NEUROPHYSIOLOGIE
La mémoire dans l’histoire du système nerveux R. HOUDART (1)
Résumé. Voulant préciser le rôle et l’importance de la mémoire dans le système nerveux de l’homme, ce premier article veut montrer comment elle est apparue, au cours de l’évolution, avec le cortex des hémisphères cérébraux et comment son accroissement considérable est la cause de l’hominisation (et non sa conséquence). Cet accroissement paraît dû à une interruption de la période fœtale pendant la gestation, faisant naître l’enfant avant que son cerveau ne soit mature, ce qui substitue à la maturation génétique une maturation épigénétique par apprentissage. Cette interruption de la grossesse relève d’une cause purement mécanique et obstétricale qui dépend du bassin maternel. Le passage de la quadrupédie à la bipédie a, en effet, transformé le bassin, obligeant l’expulsion du nouveau né à se faire, non plus directement en bas, mais en avant, à travers un détroit osseux inextensible.Cette histoire de la mémoire, en montrant le rôle qu’elle a eu dans l’évolution de l’espèce des hommes, peut inciter à s’interroger sur celui qu’elle a pu jouer dans l’évolution de toutes les espèces dotées d’un cortex. Et surtout, elle va permettre de comprendre comment et en quoi le cerveau de l’homme est une véritable machine dans laquelle tout est mémoire. Mots clés : Bipédie ; Cortex ; Évolution ; Hippocampe ; Hominisation ; Langage ; Mémoire ; Mémoire déclarative ; Mémoire épisodique ; Mémoire procédurale ; Phonation ; Syndrome frontal ; Systèmes de mémoire ; Vigilance.
Memory : a view of the history of central nervous system Summary. In order to stress the role and importance of memory in human nervous system, this first paper intends to show how it appeared during evolution with the cortex of brain hemispheres and how its significant growth is the cause (and not consequence) of hominization. This growth seems related to a discontinuation of the fetal period during gestation. It
leads to birth before the brain is mature, substituting a genetic maturation by an epigenetic maturation through learning. This discontinuation of pregnancy is related to a purely mechanical and obstetrical cause, depending on maternal pelvis. Evolution from quadrupedia to bipedia transformed the pelvis, obliging the newborn to make his way not downward but forward, through a narrow inextensible pass. This history of memory, showing its role in human species evolution, may lead to a reflection on its role in the evolution of all the species possessing a cortex. Above all, it will allow to understand how and in which way human brain is a sort of machine totally associated with memory. Key words : Cortex ; Evolution ; Hominisation ; Language ; Memory ; Phonation.
INTRODUCTION Le rôle et l’importance de la mémoire n’ont pas toujours été reconnus, et on répète encore volontiers, se référant à Montaigne, qu’une tête bien faite vaut mieux qu’une tête bien pleine, voulant opposer par là la mémoire et l’intelligence, considérant que l’intelligence est une « fonction supérieure » du cerveau, et que la mémoire est faite surtout de l’évocation d’états de conscience ou d’états d’âmes antérieurement vécus. Avant de préciser, dans un prochain article, toute la place qu’occupe, chez l’homme, la mémoire que l’on devrait appeler acquise par opposition à la mémoire innée et automatique de la fonction nerveuse originelle, nous voulons montrer, ici, le rôle prééminent qu’elle a joué dans l’hominisation, c’est-à-dire dans la transformation du cerveau de primate en cerveau d’homme. Apparue très modeste dans le système nerveux, avec le cortex des hémisphères cérébraux, cette mémoire, il y a quelque deux ou trois millions d’années, s’est « soudain » consi-
(1) Membre de l’Académie Nationale de Médecine, 26, quai de Béthune, 75004 Paris. Travail reçu le 16 février 2004 et accepté le 28 février 2005. Tirés à part : R. Houdart (à l’adresse ci-dessus). L’Encéphale, 2005 ; 31 : 317-22
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dérablement amplifiée, « accélérant » par là même l’évolution, en permettant la création du langage et le développement de la pensée, c’est-à-dire l’hominisation. C’est à la survenue de cette prodigieuse capacité de mémoriser, c’est-à-dire d’apprendre, que l’espèce des hommes doit son existence. Il n’est pas possible de décrire cette histoire de la mémoire d’acquisition sans rappeler, au préalable, la mémoire innée et automatique qui est un fait biologique universel, et qui, comme tel, est à l’origine du système nerveux. Cette chronologie va nous conduire à décrire trois époques, dans ce que l’on pourrait appeler l’histoire de la mémoire dans l’histoire du système nerveux de l’homme : celle de la fonction nerveuse, mémoire innée et automatique, celle de la survenue de la mémoire d’acquisition, et celle de l’importante « inflation » de cette mémoire, à l’origine de l’hominisation. Tout ceci nous amènera à évoquer son rôle possible dans l’évolution des espèces « corticalisées ».
FONCTION NERVEUSE, MÉMOIRE INNÉE ET AUTOMATIQUE La mémoire est un fait biologique universel. L’homme a toujours su qu’un grain de blé et un œuf d’oiseau donnent chaque fois, et sans aucun oubli, l’un un épi de blé, l’autre un oiseau. Il n’a donc pas été étonné d’apprendre que, dans le ventre de sa mère, l’enfant se développe à partir d’une cellule (fécondée), et il a pu imaginer, à partir de là, qu’existe, dans les cellules, une « mémoire » qui explique la reproduction des espèces. Mais il n’a pris réellement conscience de ce que représente cette mémoire cellulaire que le jour où il a su qu’il n’est pas une seule cellule de son corps, de quelque organe que ce soit qui ne porte en elle, gravée dans son noyau, sous forme de gènes, toute la mémoire du patrimoine héréditaire de l’organisme. Cette mémoire biologique apparaît ou se manifeste dans tout ce qui intéresse la vie. Il existe ainsi une mémoire génétique, une mémoire immunologique, une mémoire métabolique… La fonction nerveuse initiale qui est apparue chez les métazoaires il y a près d’un milliard d’années et qui est à l’origine du système nerveux n’est elle aussi qu’une mémoire. Faite d’un circuit de cellules, dites neurones, reliées en amont à un récepteur, et en aval à un muscle, elle transforme le signal perçu par le récepteur en un influx qu’elle transporte jusqu’au muscle où il déclenche un mouvement. Ce simple circuit est bien une mémoire puisque la même perception entraîne toujours le même mouvement ; et ceci non seulement chez le même individu, mais chez tous les individus de l’espèce dont chacun est doté du même circuit dont on peut dire qu’il est inné et gravé. On pourrait le comparer au circuit électronique d’ouverture d’une porte, à l’approche d’une personne. La constitution du système nerveux, et son évolution, pendant une longue période, n’ont été autres que la multiplication de ces fonctions, c’est-à-dire de ces mémoires innées et automatiques, et de leur interférence les unes 318
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sur les autres. C’est ainsi que, chez les premiers vertébrés apparus il y a environ 450 millions d’années, et dont l’organisme était divisé en segments, le début du système nerveux a consisté dans la création, pour chaque segment, de ses propres fonctions ; celles dont la perception provient du monde environnant sont dites fonctions de relation et celles dont la perception provient des organes qui sont apparus avec le développement concomitant de l’organisme sont dites fonctions végétatives. Pour chaque segment, la réunion dans un même centre des circuits de ces différentes fonctions forme ce que l’on appelle un « ganglion nerveux ». La création de circuits s’établissant entre les ganglions des différents segments de l’organisme a réalisé, chez ces premiers vertébrés, le premier système nerveux central (SNC) situé dans ce qui sera la colonne vertébrale, chez leurs descendants. Dans ce premier SNC, tous ces circuits sont au voisinage les uns des autres, et s’entrecroisent. Cette promiscuité va entraîner leur interférence les uns sur les autres. Tel influx sera ou pourra être augmenté, diminué ou modulé par l’action de ses voisins. Ainsi s’organise, de façon purement automatique, une régulation de tous ces circuits, aussi bien pour les perceptions de la vie végétative que pour celles de la vie de relation. Il en est toujours de même chez les reptiles, issus des vertébrés il y a 280 millions d’années, chez qui la synchronisation entre les fonctions végétatives et les fonctions de relation est telle qu’elle réalise ce que nous appelons l’instinct que nous admirons tant chez certaines espèces animales. Il s’agit très exactement d’une prodigieuse mémoire innée et automatique telle que, si la fonction nerveuse initiale peut être comparée à l’ouverture automatique d’une porte, cette synchronisation de fonctions multiples évoque le pilotage automatique d’un avion. Ce mode d’évolution, fait de la multiplication des fonctions, a été transformé lorsqu’est apparue, dans ce système nerveux, avec une nouvelle structure également faite de neurones, et destinée à l’analyse, cette nouvelle forme de mémoire que, par simplification, on considère comme étant « la » mémoire, la seule mémoire.
CORTEX CÉRÉBRAL ET MÉMOIRE ACQUISE Cette mémoire est apparue chez les premiers mammifères, il y a quelque 180 millions d’années, avec la constitution d’une nouvelle structure, qui est, en quelque sorte, une nouvelle organisation de neurones dont la fonction n’est plus seulement celle de transmission d’information, mais bien d’« analyse » des informations qui lui parviennent, c’est-à-dire de « comparaison » avec les informations précédemment enregistrées, et éventuellement de mise en mémoire de ces nouvelles informations. Nous donnons à cette nouvelle structure le nom de cortex, en référence à la situation qu’elle occupe au niveau des hémisphères cérébraux dont elle est l’élément fondamental et qu’elle recouvre, telle une écorce. Ce cortex forme un véritable « maquis » de milliards de neurones qui s’organisent en circuits, à partir de prolongements dits
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synaptiques émanant de ces neurones, chacun d’entre eux pouvant émettre des dizaines, des centaines ou des milliers de ces connexions. Ces circuits neuronaux vont être le support des représentations mentales, de l’analyse et, éventuellement de la mise en mémoire de ce qui a été analysé. Des voies de communication s’établissent entre ces circuits, de telle sorte que l’ensemble forme un réseau neuronal indescriptible. Ce cortex se crée à la partie supérieure du système nerveux des premiers mammifères, en quelque sorte à deux niveaux. Cortex limbique Dans un premier niveau qui correspond au cortex limbique de l’homme, dont le nom provient de ce qu’il est en bordure (au limbe) de celui des hémisphères, ce cortex est relativement réduit puisqu’il ne comporte que trois couches de cellules, alors que le cortex hémisphérique en comporte six. Ce premier cortex (limbique) enregistre, analyse, et garde en mémoire, non pas les fonctions de relation, ni les fonctions végétatives, mais bien les « réactions » (que nous appellerons thymiques et émotionnelles) de l’organisme quand s’expriment les besoins nécessaires à sa subsistance, et dans les circonstances auxquelles il est confronté, pour sa défense ou sa protection. En fonction de cette analyse, ce cortex « décide » le comportement de l’organisme et « motive » celui-ci. Bien que motivé, ce comportement, tel le simple réflexe de la fonction nerveuse initiale, est purement automatique et réflexe. Il n’est nullement « conscient ». Nous verrons qu’il sera à l’origine de ce que nous appellerons l’affectivité lorsque les « motivations » qu’il provoque seront parvenues au cortex des hémisphères, où elles seront conscientes, et deviendront « sentiments ». Cortex hémisphérique Le cortex hémisphérique qui recouvre la totalité des deux hémisphères cérébraux est le second niveau d’organisation de cette nouvelle structure. Ces hémisphères, l’un droit, l’autre gauche, se constituent autour d’un prolongement, d’une « expansion » des voies des fonctions de relation (les fonctions végétatives restant régulées automatiquement dans l’hypothalamus), chaque hémisphère recevant les voies provenant de l’hémicorps contro-latéral. L’arrivée des voies des fonctions d’information (visuelle, auditive et somesthésique), et le départ des voies motrices constituent, en quelque sorte, la charpente autour de laquelle va s’organiser ce cortex qui est fait de six couches de cellules, et est dit néocortex. L’analyse est le rôle essentiel de ce cortex hémisphérique. Pour les fonctions d’information, celle-ci va se faire sous forme d’un circuit neuronal, lequel est comparé avec ce qui est déjà en mémoire dans l’analyseur. Pour les fonctions motrices, cette analyse est, en quelque sorte, une « dissection » de l’acte moteur complexe à exécuter, et l’établissement de la succession des actes élémentaires nécessaires pour son accomplissement. L’exécution d’un
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acte moteur n’est autre que la « programmation » de cette succession s’établissant, elle aussi, sous forme d’un circuit neuronal. À ces fonctions de la vie de relation analysées dans ce cortex hémisphérique, nous croyons devoir ajouter une fonction qui n’y est pas décrite, mais dont l’existence nous paraît indiscutable et que nous appelons l’« affectivité ». Créée à partir des réactions thymiques et émotionnelles de l’organisme qui sont analysées dans le cortex limbique, elles deviennent, dans le centrencéphale, des « motivations » à l’action. Celles-ci, transmises au cortex frontal y deviennent l’affectivité. Au rôle d’analyse de ce cortex, peut s’associer, essentiellement par la répétition, celui de « graver » ces circuits d’analyse, les rendant plus ou moins indélébiles. L’information analysée, ainsi acquise devient mémoire de l’analyseur. Cette mémoire (acquise) est indiscutable, mais elle n’est que très modeste, chez les mammifères, même les plus évolués que sont les primates. Elle va en revanche devenir très importante chez l’homme. Cependant, aussi modeste qu’elle soit chez les mammifères, il n’est pas impossible qu’elle soit la cause de l’organisation du cortex de ces différentes espèces, ce qui signifierait, comme nous le verrons, qu’elle est à l’origine de l’évolution des espèces dotées d’un cortex cérébral. Ce rôle de la mémoire dans l’évolution, hypothétique pour nous, chez les mammifères et les primates, est en revanche parfaitement manifeste avec l’hominisation.
ACCROISSEMENT DE LA MÉMOIRE CORTICALE, CAUSE DE L’HOMINISATION Survenue de l’hominisation L’hominisation constitue un véritable « bond » dans cette histoire de l’évolution. Alors qu’il avait fallu près de 200 millions d’années pour organiser la fonction visuelle autour du centre visuel primaire, en moins de trois millions d’années va s’organiser la prodigieuse fonction qu’est le langage, se développer la pensée, et donner à l’espèce qui en a été bénéficiaire la suprématie sur toutes les autres. C’est bien, en effet, par le langage que débute cette hominisation, et à son développement que l’on attribue toute l’hominisation. Aucune nouvelle structure n’étant apparue dans le cerveau, on a cru pouvoir attribuer sa survenue à la phonation et à la descente du larynx permettant le langage articulé. Mais il faut bien comprendre que la phonation n’est pas autre chose que l’instrument par lequel s’exprime ce langage, de la même manière que le piano ou le violon ne sont pas la musique, mais les instruments de la musique. Ce n’est sûrement pas parce que quelques primates ont été capables d’émettre par la bouche des sons plus audibles et mieux articulés que le langage s’est développé. Le fait essentiel du langage n’est pas la phonation, mais bien la capacité de retenir, de mémoriser, d’apprendre aux enfants la signification d’un nombre de plus en plus considérable de « signaux » facilitant la communication, qu’il 319
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s’agisse de grognements, de phonèmes, ou de gestes. On peut imaginer que si la possibilité phonatoire ne s’était pas développée en même temps, la capacité de mémoriser aurait conduit ces premiers hominidés à communiquer par gestes et le langage serait gestuel, analogue à celui des sourds-muets. Capacité d’apprendre et de mémoriser Elle a bien été mise en évidence par les tentatives récentes d’apprendre le langage aux chimpanzés. Au prix d’un travail acharné on a réussi, en effet, à leur apprendre un certain nombre de mots ou d’expressions, une centaine ou même un peu plus, mais ceci est incomparable avec les possibilités d’un homme de retenir des centaines de milliers de mots, ni avec ce qui se produit par simple imitation chez le petit d’homme qui, bien qu’à la naissance il ne soit qu’une petite larve, à un an commence à parler, et à trois ans parle couramment, connaissant des milliers de mots et leur signification. On a pu penser que cette capacité d’apprendre infiniment supérieure à celle des primates était due à l’hominisation, à quelque pouvoir spécifique d’« intelligence », mais il n’en est rien, car si l’hominisation a eu lieu, c’est bien parce qu’existait déjà cette capacité d’apprendre. Elle est la cause de l’hominisation, et non sa conséquence. Comment peut-on alors expliquer sa survenue chez quelques primates, et pour quelles raisons ? Le raccourcissement de la gestation qui provoque la naissance de l’enfant avant que son cerveau, encore immature, ne soit programmé, et dont la programmation va devoir se faire, non plus génétiquement mais par apprentissage, nous paraît être la seule explication plausible. On sait en quoi consiste cette immaturité : alors que, lors de leur venue au monde, la petite brebis, le petit chat, le petit chien ou le petit cheval sont capables, dans les minutes qui suivent, de se mettre à gambader, le petit homme est, lui, incapable de se tenir debout, ou même de soulever sa tête, et il lui faudra « apprendre » à marcher. La conséquence en est, pensons-nous, la substitution, à la programmation « génétique » du cortex, d’une programmation « épigénétique » par apprentissage. Lorsque la naissance a lieu à la fin de la période fœtale, la programmation génétique est terminée. Les voies de communication entre les différents centres sont toutes parfaitement établies. Certes quelques sentiers peuvent encore être tracés et élargis, rendant possible un certain apprentissage, et cela jusqu’à un âge avancé, mais les communications importantes sont définitivement tracées. La gravure génétique n’a laissé que peu de champ à l’apprentissage ; et surtout le « câblage » des circuits neuronaux est terminé. C’est bien ce qui se passe pour le petit cheval ou le petit chien qui marchent immédiatement après leur venue au monde, mais dont les capacités d’apprentissage restent modestes. Lorsque la naissance a lieu avant la fin de la période fœtale, seules, ou presque seules existent les voies qui arrivent au cortex ou qui en partent, mais l’ensemble du 320
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cortex est encore un maquis « vierge ». Tous les neurones existent, de même que leurs prolongements synaptiques, mais aucun des circuits n’existe, ni aucune des voies de communication ; mais tout est prêt pour les tracer. Tout se passe, dès lors, comme si, sorti du cocon utérin et plongé dans le monde extérieur, la gravure des circuits neuronaux n’était plus soumise à la contrainte de la maturation génétique, à date fixée, comme si les facteurs que l’on appelle épigénétiques, provenant de l’environnement et apportés par les centres de perception qui sont, eux, fonctionnels, se substituant au programmateur génétique, augmentaient la disponibilité de ce cortex vierge, faisant de lui une machine à graver des circuits neuronaux, en faisant une prodigieuse machine à apprendre. Tout se passe comme si les routes tracées dans ce maquis vierge pouvaient être plus nombreuses, plus larges, plus ouvertes, débouchant sur davantage de nouveaux sentiers à explorer et à graver que les routes tracées génétiquement… À quoi est due cette immaturité à la naissance ? L’existence de gènes déterminant la durée des différentes périodes du développement a pu faire évoquer, à l’origine de cette interruption précoce de la gestation, une mutation génétique, raccourcissant cette période fœtale. Mais cette immaturité n’est nullement due à un raccourcissement de la période fœtale du développement (car raccourcie elle aboutirait à la programmation) mais bien plutôt à une interruption, avant toute programmation. C’est pourquoi il est logique, et certainement plus juste, d’évoquer une cause obstétricale, banalement mécanique : celle d’un accouchement précoce, déclenché par le volume du crâne et dû à une transformation du bassin, résultant de la station debout, c’est-à-dire du passage de la quadrupédie à la bipédie. On sait, en effet, sans en avoir déterminé précisément la raison, que l’australopithèque qui appartient à la lignée de l’homme était un singe bipède. Or cette bipédie a transformé le rôle du bassin. Celui-ci, qui est la pièce osseuse par où se fait, à la naissance, l’expulsion du nouveau-né, joue chez les quadrupèdes le rôle d’une simple ceinture osseuse, articulant les membres postérieurs au rachis. Avec la station debout et la bipédie, Il devient le support de la colonne vertébrale qui lui transmet le poids de la tête, des membres supérieurs et de la partie supérieure du tronc ; et ceci entraîne une modification de sa forme, de son volume et de son orientation. Il devient plus large, moins haut et bascule en antéversion, de telle sorte que l’accouchement du nouveauné va se faire, non plus directement en bas, mais vers l’avant, à travers un « détroit » osseux dont les dimensions sont inextensibles. C’est pourquoi l’augmentation de volume du cerveau (et du crâne) a provoqué le déclenchement prématuré de l’accouchement, avant la complète maturité du cerveau. Ceci permet probablement de fixer la survenue de cet « accouchement prématuré » à la période de l’évolution durant laquelle le cerveau du nouveau-né a atteint un volume de 400 cc, ce qui correspond à un volume de 800 cc lorsque le sujet sera devenu adulte, c’est-à-dire à l’Homo habilis et au passage à l’Homo erectus.
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S’il en est bien ainsi, cette « nouvelle » capacité d’apprendre daterait de deux millions d’années environ. La bipédie existait depuis très longtemps déjà, ainsi que la transformation du bassin. Mais il a fallu, pour que se produise cet accouchement prématuré, que s’y associe une augmentation de volume du crâne. Il est donc vraisemblable que si le langage est le fait majeur de l’hominisation, celle-ci avait déjà « débuté » et provoqué cette augmentation. On peut probablement l’attribuer à l’activité cérébrale du centre moteur des mains, se manifestant par la fabrication des outils, et résultant de la « libération » des membres supérieurs due, elle aussi, à la bipédie. C’est donc, vraisemblablement, à dater de ce moment, il y a environ deux millions d’années, que s’est véritablement produite, marquée par le début du langage, l’évolution qui allait créer l’espèce des hommes. Expansion de l’hominisation Il est facile, en partant de la communication chez les chimpanzés d’imaginer comment s’est faite l’organisation de ce langage, dans le cortex, autour de deux fonctions : la fonction auditive pour la perception, et la fonction motrice pour l’émission. Fonction auditive Pour la fonction auditive qui est celle de la compréhension d’un code, il est vraisemblable que, dans l’aire auditive secondaire, à la partie postérieure de la première circonvolution temporale de l’hémisphère gauche, existait déjà un module d’interprétation des sons. En même temps que s’enrichit le langage, on peut penser que se créent d’autres modules, dont chacun sera spécialisé dans une fonction du langage. Ainsi se crée, à la partie postérieure de la première circonvolution temporale gauche le centre de Wernicke. Fonction motrice Le second centre, qui est celui de l’expression orale, c’est-à-dire de la phonation, dépend de la fonction motrice dans sa localisation faciale. Il répond à un module de programmation de l’activité motrice bucco-linguolaryngée, c’est-à-dire de la « gestuelle » des organes phonatoires dont l’exécution correcte crée les mots, et qui est différente pour chaque mot. Il ne peut se situer qu’immédiatement en avant des centres moteurs primaires des muscles de la face. C’est le centre de Broca, qui occupe le pied de la troisième circonvolution frontale de l’hémisphère gauche. Il est bien évident que d’importantes connexions vont s’établir entre ces deux centres, ne serait-ce que parce que le centre de Wernicke de décodage du langage perçu devient le centre d’encodage du langage à émettre. On peut imaginer la progression de ce langage. Facilitée par la phonation, cette capacité de les mémoriser a
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conduit, après avoir utilisé les différents phonèmes, à les associer, créant ainsi les premiers mots. Utilisé d’abord pour désigner les aliments, les lieux, les individus, puis pour toute information à communiquer, et en particulier pour transmettre le savoir, ce langage s’est étendu progressivement à toutes les images mentales. La pensée Au fur et à mesure que se développe le langage, l’activité corticale va s’exercer, non plus à partir de représentations mentales inexprimables, mais en les formulant avec les mots fabriqués au moyen de ce code. Celui-ci devient ainsi le code d’expression et de communication de ce que nous appelons la pensée. Celle-ci, bien évidemment a précédé le langage, sous forme de représentations mentales, mais il est certain qu’elle s’est enrichie lorsque des mots ont pu exprimer ce qui jusqu’alors était inexprimable. C’est pourquoi si l’on devait « dater » l’apparition de la pensée de l’homme, nous dirions volontiers qu’elle est apparue au moment où le langage en est devenu l’expression. Dès lors, langage et pensée deviennent si indissociables qu’il ne paraît plus possible de penser sans mots, bien que ceci ne soit pas parfaitement exact, car cette dissociation est manifeste chez les sourds-muets avant toute rééducation, dont nul ne peut douter qu’ils pensent. Il est cependant certain que le langage et la pensée sont si étroitement intriqués que la pensée semble organisée par le langage, ou plutôt même est organisée par le langage dont elle suit les règles. Cette association du langage et de la pensée, ou plutôt ce développement conjoint du langage et de la pensée joue un rôle majeur dans le processus d’hominisation, dont on peut dire qu’il le fait littéralement « exploser », réalisant ce que l’on pourrait appeler le cercle magique de l’hominisation. Outre ce qu’apporte chacune de ces deux acquisitions, il est évident qu’elles s’influencent, qu’elles interfèrent l’une sur l’autre, qu’elles s’enrichissent mutuellement. Il n’est pas besoin de dire comment la pensée développe le langage, l’alimente, l’enrichit… ni comment la possibilité de s’exprimer précise la pensée, comment il devient possible de la communiquer, comment il est possible de transmettre le savoir, de l’expliquer, de le discuter, c’est-à-dire de raisonner, de généraliser et d’abstraire… Tout ceci, généré par la désormais très grande capacité d’apprendre, se traduit par une activité cérébrale intense ; et il n’est pas douteux que c’est cette activité cérébrale qui provoque une augmentation du volume du cerveau qui, en moins de deux millions d’années, va passer de 800 cc à 1 450 cc. Cette augmentation de volume qui est sûrement la conséquence (et non la cause) de l’activité cérébrale est particulièrement manifeste au niveau des lobes frontaux dont le développement de la partie antérieure (dite lobes préfrontaux), constitue la différence essentielle entre le cerveau de l’homme et celui du chimpanzé. Cette différence a pu faire penser que ces lobes sont le siège de la pensée. En réalité, celle-ci intéresse la totalité des hémisphères cérébraux, des deux hémisphères cérébraux. Cependant les lobes frontaux y 321
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jouent un rôle très particulier. Centre de programmation de l’activité motrice, ils deviennent le centre de programmation de toute l’activité cérébrale, en même temps que le voisinage du cortex limbique semble en faire le centre cortical de l’affectivité. Cette évolution, absolument considérable, s’est entièrement réalisée sans que soit apparue quelque « nouvelle » structure, simplement, semble-t-il par cette seule capacité de mémoriser, de « retenir » ce que lui a montré l’analyse. C’est par elle, semble-t-il, que le cortex s’est enrichi et organisé.
elle s’est développée de façon différente pour chaque espèce, et cela en fonction des conditions de vie et d’environnement (certaines même ayant acquis une vision nocturne). Cette constatation semble signifier que la création de « modules visuels » différents n’est autre que le résultat de la mémorisation des informations perçues lors de l’analyse visuelle des différents environnements. Ceci pourrait conduire à évoquer, parmi les facteurs de l’évolution, à côté de la sélection naturelle, le rôle, pour les espèces possédant un cortex, d’une « auto-progression » due à la seule activité corticale de mémorisation.
Poursuite de l’évolution
CONCLUSION
La poursuite de l’évolution le confirme parfaitement. Quelle que soit la date retenue pour la « fin » de l’hominisation ou le début de l’Homo sapiens sapiens, il n’est pas douteux que, depuis lors, le cerveau de l’homme a évolué. Il a su créer et « organiser » de nouvelles fonctions secondes, tel le langage écrit, et tels aussi les nombres et la fonction numérique, ou encore la musique. Ici de même, il est parfaitement clair que l’acquisition de ces nouvelles fonctions n’est due ni à quelque mutation génétique ou à quelque nouvelle structure ou nouvelle capacité, mais à la seule activité cérébrale avec sa capacité de mémoriser. L’exemple du langage écrit dont nous connaissons bien l’histoire, puisqu’il est né il n’y a guère que 7 ou 8 000 ans, le montre parfaitement. Certes il se modèle ou s’appuie sur le langage oral, mais il en est très différent puisque celui-ci se perçoit par la fonction auditive et s’exprime par la motricité bucco-laryngée, alors que luimême se perçoit par la fonction visuelle et s’exprime par la motricité manuelle et digitale. Il est apparu sensiblement en même temps à la fois en des lieux très différents (Sumer, l’Égypte, et la Chine), et avec des expressions très différentes (idéogrammes, pictogrammes et phonogrammes). À l’évidence ces différentes écritures résultent de la « créativité » des hommes, qui n’est pas autre chose que ce que nous appelons l’activité corticale ou le raisonnement, ou la pensée, elle-même faite de toutes les acquisitions apprises et mémorisées.
Quoi qu’il en soit de cette évolution, cette prodigieuse capacité du cortex d’apprendre et de mémoriser, associée à son immaturité à la naissance, a fait du cerveau de l’homme (dont la programmation, à la différence de celui des autres espèces, va devoir se faire par apprentissage) une machine à apprendre, une machine dans laquelle tout est mémoire, comme nous le verrons dans un prochain article.
MÉMOIRE DANS L’ÉVOLUTION DES ESPÈCES CORTICALISÉES Si ce rôle de la mémoire déterminant un « autoenrichissement » et une « auto-organisation » du cortex est parfaitement évident lors de l’hominisation, on peut se demander si, dès l’apparition des mammifères (chez qui s’est créé cet analyseur cortical), cette capacité de mémoriser, bien que très modeste à ce moment, n’a pas déjà pu jouer un tel rôle. L’exemple de la fonction visuelle semblerait le prouver. On sait que, très médiocre chez les premiers mammifères placentaires à l’origine des primates,
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