Ethics, Medicine and Public Health (2019) 10, 89—92
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PRATIQUES ET CONCEPTS
Qu’est-ce qu’un corps ? Une évolution du statut des cadavres disséqués What is a body? An evolution of the status of dissected corpses P. Charlier a,b,c a
UVSQ, UFR des sciences de la santé, 2, avenue de la Source-de-la-Bièvre, 78180 Montigny-le-Bretonneux, France b IPES, 403, avenue de la République, 92000 Nanterre, France c Musée du Quai-Branly - Jacques Chirac, 222, rue de l’Université, 75008 Paris, France Rec ¸u le 2 avril 2019 ; accepté le 1er juin 2019
MOTS CLÉS Anatomie ; Anthropologie médicale ; Épistémologie ; Histoire de la médecine
KEYWORDS Anatomy; Medical anthropology; Epistemology; History of medicine
Résumé Qu’est-ce qu’un corps, à la fois du point de vue anatomique et médical ? Comment s’est forgée l’anthropologie du corps mort (des plus visibles aux plus infimes), et surtout, comment s’est posé le nouveau statut de la personne (son enveloppe corporelle, son utilité sociale) au début de la modernité occidentale ? Dans le présent article, on essaiera de fonder nos éléments de réponse sur un recueil de planches anatomiques ayant fait l’objet d’une publication (Écorchés) en 2001 à la Bibliothèque nationale de France (Paris). © 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
Summary What is a body, both anatomically and medically? How was the anthropology of the dead body forged (from the most visible to the smallest), and above all, how did the new status of the person (its body envelope, its social utility) arise at the beginning of Western modernity? In this article, we will attempt to base our answers on a collection of anatomical plates published (Écorchés) in 2001 at the France National Librairy (Paris). © 2019 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
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[email protected] https://doi.org/10.1016/j.jemep.2019.06.001 2352-5525/© 2019 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.
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Introduction Qu’est-ce qu’un corps, à la fois du point de vue anatomique et médical ? Comment s’est forgée l’anthropologie du corps mort (des plus visibles aux plus infimes), et surtout, comment s’est posé le nouveau statut de la personne (son enveloppe corporelle, son utilité sociale) au début de la modernité occidentale [1] ? Qu’est-ce que cela signifie sur le double, la résurrection et le phénomène de la mort (mort de soi, mort sociale, utilité et inutilité du corps) ? Notre base de travail et d’étude sera un recueil de planches anatomiques ayant fait l’objet d’une publication (Écorchés) en 2001 à la Bibliothèque Nationale de France (Paris), en fondant notre réflexion autant sur les textes en eux-mêmes que sur les gravures figurant les corps disséqués (et parfois les praticiens en action). Nous verrons s’il est possible de dégager une évolution significative, tant dans la fac ¸on de présenter le cadavre lui-même que les instruments qui permettent d’en faire une exploration interne. Comptent autant le fond que la forme, en la matière.
« Au commencement était le cadavre ». . . Plus qu’un philosophe, plus qu’un prophète, celui qui a tout changé, en Occident, est un médecin flamand, un jeune homme de 29 ans qui, maîtrisant les trois langues des sciences (latin, grec, arabe), publie un ouvrage de 700 pages : De humani corporis fabrica. On est en 1543. Issu d’une longue famille de médecins, Vésale, dont la maison d’enfance jouxtait le gibet de Bruxelles (et dont le logement, à Paris, faisait face à celui de Montfaucon), avait un rapport très particulier au corps mort : c’est avant tout un pourvoyeur d’information. Vésale multiplie les récupérations de cadavres pour parfaire sa connaissance anatomique, puisqu’il considère l’observation directe comme de la plus haute importance : pendu, condamné, corps abandonné au cimetière. . . tout est utile à parfaire son savoir (et à corriger les erreurs héritées du passé, transmises de génération en génération sans aucun sens critique). Avant Vésale, l’anatomie appartient au vaste champ de la physique — la science de l’ordonnancement du monde — « qui s’efforce de déchiffrer le grand livre de la Nature, où chaque chose, chaque être, en lui-même et dans ses relations constantes avec les autres éléments, est une illustration de l’ordre parfait et abouti de l’Univers » [2] (p. 7). Avant Vésale, on considère que toute autopsie est presque inutile, dans le sens où cette soif absolue de connaissances est presque un péché d’orgueil puisque l’homme n’a pas à s’intéresser de fac ¸on si intime, si poussée, si extrême à cette création de Dieu qu’est le corps humain. Cette idée d’une humilité nécessaire des humains face à leur propre corps trouve sa source dans la scolastique de Saint Thomas d’Aquin et dans l’œuvre de Saint-Augustin affirmant que la nature n’est qu’un reflet changeant d’une réalité absolue qui nous dépasse et qu’il serait impensable de vouloir comprendre, puisque le créateur en a la clé. On le voit, c’est plus de philosophie ou de métaphysique que véritablement d’anatomie ou de biologie qu’il s’agit. Dès lors, à quoi sert d’autopsier ? L’ouverture des corps morts ne sert même pas à proposer des traitements destinés à
P. Charlier la communauté des vivants, la thérapeutique étant à peu près vaine à cette période, et la chirurgie de très faible portée en matière pronostic. . . Toujours dans cette idée de l’homme comme objet contenu dans le vaste monde de la nature, toute maladie apparaît comme causée par un déséquilibre de ses courants humoraux qu’il convient dès lors de rétablir par des fumigations, des purges, des régimes, etc. On n’est pas loin, alors, de la tradition alchimique visant à une vision symbolique du monde. Se rattache également à ce courant de pensée les descriptions de l’homme zodiacal, sorte de microcosme non pas simplement de la nature à portée des yeux, mais au-delà de la terre, de l’ensemble de l’organisation stellaire. Avant Vésale, les professeurs d’anatomie ne touchent pas le cadavre. Ils sont en chaire, en hauteur, donnant leurs instructions, lisant leur texte en latin, c’est-à-dire pérorant de fac ¸on mécanique, répétant un savoir ancien dont on ne cherche la démonstration, c’est-à-dire la confirmation physique, que par l’ouverture de quelques rares cadavres. Pas de sens critique, pas de controverse, pas de nouveauté. Juste : la répétition sans faille, de génération en génération, comme d’une pièce de théâtre, des œuvres de Galien principalement. Vésale, lui, ouvre tout seul les cadavres, comme il le fait représenter sur le frontispice de son œuvre maîtresse. Il touche, il dissèque, il sonde, il reconstitue le squelette, il découpe les organes, il palpe, il sent, tous ses sens sont mis en exergue pour aboutir à la manifestation de la vérité anatomique. « Le cadavre est coupé de l’homme qu’il incarnait, de son âme, et devient un objet d’étude qui ne parle plus pour l’individu mais pour l’espèce en général, un simple agencement (fabrica) de structure et de fonction trouvant son fondement en lui-même et non dans les étoiles ou les éléments » [2] (p. 13). Ce n’est pas anodin que la période de publication de cet ouvrage unique dans l’histoire de l’anatomie coïncide avec la publication des œuvres de Copernic et avec le début de l’exploration moderne terrestre (au sens géographique et anthropologique). De la même fac ¸on que chaque explorateur nomme toute nouvelle terre ou île découverte de son nom, chaque anatomiste mettant en évidence une nouvelle structure lui donne également son propre nom. L’exploration de la terre va de pair avec l’exploration de l’homme. Le corps humain est devenu une nouvelle terre d’exploration.
L’autopsie démocratisée Vésale a démocratisé l’ouverture des corps morts. Après lui, cette ouverture devient systématique, obligatoire, rien ne peut être fait sans elle. La construction d’un amphithéâtre d’anatomie dans les universités devient de plus en plus fréquente. D’abord en bois, puis en pierre, s’inscrivant à la fois dans la pérennité et dans la monumentalisation, lui apportant ses lettres de noblesse (l’étude des corps morts sort de la clandestinité pour arriver au grand jour et même, de fac ¸on magistrale, théâtrale, grandiose, impliquant les plus grands artistes dans la confection de ces nouveaux temples du savoir). Le corps mort, désincarné, devient un véritable objet de recherche. L’invention de la microscopie, un siècle plus tard, va renforcer encore plus cette vocation exploratoire des anatomistes. Un siècle encore après, l’anatomie comparée n’aura de cesse de mettre en parallèle humains
Qu’est-ce qu’un corps ? Une évolution du statut des cadavres disséqués et espèces animales, jusqu’aux théories évolutionnistes de Darwin. La physiologie, aussi, étudiera ensuite l’anatomie non pas figée, morte, inerte, mais bien au contraire active, vivante, changeante et mouvante, grâce à l’outil des examens complémentaires et à l’innovation de la médecine expérimentale sur l’impulsion de Claude Bernard. À qui sont les corps faisant l’objet de ses examens postmortem ? Forcément des cadavres auxquels on a retiré plus ou moins complètement le statut d’homme. Le plus simple est de se fournir directement chez ceux qui ont refusé de leur propre chef d’appartenir à la communauté des vivants, ou des civilisés : ce seront les condamnés à mort, les suicidés (exclus de la communauté religieuse perinde ac cadaver), les prisonniers politiques, ou encore ceux qui, victimes de mort sociale avant d’être atteints de mort physique, ne sont plus demandés par quiconque (prostituées, ivrognes, pauvres, etc.). Les vols de cadavres dans les cimetières se multiplient. On achète pour quelques sous les corps que les familles peinent ou traînent à récupérer dans les hospices. On exhume, on ampute, on décapite, tout est bon pour le progrès des connaissances. On a soif de cadavres. Bichat et bien d’autres praticiens du 18e —19e siècle se sont fournis en corps morts de cette fac ¸on, sur les tombes fraîches ou dans la morgue des hôpitaux parisiens. Même la dissection anatomique, c’est-à-dire la mise à disposition du corps mort au service des vivants, peut-être perc ¸ue comme un prolongement de la peine capitale. Puisque certains ont décidé de rompre avec la société, alors la société se « remboursera » d’eux en utilisant leur cadavre. Même chose avec les hospices publics : puisque certains ont été soignés sans frais, alors les médecins, les anatomistes, les chirurgiens se « rembourseront » également sur le dos de leurs cadavres. Point n’est besoin de demander l’avis de la famille, le paternalisme médical suffit à obtenir cette propriété du cadavre ou du moins, sa jouissance temporaire entre le lit et le cercueil. Point n’est non plus besoin de demander l’avis de la famille pour conserver un cerveau pathologique, un cœur anormal, un autre organe intéressant, voire même tout un membre quand ce n’est pas la totalité du squelette : pour le progrès des connaissances ou le but avoué de l’avancement de la science, on est prêt à tous les sacrifices, à commencer par celui de l’intégrité corporelle : c’est un impératif cadavérique !
Un nouvel homme : l’anatomiste L’anatomiste va alors de venir un nouveau type de professeur. Est-ce qu’il se place à l’interface entre l’humain et le divin, puisqu’il cherche en lui-même la vérité cachée sur ses origines et sur sa propre constitution (dans la continuation du fameux « connais-toi toi-même ») ? Ou bien au contraire, est-ce qu’il sert une nouvelle forme d’humilité telle qu’on la voit chez les peintres dans la figuration de vanité, lui qui connaît mieux que quiconque la fragilité de l’homme et son devenir pitoyable : la putréfaction. Le frontispice des œuvres de Bartholin, publiées en 1650, est dans ce cas particulièrement démonstratif puisqu’il figure un titre tatoué sur une peau humaine sans cadavre sous-jacent, clouée sur un support de bois comparable à un cadre de tableau, au niveau des coudes et des chevilles, la tête de l’homme aux cheveux mi-longs, pendante, flasque, dénuée de toute vie
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et de tout sentiment. Voici donc notre devenir : une peau, ancienne enveloppe d’un corps qui eût une âme, désormais rendu aussi inutile qu’un simple papier ou parchemin. . . Pourquoi l’anatomie a-t-elle fasciné aussi longtemps et continue-t-elle encore de tenir en haleine la foule des vivants ? « C’est bien parce qu’elle offrait aux dissecteurs l’ivresse clandestine de se sentir l’égal de Dieu, démantelant sa créature et la renvoyant au néant, et qu’elle donnait à chacun la possibilité d’assister symboliquement à sa propre mise en pièce, que l’entreprise anatomique fascinait. Afin de légitimer cette trouble passion, on la disait utile à la médecine, mais elle n’apportait finalement pas grand-chose à une thérapeutique encore largement impuissante. Mais en tenant rituellement la mort à distance, elle opérait une sorte de rite d’exorcisme et donnait l’impression à ses acteurs et spectateurs d’échapper pour un temps à la condition ordinaire de l’humanité » [2], (p. 31).
Pragmatisme et symbolisme Une planche du Feldbuch der Wundtartzney de Hans von Gersdorf (1517) accorde une importance visuelle prépondérante au diaphragme, opposant le ventre (partie la moins noble du corps, siège des passions et où s’assouvissent les besoins) au thorax (où le cœur et les poumons hébergent « esprit vital »). C’est d’ailleurs l’ordre classiquement établi pour la pratique de l’autopsie et/ou de l’embaumement, débutant par les organes les moins nobles, vers les plus spirituels (cœur puis cerveau). . . tout en sachant que cet ordre est également conditionné par l’importance des dégradations post-mortem (plus sévères au niveau abdominopelvien — intestins principalement — que thoracique). Un bois gravé du Carpi commentaria cum amplissimis additionibus super Anatomica Mundini de Jacopo Berengario da Carpi (1521) va même jusqu’à présenter un Christ en croix totalement écorché : s’agit-il véritablement du Christ qui offre son anatomie à l’éducation des praticiens ? Ou bien plutôt d’une élévation quasi-mystique du corps d’un inconnu dont la révélation des trésors anatomiques cachés transcende sa nature humaine et révèle quelque chose du sacré ? Depuis les premières planches d’anatomie (Chirurgie d’Henri de Mondeville, vers 1320) jusqu’à la toute fin du 17e siècle, les cadavres sont presque systématiquement représentés actifs, c’est-à-dire participants à leur propre étude : femme au ventre entrouvert déposant son placenta sur un autel (Carpi commentaria cum amplissimis additionibus super Anatomica Mundini de Jacopo Berengario da Carpi, 1521) ; homme écartant les incisions cutanées de son abdomen pour exposer ses muscles du tronc ou encore cadavre au ventre disséqué plan par plan et endormi dans une pose qui rappelle celle d’Endymion sur des peintures antiques (Isagogae breves, pellucide et uberrimae in anatomiam humain corporis de Jacopo Berengario, 1523), squelette avec tissu nerveux tenant sa mandibule dans la main droite, cadavre au ventre ouvert trouvant appui sur les branches d’un arbre mort, et cadavre autopsié puis recousu dont la main gauche écarte les lambeaux cutanés comme pour ré-exposer son anatomie interne (De dissectione partium corporis humani libri tres de Charles Estienne, 1545) ; écorché tenant luimême sa propre peau dans une main et le couteau dans
92 l’autre, cadavre tenant dans ses dents un lambeau de péritoine exposant ses organes internes, et cadavre disséqué pratiquant l’autopsie d’un second cadavre (Anatomia del corpo humano de Juan Valverde, 1560) ; couple de cadavres disséqués assis l’un à côté de l’autre dont l’un se prépare à la saignée en réchauffant une main dans l’eau chaude (Interiorum corporis humain partium viva delineatio, 1570) ; femme enceinte écartant les pans de son ventre pour montrer son utérus, et homme disséqué à genou tenant un médaillon anatomique d’une main et un os long dans l’autre (Tabulae anatomicae de Pietro Berrettini, 1618) ; cadavre enrubanné écartant avec les mains les lambeaux de peau et de muscle de son tronc, et cadavre assis sur une pierre tenant à deux mains la peau écorchée de son dos (De humani corporis fabrica libri decem, de Adriaan Van den Spiegel, 1627) ; cadavre féminin maintenant délicatement les plans cutanés et musculaire de son ventre pour dégager la vue sur le corps de son fœtus in utero, et bébé assis tenant lui-même la peau de son tronc pour exposer son système urinaire et vasculaire abdomino-pelvien (De formatio foetu liber singularis, de Adriaan Van den Spiegel, 1631).
P. Charlier au détriment du décor ; si certaines planches sont d’une incroyable sensualité (on pense aux détails sur les seins, par exemple), les seuls détails extra-anatomiques sont consacrés à l’appareillage servant à la dissection elle-même : suspension des organes urinaires par une ficelle fixée à un clou fiché dans le mur pour un nouveau-né ou stylets et compas destinés à écarter les tendons d’un membre supérieur disséqué plan par plan. La Myologie complète en couleur et grandeur naturelle de Jacques-Fabien Gautier d’Agoty (1746) et l’Anatomia uteri humani gravidi tabulis illustrata de William Hunter (1774) en sont également d’autres exemples comparables. Cette inertie va de pair avec la mise à disposition complète du cadavre au service du bien commun, mais aussi avec l’intensification des pratiques autopsiques et de dissection. Désormais, avec ce nouveau statut (réifié), le corps mort ne sera plus, dans le contexte occidental anatomique, que figuré passivement ; les seules exceptions proviendront du domaine de l’art (mais pas de l’art médical) [1,3].
Déclaration de liens d’intérêts Conclusion
L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
Si Vésale a changé la vision épistémologique de la dissection anatomique, l’aspect du cadavre ne sera modifié que vers la fin du 17e siècle : il devient résolument et définitivement passif. C’est-à-dire objet inerte. Les grandes planches de l’Anatomia humani corporis de Govert Bidloo (1685) en témoignent : l’artiste — qui exprime en image la volonté morale et scientifique de l’anatomiste — utilise des cadrages serrés privilégiant la réalité anatomique
Références [1] Charlier P. Ouvrez quelques cadavres. Une anthropologie médicale du corps mort. Paris: Buchet-Chastel; 2015. [2] Vène M. Écorchés. L’exploration du corps XIVe —XVIIIe siècle. Paris: Albin Michel/Bibliothèque Nationale de France; 2001. [3] Le Breton D. La chair à vif. Usages médicaux et mondains du corps humain. Paris: Métailié; 1993.