Évaluation et progrès
Recherche clinique
Presse Med. 2014; 43: 888–891 ß 2014 Elsevier Masson SAS Tous droits réservés.
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La recherche interventionnelle en santé publique. Aspects méthodologiques et juridiques des interventions à caractère collectif Laetitia Minary1,2,3, Frédérique Claudot4,5,6, François Alla1,2,3
1. Inserm, CIC-EC, CIE6, 54000 Nancy, France 2. CHU de Nancy, pôle S2R, épidémiologie et évaluation cliniques, 54000 Nancy, France 3. Université de Lorraine, université Paris Descartes, Apemac, EA4360, 54000 Nancy, France 4. Université de Lorraine, ETHOS, EA7299, 54000 Nancy, France 5. CHU de Nancy, pôle S2R, 54000 Nancy, France 6. Université de Lorraine, service de médecine légale et droit de la santé, 54000 Nancy, France
Correspondance : Disponible sur internet le : 11 août 2014
François Alla, CHU de Nancy, pôle S2R, épidémiologie et évaluation cliniques, 29, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, 54000 Nancy, France.
[email protected]
Intervention research in public health. Methodological and legal aspects of collective interventions
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a recherche interventionnelle en santé publique (RISP) est définie comme l’utilisation des méthodes de la recherche pour produire des connaissances concernant les interventions, menées dans le champ de la santé ou hors du champ de la santé, ayant un potentiel impact sur la santé au niveau de la population [1,2]. Classiquement, la RISP a pour objectif de démontrer l’efficacité des interventions qu’elle que soit leur échelle (action, programme ou politique). Elle s’intéresse ainsi aux résultats (efficacy et/ou effectiveness research) de ces interventions. Relèvent de la RISP des recherches portant sur les processus et mécanismes des interventions et sur leur mise en oeuvre. Dans le champ de l’implementation research, qui est considérée comme une composante de la recherche interventionnelle, les critères de jugements seront, par exemple, l’acceptabilité de l’intervention et son appropriation par les intervenants, sa faisabilité, sa pertinence, la fidélité de sa mise
en oeuvre (par rapport au protocole), sa pérennité, son coût d’implantation, et son degré de couverture [1,3]. La RISP a des spécificités par rapport à la recherche clinique, liées à la nature et aux caractéristiques des interventions étudiées, considérées comme complexes. La complexité est définie par le nombre des composantes qui interagissent (environnementales, organisationnelles, individuelles, etc.), le nombre et la difficulté des comportements requis par ceux qui fournissent ou reçoivent l’intervention, le nombre et la variabilité des résultats, le nombre de groupes et de niveaux organisationnels ciblés par l’intervention et le degré de flexibilité ou d’adaptabilité de l’intervention [4]. La complexité réside aussi dans l’interaction entre le contexte et l’intervention : une même intervention, dans un autre contexte, ne présentera pas les mêmes effets [5,6]. L’évaluation des interventions complexes nécessite des adaptations ou alternatives au modèle classique des essais thérapeutiques qu’est l’essai contrôlé randomisé
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L’évaluation des interventions de santé publique L’ECR individuel en double aveugle est considéré comme la référence dans l’évaluation des interventions de santé. Il n’est pas toujours possible en raison de la nature de l’intervention (ex. : politique de santé) ou de ses effets (ex. : effets rares et tardifs). Même possible, il n’est pas toujours pertinent car il s’adapte difficilement à la complexité d’interventions qui ne peuvent généralement pas être strictement standardisées. Ces interventions nécessitent des adaptations au contexte au fur et à mesure de leur mise en oeuvre pour être efficaces [7]. Il y a des limites quand les conditions sont un déterminant du résultat : les résultats de l’essai ne sont pas transférables dans un contexte non expérimental [8]. Enfin, les caractéristiques de l’intervention imposent des adaptations méthodologiques de l’essai [8]. La plupart des interventions en santé publique ont un caractère collectif : qu’elles soient à administration collective (ex. : intervention sur l’environnement, interventions sur les pratiques des professionnels de santé) ou qu’elles aient des effets collectifs potentiels, par-delà les personnes en bénéficiant (ex. : l’immunité de groupe dans le cadre vaccinal, le phénomène de contamination en éducation : un changement de comportement chez une personne influence son entourage). Dans ces cas, l’unité d’attribution de l’intervention dans la recherche doit être le groupe (grappe ou cluster, ex. : une école) et non la personne. Ces essais en cluster ont des limites méthodologiques connues : biais de sélection, dilutions de l’effet, effet grappe, déséquilibre des caractéristiques entre les grappes, etc. [9,10]. De plus, dans ce cas, l’aveugle n’est généralement pas possible. Les préférences des individus pour l’une ou l’autre des interventions comparées peuvent influencer les résultats de l’évaluation [11,12], en particulier si l’efficacité dépend de la participation des sujets, comme en éducation pour la santé. Dans ce cas, la méthodologie d’essai devrait être adaptée pour prendre en compte ces préférences [12].
Aspects juridiques en France Ces nécessaires adaptations méthodologiques peuvent représenter un frein au développement de telles recherches en France pour des raisons juridiques. Les règles s’appliquant à la RISP sont généralement dérivées de celles relatives aux essais cliniques. La transposition de ces règles dans le champ de la santé publique ne tient pas compte de ses spécificités. En France, le dispositif actuel [13] distingue trois catégories de recherche (recherches biomédicales, recherches « visant à évaluer les soins courants [. . .] » et, par défaut, recherches non interventionnelles). Les RISP ne trouvent pas
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leur place dans ce dispositif [14]. Elles relèvent le plus souvent de la recherche biomédicale (ce sont des recherches interventionnelles, elles ne portent généralement pas sur des « soins courants »), mais les conditions à respecter dans ce cas sont bloquantes. C’est le cas des conditions liées à la personne (qu’il s’agisse du consentement, de l’affiliation à la sécurité sociale, de l’examen médical préalable. . .) quand il n’y a pas de personne identifiée puisque l’unité d’intervention est le groupe ; des conditions relatives à l’investigateur, qui doit être médecin, quand l’intervention n’est pas médicale et peut faire appel à d’autres professionnels (éducateurs pour la santé, enseignants, urbanistes. . .) ; des conditions générales de la recherche (lieu de soin autorisé. . .), quand cette recherche concerne les lieux de vie ou de travail des personnes ; du suivi des événements indésirables quand la recherche porte sur la population générale, etc. Sur le terrain, les interprétations sont très variables. Pour contourner ces difficultés, certaines de ces recherches sont considérées comme « observationnelles » et ne relevant pas de la compétence des comités de protection des personnes. Cette situation est clairement inacceptable sur le plan éthique et insécurisante pour les investigateurs. Ils peuvent craindre une potentielle illégalité dans la conduite de leur recherche. Cette absence de statut réglementaire adéquat peut engendrer des difficultés pour la publication des résultats [15,16].
Le consentement dans les interventions à caractère collectif Le consentement est un principe éthique fondamental de toute recherche médicale impliquant des êtres humains (« La participation de personnes capables de donner un consentement éclairé à une recherche médicale doit être un acte volontaire. [. . .] aucune personne capable de donner son consentement éclairé ne peut être impliquée dans une recherche sans avoir donné son consentement libre et éclairé » [17]). Le consentement peut être impossible à recueillir dans certains cas. Quand l’exposition à l’intervention est difficilement évitable, même en cas de refus, que reste-t-il de l’utilité de ce consentement ? Par exemple, une recherche avait pour objectif de comparer l’efficacité d’un nouvel insecticide versus l’insecticide de référence répandus dans l’environnement pour lutter contre le paludisme au Pakistan [18]. L’unité de randomisation était la région. Le critère de jugement était l’incidence du paludisme dans la population. L’impact de la recherche sur la santé des habitants pouvait être important. Il est évident que recueillir le consentement de 100 % des habitants des régions concernées était impossible. Le cas échéant, même en cas de refus individuel, la personne était quand même exposée à l’intervention. Pour répondre à cette problématique, certains proposent de ne pas considérer ce type de recherche comme des recherches sur
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(ECR), avec une problématique méthodologique, éthique et juridique.
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les personnes, le consentement ne serait ainsi pas exigible [19]. Cette position n’est pas tenable. Une personne est considérée comme soumise à une recherche si ses intérêts peuvent être compromis à la suite d’une intervention mise en place dans le cadre d’une recherche. Ainsi, nous pouvons admettre que doivent être considérées comme des sujets de recherche, les personnes qui reçoivent une intervention de la part des investigateurs que ce soit de manière directe ou par la modification de leur environnement, celles qui interagissent avec les investigateurs pour leur fournir des données et/ou celles pour lesquelles les investigateurs obtiennent des informations privées identifiables [20]. Autrement dit, toutes les personnes d’un cluster sont des sujets de recherche. À l’inverse, si les personnes ne sont qu’indirectement affectées par l’intervention et qu’elles n’interagissent pas avec le personnel de l’étude et ne fournissent pas de données personnelles, elles pourraient ne pas être considérées comme des sujets de recherche [3]. Cette distinction n’est pas toujours simple à établir. Par exemple dans la comparaison de deux modalités de formations de personnels intervenant auprès de la population [20] : les sujets de la recherche sont-ils les personnels formés, ou alors les individus composant la population au sein de laquelle interviennent ou vont intervenir ces professionnels ? Un élément à prendre en compte est la mesure du résultat : estelle réalisée auprès du professionnel (ce serait le cas d’études portant sur l’amélioration des conditions de travail ou la fatigue professionnelle) ou dans la population (conséquences sur la santé de l’intervention de ces professionnels) ? Les réponses proposées par les comités éthiques à l’international sont hétérogènes traduisant ce manque de clarté quant à la nécessité et aux modalités d’un consentement [21,22]. Le récent consensus d’Ottawa propose des lignes directrices visant à répondre aux normes éthiques de la recherche en santé tout en prenant en compte les spécificités méthodologiques de ces essais [23].
Les apports de la loi « Jardé »
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Une autre façon de répondre à cet enjeu du consentement est l’adaptation de ses modalités aux caractéristiques de la recherche. À ce titre, la loi no 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine (loi « Jardé »), crée un nouveau cadre adapté aux recherches en santé publique, « [l]es recherches interventionnelles qui ne portent pas sur des médicaments et ne comportent que des risques et des contraintes minimes [. . .] ; » (art. L.1121-1 28). Pour cette catégorie de recherche, la loi introduit une possibilité d’appréciation et d’adaptation pour l’information et le consentement : « [e]n cas de recherches impliquant la personne humaine mentionnées au 28 de l’article L. 1121-1 dont les exigences méthodologiques
ne sont pas compatibles avec le recueil du consentement [. . .], le protocole présenté à l’avis du comité de protection des personnes concerné peut prévoir que ce consentement n’est pas recherché et que l’information [. . .] est collective ». Les adaptations possibles sont nombreuses (une jurisprudence sera à créer par le comité de protection des personnes). Elles peuvent porter sur les modalités d’information qui peuvent être collectives plutôt qu’individuelles. Il s’agit du même type d’adaptation que celle instaurée dans le cadre de la loi informatique et liberté pour laquelle l’information peut par exemple prendre la forme d’une affiche. Elles peuvent porter sur le consentement à la recherche et/ou à l’intervention. Il pourrait ne pas être recueilli dans les interventions collectives pour lesquelles la méthodologie ne le permet pas et où le risque est considéré comme faible. En alternative, il pourrait être considéré comme implicite après information (régime d’opposition). Autre possibilité, un consentement collectif pourrait être proposé, c’est-à-dire que le groupe consent plutôt que les individus [24]. Ce qui pose la question du représentant ou de l’autorité susceptible de consentir au nom du groupe. Le consentement peut rester individuel mais être adapté aux caractéristiques de l’intervention et de la recherche. Il peut par exemple n’être proposé qu’après la randomisation et seulement aux personnes affectées au groupe expérimental et non pas au groupe témoin (Pre-randomization consent ou Zelen’s design [25]). Dans ce cas, non pas au titre de la protection des personnes, mais de la loi informatique et libertés, les personnes des deux groupes se doivent d’être informées et peuvent s’opposer au recueil de données les concernant.
Conclusion Avec la loi Jardé, la recherche interventionnelle en santé publique a un cadre éthique et juridique adapté. Ce qui devrait permettre de faciliter en France ce type de recherche dont la nécessité pour la politique de santé publique est régulièrement soulignée, tout en améliorant la protection des individus et des populations. Une vigilance sur les textes d’application reste de mise. Il faut un accompagnement sur le terrain pour les instances (notamment les comités de protection des personnes qui doivent se familiariser avec ces spécificités méthodologiques), pour les équipes qui entrent dans le nouveau cadre (exemple des sciences humaines et sociales) et pour les « nouveaux promoteurs » potentiels (collectivités territoriales, universités). Les obligations de ces derniers sont importantes et ils ne sont aujourd’hui pour la plupart pas encore préparés à assurer cette mission. Déclaration d’intérêts : les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
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Références
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