la vie en mouvement et ont essayé de transmettre cette expérience

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Fig. 2. Bison sur la paroi du Salon Noir : a : vu de l’angle de gauche ; b : vu de face. Bison on wall of Salon Noir: a: seen from angle to the left; b: seen from directly in front. Cliché B.O. Alpert [fac-similé de Niaux, Parc de la Préhistoire, Tarascon-sur-Ariège].

dans leur art graphique. Il semble que pour tous les artistes à travers le monde et l’histoire, une solution graphique commune pour indiquer le mouvement est l’ajout de multiples parties du corps, comme dans un dessin animé d’aujourd’hui. Le préhistorien Marc Azéma a montré comment la superposition d’images à peine différentes peut induire le mouvement (Azéma,

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Fig. 3. Trou dans la paroi perçu comme une tête de cervidé. Hole in wall seen as deer head. D’après cliché J.Clottes.

2008). Cette suggestion du mouvement peut impliquer le corps dans son entier ou un seul élément (pattes, queue, tête. . .). Azéma a noté une trentaine d’exemples d’utilisation de pattes surabondantes dans l’art pléistocène de France (Azéma, 2008). Le mouvement de la tête est particulièrement efficace pour donner l’impression du vivant. Il y a près de 4000 ans, dans la culture de l’Indus, à Harappa, un jouet en forme de taureau fut réalisé avec une remarquable tête mobile. Un enfant pouvait faire hocher l’animal en tirant sur une ficelle (Fig. 4a et b). Marc Azéma a trouvé 22 exemples de têtes multiples dans le seul art de la fin du Pléistocène en France. Il semble probable que les superpositions de têtes avaient pour but de créer l’illusion du mouvement. Les recherches en cognition permettent aujourd’hui d’affirmer que le cerveau humain a la capacité de reconstruire une action à partir de la vue de positions fixes. Dans cet exemple, la tête vue dans deux positions distinctes active chez l’observateur un important mécanisme au sein des neurones-miroir. Il conduit à un sentiment d’implication physique, ce que les neurobiologistes nomment une « simulation incarnée ». Ce mécanisme neuronal sert de base à la sensation virtuelle d’une action, conduisant alors à une expression émotionnelle et un sentiment esthétique (Freedberg et Gallese, 2007, p. 200). En regardant quelques exemples évidents de l’utilisation des têtes multiples, nous trouvons en France un cervidé à deux têtes à la Sudrie (Fig. 5a). À la Peña de Candamo en Espagne se trouve un aurochs à deux têtes (Fig. 5b). Et au Portugal à Foz Coa, il s’agit d’un cheval à deux têtes

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Fig. 4. Taureau (jouet) en argile d’Harappa : a : tête levée ; b : tête baissée. Clay toy bull from Harappa: a: head raised; b: head lowered. Cliché B. O. Alpert.

(Fig. 5c). Dans un autre exemple portugais, un bouquetin mâle semble tourner sa tête pour regarder la femelle derrière lui. L’artiste a fait se rejoindre les cornes des deux têtes alternatives en arc-de-cercle. Une autre position permet de rendre l’illusion du mouvement de la tête aux Combarelles (Dordogne). Un Cervidé est gravé avec deux têtes, comme dans les exemples ci-dessus (Fig. 6). Toutefois, l’une de ses têtes est tournée vers l’arrière, sur son propre corps. Les artistes magdaléniens avaient découvert comment rendre le mouvement en indiquant la tête retournée. Ce phénomène est présent à Tito Bustillo. Un exemple classique est aussi le bison sculpté sur fragment de bois de renne du site de la Madeleine dans la région française de la Dordogne (Fig. 7). Leroi-Gourhan a suggéré que la transformation de la tête d’une position normale en une position retournée vers l’arrière a pu être imposée par la limite du support dans lequel le sculpteur avait travaillé. Il s’agit peut-être d’un impératif pour cet exemple précis mais nous avons vu qu’à

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Fig. 5. a : gravure de cheval ou cervidé de la grotte de la Sudrie, Dordogne, France (relevé H. Breuil) ; b : gravure d’un aurochs de la grotte de Peña de Candamo, Asturies, Espagne (relevé H. Breuil) ; c : gravure d’un cheval de Foz Côa, Portugal (d’après cliché D. Caldwell). a: engraving of horse or deer from la Sudrie Cave, Dordogne, France (tracing by H. Breuil); b: engraving of aurochs from Candamo Cave, Asturias, Spain (tracing by H. Breuil); c: engraving of an ibex from Foz Côa, Portugal (after photo by D. Caldwell).

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Fig. 6. Gravure d’un cervidé des Combarelles, Dordogne, France. Engraving of deer from les Combarelles Cave, Dordogne, France. D’après un relevé de H. Breuil.

Tito Bustillo, il existait des exemples d’une position similaire de la tête sur les parois de la grotte, situation où la limite du support n’est pas un facteur contraignant. Ce que j’appelle « tête repliée » fût une solution prosaïque pour quelques problèmes de perspective. Elle permet d’éviter la tâche délicate de la représentation du cou tendu, tourné et en raccourci, en maintenant la précision optique et anatomique. L’artiste parvient à indiquer le

Fig. 7. Bison gravé et sculpté de l’abri de la Madeleine, France. Engraved and carved bison from la Madeleine shelter France. Relevé P. Paillet, MNHN.

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Fig. 8. Bison de la grotte d’Altamira, Cantabrie, Espagne. Bison from Altamira Cave, Cantabria, Spain. Dessin H. Breuil.

mouvement sans avoir à examiner précisément comment la tête et le cou bougent réellement. Il imagine d’abord la tête animale puis, utilisant son image mentale comme une vulgaire feuille de papier, il la replie pour qu’elle soit orientée dans la direction opposée. La tête est tournée dans un angle impossible de 1808 par rapport au corps. Cependant, la distorsion de l’image nous paraît plausible. Avec cette formule les artistes sont parvenus à une solution graphique créant l’illusion d’une chose passée et d’un mouvement potentiel. Un des exemples les plus anciens de l’utilisation de la tête repliée se trouve à Altamira. Un des bisons particulièrement inventifs du Grand Plafond de la Salle des Peintures a la tête retournée, comme repliée à l’envers (Fig. 8). L’animal lui-même, comme la plupart des figures du plafond, utilise une saillie naturelle de la roche pour la masse du corps (Saura Ramos, 1999). Dans cet exemple, une petite bosse jaillit plus encore de la forme rocheuse qui indique le corps. Cela crée une sorte de relief en creux. De plus, la petite bosse a elle-même la forme d’une tête de bison de profil. Ainsi, pour que la tête profite de la forme rocheuse, elle est repliée vers l’arrière. Les peintures polychromes d’Altamira étaient sans doute les merveilles de l’Ancien Monde. On peut imaginer qu’elles ont été vues par des artistes d’autres grottes ornées espagnoles et, pourquoi pas, par ceux provenant de l’autre versant des Pyrénées. La grotte des Trois-Frères est une caverne profonde de l’Ariège. Contrairement à Niaux, son accès est compliqué. Les gravures sont tellement superposées qu’il est également parfois difficile de démêler chaque figure individuellement (Begouën et Breuil, 1958). Mais certaines images sont assez claires (Fig. 9). L’une d’entre elles est une figure hybride, debout, avec un corps anthropomorphe et une tête de bison retournée. Les cornes se situent entre la perspective tordue et la perspective photographique. Il a des sabots, un sexe animal et une queue. Devant lui, un renne dont les bois sont vus en perspective semi-tordue. Cette figure est suivie d’un animal au corps de renne et à la tête de taureau. Les pattes antérieures du Bovidé sont présentées en vue cavalière. Cette nouvelle tête d’animal hybride est tournée vers l’arrière, sans doute pour regarder l’anthropomorphe qui le suit, décrit plus haut. C’est un nouvel exemple de la position « repliée ». L’orientation est similaire à celle du bison d’Altamira, dont le corps est tourné à gauche et la tête à droite. Sur un bois de renne gravé de Lortet, une scène entière montre deux cerfs traversant une rivière tandis que des saumons se glissent entre leurs pattes (Fig. 10). Le second animal tourne la

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Fig. 9. Scène gravée des Trois-Frères, Ariège, France. Engraved scene from Trois-Frères, Ariège, France. Relevé H. Breuil.

tête vers l’arrière, comme s’il suspectait nerveusement la présence d’ennemis. Une fois de plus, il est étonnant que l’orientation du cerf soit la même dans les exemples ci-dessus, y compris Altamira. Il n’est pas impossible que les artistes si doués de Niaux aient connu cette solution graphique parvenant à donner une impression de mouvement. Dans le Salon Noir, le spectateur préhistorique se tenait devant un panneau qui était éclairé par une lampe à graisse en pierre, dont la lumière vacillante est bien pâle par rapport à nos éclairages. Elle éclairait une zone, maintenant le reste dans l’obscurité. Avec cet éclairage le spectateur découvrait un bison parfaitement dessiné et détaillé, tourné à gauche (Fig. 11). Comme le corps, le profil de la tête est bien délinéé. Sur ce dessin, une tête de bison tournée à droite est superposée, dans une position repliée. Les deux têtes ont en commun le cou et peut-être l’œil. Il s’agit d’un détail important car c’est souvent lorsque l’œil est ajouté que l’image prend vie . . . S’ils partagent leur œil, cela suggère que ces deux animaux n’en font peut-être qu’un. La superposition est fréquente dans les grottes ornées de l’âge glaciaire. En fait, elle est présente dans presque toutes les grottes. Dans le site proche des Trois-Frères, par exemple, les animaux sont dessinés les uns sur les autres, apparemment sans précaution, créant un bestiaire très dense. Cependant à Niaux, il y a extrêmement peu de superpositions : « Autre constante : ils ont commis relativement peu de superpositions » (Clottes, 1995, p. 122). Elles semblent avoir été délibérément évitées. Dans un exemple du panneau 4, le sabot de l’un des grands bisons n’a pas été terminé, pour éviter la superposition avec la corne d’un petit bouquetin situé juste en dessous du ventre du Bovidé. Ailleurs, la corne d’un bouquetin est déformée pour éviter le ventre d’un bison. Il s’agit d’exemples évidents de respects des travaux antérieurs. C’est pour cette raison que les têtes superposées du Bison fléché sont étonnantes. Elles ne sont pas dues au hasard, sur cet animal d’importance. On pourrait postuler qu’il ne s’agit pas véritablement d’une superposition mais d’autre chose. Si l’on ne regarde que la tête repliée on devine malgré tout la seconde tête à

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Fig. 10. Scène en déroulé sur un bois de renne gravé de Lortet, Haute-Garonne, France. Scene on roll-out of engraved antler from Lortet, Haute-Garonne, France. Cliché d’un moulage possédé par l’auteur.

laquelle semble alors rattachée une légère ligne dorsale. Ce second animal est à peine suggéré, sans force détails mais il est évident qu’une ligne dorsale est bien dessinée, perdue dans le corps de l’autre animal. Le corps auquel appartient la tête tournée vers la droite est en réalité incomplet. C’est quelque chose de fréquent dans cet art. Si l’observateur accepte la validité de cet animal incomplet et regarde de nouveau la tête complète tournée à gauche, elle devient acceptable pour ce puissant corps de bison. Puis, le second profil semble se superposer à nouveau et devenir plus évident. Ce processus se répète tant que l’observateur est conscient de la ligne dorsale de l’animal, dont la présence suggère un animal superposé indépendant. . . Cette impression ambiguë se répète à l’infini. L’illusion du mouvement apparent a beaucoup intéressé les scientifiques qui ont étudié la mécanique de la perception. Le physiologiste autrichien Sigmung Exner étudia le mouvement apparent en 1875 et le tchèque Max Wertheimer écrivit à ce sujet en 1912. Le cristallographe suisse Louis Albert Necker dessina le cube de Necker en 1832 pour montrer les différents aspects du mouvement (Fig. 12). Enfin, le psychologue Edgar Rubin en fit la démonstration avec la célèbre illusion du vase aux visages en 1915. Lorsque l’esprit est sollicité par des « stimuli multiples » qui sont autant de solutions possibles, aucune n’étant plus crédible que l’autre, l’observateur est incapable d’en choisir une au détriment des autres. Dans ces circonstances l’esprit accepte provisoirement une solution puis la rejette au profit de la solution alternative. La solution peut changer sans cesse comme dans le cube de Necker ou le vase aux visages. L’esprit n’arrive pas à accepter les deux solutions en même temps. L’image fluctue alors sans cesse entre les deux possibles. Il y a de nombreux exemples célèbres. Souvent les artistes à l’avant-garde de l’exploration visuelle les ont utilisés. Le plus fameux est l’artiste Mauritz Escher qui a créé, en utilisant cette

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Fig. 11. Bison fléché de Niaux. Crossed Bison Niaux. D’après publication H. Breuil.

Fig. 12. Cube de Necker. Lorsque l’on le regarde fixement les surfaces semblent glisser vers l’avant et l’arrière. Les points noirs apparaissent tantôt au premier plan et tantôt au second. Necker Cube. When one regards it fixedly surfaces flip back and forth. The black dot sometimes appears on the front face and sometimes on the back.

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illusion. Sa série d’oiseaux et de poissons en est un exemple. Sa lithographie convexe/concave forme des cavités qui se creusent ou surgissent, indépendamment de la volonté du spectateur. Cela est induit par le propre mécanisme de l’observateur qui crée une image paradoxalement en mouvement. C’est l’information ambivalente soigneusement réalisée dans le dessin qui crée dans l’esprit cette solution changeante. Remarquablement, l’artiste connaissait assez bien les effets visuels et les illusions d’optique pour savoir que le spectateur percevrait spontanément le mouvement. L’artiste a joué avec la perception pour créer une situation ambiguë, où la tête du bison se retourne sans cesse. Ce qui est particulier à Niaux est que l’artiste a su contraindre le spectateur à créer malgré lui mentalement le mouvement en utilisant la capacité du système optique à rendre cette illusion spécifique. Est-il possible qu’un artiste des temps glaciaires ait pu être à ce point conscient des processus perceptifs et qu’il ait su utiliser cette solution si ambiguë dans la construction de l’image ? Est-ce quelque chose de si exceptionnel pour un artiste d’il y a près de 13 000 ans ? On pourrait dire que cela implique trop de sophistications de la part de cet artiste mais nous avons vu combien ceux de Niaux étaient doués en matière de psychologie visuelle. Les exemples montrent qu’ils étaient experts dans l’utilisation des illusions de la perception et qu’ils ont su travailler avec plusieurs de ces illusions, créant leur art grâce à des tours de force extrêmement inventifs. Remerciements Remerciements à Elena Man-Estier ([email protected]) qui a assuré la traduction française. Références Alpert, B.O., 2009. The Creative Ice Age Brain: Cave Art in the Light of Neuroscience. Foundation, New York, pp. 20–21. Azéma, M., 2008. « Breaking Down Movement in Palaeolithic Art ». International Newsletter on Rock Art. 43, 14–21. Barnard, G.W., 1997. Exploring Unseen Worlds: William James and the Philosophy of Mysticism. State University of New York Press, Albany. Baron-Cohen, S., 2001. « Theory of Mind in Normal Development and Autism ». Prisme 34 (1), 74–183. Bégouen, H., Breuil, H., 1958. Les Cavernes du Volp-Trois Frères-Tuc d’Audoubert. Arts et Métiers Graphiques, Paris. Clottes, J., 1995. Les Cavernes de Niaux : Art Préhistorique en Ariège. Éditions du Seuil, Paris. Eagleman, D.M., 2001. Visual illusions and neurobiology. Nature Reviews Neuroscience 2, 920–926. Freedberg, D., Gallese, V., 2007. Motion, emotion and empathy in esthetic experience. Tends in Cognitive Sciences 11 (5), 197–203. Gregory, R.L., Gombrich, E.H., 1973. Illusion in Nature and Art. Scribner, New York. Saura Ramos, P.A., 1999. The Cave of Altamira. Abrams, Barcelona.