Mémoire original
Arch Pédiatr 2002 ; 8 : 780-8 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0929693X01009897/FLA
Modes de consommation, représentations du cannabis et dépendance : étude de 159 adolescents consommateurs H. Chabrol*, E. Massot, A. Montovany, K. Chouicha, J. Armitage Centres d’études et de recherche en psychopathologie, université de Toulouse-Le Mirail, 31058 Toulouse, France (Reçu le 5 juin 2001 ; accepté le 12 avril 2002)
Résumé Objectif. – Le but était d’évaluer les relations entre la fréquence et les modes de consommation du cannabis, les représentations concernant le cannabis et la dépendance, dans un échantillon d’adolescents. Méthode. – Une enquête par questionnaires, réalisée en 2001, auprès d’un échantillon de 285 lycéens (163 garçons, 122 filles ; âge moyen = 17,5 ± 1,1 ans), a évalué la consommation de cannabis, les symptômes de dépendance avec un questionnaire dérivé de la version française du mini international neuropsychiatric interview, et les représentations concernant le cannabis avec le questionnaire de croyances pour toxicomanies. Résultats. – La fréquence des sujets ayant reconnu avoir consommé du cannabis pendant les 12 derniers mois était de 65,4 % pour les garçons et de 42,6 % pour les filles. Parmi eux, 53,6 % des garçons et 39,3 % des filles étaient des consommateurs réguliers, 10,6 % des garçons et 7,8 % des filles prenant du cannabis tous les jours. Près de la moitié des consommateurs utilisaient d’autres moyens que le « joint », en particulier la pipe à eau ou « bang » (34,5 % des garçons et 26,4 % des filles). Parmi les consommateurs, près de 33 % des garçons et des filles répondaient aux critères de dépendance au cannabis. Le diagnostic de dépendance était plus fréquent en cas d’usage d’autres moyens de consommation que le « joint », s’élevant à 51 % des usagers du « bang ». Les attentes de plaisir lié à la consommation de cannabis, les attentes de soulagement d’un malaise psychologique et les représentations permissives reflétant la représentation de la drogue comme dénuée de risque et de danger étaient plus élevées chez les consommateurs et, parmi eux, chez les sujets dépendants. Deux analyses de régression multiple ont montré que ces représentations étaient les plus forts prédicteurs de la consommation et de la dépendance au cannabis. Les prédicteurs de la consommation étaient les attentes de plaisir, les représentations permissives, le sexe masculin et l’âge. Les prédicteurs de la dépendance étaient les attentes de soulagement, la fréquence de consommation et les modes de consommation autres que le « joint ». Conclusion. – Cette étude donne une image préoccupante de la consommation de cannabis chez les lycéens où elle apparaît caractérisée par la fréquence de la consommation, de l’usage d’autres modes de consommation que le « joint » et de la dépendance. La consommation et la dépendance sont liées aux représentations concernant le cannabis, ce qui suggère qu’elles pourraient être une cible pour la prévention et le traitement. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS dépendance / cannabis / croyance / toxicomanie / adolescence
Summary – Patterns of cannabis use, cannabis-related beliefs and dependence: study of 159 adolescent users. Objective. – To evaluate the connections between the frequency and patterns of cannabis use and dependence, and the beliefs linked to cannabis use in a sample of adolescents. Method. – In 2001, 285 high school students (163 boys, 122 girls ; mean age = 17.5±1.1 years) completed questionnaires assessing the patterns of cannabis use, and the symptoms of dependence and *Correspondance et tirés à part : 21, rue des Cèdres, 31400 Toulouse, France. Adresse e-mail :
[email protected] (H. Chabrol).
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Consommation de cannabis à l’adolescence
abuse, using a questionnaire derived from the Mini International Neuropsychiatric Interview. Cannabisrelated beliefs were assessed using the Beliefs Questionnaire for Drug Addiction. Results. – Frequency of subjects who reported having used cannabis during the last year was 65.4% of boys and 42.6% of girls. Among users, 53.6% of boys and 39.3% of girls were regular users, 10.6% of boys and 7.8% of girls being daily users. Almost half of the users reported other means of consumption than “joints”, in particular water-pipes or “bongs” (34.5% of boys, 26.4% of girls). Among users, near of 33% of boys and girls met the criteria for cannabis dependence. Dependence was more frequent in users practicing other means of consumption than “joints”, increasing to 51% for “bong” users. Expectancies of pleasure or relief, and permissive beliefs reflecting the perception of cannabis use as risk free were higher in users and, particularly, in subjects with cannabis dependence. Regression analysis showed that these beliefs were the strongest predictors of cannabis use and dependence. Predictors of use in the total sample were expectancies of pleasure and permissive beliefs, being a male and the age of the subject. Predictors of dependence among users were expectancies of relief, frequency of use, and use of other means of consumption than “joints”. Conclusions. – Cannabis use in adolescents appeared to be characterized by the frequency of use, consumption by means other than “joints” and by the frequency of dependence. Cannabis use and dependence are linked to expectancies and permissive beliefs that could be targeted for prevention and treatment. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS marijuana abuse / epidemiology / marijuana smoking / psychology / adolescence
Plusieurs études françaises récentes, comme celles de l’Institut national de recherche pédagogique (INRP) en 1991 et 1995 [1, 2] de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 1993 [3] ou celles réalisées périodiquement par le Comité français d’éducation pour la santé CFES [4], ont évalué les prévalences d’usage des drogues illicites chez les jeunes scolarisés où le haschich est largement dominant. Les études les plus récentes ont constaté une augmentation de la consommation de cannabis chez l’adolescent [5]. Toutefois, plusieurs aspects importants ont été insuffisamment étudiés, en particulier la fréquence de la dépendance au cannabis et ses relations avec les différents modes de consommation, ainsi que les représentations du cannabis et leur influence sur la fréquence de la consommation, de la dépendance et l’abus de cannabis. Les études, même récentes - un exemple en est la partie française de l’enquête européenne health behavior in school-aged children /Organisation mondiale de la santé (HBSC/OMS) [5] – ne distinguent pas habituellement les différents modes de consommation, ni n’évaluaient la dépendance. Toutefois, les modes de consommation se sont diversifiés chez les adolescents. Ainsi, une enquête épidémiologique australienne réalisée en 1998 a montré que le « bang » et la pipe étaient devenus les modes de consommation les plus fréquents, concernant 77,5 % des adolescents
consommateurs de cannabis [6]. Les études de la dépendance au cannabis chez l’adolescent sont peu nombreuses, mais le phénomène de dépendance commence à être étudié en France [7]. Les représentations du cannabis chez l’adolescent ne semblent pas avoir fait l’objet d’études empiriques publiées, alors que l’approche cognitive a souligné l’importance de ces représentations dans la dépendance aux substances psychoactives [8]. Cette étude a donc évalué la fréquence de consommation, les moyens utilisés, les symptômes de dépendance et d’abus, les représentations concernant le cannabis et son usage dans un échantillons d’adolescents scolarisés. Nous avons fait l’hypothèse que la dépendance au cannabis était plus fréquente chez les usagers réguliers et chez les utilisateurs d’autres modes de consommation que le « joint », en particulier le « bang ». Nous avons également fait l’hypothèse que les représentations du cannabis permettraient de distinguer les consommateurs et les sujets dépendants. MÉTHODE Sujets et procédures L’étude a été réalisée, après accord du chef d’établissement, de l’équipe pédagogique, et de l’Inspection d’Académie, en mars 2001, dans un lycée de la
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Haute-Garonne, dans des classes choisies au hasard, regroupant 312 élèves, âgés de 15 à 21 ans. La méthode de l’enquête a visé à assurer aux adolescents la confidentialité des réponses et à minimiser les biais de réponse. Les élèves disposaient d’une heure pour remplir des questionnaires anonymes, après qu’une étudiante en psychologie, seule présente avec eux, leur ait présenté l’étude comme indépendante de l’institution scolaire et les ait assurés de la confidentialité des réponses. On demanda à l’ensemble des élèves de lire la totalité des questionnaires afin que les consommateurs de cannabis puissent terminer d’y répondre dans le même temps que les nonconsommateurs. Une urne était mise en place pour que chaque élève y dépose lui-même ses questionnaires, afin de garantir l’anonymat. Questionnaires sur la consommation de cannabis et de tabac Le questionnaire évaluant l’âge de début de la consommation de cannabis et de tabac, et la fréquence et le mode de consommation du cannabis a été élaboré pour l’étude. Cinq modalités de réponses pour évaluer la fréquence de consommation au cours des 12 derniers mois étaient présentées : jamais ; une fois par mois ou moins ; plusieurs fois par mois ; plusieurs fois par semaine ; plusieurs fois par jour. Quatre modalités de réponses pour les moyens de consommation ont donc été présentées : le « joint », le « shilom » (petite pipe en forme d’entonnoir), le « bang » (pipe à eau) et l’ingestion. En effet, une enquête préalable portant sur 40 adolescents toutvenant nous a montré qu’à la question « Quelles sont les différentes façons de consommer du haschich ? » 100 % des sujets indiquaient le « joint », 68 %, l’ingestion, 56 %, le « bang », 19 %, le « shilom ». Questionnaires d’évaluation de la dépendance et de l’abus Un questionnaire d’évaluation de la dépendance et de l’abus au cannabis [7], construit à partir des questions de la version française du mini international neuropsychiatric interview (MINI) [8], a été utilisé. Le MINI est un entretien structuré bref qui a montré sa fidélité et sa validité pour les diagnostics du DSM-IV [9]. Selon le DSM-IV et comme dans le MINI, le questionnaire précisait que les symptômes d’abus et de dépendance devaient avoir persisté
12 mois pour être considérés comme présents. Le questionnaire a repris les questions explorant la dépendance et l’abus d’une substance psychoactive, en spécifiant le haschich et en adaptant les formulations à des adolescents. Le mode de réponse binaire, par oui ou non, a été conservé ainsi que le mode de cotation, répondant aux critères du DSM-IV. Ce questionnaire permet les diagnostics de dépendance et d’abus, définis, suivant le DSM-IV, comme des modes d’utilisation inadéquats du cannabis conduisant à une altération du fonctionnement ou à une souffrance cliniquement significatives. Pour le diagnostic de dépendance, trois des sept critères doivent être présents (tolérance ; signes de sevrage ; consommation plus importante que prévue ; échecs des tentatives de réduire la consommation ; plus de deux heures passées à se procurer, consommer, se remettre des effets du cannabis ou à y penser ; les jours de consommation, réduction des activités ; poursuite de la consommation bien qu’elle entraîne des problèmes somatiques ou psychologiques). Pour le diagnostic d’abus, un des quatre critères (usage perturbant l’adaptation socioscolaire ; usage dans des situations dangereuses comme conduire un scooter ; problèmes légaux ; poursuite de la consommation bien qu’elle entraîne des problèmes avec la famille ou l’entourage) doit être présent. Les coefficients alpha de Cronbach, calculés sur notre échantillon, étaient de 0,90 pour le questionnaire de dépendance et de 0,89 pour le questionnaire d’abus, témoignant d’une consistance interne élevée. La validité du questionnaire a été évaluée par une étude préalable, couplant questionnaire et entretien, dont la passation a été faite dans un intervalle de huit à 15 jours, chez 23 adolescents consommateurs de cannabis. L’accord entre le questionnaire et l’entretien, évalué par le coefficient kappa de Cohen, s’est montré satisfaisant (κ = 0,79). Néanmoins, il faut souligner que ce mode d’évaluation ne fait que repérer des sujets ayant une probabilité élevée de dépendance. Questionnaire de croyances pour toxicomanies Les représentations ont été évaluées avec le Questionnaire de croyances pour toxicomanies de Tison et Hautekeete [10] qui a été élaboré à partir de l’hypothèse de Beck et al. qui lie la consommation de substances psychoactives à trois types de croyances : des représentations anticipatoires reflétant les attentes de plaisir liées à la drogue ; des attentes de soulagement
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Consommation de cannabis à l’adolescence
d’un malaise psychologique ; des représentations permissives reflétant la représentation de la drogue comme dénuée de risque et de danger [11]. Ce questionnaire a été spécifié en remplaçant le mot « drogue » par « haschich ». Il comprend 30 items, dix pour chacune des trois catégories de représentations, anticipatoires (A) (ex : pour passer un moment agréable, on peut fumer du haschich), de soulagement (S) (ex : le haschich fait baisser l’anxiété et permet de se relaxer) et permissives (P) (ex : ce n’est pas dangereux de fumer du haschich). Ce questionnaire permet de calculer un score pour chacune des trois catégories de représentations. Le coefficient alpha de Cronbach (0,87) a montré une consistance interne élevée, dans cet échantillon. RÉSULTATS Sur les 312 élèves interrogés, 285, soit 91,3 % des sujets, constitués de 163 garçons et 122 filles, âgés de 15 à 21 ans (âge moyen = 17,5 ± 1,1 ans ; pour les garçons, 17,4 ± 1,1 ans ; pour les filles, 17,6 ± 1 ans ; t = 1,6, p = 0,11), ont rendu des questionnaires suffisamment complets pour être exploitables. Fréquence des consommations en fonction du sexe et de l’âge Parmi ces 285 sujets, 159 (55 %) ont reconnu consommer au moins occasionnellement du cannabis. Le pourcentage de consommateurs chez les garçons (65,4 %) était significativement plus élevé que celui des filles (42,6 %) (p = 0,0002). Les sujets ont été regroupés en quatre classes d’âge : la classe des 15–16 ans (trois sujets seulement avaient 15 ans), celle des 17 ans, celle des 18 ans et celles des 19-21 ans. Le tableau I montre l’augmentation de la fréquence des consommateurs avec l’âge, chez les garçons et chez les filles.
Tableau I. Fréquence des consommateurs en fonction de l’âge et du sexe.
15–16 ans 17 ans 18 ans 19–21 ans
(n = 47) (n = 96) (n = 93) (n = 48)
Garçons (%)
Filles (%)
p
41,9 66,1 72,5 79,3
31,2 38,2 52,8 31,5
0,53 0,007* 0,053 0,0001*
* Résultats significatifs.
chez les filles (pour les garçons, 15,4 ± 0,98 ans pour le cannabis et 14,87 ± 1,30 pour le tabac, p = 0,002 ; pour les filles, 15,26 ± 1,15 ans pour le cannabis et 14,73 ± 1,42 pour le tabac, p = 0,03). L’intervalle de temps moyen entre le début de la consommation du tabac et le début de celle du cannabis ne différait pas chez les garçons (0,62 ± 1,1 an) et chez les filles (0,91 ± 1,14 an) (t = 1,2 ; ddl = 101 ; p = 0,22). Fréquences et modes de consommation du cannabis Parmi les consommateurs, les garçons consommaient plus fréquemment que les filles : 43,6 % des garçons contre 60,7 % des filles consommaient une fois par mois ou moins (p = 0,04) ; 17,4 % des garçons contre 19,4 % des filles consommaient plusieurs fois par mois (p = 0,75) ; 28,1 % des garçons contre 11,7 % des filles consommaient plusieurs fois par semaine (p = 0,02) ; 10,6 % des garçons et 7,8 % des filles consommaient plusieurs fois par jour (p = 0,55). Les
Âges au moment du début des consommations de cannabis et de tabac L’histogramme des âges de début de la consommation de cannabis, parmi les consommateurs, est représenté sur la figure 1. L’âge moyen de début pour les garçons (15,4 ± 0,98) ne différait pas de celui des filles (15,26 ± 1,15) (t = 0,72 ; p = 0,47). Le début de la consommation de tabac était antérieur à celui du cannabis chez les garçons comme
Figure 1. Histogramme des âges au début de la consommation de cannabis.
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Tableau II. Fréquence des modes de consommation du cannabis chez les garçons et les filles et fréquence des diagnostics de dépendance et d’abus en fonction du mode préférentiel de consommation du cannabis.
« Joint » « Shilom » « Bang » Ingestion Autre que « joint »
Garçons (%)
Filles (%)
n = 107
n = 52
p
Dépendance (%)
Abus (%)
48,6 4,6 34,5 12,1
54,7 7,5 26,4 11,3
0,40 0,60 0,34 0,85
14,8 37,5 51 63 52,6
45,6 66,7 77,5 79 76,6
modes de consommation ne distinguaient pas les garçons des filles (tableau II). Dépendance et abus de cannabis La dépendance était aussi fréquente chez les garçons que chez les filles mais l’abus était significativement plus fréquent chez les garçons (tableau III). La dépendance est fonction de la fréquence d’usage : elle était retrouvée chez 46 % des sujets consommant plusieurs fois par mois, chez 50 % de ceux consommant plusieurs fois par semaine et chez 73,3 % des sujets consommant plusieurs fois par jour. Les différents symptômes de la dépendance étaient d’une fréquence comparable chez les garçons et les filles (tableau III). Le tableau III indique également la fréquence des symptômes de dépendance et d’abus chez les 52 sujets dépendants. La fréquence de la dépendance en fonction de l’âge a été calculée pour l’échantillon total des consom-
mateurs : elle était de 22 % à 16 ans, de 32,7 % à 17 ans, de 38,6 % à 18 ans et de 32 % à 19 ans. Le tableau II indique la fréquence des diagnostics de dépendance et d’abus en fonction du mode de consommation. La comparaison de la fréquence de la dépendance et de l’abus entre les consommateurs exclusifs de « joints » et les usagers de l’ensemble des autres modes de consommation montre une différence très significative (respectivement, p < 0,00001 et p < 0,0001). Représentations et motivations Dans l’échantillon total, 71,7 % des garçons et 80,3 % des filles ont indiqué que le cannabis ne constituait pas à leur yeux une drogue (p = 0,09, non significatif). Parmi les consommateurs, 63,5 % pensaient que le cannabis étaient une drogue contre 90,4 % des non-consommateurs (p < 0,00001). Les sujets dépen-
Tableau III. Fréquences des diagnostics de dépendance et d’abus de cannabis et des symptômes de dépendance et d’abus de cannabis, chez les garçons et chez les filles, ayant consommé au moins une fois, et chez les sujets dépendants.
Dépendance Tolérance Signes de sevrage Consommation plus importante que prévue Échec des tentatives de réduire la consommation Temps passé Réduction des activités Problèmes de santé ou problèmes psychologiques Abus Usage perturbant l’adaptation socioscolaire Risques Problèmes avec la loi Problèmes avec la famille * Résultats significatifs.
Garçons (%)
Filles (%)
Sujets dépendants (%)
n = 107
n = 52
p
33,9 27,1 19,6 33 23,8 18,6 7,5 56,6 69,2 24,3 48,6 12,1 45,6
32,0 36,5 17,3 39,2 22 23 7,6 46,9 47 9,6 21,1 5,7 36
0,80 0,68 0,76 0,80 0,88 0,76 0,99 0,23 0,008* 0,02* 0,001* 0,23 0,28
n = 52 63,5 50 69,2 44,2 46,2 19,2 88,5 34,6 65,4 21 69,2
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Tableau IV. Comparaison des scores de représentations anticipatoires (A), d’attentes de soulagement (S) et de représentations permissives (P) entre les non-consommateurs et les consommateurs et entre les sujets non-dépendants et les sujets dépendants.
A S P
Non-consom m(σ)
Consomm m (σ)
t (ddl)
p
Non-dépend m (σ)
Dépendants m (σ)
t (ddl)
p
17,9 (9,6) 18,2 (9,1) 21,5 (10,3)
29,5 (8) 26,9 (7,8) 34 (9,5)
10,3 (250) 8,6 (258) 11 (261)
< 0,0001 < 0,0001 < 0,0001
27,4 (8,2) 24,6 (7,2) 32,7 (10,1)
32,3 (7,9) 30,7 (8) 38,1 (7,4)
3,5 (144) 4,8 (149) 3,3 (146)
0,00065 < 0,00001 = 0,0011
dants ne se distinguaient pas des sujets nondépendants (62 contre 65 %, p = 0,71, non significatif). Le tableau IV montre que les scores de représentations anticipatoires et permissives et d’attentes de soulagement ont différencié les non consommateurs et les consommateurs de cannabis et, parmi eux, les sujets dépendants et les sujets non-dépendants.
Prédicteurs de la consommation et de la dépendance Deux analyses de régression multiple ont été réalisées pour identifier les prédicteurs de la consommation et de la dépendance parmi les données recueillies (tableau V). Pour la consommation de cannabis, les prédicteurs les plus forts ont été les scores de repré-
Tableau V. Synthèses des régressions multiples de la consommation de cannabis et de la dépendance au cannabis. Synthèse de la régression de la variable « consommation de cannabis » (R_ = ,38 , F(8,276) = 21,3, p < 0,00000) BETA Âge Sexe Âge de début de la consommation de tabac Consommation de tabac Cannabis identifié à une drogue Score de représentations anticipatoires Score d’attentes de soulagement Score de représentations permissives
0,14 –0,17 –0,07 –0,08 –0,07 0,31 –0,03 0,29
Erreur-type de BETA 0,05 0,05 0,05 0,05 0,05 0,10 0,09 0,07
t(276) 2,67 –3,46 –1,35 –1,52 –1,31 3,22 –0,30 4,38
p 0,01 0,00 0,18 0,13 0,19 0,00 0,77 0,00
Synthèse de la régression de la variable « dépendance au cannabis » (R_= ,33, F (12,146) = 6,10, p < 0,00000) BETA Âge Sexe Âge de début de la consommation de tabac Consommation de tabac Cannabis identifié à une drogue Âge de début de la consommation de cannabis Fréquence de la consommation de cannabis Durée de la consommation de cannabis Mode de consommation du cannabis Score de représentations anticipatoires Score d’attentes de soulagement Score de représentations permissives R2 : coefficient de corrélation multiple ; F : statistique F.
0,16 0,05 –0,06 0,08 0,10 –0,06 0,25 –0,08 0,25 –0,16 0,32 0,12
Erreur-type de BETA 0,16 0,07 0,08 0,08 0,08 0,17 0,08 0,18 0,08 0,11 0,11 0,09
t(146) 1,00 0,70 –0,73 0,96 1,35 –0,38 3,07 –0,42 3,33 –1,47 3,05 1,39
p 0,32 0,48 0,47 0,34 0,18 0,71 0,00 0,67 0,00 0,14 0,00 0,17
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sentations anticipatoires et permissives, puis l’âge et le sexe masculin. L’âge au moment du début de la consommation de tabac, son importance et le fait de considérer le cannabis comme une drogue ne prédisaient pas la consommation. Parmi les sujets consommateurs, le prédicteur le plus fort de la dépendance était le score d’attente de soulagement, puis venaient la fréquence de consommation et les modes de consommation autres que le « joint ». L’âge, le sexe, l’âge au moment du début de la consommation de tabac et de cannabis, l’importance de la consommation de tabac et considérer le cannabis comme une drogue, n’étaient pas significativement liés à la dépendance. DISCUSSION Validité des résultats Une première limite de l’étude est que l’échantillon n’offrait pas des garanties suffisantes de représentativité et que la fréquence de la consommation et la fréquence de dépendance chez les consommateurs, observées dans cette étude, ne pouvaient être généralisées et n’avaient qu’une valeur indicative. Une deuxième limite concerne la validité du questionnaire d’évaluation de la dépendance. Deux éléments étaient en sa faveur : une consistance interne élevée, évaluée par le coefficient alpha de Cronbach et un coefficient kappa satisfaisant. Une bonne concordance des réponses au MINI et au questionnaire qui en est dérivé ne garantit pas toutefois la validité des réponses qui peut être altérée par le déni ou la falsification consciente. Il est cependant possible que, dans une étude non-clinique, un questionnaire anonyme soit plus valide qu’un entretien pour évaluer l’usage d’une substance illicite. Les liaisons constatées entre les différentes variables – fréquence de consommation, modes de consommation, dépendance – reflétaient la cohérence des informations recueillies et étaient un indice de sincérité des réponses. Fréquence des consommateurs en fonction du sexe et de l’âge Certains résultats de cette étude sont conformes à ceux des études précédentes [1-5] : la consommation de cannabis est plus fréquente chez les garçons que chez les filles et elle augmente avec l’âge. Elle concorde avec l’augmentation de la consommation
notée dans les plus récentes études françaises et internationales [5-7]. Âges de début de la consommation de cannabis et de tabac L’intervalle entre le début des consommations de tabac et de cannabis était réduit, près de la moitié des adolescents commençant dans la même année l’usage du tabac et du cannabis. Seule une minorité des adolescents avait commencé à prendre du cannabis avant 14 ans, ce qui indique que la période la plus opportune pour une prévention se situe dans les premières années de collège. Fréquence et modes de consommation du cannabis Dans cette étude, parmi les consommateurs, environ la moitié des garçons et des filles étaient des usagers réguliers et utilisaient d’autres moyens de consommation que le « joint » : le « bang » et l’ingestion étaient les plus fréquents. Alors que la fréquence de ces modes de consommation n’a pas été évaluée dans les études françaises antérieures, cette étude a montré une fréquence d’utilisation alarmante du « bang ». Les « bangs » sont en vente libre et les adolescents peuvent assez facilement les confectionner euxmêmes. Ce mode de consommation qui apparaît lié à la recherche d’un effet brusque et violent, d’un « flash », rapproche le cannabis des drogues « dures », cocaïne ou héroïne. Il s’inscrit dans la recherche de sensation qui est un des facteurs principaux de l’usage des substances psychoactives à l’adolescence [12, 13]. Dépendance et abus de cannabis Cette étude confirme la fréquence de la dépendance au cannabis déjà constatée par une étude antérieure [7]. Ces résultats contrastent avec l’opinion habituelle selon laquelle le cannabis n’induit pas de dépendance et rejoignent les constatations récentes d’études réalisées chez l’adolescent ou le jeune adulte dans les pays de langue anglaise [14-18]. Ainsi, l’étude de Chen et al. [14], utilisant un questionnaire construit pour l’étude, évaluant les critères du DSMIV, retrouvait un diagnostic probable de dépendance chez 17,9 % des adolescents consommant plusieurs fois par mois, 25,4 % de dépendance chez ceux
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consommant une ou deux fois par semaine, et 40,1 % de dépendance chez ceux consommant presque tous les jours. Ils constataient que les adolescents deviennent dépendants du cannabis à des doses et à des fréquences de consommation moindres que chez l’adulte. L’étude de Poulton et al. [15] retrouvait, à l’âge de 18 ans, 18,4 % de dépendance chez les garçons ayant consommé du cannabis au moins une fois et 11 % chez les filles. Cette étude ne distinguant que trois fréquences d’usage au cours des 12 derniers mois (jamais, moins de six fois, plus de six fois) ne permet pas de comparaison avec la nôtre. L’étude de Fergusson et Horwood [16] retrouvait, parmi les sujets ayant consommé au moins une fois du cannabis, à l’âge de 17 ans, 10,7 % de dépendance chez les garçons et 6,5 % chez les filles, et, à l’âge de 18 ans, respectivement 10,3 et 6,2 % de dépendance. La fréquence de consommation, évaluée par le nombre total des prises depuis le début de la consommation de cannabis, semblait nettement moindre que dans la nôtre ou dans celle de Chen et al. Perkonigg et al. [17], en Allemagne, retrouvaient 17,3 % de sujets ayant consommé du cannabis parmi un échantillon représentatif de 1 228 adolescents de 14 à 17 ans : 4,8 % rapportaient avoir consommé une fois, 6,4 %, deux à quatre fois, 6,1 %, cinq fois ou plus. Ces auteurs constataient, chez les sujets ayant consommé au moins une fois du cannabis, 2,3 % de dépendance évaluée selon les critères du DSM-IV chez les garçons et 2,9 % chez les filles. Cette fréquence, très inférieure à la nôtre et à celle de Chen et al., est liée à une fréquence de consommation nettement moindre. Perkonigg et al. [17] ont évalué la fréquence des symptômes de dépendance chez les sujets dépendants. Les résultats sont proches des nôtres, présentés dans le tableau III : tolérance, 63,3 % ; signes de sevrage, 45 % ; consommation plus importante que prévue, 45,5 % ; échec des tentatives de réduire la consommation, 27,3 % ; temps important passé à se procurer, prendre ou se remettre des effets, 72,7 % ; réduction des activités, 54,5 % ; consommation malgré des problèmes physiques ou psychologiques, 81,8 %. Parmi les signes d’abus, la consommation exposant à des risques physiques était le plus fréquent (65,4 %) comme dans notre étude. La fréquence de la dépendance au cannabis constatée par ces études contredit l’opinion qui serait prépondérante chez les jeunes pour qui le cannabis n’expose pas à un risque de dépendance [2]. La
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méconnaissance de ce risque peut contribuer à l’initiation et représente une cible pour la prévention. L’ignorance ou la sous-estimation du risque de s’exposer à la dépendance peut également participer à l’initiation et suggère également l’utilité d’une information dans la prévention. La consommation dans des situations exposant à un danger physique montre que la consommation de cannabis est fortement liée chez le jeune à un risque d’accidents, renvoyant à la constatation d’un nombre significatif d’accidents de la circulation du jeune en rapport avec la prise de cannabis, le cannabis étant, en France, le problème majeur dans les accidents de la voie publique après l’alcool [18-20]. Ce risque mérite d’être une cible dans la prévention. La dépendance est plus fréquente si l’adolescent use d’autres modes de consommation que le « joint ». Deux facteurs peuvent y contribuer : les sujets dépendants sont poussés par la tolérance à chercher des modes de consommation permettant des effets plus forts, comme le « bang », ou plus prolongé comme l’ingestion, utilisée pour prévenir les symptômes de sevrage ; par ailleurs, l’usage de ces modes de consommation peut favoriser la dépendance. Représentations du cannabis Identifier le cannabis à une drogue ne protège pas les adolescents de la consommation : la plupart des consommateurs disent que le cannabis est, à leur yeux, une drogue. Toutefois, les scores de représentations permissives montrent que se représenter la consommation de cannabis comme dépourvue de risques et de dangers est liée à la consommation et plus fortement encore à la dépendance. Ce contraste suggère qu’il est important, pour la prévention, de délivrer des informations précises sur les risques et dangers de la consommation de cannabis. Prédicteurs de la consommation et de la dépendance Les représentations anticipatoires et permissives prédisent la consommation alors que les attentes de soulagement prédisent la dépendance. Cette forte relation entre dépendance et attente de réduction de la souffrance psychique peut suggérer que l’adolescent dépendant recherche principalement le soulagement d’un malaise psychique : d’une part, la présence d’une souffrance psychique peut favoriser la fré-
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quence de la consommation et le passage à la dépendance ; d’autre part, la dépendance, par son retentissement psychosocial, peut provoquer un malaise psychique que l’adolescent tente de réduire par une augmentation de la consommation induisant l’enfermement dans la conduite addictive. Tison et Hautekeete ont montré qu’une thérapie cognitive peut modifier ces représentations [10]. Cette constatation suggère que ces croyances pourraient être une cible pour la prévention et le traitement de l’usage et de la dépendance au cannabis de l’adolescent. Une étude longitudinale est nécessaire pour démontrer qu’elles précèdent l’usage ou la dépendance. CONCLUSION Cette étude apporte des arguments au débat sur la légalisation du cannabis, qui, loin d’être un produit anodin et banalement récréatif, se révèle un produit addictif dont la consommation, pour une proportion élevée d’adolescents, tend à se caractériser par l’usage intensif, par le recours à des modes de consommation rapprochant l’usage du cannabis de celui des drogues dures, et par la dépendance et l’abus. Cette étude souligne la nécessité d’une prévention précoce, réalisée dès les premières années de collège, et suggère l’intérêt d’insister sur l’importance de diminuer les représentations positives et d’augmenter les représentations négatives par la reconnaissance des méfaits, des risques et des dangers de la consommation : il paraît important d’informer sur les risques de tolérance, d’augmentation de la fréquence des prises et d’escalade dans les moyens de consommation, d’apparition de symptômes de sevrage et d’installation d’une dépendance, le jeune finissant par consommer principalement pour réduire les symptômes de sevrage alors que, du fait de la tolérance, les effets plaisants initiaux sont plus difficiles ou impossibles à reproduire. Le pédiatre a un rôle important dans la prévention : en s’appuyant sur une relation de confiance, il peut s’enquérir des représentations qu’a l’adolescent ou le préadolescent du cannabis et lui donner des informations qu’il pourra discuter avec lui. Le pédiatre représente un interlocuteur qui apparaît au jeune plus crédible que les intervenants des campagnes de prévention en milieu scolaire, souvent suspectés par les jeunes de donner du cannabis une image faussement négative en en exagérant les risques ou les dangers.
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