Annales de dermatologie et de vénéréologie (2013) 140, 154—156
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HISTOIRE DE LA DERMATOLOGIE
La paraffine à travers l’histoire Paraffin throughout history I. Maatouk a,∗, R. Moutran b a
Dermatology department, Hôtel-Dieu de France hospital, Saint-Joseph University, Beirut, Liban b Dermatology department, Mount Lebanon Hospital, Hazmieh, Liban Rec ¸u le 12 septembre 2012 ; accepté le 31 octobre 2012 Disponible sur Internet le 14 d´ ecembre 2012
Parmi les molécules utilisées comme produit de comblement (silicone, graisse autologue, collagène, paraffine, acide hyaluronique), la paraffine est considérée comme la plus ancienne [1]. Un chimiste allemand, le baron Karl Ludwig von Reichenbach (1788—1869) a découvert, en 1830, un matériel créé par la distillation sèche du goudron de bois de hêtre et l’a nommé paraffine (du latin, « parum » [à peine] ; « affinis » [affinité]) en raison de la non-réactivité de la substance aux agents chimiques acides ou basiques [2]. Il croyait que cette substance, utilisée au xixe siècle pour la conservation de la viande, remplacerait probablement la cire d’abeille pour la fabrication des bougies et pourrait aussi être utilisée comme lubrifiant. Dans les années suivantes, la communauté médicale a découvert de multiples utilisations pour ce nouveau matériel. À l’université de Vienne, Theodur Billroth (1825—1899) a utilisé la paraffine pour lubrifier les articulations réséquées [3]. La paraffine a été introduite au domaine de la dermatologie comme un véhicule utilisé pour injecter des sels de métaux lourds dans le traitement de la syphilis [1]. La première utilisation d’un matériel injecté dans le corps pour des fins cosmétologiques remonte à 1899 quand Robert Gersuny (1844—1924), qui a étudié sous Billroth à Vienne, a injecté l’huile de paraffine pour créer une prothèse testiculaire chez un patient présentant une épididymite tuberculeuse traitée
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Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (I. Maatouk).
par castration [4]. En 1875, le nom de marque d’une combinaison de paraffine et d’huiles lourdes avec de la cire a été déposé aux États-Unis par Robert Cheesebrough, inventeur du produit : il l’a nommé Vaseline (« Was » de l’allemand (eau) ; « Elaion » du grec (huile, graisse) et « -ine » suffixe correspondant au franc ¸ais). En raison de sa température de fusion entre 40 et 60 ◦ C, la vaseline pouvait être liquéfiée par chauffage, injectée dans le corps, et elle se durcissait rapidement même chez un patient fébrile. La vaseline (à température de fusion à 40 ◦ C) était utilisée par Gersuny, alors que la paraffine (température de fusion entre 40 et 60 ◦ C) était utilisée par Eckstein [4,5]. Le produit d’injection à base de paraffine a été accueilli avec enthousiasme par la communauté médicale et est devenu le traitement de choix pour des réparations de défauts congénitaux. Hitz affirme que parmi les progrès médicaux, « aucun n’a eu des résultats bénéfiques aussi fructueux que ceux de la découverte des injections sous-cutanées de paraffine » [6]. Les indications possibles des injections de vaseline publiées par Gersuny en 1900 sont : cicatrices déprimées, varices, hernies. . . mais les nez ensellés formaient la première indication [4]. Lagarde a publié, en 1903, un livre sur les injections de paraffine où il avait recensé dans la littérature 86 observations sur les injections de paraffine entre 1899 et 1902 [7]. C’est ainsi que pénis, seins, joues, nez et paupières ont été remplis par de la paraffine à cette époque pour augmenter le volume. Plus tard durant les années 1970, malgré les différents effets secondaires et l’abandon de la technique, les transsexuels ont profité de ces procédures pour augmenter la taille des seins.
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La paraffine à travers l’histoire Cependant, des effets secondaires ont commencé à être décrits avec ces « nouvelles » molécules d’injection. En 1901, le premier cas de complication post-injection de paraffine a été rapporté par Pfannensteil chez une femme de 39 ans qui a subi l’injection de paraffine pour incontinence urinaire, et qui a développé des embolies pulmonaires et cérébrales (dont elle n’est pas décédée heureusement !) [8]. Les séquelles associées à des injections de paraffine ont été décrites en 1911 par Kolle : inflammations, embolies, infections, et plaques de peau jaunâtre sur le site de l’injection [9]. Dans les années suivantes, Bettman, en 1913, et Kach, en 1919, ont décrit pour la première fois la formation d’une réaction granulomateuse à corps étranger suite à l’injection de paraffine ; le terme utilisé était « paraffinome » [10—12]. Le récit le plus célèbre des complications de l’injection de paraffine était celui de la duchesse de Marlborough, « la plus belle femme sur terre », écrit par Goldwyn [13] : Gladys Marie Deacon (1881—1977 ; d’origine américaine) était préoccupée par la déformation de son nez et avait subi des injections de paraffine au niveau de son arête nasale en 1935. Par suite, la paraffine a migré vers son menton formant un paraffinome tout au long de son visage [13]. Elle était devenue tellement défigurée qu’elle avait interdit la mise de miroirs dans sa maison [13]. Plus récemment, en 2009, Iversen et al. [14] ont décrit le cas d’un culturiste qui a développé une nécrose musculaire et un ulcère de peau après de multiples injections d’huile de paraffine dans le biceps, triceps et deltoïdes. Restrepo et al. [15] ont présenté, en 2009, le cas de deux constructeurs et six transsexuels qui avaient des complications respiratoires graves après des injections de silicone liquide ; deux de ces patients sont décédés. La biologie de la réaction à l’injection de paraffine est maintenant bien comprise. Suite à une phase inflammatoire initiale, survient une phase de latence qui peut durer des décennies. Au fil du temps, le tissu adipeux se calcifie et se développe une sclérose hyaline avec production de nodules cutanés [14,15]. Ces lésions peuvent s’infecter ou fistuliser. Puisque la paraffine est inerte, elle reste inchangée dans le corps et peut migrer à travers le tissu adipeux. Au fil des années, les produits injectables similaires (huile végétale, huile minérale, lanoline, cire d’abeille) ont été utilisés à buts cosmétiques, mais ont été abandonnés en raison de complications redoutables (migration, formation de granulomes, mauvaise cicatrisation. . .). Un exemple tragique de la migration des autres produits a été récemment décrit dans le Daily Telegraph de Londres (11 novembre 2008) : une femme coréenne a rec ¸u des injections de silicone par son médecin qui a fini par lui donner de la silicone et des seringues pour qu’elle s’auto-injecte elle-même. Une fois le produit fini, la femme a substitué la silicone par l’huile de cuisson pour l’auto-injection et est finalement devenue gravement défigurée. Un autre produit utilisé pour le même but, l’huile de sésame, est connu par son plus grand risque de vasculite cutanée comme le signalent Koopman et al. [16]. Actuellement, les injections d’huile ont repris surtout parmi les culturistes qui pensent à tort que ces procédures sont moins dangereuses que les stéroïdes anabolisants et les hormones de croissance. Le synthol a été créé par le culturiste allemand Christopher T. Clark dans les années 1990.
155 Ce produit formé de 85 % d’huiles, 7,5 % de lidocain, 7,5 % d’alcool (à titre antiseptique) [17] est utilisé par les sportifs comme implant temporaire, dont le but est l’effet immédiat d’élargissement lorsqu’il est injecté profondément dans le muscle. Parmi les effets indésirables connus, nous citons les atteintes nerveuses, l’embolie pulmonaire, l’occlusion de l’artère pulmonaire, l’infarctus du myocarde, l’accident vasculaire cérébral et les complications infectieuses. Même en cas de non-complication « médicale », ces injections qui avaient initialement un but cosmétique pourraient devenir parfois complètement défigurantes : c’est le cas de plusieurs culturistes qui se trouvent avec des biceps complètement déformés [17,18].
Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
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