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HISTOIRE ET DOULEUR
Naissance de l’anesthésie Histoire d’un accouchement dans la douleur. Deuxième partie Claude Thurel(1, 2) ANESTHÉSIE LOCALE L’histoire « officielle » de l’anesthésie locale débute très précisément le 11 septembre 1884 soit près de 40 ans après la première anesthésie générale. Avant cette date et depuis la plus haute antiquité, de nombreuses tentatives, de nombreux essais ont bien sûr été tentés ou préconisés telle l’application de pommades, liniments, onguents… mais sans succès véritables. Trois expériences intéressantes méritent néanmoins d’être brièvement rappelées, encore qu’elles entraînent plus une analgésie qu’une anesthésie locale véritable : – L’utilisation des sources d’électricité naturelles ; – l’utilisation du froid ; – la pratique de compressions vasculaires ou nerveuses. MÉTHODES D’ÉLECTROSTIMULATION ANALGÉSIQUE Le traitement des douleurs chroniques par des sources d’électricité naturelles remonte à la plus haute antiquité : – Le poisson électrique du Nil est amplement représenté sur les bas-reliefs des tombes Égyptiennes de la 5e dynastie (2750 av. J.C) ; – Scribonius Largus, médecin de Tibère recommandait l’application locale d’un poisson torpille pour traiter les douleurs de la goutte ; – Plutarque, Pline, Dioscoride, Galien préconisaient l’utilisation de la raie torpille en application sur les tempes pour soulager les céphalées rebelles… Cette modalité thérapeutique utilisée durant tout le Moyen Âge et la Renaissance allait se développer au XVIIIe siècle avec l’apparition des appareils électrostatiques. Peu avant l’introduction de l’anesthésie générale en 1846, l’électroanalgésie était largement employée pour les extractions dentaires et la chirurgie des membres. Il faut bien le dire, une page capitale dans l’utilisation de la neurostimulation allait être tournée par Melzack et Wall en 1965 avec la des(1) Service de neurochirurgie (2) Fédération de la douleur et de médecine palliative, Hôpital Lariboisière, Paris.
cription de leur théorie de la porte (« Gate control »). Depuis cette date la stimulation électrique transcutanée (TENS) à visée antalgique est acceptée et utilisée par tous. UTILISATION DU FROID Larrey, chirurgien des armées de Napoléon, avait remarqué lors de la retraite de Russie (Bérézina 1812) que les blessés qui étaient littéralement « gelés » ne sentaient quasiment pas de douleur lors des amputations. Ceci allait déboucher dans la pratique courante par l’utilisation de spray de chlorure d’éthyle pour la petite chirurgie d’urgence ou les brûlures. COMPRESSIONS VASCULAIRES ET NERVEUSES Ambroise Paré (1509-1590) avait remarqué qu’une compression vasculaire et nerveuse pendant une vingtaine de minutes entraînait une insensibilisation plus ou moins importante du membre et cette technique allait être employée de façon épisodique jusqu’à l’avènement de l’anesthésie générale et locale. En réalité, l’histoire de la découverte de l’anesthésie locale ne débute réellement qu’en 1882 avec dans le rôle principal un personnage connu de tous puisqu’il s’agit de Sigmund Freud. À cette date, âgé de 27 ans, il postule au poste de médecin adjoint dans le service de Neurologie de l’hôpital de Vienne. Cette même année il rencontre Martha Bernays dont il tombe éperdument amoureux, mais la mère de celle-ci s’oppose à cette union car il est sans situation stable et sans argent. Dans sa recherche d’une « idée originale » qui lui procurerait gloire fortune et renommée il s’intéresse à tout ce qui est publié et en décembre 1883 un article intitulé « Action physiologique et importance de la cocaïne » retient son attention : De la cocaïne avait été administrée à des soldats en manœuvre et leurs capacités physiques s’étaient trouvées nettement accrues. Freud se demande alors s’il n’y a pas là un débouché dans le traitement des maladies mentales, il décide de faire un essai et constate en effet que ses capacités physiques et intellectuelles sont temporairement décuplées. Il pense alors avoir trouvé là l’idée qu’il attendait tant, mais le destin va se manifester une deuxième fois : il tombe par hasard sur un article publié dans la « Detroit
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Medical Gazette » et son auteur Bentley suggère la possibilité réunion de la Société des médecins de Vienne, qu’il voit de guérir la morphinomanie en remplaçant la morphine par Koller rayonnant de bonheur et entend son exposé mais il la cocaïne dont il serait plus facile de se débarrasser. n’en saisit pas toute l’importance car, répétons le, il n’est Freud bondit sur l’occasion, commence à prescrire de la pas chirurgien, pour lui la cocaïne est avant tout un stimucocaïne chez les morphinomanes et les lant et la découverte de Koller n’a qu’un résultats initiaux paraissent encouracaractère tout à fait accessoire : il avait geants. Il entreprend alors sans attendre pourtant, sans le savoir, découvert Sigmund Freud avait, un rapport enthousiaste sur la cocaïne « l’anesthésie locale ». sans le savoir, (« De la Coca » – Juin 1884) qui dit-il découvert l’anesthésie locale. Les acteurs suivants vont être : combat toutes sortes de dépressions, William Halsted, Paul Reclus, Carl Ludguérit les maux d’estomac, stimule les wig Schleich, August Bier et Heinrich capacités physiques et intellectuelles, Braun. Ces auteurs vont faire sortir n’est pas soumise à l’accoutumance, et son usage ne l’anesthésie locale des limites étroites de l’œil pour l’étentourne pas à la manie. dre à tout le corps humain. Lors de la rédaction de son rapport, alors qu’il souffre une gingivite, il s’aperçoit qu’après avoir appliqué localement WILLIAM HALSTED (1852-1922) de la cocaïne ses muqueuses buccales sont en partie insensibilisées et que les douleurs sont nettement atténuées. Il Si la cocaïne appliquée par instillation ou badigeonnage mentionne donc dans son travail que « la propriété que entraîne une anesthésie superficielle elle devrait aussi agir possèdent la cocaïne et ses sels de rendre les muqueuses à l’intérieur du corps si on pouvait l’y faire pénétrer. insensibles permet d’envisager son emploi dans les cas La seule solution possible est donc l’injection et, dès sepd’infections localisées ». Voilà l’idée de génie qu’il attendait tembre 1884, Halsted et ses assistants, Hartley et Hall, tant : renommée et fortune sont enfin à sa portée mais il ne commencent à expérimenter sur eux-mêmes en s’injectant s’en rend pas compte car il n’est pas chirurgien et que pour des solutions à haute teneur (généralement 15 %) sous la lui il ne s’agit là que d’un effet tout à fait secondaire et peau puis dans les couches profondes et ils obtiennent des accessoire ! anesthésies de longue durée. Heureusement, à quelque temps de là, il rencontre son ami Pendant ces essais ils remarquent que leurs capacités Karl Koller, ophtalmologiste de l’hôpital, qui se plaint lui physiques et intellectuelles sont décuplées, ils peuvent aussi d’une gingivite douloureuse, Freud verse alors quelques travailler nuit et jour sans fatigue et ils prennent l’habitude gouttes de sa solution et les douleurs s’atténuent rapidement. de s’injecter ou de priser de la cocaïne à tout bout de L’idée vient alors immédiatement à Koller, qui est chirurchamp pour se sentir frais et dispos. En 1885, Halsted étugien, que l’effet sur les muqueuses pourrait être transposé die un rapport de Moreno Y Maiz vieux de 17 ans et tombe à l’œil. Il se plonge dans tout ce qui a été publié sur la coca sur le paragraphe suivant : « Injection d’une solution de et la cocaïne et il va noter que Niemann, qui avait isolé la cocaïne dans la cuisse gauche d’une grenouille… au bout cocaïne en 1858, avait signalé l’insensibilisation momentanée de quinze minutes l’animal ne remue plus… le bout de la de la langue lors de la mastication de feuilles de coca, mais patte gauche est brûlé sans réaction… le nerf sciatique gausurtout il découvre un article de Moreno Y Maiz, médecin che est isolé et sous l’action du courant électrique la patte général péruvien, qui se termine par les mots suivants s’agite. Donc la faculté motrice subsiste alors que la sensi« Peut-on utiliser la cocaïne comme anesthésique local ? bilité a disparu ». L’avenir le dira » (1868). Halsted à alors une idée capitale : Moreno Y Maiz a dû injecter Koller fait alors préparer une solution de cocaïne et fait la cocaïne dans un nerf commandant la sensibilité de la patte. l’expérience sur une grenouille : Il instille avec une pipette Il est donc plus simple de procéder ainsi plutôt que de cerner une goutte dans l’œil de l’animal qui devient insensible par de nombreuses injections la partie visée. L’anesthésie de et ne réagit ni à la piqûre ni à la brûlure. Ceci devrait donc conduction (locorégionale) venait de voir le jour. permettre l’opération de la cataracte sans douleur. La preLorsque Halsted publie ses premiers résultats, lui et toute mière intervention à lieu le 11 septembre 1884, c’est un son équipe ont pris l’habitude de priser de la cocaïne à tout succès total et ce résultat est présenté quatre jours plus bout de champ même lorsqu’ils vont au théâtre afin de tard, le 15 septembre 1884, au congrès mondial d’ophtalmieux goûter le spectacle. Ils s’aperçoivent alors qu’ils ne mologie à Heidelberg. Le succès est complet et la voie est, peuvent plus se passer de cette drogue et les tentatives de dès lors, ouverte pour une nouvelle étape de la chirurgie. sevrage se soldent par des échecs : insomnies, douleurs, Quand à Freud, il n’est au courant de rien. Il est parti en angoisse, hallucinations… Hall et Hartley éprouvent les vacances avec Martha, et ce n’est qu’à son retour, lors de la mêmes symptômes. Ils ne vivent ainsi que pour la cocaïne.
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372 Pour essayer de « sauver » Halsted, ses amis l’emmènent à Providence, ville possédant un asile spécialisé dans la désintoxication des morphinomanes où il va rester un an. Ce n’est pas suffisant et il décide de partir aux Antilles avec une petite quantité de cocaïne insuffisante pour la durée du voyage. Il ne peut supporter le sevrage et force la pharmacie du bord. Il finira par s’en sortir mais ne voudra plus jamais utiliser l’anesthésie locale qu’il a découverte. Pourtant, cette technique a pris une extension considérable et les opérations les plus diverses sont pratiquées dans le monde entier sous anesthésie locale. Cependant, dès l’été 1888, la presse médicale commence à rapporter des cas de mort subite de plus en plus nombreux à tel point que l’avenir de l’anesthésie locale paraît compromis. Les rapports inquiétants augmentent avec la diffusion du procédé et la méthode de Halsted se montre particulièrement dangereuse lorsqu’il s’agit de gros nerfs parce que de grosses quantités doivent être injectées. Il apparaît de façon certaine que, dans la plupart des cas mortels, des doses trop fortes ont été utilisées, et à ce titre, on peut souligner que des solutions à 30 % ont été employées alors que 3 % sont une concentration suffisante pour l’anesthésie régionale. Quant à l’anesthésie des tissus, il ne faut pas chercher à obtenir une anesthésie étendue par une dose massive mais injecter de petites quantités dans chaque couche avant de l’inciser. En d’autres termes, l’anesthésie des tissus doit être préférée à l’anesthésie régionale. Pourtant, à Berlin, un jeune chirurgien Carl Ludwig Schleich semble avoir trouvé un moyen pour éliminer les « empoisonnements » de l’anesthésie locale. Cette technique s’appelle « anesthésie par infiltration », et le risque toxique paraît quasi inexistant puisqu’il utilise des solutions dont la concentration est faible, allant de 0,01 à 0,1 %. De plus, il injecte couche par couche et pour éliminer la douleur des multiples infiltrations et il utilise la technique du refroidissement de Richardson c’est-à-dire la vaporisation d’éther et de chlorure d’éthyle sur la plaie pendant toute la durée de l’intervention ce qui entraîne une anesthésie par le froid et par ailleurs une vasoconstriction qui permet a l’anesthésique injecté de rester sur place plus longtemps. Il se décide à présenter ses résultats au congrès de Berlin de 1892 : « Des opérations sans douleur sous anesthésie locale par infiltration ». Malheureusement, il termine sa brillante communication en disant : « … pratiquer sous narcose une opération qui peut être faite avec cette forme d’anesthésie locale ou une autre similaire, je dois dire que du point de vue de l’humanité ainsi que de la responsabilité morale et pénale du chirurgien, c’est UN CRIME ». C’est bien évidemment la réprobation générale et même le scandale, et cette remarque maladroite va porter un coup sérieux à la diffusion de la méthode.
En 1894, Schleich publie un important ouvrage « Opérations sans douleur, anesthésie locale au moyen de divers liquides ». Ce travail suscite un grand intérêt et sert de planche de salut pour l’anesthésie locale avant même que soit publié l’ouvrage de Reclus sur le même sujet. Paul Reclus, à la Pitié, est en effet arrivé à des conclusions similaires et espère aussi sauver l’anesthésie locale. En 1895, après 7 000 anesthésies locales sans accident il publiera ses cas sous le titre : « L’anesthésie localisée par la cocaïne ». Une étape nouvelle allait être franchie par August Bier qui eut l’idée d’injecter de la cocaïne dans le canal rachidien par ponction lombaire. La première tentative eut lieu le 15 août 1898 et fut couronnée de succès. Néanmoins, à de nombreuses reprises, les patients présentèrent des céphalées importantes que Bier allait rapporter à la toxicité de la cocaïne et surtout à sa diffusion vers les centres supérieurs. Il semble beaucoup plus probable, au vu des tableaux cliniques rapportés, qu’elles aient été secondaires à la ponction lombaire. Quoi qu’il en soit l’anesthésie lombaire venait de voir le jour. Elle allait être complétée ultérieurement par l’anesthésie péridurale. Reste encore à signaler la découverte de la procaïne par Alfred Einhorn (1900), qui allait permettre de supprimer la plupart des effets toxiques de la cocaïne et permettre le développement de l’anesthésie rachidienne. Enfin, un dernier élément allait être proposé par Heinrich Braun (1903) qui mit en évidence que l’anesthésie locale dure plus longtemps si on ajoute de l’adrénaline, qui entraîne une vasoconstriction et garde donc la substance anesthésique dans la région opératoire. Finalement, l’anesthésie locale s’est imposée comme une réalité, une nouvelle base sur laquelle la chirurgie pouvait bâtir de nouveaux espoirs. ■
POUR EN SAVOIR PLUS 1. Albert S, Lyons MD and Petrucelli JR. Medicine: An Illustrated History. Abradale Press, New York. 1978. 2. Haeger K. The illustrated History of Surgery. Bell Publishing Company, New-York, 1988. 3. Thorwald J. Le siècle de la chirurgie. Presses de la Cité, Paris, 1957.
Correspondance : C. THUREL, Service de neurochirurgie, Hôpital Lariboisière, 2 rue Ambroise Paré, 75010 Paris. e-mail :
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