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ScienceDirect L’évolution psychiatrique 84 (2019) 165–183
Article original
Réflexions sur un cas d’érotomanie associée dans la perspective freudienne du délire comme « tentative de guérison » dans la psychose夽 Reflections on a case of erotomania, in the Freudian perspective of delusion as an “attempt to cure” in psychosis Jessica Tran The (Psychologue clinicienne, doctorante contractuelle, Chercheur associée) a,∗,b,c,d a
École doctorale recherches en psychanalyse et en psychopathologie, université Paris 7 – Diderot, bâtiment Olympe de Gouges, 8, place Paul-Ricoeur, 75013 Paris, France b Faculté de biologie et de médecine, université de Lausanne, rue du Bugnon 21, 1011 Lausanne, Suisse c Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique de Lausanne, centre hospitalier universitaire vaudois, avenue de Provence 82, 1007 Lausanne, Suisse d Fondation Agalma, Campus Biotech, chemin des Mines 9, 1202 Genève, Suisse Rec¸u le 5 novembre 2017
Résumé Objectif. – L’objectif de cet article est de confronter la conception non déficitaire du délire soutenue par la psychanalyse au réel de la clinique, à partir de l’étude de la construction délirante d’une patiente érotomane. Il s’agira donc notamment de mettre à l’épreuve d’un cas clinique une hypothèse théorique freudienne, la perspective du délire comme tentative de guérison dans la psychose. Dans cette étude, nous chercherons également à montrer comment les développements lacaniens sur les formules de la sexuation et le concept de pousse-à-la-femme, conc¸us dans cette logique freudienne du délire comme tentative de guérison, peuvent également permettre d’éclairer certains aspects de la position érotomaniaque. Nous tenterons donc de mettre en évidence en quoi le délire érotomaniaque peut présenter des effets stabilisateurs et apaisants pour la patiente, par rapport aux composantes relevant du délire de persécution. Méthode. – Notre méthode impliquera dans un premier temps une revue historique de la conception de l’érotomanie dans la psychiatrie classique, afin de retracer la définition progressive de cette entité clinique 夽 Toute réference à cet article doit porter mention : Tran The J. Réflexions sur un cas d’érotomanie associée dans la perspective freudienne du délire comme « tentative de guérison » dans la psychose. Evol psychiatr 2019;84(1): pages (pour la version papier) ou URL [date de consultation] (pour la version électronique). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected]
https://doi.org/10.1016/j.evopsy.2018.10.001 0014-3855/© 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es.
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dans la nosographie. Nous étudierons ainsi les premières définitions proposées par Esquirol, qui mettait l’accent tout comme Ball sur le caractère chaste des érotomaniaques et sur l’absence de désir de réalisation, pour montrer la tension qui apparaît entre cette conception et les descriptions médico-légales données par Garnier puis Portemer, qui soulignaient au contraire la dangerosité des érotomanes et le risque de passages à l’acte violents. Cette revue historique nous amènera également à étudier les spécificités des thèses défendues par De Clérambault, qui avait isolé l’érotomanie comme entité autonome et indépendante de la paranoïa, alors que la plupart de ses contemporains considéraient le délire érotomaniaque seulement comme l’une des thématiques possibles du délire paranoïaque ou à évolution systématisée. Nous présenterons ensuite les spécificités de l’approche psychanalytique du délire érotomaniaque, à partir de l’étude de la « grammaire » du délire proposée par Freud, puis des développements lacaniens sur la forclusion et les formules de la sexuation. Enfin, nous adopterons la méthodologie de l’étude de cas unique, afin de montrer les ressorts singuliers de la construction délirante chez une patiente psychotique. Résultats. – Les résultats de cette étude auront été de mettre au jour le caractère diachronique et progressif de sa construction délirante, à travers l’étude de l’anamnèse de cette patiente, et de déceler les aménagements singuliers et apaisants que peut parfois receler la position érotomaniaque pour un sujet psychotique, en accord avec la perspective freudienne du délire comme tentative de guérison. Nous aurons également pu montrer comment le recours à la théorie lacanienne des formules de la sexuation et au concept de pousse-à-la-femme permet d’éclairer les mécanismes de cet effet pacifiant de la composante délirante érotomaniaque. Discussion. – Notre discussion portera sur la possibilité d’établir une analogie entre la construction délirante de cette patiente et celle opérée par le Président Schreber, que Lacan avait qualifiée de « pousse-à-lafemme ». Il s’agira de considérer comment les aspects pacificateurs de la position érotomaniaque peuvent être conc¸us comme relatifs au traitement économique de la jouissance permis par une position où le sujet viendrait incarner la figure de « La femme » comme exception. La position érotomaniaque aurait ainsi des effets stabilisateurs chez cette patiente dans la mesure où elle opère une pacification du rapport à l’Autre, qui relèverait d’un consentement à se faire l’objet de sa jouissance – cette position venant en opposition dialectique avec le délire de persécution. Conclusion. – En conclusion, on peut souligner la pertinence clinique de l’hypothèse freudienne du délire comme tentative de guérison dans la psychose, qui permet de concevoir la construction délirante d’un sujet singulier dans une perspective non déficitaire. Les formulations lacaniennes sur les formules de la sexuation et le pousse-à-la-femme peuvent également être conc¸ues dans le prolongement de cette conception non déficitaire. Néanmoins, nous mettons en garde contre toute portée généralisante de cette étude, dans la mesure où toutes les constructions délirantes érotomaniaques ne relèveraient pas d’un effet de pousse-àla-femme, et n’impliqueraient pas dans tous les cas une portée stabilisatrice. Notre article aura seulement cherché à mettre au jour les ressorts de la construction diachronique de cette position érotomaniaque dans un cas singulier, mais cette étude ne doit pas occulter que toute construction délirante érotomaniaque ne présente pas nécessairement ces effets stabilisateurs. Néanmoins, dans la mesure où l’érotomanie est une composante majeure du transfert psychotique, revenir à l’étude du délire érotomaniaque par une revue de la littérature psychiatrique et psychanalytique et par l’étude du cas de cette patiente nous semble d’un intérêt fondamental, qui pourrait permettre par la suite d’éclairer la question du maniement du transfert dans la cure des patients psychotiques. © 2018 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´eserv´es.
Mots clés : Érotomanie ; Délire ; Freud S ; Lacan J ; Jouissance ; Psychose ; Revue de la littérature ; Psychiatrie ; Psychanalyse ; Cas clinique
Abstract Aim. – The aim of the paper is to confront the non-deficient conception of delusion supported by psychoanalysis with the reality of the clinical setting, from the study of the delusional construction of an erotomaniac female patient. This means putting a Freudian theoretical hypothesis to the test of a clinical case: the Freudian perspective of delusion as a attempt to heal in psychosis. In this paper, we will also try to show how Lacanian
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developments on the formulae of sexuation and the concept of “push-towards-the-woman”, conceived in the Freudian logic of delusion as a healing attempt, can also cast light on certain aspects of the erotomaniac position. We will therefore try to highlight how erotomaniac delusion was able to have stabilizing and soothing effects for this patient, unlike the components of persecution delusion. Method. – Our method will initially involve a historical review of the conception of erotomania in classic psychiatry, in order to trace the progressive definition of this clinical entity in the nosography. Thus, we will study the first definitions proposed by Esquirol, who like Ball, emphasized the chaste character of erotomaniacs and the absence of desire for realization, to show the contrast that appears between this conception and the medico-legal descriptions by Garnier and Portemer, who both underlined the dangerousness and the risk of violent acting-out. This will also lead us to study specificities of the theses defended by Clérambault, who identified erotomania as an autonomous entity independent from paranoia, whereas most of his contemporaries considered erotomaniac delusion only as one of the possible themes of paranoid or systematized delirium. Then, we will present the specificities of the psychoanalytic approach to erotomaniac delusion, starting from the study of Freud’s “grammar” of delusion, and then Lacanian developments on foreclosure and the formulae of sexuation. Finally, we will adopt the methodology of the single case study in order to show the singular process of delusional construction in a psychotic patient. Results. – Our results cast light on the diachronic and progressive character of this patient’s delusional construction by way of anamnesis, and they show the singular, soothing constructions that can sometimes conceal the erotomaniac position for a psychotic subject, in line with the Freudian perspective of delusion as an attempt at healing. We have also been able to show how the use of the Lacanian theory of the formulae of sexuation and the “push-towards-the-woman” concept makes it possible to cast light on the mechanisms of this pacifying effect of the erotomaniac delusional component. Discussion. – Our discussion will focus on the possibility of establishing an analogy between the delusional construction of this patient and the construction operated by President Schreber, described by Lacan as “push-towards-the-woman”. The question is how the pacifying aspects of the erotomaniac position can be conceived as relating to the economic treatment of the “jouissance” facilitated by a position where the subject comes to embody the figure of “the woman” as an exception. The erotomaniac position could thus have had stabilizing effects in this patient, insofar as it brings about a pacification in the relationship with the Other, a form of consent to be the object of the Other’s enjoyment–and this position is dialectically opposed to the delusion of persecution. Conclusion. – In conclusion, the clinical relevance of the Freudian hypothesis of delusion as an attempt at healing in psychosis can be underlined, making it possible to envisage the delusional construction of a singular subject in a non-deficient perspective. The Lacanian approach to the formulae of sexuation and “push-towards-the-woman” can also be seen as the prolongation of this non-deficient conception. Nevertheless, caution is required for any generalisation of the results of this study, since it is probable that not all delirious erotomaniac constructions result from a “push-towards-the-woman” effect, and do not in every case have a stabilizing effect. Our article is merely intended to cast light on the mechanisms of the diachronic construction of this erotomaniac position in a singular case. This study should not suggest that every delirious erotomaniac construction inevitably presents these stabilizing effects. Nevertheless, since erotomania is a major component of psychotic transference, returning to the study of erotomaniac delirium via a review of the psychiatric and psychoanalytic literature alongside the case of this patient seems to us of fundamental interest, for its ability to cast light on the question of how to handle transference in the cure of psychotic patients. © 2018 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Keywords: Erotomania; Delusion; Freud S; Lacan J; Enjoyment; Psychosis; Literature review; Psychiatry; Psychoanalysis; Clinical case
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« Vous vous plairez à vivre, à tout attendre de l’amour. Laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais incliné (. . .). Je vous souhaite d’être follement aimée » André Breton, L’Amour Fou . 1. Introduction L’érotomanie ou illusion délirante d’être aimé a connu son heure de gloire dans la psychiatrie classique franc¸aise, au tournant du XXe siècle. Mais la finesse clinique des observations de certains aliénistes ne doit pas nous conduire à oublier la ferveur diagnostique et le souci de classification nosographique qui les animaient. Loin de concevoir l’érotomanie comme une entité nosographique à part entière, la psychanalyse, avec sa lecture libidinale de la psychose, introduit une subversion profonde des catégories de la nosographie psychiatrique, et pourrait nous amener à prendre en compte les aménagements singuliers que peut receler la position érotomaniaque pour un sujet psychotique. Si Freud refusait une lecture déficitaire de la psychose, assimilant le délire à une « tentative de guérison », nous pourrions tenter d’étudier le cas d’une patiente érotomane dans cette perspective freudienne, pour essayer de déceler comment cette construction subjective peut induire certains effets de pacification. La rencontre avec l’érotomanie a également marqué l’entrée de Jacques Lacan dans l’histoire de la psychiatrie ; dans sa thèse de 1932, il écrivait au sujet d’Aimée : « à mesure que nous nous rapprochons du terme fatal, un thème se précise, celui d’une érotomanie qui a pour objet le Prince de Galles » [1]. Mais pour défendre sa conception de la « paranoïa d’autopunition », Lacan fut contraint de s’intéresser davantage au délire de persécution de sa patiente, faisant peu de cas de son « illusion délirante d’être aimée » dans la discussion diagnostique. Ce n’est qu’en 1975 que, revenant sur le cas de Marguerite Anzieu, il confiera à ses auditeurs de Yale : « elle était érotomane (. . .). Dans ma thèse, je me trouvais appliquer le freudisme sans le savoir » [2], renonc¸ant ainsi au diagnostic de paranoïa d’autopunition. De 1932 à 1975, c’est une autre érotomanie qui fit l’objet des développements lacaniens sur la psychose : celle – qualifiée de mortifère – du Président Schreber. En nommant « érotomanie divine » la position ultime qui parachevait la construction délirante de l’auteur des Mémoires d’un névropathe, Lacan rejoignait là le point de vue classique de Portemer, pour qui l’illusion délirante d’être aimé de Dieu n’était qu’un cas particulier d’érotomanie à « objet surnaturel » [3]. Cependant, le recours à la logique propositionnelle au début des années 1970 va permettre à Lacan d’éclairer sous un jour nouveau l’état terminal de la psychose de Schreber, qu’il avait déjà qualifié de « solution élégante » dans sa Question préliminaire, la « divination de l’inconscient » ayant très tôt averti le sujet que, faute d’être « le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque à tous les hommes » [4]. À l’aide des quantificateurs universels et existentiels formalisés par les développements logiques de Frege, il va situer l’effet de la forclusion quant à la sexuation du sujet : à défaut de pouvoir fonder l’universel de la fonction phallique1 côté homme sur l’exception incarnée par le père primitif de Totem et tabou – qui lui ne serait pas castré mais jouirait de toutes les femmes [5] – il reste au psychotique la solution de venir incarner l’exception côté femme, là où elle ne pouvait s’écrire. Schreber, en devenant la femme de Dieu, en vient à
1 Le grand de la fonction phallique est a` entendre ici comme synonyme de castration de jouissance, donc relevant du registre réel, et non pas de l’imaginaire contrairement au petit de la signification phallique.
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faire exister La femme, comme l’exception qui permettrait de fonder un universel du côté de la sexuation où n’était que le particulier. Le recours à une logique non aristotélicienne, où l’exception assoit l’universel, a permis à Lacan de spécifier les ressorts de l’érotomanie divine de Schreber : dans L’Etourdit, il condensera la position finale de la construction délirante du Président sous une formule complexe, la désignant comme un effet « sardonique » de « pousse-à-la-femme » [6]. On pourrait, à tort, tendre à concevoir le pousse-à-la-femme dans une acception phénoménologique, le résumant à la transformation en femme de Schreber dans un registre purement imaginaire, voire allant jusqu’à le confondre avec la notion de transsexualisme ; ce serait là manquer tout le ressort logique de ce concept. Lacan, au contraire, soulignait qu’il ne s’agissait là aucunement d’une référence anatomique qui tiendrait compte de la différence des sexes : « à tout être parlant, comme il se formule expressément dans la théorie freudienne, il est permis, quel qu’il soit, qu’il soit pourvu ou non des attributs de la masculinité (. . .), de s’inscrire dans cette partie » [7]. Nous pourrions, dès lors, reconsidérer l’érotomanie au prisme des formules de la sexuation et tenter d’appliquer la logique du pousse-à-la-femme à un cas d’érotomanie...féminime. La position érotomaniaque pourrait alors s’avérer une issue possible à la délocalisation de la jouissance produite par la forclusion, dans la mesure où l’érotomanie permettrait à une psychotique de venir incarner l’exception du côté de la sexuation où elle ne pouvait s’écrire, faisant alors exister La femme. Nous tenterons de mettre cette hypothèse à l’épreuve de la clinique, en la confrontant au cas de Madame R., hospitalisée à 75 ans à la suite d’une recrudescence délirante, dont la thématique érotomaniaque a pour objet son moniteur d’auto-école qu’elle n’a pas revu depuis 40 ans. En suivant la conception freudienne du délire comme tentative de guérison, il s’agira d’étudier comment, du déclenchement à la construction délirante, l’érotomanie permet à Madame R. d’occuper une position d’exception, ayant pour corollaire la localisation de la jouissance au lieu de l’Autre, et restaurant ainsi une fonction de limite – non œdipienne – à la jouissance. Nous avons choisi dans cette étude de nous concentrer sur un cas clinique unique, afin d’étudier la singularité de la construction délirante au cours du processus allant du déclenchement psychotique jusqu’à une certaine stabilisation, chez notre patiente. Ce choix s’enracine également dans un fondement éthique, dans la mesure où l’enjeu d’une telle recherche ne pourrait en aucun cas relever de l’ambition de proposer une relecture générale de l’entité nosographique d’érotomanie à travers le concept lacanien de pousse-à-la-femme. Au contraire, il s’agira seulement de mettre en lumière comment, chez un sujet unique, caractérisé par son histoire individuelle, se construit progressivement une position subjective éminemment singulière, permettant d’apporter certains effets pacificateurs face au premier temps du déclenchement psychotique. Nous partirons donc d’abord de l’histoire de l’érotomanie dans la psychiatrie classique, pour ensuite préciser les spécificités de la conception psychanalytique de l’érotomanie, de la « grammaire » du délire proposée par Freud aux développements lacaniens sur la forclusion et les formules de la sexuation. Nous présenterons ensuite l’anamnèse de Madame R., avant de nous consacrer à l’étude de la construction temporelle singulière de sa position érotomaniaque, en proposant l’hypothèse selon laquelle, par son délire, elle viendrait occuper une position d’exception, incarnant une figure de La femme, dans une logique comparable à ce que Lacan avait désigné chez Schreber comme un « pousse-à-la-femme ». 2. Histoire de l’érotomanie dans la psychiatrie classique Si l’étymologie grecque de l’érotomanie nous inciterait à faire remonter son origine à l’Antiquité, elle relève pourtant, comme nombre de termes médicaux, d’une construction du XVIIIe siècle. Il n’en est aucunement fait mention dans la médecine antique de tradition
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aristotélicienne, pas plus dans la théorie des humeurs d’Hippocrate que dans l’œuvre de Gallien ; la première occurrence de ce syndrome remonterait au Poème de la médecine d’Avicenne [8], au début du XIe siècle. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que l’illusion délirante d’être aimé suscitera un intérêt des plus vifs parmi les aliénistes franc¸ais, qui en produiront des observations cliniques restées célèbres pour leur finesse. Il revient à Jean-Etienne Esquirol d’avoir élaboré la première conceptualisation théorique de l’érotomanie dans son Traité des maladies mentales [9], en 1938. Face à une conception morale ou religieuse de la folie érotique, qui relevait de l’ubris et du pêché, voire d’une problématique judiciaire lorsqu’il s’agissait de réprimander pénalement les passages à l’acte des érotomanes, Esquirol opèrera un renversement considérable, faisant entrer l’érotomanie dans un paradigme définitivement psychiatrique. Lorsqu’il la définit comme une maladie mentale, son discours « n’est plus celui de la faute, il devient un exposé clinique » [10]. Il subsume l’érotomanie dans l’entité clinique des monomanies, ou affections mentales à idées fixes et dominantes, et la décrit comme un « amour excessif, tantôt pour un objet réel, tantôt pour un objet imaginaire ». Mais elle n’est aucunement une « langueur qui pénètre l’âme » ; « l’érotomanie est du ressort de la médecine, c’est une affection cérébrale chronique » [9]. Esquirol insiste particulièrement sur le caractère chaste de l’érotomanie, qui apparaît comme antagoniste à la nymphomanie : « l’érotomaniaque ne désire, ne songe pas même aux faveurs qu’il pourrait espérer de l’objet de sa folle tendresse ». Or, cette définition de l’érotomanie comme marquée par l’absence de tout désir de réalisation sera particulièrement discutée au sein de la psychiatrie classique. Comme le souligne Franc¸oise Gorog, « le débat restera ouvert entre deux perceptions de ces malades, opposant à l’aliéné chaste et doux le redoutable amoureux persécuteur » [11]. Ainsi, Esquirol, pour soutenir que l’essence de l’érotomanie ne réside nullement dans un désir de réalisation, va jusqu’à donner l’exemple du rhodien Alkidias, « pris de délire érotique pour une statue de Cupidon de Praxitèle » [9]. De même, Ball [12], dans son traité dédié à la monomanie érotique, qualifiera cette dernière de « folie de l’amour chaste ». Au contraire, certains aliénistes, nourris des observations médico-légales témoignant des passages à l’acte récurrents des érotomanes (à l’image d’Adèle Hugo qui, rendue célèbre par le film de Truffaut, n’avait de cesse de poursuivre le lieutenant Pinson [13]), insisteront sur leur dangerosité et le caractère incurable de leur mal. Si Lasègue allait jusqu’à les qualifier « d’amoureux persécuteurs », ce fut Garnier qui, médecin-chef de l’infirmerie spéciale de la préfecture de police, fut le premier confronté à ces « déséquilibrés de l’amour » qui étaient allés jusqu’au crime par dépit amoureux [10]. Son élève Portemer, dans sa thèse de 1902, reprendra à son tour ces observations médico-légales pour en déduire la violence inexorable qui conduit ces « dégénérés mentaux » à passer à l’acte, mettant l’accent sur leur dangerosité [3]. Bien qu’il considère que ces patients doivent être acquittés de leurs peines judiciaires dans la mesure où l’incurabilité de leurs troubles les absout de toute responsabilité, il préconise en revanche l’internement dans un asile à vie, précisément pour prévenir les forfaits que ces « amoureux persécuteurs » pourraient être poussés à commettre sur l’objet de leur amour. Quelques années plus tard, à la suite de Garnier et Portemer, c’est Gaëtan De Clérambault qui prendra la direction de l’Infirmerie Spéciale, où il rédigera près de 200 certificats d’internements d’office portant le diagnostic d’érotomanie [10], et réalisera les observations qui serviront de socle à sa doctrine des psychoses passionnelles. Si son œuvre a fait date dans l’histoire de l’érotomanie (au point que les Anglo-saxons désignent cette pathologie comme le « De Clérambault’s syndrom »), il convient de resituer ses élaborations théoriques dans le contexte du vif débat nosographique qui anima la psychiatrie franc¸aise en ce début de XXe siècle. De Clérambault, dans son étude sur Les délires passionnels [14], défend l’idée d’une autonomie nosographique des psychoses passionnelles, où il range l’érotomanie aux côtés des délires de revendication et
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de jalousie. Il les distingue du délire d’interprétation, soutenant que les psychoses passionnelles ne relèveraient pas du même mécanisme que la paranoïa. Les syndromes passionnels se présenteraient soit comme purs, dans des cas rares, soit plus généralement comme associés, quand un délire dit « intellectuel » ou « hallucinatoire » s’y ajoute. L’érotomanie – qui des trois formes de psychoses passionnelles reste la plus détaillée par De Clérambault – verrait se succéder trois phases : l’espoir, le dépit et la rancune [14]. Il sera le premier à en donner une formulation logique, la faisant reposer sur un postulat premier « c’est l’Objet qui a commencé ou qui aime le plus ou seul », duquel seraient déduits trois thèmes considérés comme évidents : « l’Objet ne peut avoir de bonheur sans le soupirant », « l’Objet ne peut avoir une valeur complète sans le soupirant », « l’Objet est libre, son mariage n’est pas valable » [14], et d’autres thèmes dérivés qui se démontrent, comme la « protection continuelle de l’Objet », ou les « conversations indirectes avec l’Objet ». Bien que le syndrome érotomaniaque décrit par De Clérambault en 1921 fût admiré pour la finesse clinique de son observation, il suscita toutefois les objections les plus vives. Comme l’ont rapporté B. Dalle, Y. Edel et A. Fernandez dans leur ouvrage consacré à ce sujet [10], le 23 mai 1923, son exposé sur « Un cas d’érotomanie pure persistant depuis 37 années » [14] fut suivi de la critique aiguisée de Jean Capgras, opposé à la conception de l’érotomanie comme une entité clinique autonome. Ce dernier affirmait au contraire que ce syndrome devait être subsumé au sein du délire d’interprétation, dont il avait dégagé la structure avec Paul Sérieux dans Les folies raisonnantes en 1909. Si dans cet ouvrage les deux auteurs n’avaient accordé que six pages au délire érotique [15], c’est précisément parce que la nature des idées délirantes, variable selon « le caractère, le milieu, l’éducation », n’avait selon eux « plus aucune valeur nosographique » [15]. Les différentes thématiques – délire mystique, de grandeur, de persécution, hypochondriaque, d’autoaccusation et érotomanie – se combineraient fréquemment chez un même patient, et l’érotomanie se présenterait le plus souvent accompagnée d’un délire de jalousie ou de persécution. Sérieux et Capgras, déniant de la sorte l’importance de la thématique variable des idées délirantes, ont au contraire cherché à accentuer le mécanisme structural commun à l’origine de toutes les formes du délire d’interprétation, qu’ils définissaient comme une psychose chronique à base d’interprétations délirantes, où les hallucinations sont rares et seulement épisodiques lorsqu’elles se présentent. Le 23 mai 1923, à la Société clinique de médecine mentale, J. Capgras reproche alors à De Clérambault « de ne décrire son syndrome érotomaniaque qu’au prix d’un artifice » [10] visant à l’isoler du délire d’interprétation. Dans ce débat particulièrement virulent au sein de l’école de psychiatrie franc¸aise, De Clérambault fut l’un des seuls à revendiquer le caractère autonome de l’érotomanie. Or, outre-Rhin, dans la 9e édition de son Traité de psychiatrie [16], Kraepelin avait quant à lui classé le « dérangement érotique » au sein de la paranoïa, adoptant de la sorte une position proche de celle de Sérieux et Capgras. Il définit en 1915 la paranoïa (récente entité clinique dont il a contribué à délimiter les contours) comme un « système délirant durable et impossible à ébranler, qui s’instaure avec une conservation complète de la clarté et de l’ordre de la pensée » [16], dont l’érotomanie ne constituerait qu’une thématique particulière. L’élaboration du syndrome érotomaniaque entre le XIXe et le début du XXe siècle aura donc été principalement marqué par deux controverses. Dans un premier temps, l’opposition entre une conception « chaste » de l’illusion délirante d’être aimé, qui ne tendrait nullement à sa réalisation, et les descriptions médico-légales des passages à l’acte criminels opérés par des érotomanes sur l’objet de leur amour, avait dominé les querelles. Puis, dans un second temps, c’est le débat concernant l’autonomie du tableau érotomaniaque qui deviendra une source de conflits majeurs, De Clérambault considérant ce tableau comme indépendant du délire d’interprétation ou de la paranoïa, tandis que ses contemporains tendaient à le subsumer dans cette dernière
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entité clinique. Après avoir ainsi restitué les principaux enjeux de la construction de l’érotomanie comme entité nosographique dans la psychiatrie classique, il convient désormais de nous pencher sur les singularités de la conception psychanalytique de ce tableau clinique, depuis les premières formulations freudiennes jusqu’aux développements lacaniens sur la forclusion et les formules de la sexuation. 3. La grammaire freudienne de l’érotomanie Freud, dans une posture semblable à celles de Capgras ou Krapelin, concevra lui aussi l’érotomanie comme une forme de la paranoïa. En cela, il est donc nécessaire de se pencher d’abord sur la théorie freudienne de la psychose, afin de mieux situer les spécificités du syndrome érotomaniaque au sein de cette dernière. Dans ses premiers articles sur les psychonévroses de défense, il conc¸oit la psychose comme le résultat d’un mécanisme de défense où le moi aurait « rejeté » (Verwift) une représentation qui lui était insupportable [17]. Or, le moi, en s’arrachant à cette représentation inconciliable, qui était inséparablement attachée à un fragment de réalité, se séparerait de fait d’une partie de la réalité. Freud en vient ainsi à décrire la paranoïa comme une « psychose de défense », régie par un mécanisme différent du refoulement dans la névrose [18]. Mais c’est en 1911, dans son analyse des Mémoires du Président Schreber, qu’il parachèvera sa thèse sur la paranoïa comme une défense contre l’homosexualité [19]. Les différentes formes de délires paranoïaques relèveraient chacune d’une manière particulière de nier un désir homosexuel. Le délire de persécution serait ainsi une négation de la phrase « moi (un homme), je l’aime, lui (un homme) » par contradiction du verbe (je ne l’aime pas, je le hais), pour aboutir à la phrase : « il me hait (me persécute), ce qui me donne le droit de le haïr », tandis que l’érotomanie nierait l’homosexualité par une contradiction du complément d’objet : « Ce n’est pas lui (un homme) que j’aime, puisque je l’aime elle (une femme) », phrase qui, une fois la contrainte de la projection appliquée, se traduirait par la perception « je remarque qu’elle m’aime », ce qui reviendrait à « Je ne l’aime pas lui, je l’aime elle, parce que c’est elle qui m’aime » [19]. Or, Freud ajoute que l’érotomanie est la seule forme de paranoïa où la proposition médiane « Je l’aime elle » peut devenir consciente, parce que sa contradiction avec la première n’est pas aussi incompatible que celle qui sépare l’amour de la haine dans le délire de persécution. Désormais, ce sera donc l’hypothèse selon laquelle « le paranoïaque lutte contre le renforcement de ses tendances homosexuelles » [20] qui expliquera pour Freud tous les cas de paranoïa [19]. Or, dans la mesure où il n’existerait pas dans l’inconscient de représentant psychique de la différence des sexes, Freud a recours à l’opposition entre passif et actif pour recouvrir l’opposition féminin-masculin, et interprète cette défense contre l’homosexualité comme prenant sa source dans la position féminine envers le père corrélative de la forme négative du complexe d’Œdipe, position jugée par Freud des plus répulsives à concevoir pour l’homme adulte. Ainsi, lorsqu’il se proposait de comprendre le délire de persécution chez Schreber, ainsi que l’ébauche de féminisation qui s’ensuit, Freud s’excusait de « la monotonie des solutions qu’offre la psychanalyse », y retrouvant toujours le « fameux complexe paternel » [21]. En effet, le fantasme initial « qu’il serait beau d’être une femme soumise à la copulation » [22] succombe dans un premier temps à la répression qui correspond à l’indignation que suscite chez Schreber l’idée de son éviration (Entmannung), alors qu’elle sera acceptée comme un « sacrifice nécessaire » dans la phase de stabilisation du délire. Il consent ainsi à son émasculation dans le but de devenir la femme de Dieu, derrière qui Freud reconnaît les traits du père de Schreber. La condition de la guérison provisoire relève donc de l’acceptation de la position féminine passive à l’égard du père, poussée jusqu’à l’exagération dans la transformation en femme de Schreber.
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4. Les développements successifs de Lacan sur l’érotomanie La rencontre avec l’érotomanie marque l’entrée de Jacques Lacan dans l’histoire de la psychiatrie ; dans sa thèse de 1932, il écrivait au sujet d’Aimée : « à mesure que nous nous rapprochons du terme fatal, un thème se précise, celui d’une érotomanie qui a pour objet le Prince de Galles » [1]. Mais, pour défendre sa conception de la « paranoïa d’autopunition », Lacan fut contraint de s’intéresser davantage au délire de persécution de sa patiente, faisant peu de cas de son « illusion délirante d’être aimée » dans la discussion diagnostique. Ce n’est qu’en 1975 que, revenant sur le cas de Marguerite Anzieu, il confiera à ses auditeurs de Yale : « elle était érotomane (..). Dans ma thèse, je me trouvais appliquer le freudisme sans le savoir » [2], révisant ainsi son diagnostic de paranoïa d’autopunition. Or, si Lacan avait reconnu en De Clérambault son « seul maître en psychiatrie » [23], il n’adoptera aucunement sa conception de l’érotomanie comme un syndrome autonome, et la considèrera, dans les pas de Freud, comme une expression de la paranoïa – et il n’est pas anodin qu’à ce propos il ait souligné que dans l’œuvre de Kraepelin « le génie de la clinique était porté plus haut » que dans la tradition franc¸aise [23]. Un détour par les développements lacaniens sur la psychose s’impose donc de fait pour éclairer sa conception de l’érotomanie, en particulier telle qu’elle se dégage de son étude du délire de Schreber à travers les Mémoires d’un névropathe. Dans les pas de Freud, Lacan maintiendra le complexe d’Œdipe, et en particulier le père, comme référence centrale de la structure du sujet. Cependant, dans son Séminaire de 1952–1953, il tentera de spécifier le mécanisme en jeu dans la psychose, différent du refoulement névrotique. Freud avait retrouvé chez Schreber le complexe paternel, et admettait que rien dans les fantasmes révélés par l’analyse du cas ne permettait une distinction satisfaisante entre névrose et psychose [19] : « nous avons jusqu’ici traité du complexe paternel qui domine le cas de Schreber et du fantasme dominant de désir pathogène. Il n’y a là rien de caractéristique de la paranoïa, rien que l’on ne puisse retrouver dans d’autres cas de simple névrose et qu’on y retrouve en effet. Le trait distinctif de la paranoïa (ou de la démence paranoïde) doit être recherché ailleurs : dans la forme particulière que revêtent les symptômes, et de cette forme il convient de rendre responsables non point les complexes, mais le mécanisme formateur des symptômes ou celui du refoulement » [19]. Lacan identifiera ce mécanisme comme la Verwerfung décrite par Freud dans son article sur les psychonévroses de défense [17], qu’il traduira par le terme juridique de « forclusion ». Dans son écrit D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, il reformule le complexe de castration par sa métaphore paternelle où, dans la névrose, la symbolisation de l’absence de la mère laisserait place à la substitution signifiante du Nom-du-Père, faisant émerger la signification phallique : Nom-du-Pè re A Dé sir de la mè re → Nom-du-Pè re · Dé sir de la mè re Signifié du sujet Phallus Cette substitution signifiante n’est possible que si l’enfant, qui dans un premier temps de la dialectique de leurre imaginaire avec la mère s’était identifié au phallus (c’est-à-dire, à l’objet du désir de la mère), s’est vu ensuite signifier par celle-ci que son désir était ailleurs. C’est le signifiant du Nom-du-Père (soit le père en tant que pure instance signifiante, tel qu’il est figuré par le père mort de Totem et tabou une fois qu’il a été incorporé par les fils et réduit au signifiant du totem [24]) qui, par l’opération de la métaphore paternelle, viendra se substituer à l’énigme du désir de la mère. Or, Lacan nous propose de concevoir une situation (qui serait la condition même de la
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psychose), où le signifiant du Nom-du-Père ne viendrait pas se substituer au signifiant du désir de la mère, c’est-à-dire où, au lieu de la Bejahung primordiale, de l’assomption de ce signifiant, se produirait une Verwerfung, une forclusion du signifiant. Dans ce cas, l’effet métaphorique de la substitution signifiante ne se produirait pas, laissant à la place de la signification phallique un trou, un vide [4]. Lorsqu’un évènement dans la vie du sujet viendrait faire appel au signifiant forclos (comme la nomination de Président à la Cour d’Appel de Dresde pour Schreber), évènement qui selon Lacan aurait trait « aux symboles de la procréation et de la mort » [4], le sujet se trouverait dans l’incapacité d’y répondre, et serait donc confronté à un vide énigmatique lié à l’absence de signifiant phallique, dont il ne dispose pas pour symboliser l’évènement. Ainsi, la rencontre « d’Un-père dans le réel » viendrait précipiter la dissolution imaginaire ; dans la paranoïa, la signification délirante permettrait de combler le vide laissé dans la signification, à l’image de la métaphore du délire comme « pièce qu’on colle là où initialement s’était produite une faille dans la relation du moi au monde extérieur » énoncée par Freud en 1924 [25]. On voit ici s’esquisser la filiation freudienne dont se réclame Lacan, avec cette conception commune du délire non pas comme un déficit, mais au contraire comme un élément conc¸u par le sujet pour venir combler une faille, c’est-à-dire, relevant plus d’une « tentative de guérison » que d’un phénomène morbide premier. 5. La femme n’existe pas : apports des formules de la sexuation Si Lacan, de 1932 à 1975, n’est que rarement revenu sur l’Aimée de sa thèse, c’est une autre érotomanie qui fera l’objet de ses développements sur la psychose ; celle – qualifiée de « mortifiante » [26] – du Président Schreber. En nommant « érotomanie divine » la position ultime qui parachevait la construction délirante de l’auteur des Mémoires d’un névropathe, Lacan rejoignait là le point de vue classique de Portemer, pour qui l’illusion délirante d’être aimé de Dieu n’était qu’un cas particulier d’érotomanie à « objet surnaturel » [3]. Cependant, le recours à la logique propositionnelle au début des années 1970 va permettre à Lacan d’éclairer sous un jour nouveau l’état terminal de la psychose de Schreber, qu’il avait déjà qualifiée de « solution élégante » dans sa Question préliminaire, la « divination de l’inconscient » ayant très tôt averti le sujet que, faute d’être « le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque à tous les hommes » [4]. À l’aide des quantificateurs universels et existentiels formalisés par les développements logiques de Frege, il va situer l’effet de la forclusion quant à la sexuation du sujet, en proposant une écriture logique de la castration symbolisée par la fonction [5], qui ne relèverait plus de la dimension imaginaire du phallus, mais de son rapport au réel de la jouissance [27], dans la mesure où la castration serait conc¸ue comme limitation de la jouissance du sujet (cette désignation d’un réel de la jouissance serait la Bedeutung du phallus, que l’on pourrait traduire par « référence » ou par « dénotation » comme chez Frege, et non sa « signification » qui relèverait du registre imaginaire, du Sinn). Lacan, contrairement à la logique aristotélicienne, va se référer à une logique de l’exception telle que Frege a pu la formaliser, en fondant l’universel de la fonction phallique sur une exception qui viendrait « confirmer » cette règle. Cette exception est incarnée par le père primitif du mythe freudien de Totem et tabou : en tant qu’il possède toutes les femmes de la horde, rien ne vient poser une limite à sa jouissance, contrairement au reste des hommes qui, du fait de l’interdit de l’inceste conséquent au meurtre du Père, est soumis à une castration de jouissance. Ainsi, l’exception du Père de la horde primitive, que Lacan écrit à l’aide du quantificateur existentiel : ∃xx. Cette notation désigne ainsi cet « au moins un qui ne soit pas serf de la fonction phallique » [7], qui permettrait de venir fonder l’universel de la castration : ∀xx, où tous les hommes sont soumis à la fonction phallique. Or, si la femme est
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quant à elle caractφérisée par le fait de n’être « pas-toute » soumise à la loi phallique, en tant qu’elle peut éprouver une jouissance Autre, il n’existe de son côté aucune exception qui puisse, par sa fonction de limite, venir asseoir un universel de « La Femme » : ∃xx. Ainsi, dans le séminaire . . . ou pire, Lacan souligne que, si la femme participe à la fonction phallique, « cela n’universalise pas la femme, ne serait-ce que par ceci qui est la racine du pas-toute, qu’elle recèle une autre jouissance que la jouissance phallique, la jouissance dite proprement féminine, qui n’en dépend nullement » [5]. L’innovation de Lacan porte ainsi sur la mise au jour de ce « pas-tout », délaissé par la logique classique. En résulte l’impossibilité d’écrire « La femme », dans la mesure où, en l’absence d’universel, on ne peut parler que « d’une femme », singula singularis. Le livret de Don Giovanni de l’opéra de Mozart semble parfaitement illustrer ces propos : Don Juan jouit de ses conquêtes une par une, et ses succès peuvent être comptabilisés dans un ensemble numérique fini : il en aurait possédées « mille tre ». L’aphorisme lacanien selon lequel « La femme n’existe pas » [7], formalisé par la négation du quanteur universel, ∀xx, vient illustrer l’absence d’une écriture logique permettant d’asseoir un universel côté femme. Lacan souligne en revanche qu’il ne s’agit pas ici d’une référence anatomique à la différence des sexes, car « à tout être parlant, comme il se formule expressément dans la théorie freudienne, il est permis, quel qu’il soit, qu’il soit ou non pourvu des attributs de la masculinité – attributs qui restent à déterminer – de s’inscrire dans cette partie » [7]. Rien n’empêche donc une hystérique de « faire l’homme » en se rangeant du côté de la sexuation où la jouissance est entièrement soumise au signifiant phallique. De même, Schreber, dans la construction finale de son délire, se situe côté femme, et vient incarner l’exception là où elle ne pouvait s’écrire lorsqu’il aspire à devenir la femme de Dieu. 6. Enjeux du pousse-à-la-femme dans la position érotomaniaque En relisant la théorie de la forclusion à l’aide de ces développements postérieurs de Lacan, on peut donc situer son incidence majeure quant à la sexuation du sujet. Du fait de l’absence de métaphore paternelle, le sujet psychotique ne peut s’inscrire dans le ∀x x de la fonction phallique. Il se situe de la sorte dans une position « hors sexe » et, comme Schreber, se retrouve confronté à l’expérience d’une jouissance énigmatique non limitée par la castration, non chiffrée, hors de la prise du symbolique, entraînant la délocalisation de la jouissance illustrée par la diversité des phénomènes de corps, comme en témoignent les phénomènes hypocondriaques ou les hallucinations cénesthésiques dans la psychose. En 1972, dans son texte L’Etourdit, Lacan va illustrer, avec le retour au cas Schreber, une issue possible à cette délocalisation de la jouissance dans la psychose, condensée dans une formule complexe : « Je pourrais ici, à développer l’inscription que j’ai faite par une fonction hyperbolique, de la psychose de Schreber, y démontrer dans ce qu’il a de sardonique l’effet de pousse-à-lafemme qui se spécifie du premier quanteur : ayant bien précisé que c’est de l’irruption d’Un-père comme sans raison, que se précipite ici l’effet ressenti comme d’un forc¸age, au champ d’un Autre à se penser comme à tout sens le plus étranger » [6] La fonction hyperbolique qu’il mentionne ne tient pas seulement à l’exagération jusqu’à laquelle Schreber pousse la transformation en femme (qui pourrait certes relever de la figure de style de l’hyperbole), mais renvoie plus précisément au schéma I de la Question préliminaire, où l’on pouvait observer la « double asymptote qui unit le moi délirant à l’Autre divin » [4]. Ainsi, comme le souligne E. Mahieu dans son ouvrage consacré au pousse-à-la-femme [28], ce concept s’inscrit dans la continuité directe de ce premier écrit de Lacan sur la psychose, et pourrait
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ainsi constituer cette « pleine suite » [26] qu’il appelait de ses vœux pour La question préliminaire. Le pousse-à-la-femme ne peut donc être réduit à son émergence ponctuelle dans le cadre des développements logiques de Lacan et, s’il ne s’agit pas ici de « fétichiser » un terme qui n’apparaît qu’une seule fois sous sa plume, il faut au contraire s’efforcer de découvrir la grande portée clinique qu’il recèle. En effet, en 1958, Lacan soulignait déjà au sujet de Schreber que la « divination de l’inconscient » avait très tôt averti le sujet que « faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque à tous les hommes » [4]. Le pousse-à-la-femme peut donc être compris relativement aux développements sur les formules de la sexuation comme ce qui conduit logiquement le psychotique à faire exister « La » femme, en incarnant l’exception qui fonderait son universel. Car, si du fait de la forclusion, l’exception paternelle est manquante dans la psychose, et ne permet pas au sujet de s’inscrire dans l’universel de la fonction phallique, il reste au sujet psychotique la possibilité de venir incarner lui-même cette figure de l’exception côté femme. Le pousse-à-la-femme pourrait donc être lu comme l’un des « destins » possibles de la forclusion, et rapproché de la perspective freudienne du « délire comme tentative de guérison », dans la mesure où cette métaphore délirante permettrait au sujet d’endiguer la jouissance hors-norme de la psychose. Cependant, la formule de Lacan nous invite à tempérer les vertus de cette « guérison » : si le psychotique rit de cette solution comme d’un « pied de nez » fait à la Loi du Père, ce rire est au demeurant qualifié par Lacan de « sardonique ». L’adjectif évoque ici les contractions involontaires des muscles de la face lors de l’ingestion de la sardonia, plante aux effets délirants pouvant entraîner une paralysie semblable au tétanos, allant jusqu’à la mort. Le visage de la victime devient spasmodique au point de paraître dépourvu de lèvres, créant une image d’effroi, mais d’une manière si singulière que, « au moment où la victime se meurt, elle semble rire » [28]. Le pousse-à-la-femme constitue donc une issue délirante à la dissolution imaginaire de la psychose, venant corroborer l’idée que Lacan avanc¸ait dès la Question préliminaire selon laquelle la forclusion peut être compensée. Mais cette solution, loin de la suppléance trouvée par Joyce grâce à son sinthome, garde au contraire la trace du « forc¸age au champ d’un Autre » : le psychotique demeure ainsi l’objet de la jouissance de l’Autre, à l’image d’un Schreber condamné à être violé par son Dieu. De fait, si dans la Question préliminaire Lacan qualifiait l’état terminal de la psychose que Schreber décrit dans ses Mémoires de « solution élégante » [4], c’est que l’effet pacifiant de la transformation en femme par rapport à la dissolution imaginaire corrélative au délire de persécution réside dans le caractère asymptotique de sa réalisation, situé dans un « au-delà du monde, qui s’accommode fort bien d’un ajournement indéfini de la réalisation de son but » [4]. Schreber, en effet, repousse sa transformation en femme dans un futur indéterminé, ce qui peut nous amener à considérer le pousse-à-la-femme en tant qu’horizon du délire comme tentative de guérison, l’effet de stabilisation imaginaire qu’il produit relevant de cette procrastination dans un au-delà du monde. Ces éléments doivent nous inciter à concevoir le pousse-à-la-femme non pas comme un simple constat phénoménologique, mais au contraire comme relevant de la dynamique d’un processus diachronique [28], allant du déclenchement à la possibilité d’une stabilisation. En effet, concevoir le pousse-à-femme dans une acception phénoménologique conduirait à le réduire à la transformation en femme de Schreber dans un registre purement imaginaire, voire à le confondre avec la notion de transsexualisme ; ce serait manquer là tout le ressort logique de ce concept. En considérant les développements de Lacan relatifs à la sexuation du sujet comme indépendant de toute référence anatomique, nous pourrions tenter de relire l’érotomanie au prisme des formules de la sexuation, et tenter d’appliquer la logique du pousse-à-la-femme aux cas d’érotomanie tant masculins que féminins. La position érotomaniaque pourrait alors s’avérer une issue possible à
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la délocalisation de la jouissance produite par la forclusion, dans la mesure où elle permettrait aussi bien aux hommes qu’aux femmes psychotiques de venir incarner l’exception du côté de la sexuation où elle ne pouvait s’écrire, faisant ainsi exister La femme. Nous tenterons à présent de mettre ces hypothèses théoriques à l’épreuve du réel de la clinique, en les confrontant au cas de Madame R., une patiente de 75 ans hospitalisée en psychiatrie suite à la recrudescence d’un délire érotomaniaque ayant pour objet un moniteur d’auto-école qu’elle n’a pas revu depuis 40 ans. 7. Un cas d’érotomanie associée Nous avons rencontré Madame R. alors qu’elle était hospitalisée pour la seconde fois dans un service de psychiatrie pour adultes, après avoir été retrouvée errante pendant la nuit dans les rues d’une commune voisine. Lorsqu’on l’interroge sur le motif de cette excursion nocturne, Madame R. nous dit avoir entendu la voix de Monsieur P., son ami, qui l’incitait à venir à sa rencontre. Ce monsieur P. n’est autre que l’homme qui lui avait appris à conduire lorsqu’elle avait passé son permis au cours de l’année 1976. Depuis cette époque, Madame R. avoue ne l’avoir jamais revu, mais cela n’entame en rien sa certitude qu’il est amoureux d’elle, la protège et souhaite l’épouser. Monsieur P. continue de manifester sa présence et son amour dans les voix qu’elle nous dit entendre. Madame R. souffre de ce que De Clérambault aurait diagnostiqué comme un syndrome d’érotomanie associée : outre ce noyau érotomaniaque, son délire comporte également des éléments de persécution. Elle affirme avoir été victime d’une conspiration organisée en 1984 par son mari (décédé depuis) et sa fille, qui lui auraient fait subir contre son gré une injection l’ayant plongée dans le coma. Si le délire de persécution semble se résumer principalement à cette conspiration, Madame R. présente également d’autres idées de persécution à thématiques variables et polymorphes ; différentes personnes lui voudraient du mal, par exemple, ses voisins qui se seraient récemment introduits chez elle en son absence. Au cours de nos entretiens avec Madame R., nous avons pu retracer quelques éléments biographiques de cette femme née à l’orée de la seconde guerre mondiale. Quatrième d’une fratrie de six enfants, elle grandit dans une campagne du Mans où, suite à la mort de sa mère alors qu’elle avait 2 ans, elle aurait été placée à l’Assistance Publique, puis dans des fermes environnantes. Lorsqu’elle eut 8 ans, son père, qui s’était remarié, la reprit sous son toit, ainsi que ses cinq frères et sœurs. Accompagnateur dans les trains à la SNCF, son travail l’oblige à s’absenter souvent. C’est donc à la nouvelle belle-mère que revient la garde des enfants. La patiente la décrit comme une femme méchante, n’envoyant pas les enfants à l’école, les contraignant à des tâches ménagères et battant ses frères aînés. Mais Madame R. nous dit n’avoir jamais été battue : « j’étais la préférée », confie-t-elle. À 17 ans, elle commence à travailler comme serveuse dans un café du village où elle rencontre celui qui deviendra son mari. Il est ingénieur à la SNCF et travaille, comme son père, dans le milieu du train. Ils se fiancent rapidement puis se marient lorsqu’elle a 21 ans, avec le consentement de son père et de sa belle-mère. Elle est ensuite accueillie par sa belle-famille, avec qui elle entretient de très bons rapports, en région parisienne. Mais, de son mari, elle dira n’en avoir jamais été très amoureuse : « je l’ai épousé parce qu’il était aussi du chemin de fer, comme toute ma famille. Il m’avait juste débarrassée de mon travail de serveuse ». De cette union naîtront deux enfants : sa fille, en 1962, et son fils, en 1963. C’est en 1976, alors qu’elle est âgée de 38 ans, qu’elle entreprend de suivre des lec¸ons de conduite, et obtient son permis de conduire. Son moniteur, Monsieur P., aurait eu un regard pour elle lorsqu’elle passait devant l’auto-école, et ce alors qu’il était en compagnie de sa fiancée. Mais
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ce n’est que plus tard que Madame R. comprendra que ce regard était le signe d’un véritable coup de foudre. L’anamnèse, reconstituée grâce aux dires de la patiente, aux indications de la famille et à son dossier médical, ne situe le début de son suivi psychiatrique qu’en 1984, soit près de huit ans après la rencontre de Monsieur P. Cette date correspondrait de plus à la découverte du cancer du foie dont souffrait son mari, qui décèdera des suites de cette maladie moins de deux ans plus tard. C’est également de cette époque que Madame R. date le début de ses troubles et de ses premières hallucinations auditives : « avant c¸a, j’étais tout à fait normale ». Elle situe son « coma » au début de l’hiver 1984 : il aurait été causé par une injection administrée par son mari et sa fille avec la complicité d’une infirmière. Suite à ce « coma », Madame R. se serait retrouvée dans différents hôpitaux et cliniques de la région parisienne, probablement en psychiatrie, bien qu’elle dise n’en avoir que des souvenirs confus. Dans le discours de Madame R., le terme de « coma » se présente comme un signifiant énigmatique, à l’allure de néologisme. Quand on lui demande de préciser ce que pourrait signifier ce mot, elle répond : « c’est quand on ne se rappelle plus de rien. Alors, j’imagine. . .C’est une reconstitution » ; avant d’ajouter : « le coma, c’est une question de coucheries ». À l’époque du « coma », elle aurait entendu la voix de son mari qui l’accusait de l’avoir trompé avec Monsieur P., son moniteur d’auto-école, alors qu’elle soutient ne jamais l’avoir trompé et n’avoir eu aucune relation sexuelle avec ce dernier. Et Madame R. d’ajouter que « ces choses sont si bien faites que la voix l’a accusé, lui, de deux tromperies » : avec l’une de ses collègues de travail, et avec Madame P., la femme du moniteur. Puis un jour, alors qu’elle était au marché, Madame R. aurait entendu dire « la belle et la moche ». La moche, c’est elle, et la belle, c’est Madame P. ; « elle était plus belle que moi, c¸a ne se discute pas », conclut-elle. C’est donc suite à ce qu’elle qualifie d’« histoires de coucheries » que son mari et sa fille (jalouse de sa relation avec Monsieur P.) l’auraient délibérément plongée dans le coma, pendant lequel elle aurait pu être victime de ce qu’elle décrit comme un acharnement de leur part, et peutêtre même violée. Madame R. dit se souvenir seulement que les pompiers sont venus la chercher pour l’emmener à l’hôpital. Selon elle, c’est sans aucun doute Monsieur P. qui les aurait appelés afin de lui venir en aide. À partir de cette date, malgré les traitements neuroleptiques (principalement de l’haldol) qui lui sont prescrits depuis plusieurs dizaines d’années, les voix ne l’ont plus quittée, tout comme la certitude que Monsieur P. l’aime et cherche à la protéger. Après le décès de son mari, ce sera sa fille qui deviendra l’une de ses principales persécutrices, opposée d’après elle à sa relation avec Monsieur P., et jalouse qu’elle se soit trouvé « un bel homme ». 8. Un déclenchement en deux temps Il convient d’abord de souligner que la survenue du premier moment fécond chez Madame R. se produit relativement tard, alors qu’elle est âgée de 46 ans. Avant la fin de l’année 1984 (date concomitante à la découverte du cancer du foie dont souffrait son mari), elle affirme qu’elle était « tout à fait normale » : ni la naissance de ses enfants, ni la rencontre avec son moniteur d’auto-école, Monsieur P., ne semblent avoir précipité le déclenchement psychotique. Cependant, l’obtention du permis de conduire en 1976 aura probablement joué un rôle non négligeable. Madame R. avait acquis à ce moment une responsabilité nouvelle : alors qu’elle n’avait plus travaillé depuis sa première grossesse, et qu’elle était donc financièrement dépendante de son mari, elle pouvait désormais se déplacer seule, sans qu’il ne la conduise, ce qui équivalait pour elle à un changement de statut, venant opérer un bouleversement comparable à la nomination de
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Schreber comme Président de la cour d’appel de Dresde. Soulignons qu’elle devenait en outre la première femme de sa lignée à apprendre à conduire, et que son père, bien que travaillant comme elle aimait à le dire « dans le monde du train », n’avait jamais passé son permis. Sans aller jusqu’à voir dans ce permis la figure homophone d’un « père-mis », on pourrait néanmoins supposer que Monsieur P., le moniteur d’auto-école, vient faire irruption comme « Un-père » dans le réel, représentant de la fonction à laquelle Madame R. aspire. Face à cet appel au signifiant forclos aurait pu s’opérer ce que Lacan, en 1953, qualifiait de « dissolution imaginaire » de l’entrée dans la psychose [29]. Or, l’étude de l’anamnèse de Madame R. indique qu’il existe un écart de huit ans entre la rencontre avec Monsieur P. en 1976 et le début effectif des troubles au moment du « coma », qu’elle date de 1984. Entre son mariage en 1959 et la maladie de son mari en 1985, Madame R. semble donc avoir joui d’une existence paisible. De ce mari, elle dit n’en avoir été que « très peu amoureuse », l’ayant épousé certes pour échapper à son travail de serveuse, mais en particulier « parce qu’il était aussi du chemin de fer », comme toute sa famille. Pas de coup de foudre donc, ni d’aléas de la tuché dans sa rencontre avec Monsieur R. Bien que d’un rang social plus élevé (il était ingénieur à la SNCF), cet homme vient précisément restituer un semblant de filiation symbolique, s’inscrivant dans la perpétuation d’un certain ordre familial. On pourrait voir en lui ce que Lacan, dans son Séminaire sur les psychoses, désignait comme une identification ou une « compensation » imaginaire [29] permettant non pas de suppléer, mais de compenser pour un temps la forclusion du Nom-du-Père. Rappelons que c’est exactement au moment où son mari littéralement s’effondre – lorsqu’il découvre qu’il est atteint d’un cancer du foie incurable – qu’a lieu le déclenchement. Dès lors, de garant d’un semblant d’ordre symbolique, il passera au rang de persécuteur, dans le registre de l’agressivité duelle de la relation spéculaire au petit autre. C’est donc à partir de l’annonce de la maladie de son mari que se produira chez Madame R. la dissolution imaginaire caractéristique du déclenchement psychotique. 9. La « belle » Madame P. : de l’érotomanie homosexuelle à la persécution Madame R. est catégorique : tout a commencé par des « histoires de coucheries ». À l’origine du coma que lui auraient fait subir son mari et sa fille, on retrouverait un « ballet à quatre » : des voix auraient accusé Madame R. d’avoir trompé son mari avec Monsieur P., alors qu’elle souligne – non sans une certaine ironie – que « les choses sont si bien faites » que c’est précisément son mari qui l’aurait trompée avec Madame P., la femme de son moniteur. Si Lacan, dans R.S.I., écrivait au sujet de la paranoïa que « c’est une voix qui sonorise le regard qui y est prévalent, c’est une affaire de congélation du désir »2 , la situation décrite par Madame R. pourrait s’avérer là paradigmatique : huit ans après sa rencontre avec Monsieur P., elle comprend que le regard qu’il lui aurait jeté lorsqu’elle passait devant son auto-école (où il se trouvait en compagnie de sa fiancée) était le signe d’un véritable coup de foudre qu’il eut pour elle, et qui perdure jusqu’à aujourd’hui, comme en témoigne la présence continue de sa voix qui lui manifeste son amour. Et Madame R. d’ajouter que, ce jour-là, quand Monsieur P. eut ce regard pour elle, « sa fiancée comprit qu’ils devaient se marier très vite ». Cette femme (nommons-là Madame P.) occupe une place particulière dans les récits de Madame R. C’est à elle que se rapporte l’une de ses premières hallucinations auditives, la phrase « la belle et la moche » entendue alors qu’elle faisait son marché. La belle, c’est Madame P., « c¸a ne se discute pas », assure Madame R.
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Lacan J. Le Séminaire, Livre XII, R.S.I. Séance du 8 avril 1975, inédit.
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En 1911, dans le cadre de sa théorie de l’homosexualité inconsciente comme étiologie de la paranoïa, Freud avait extrait la formulation grammaticale de l’érotomanie : la négation de la pulsion homosexuelle (moi, un homme, je l’aime lui, un homme), deviendrait l’affirmation de l’amour pour une personne de l’autre sexe (ce n’est pas lui que j’aime, c’est elle) qui, projetée à l’extérieur (c’est elle qui m’aime) viserait à rétablir « un semblant d’hétérosexualité » [20]. De même, sur les pas de Lacan qui en 1932 affirmait que le délire érotomaniaque d’Aimée autour du Prince de Galles cachait la « véritable érotomanie homosexuelle » [1] qui la liait à ses persécutrices, nous pourrions tenter de transposer chez Madame R. la formule freudienne de l’érotomanie : « je l’aime, elle, Madame P. » ; « ce n’est pas elle que j’aime, c’est lui, Monsieur P. » ; « c’est lui, Monsieur P., qui m’aime ». Mais soulignons, dans un souci de diagnostic différentiel, que ce « ballet à quatre » est bien différent de la répartition des rôles dans le schéma L de l’hystérie de Dora : en tant qu’hystérique, Dora s’identifie à l’homme, Monsieur K., qui vient à la place imaginaire de son moi-idéal dans le schéma, pour interroger l’Autre par sa question « qu’est-ce qu’une femme ? ». Or, pour Madame R., il n’y a pas question, mais certitude : face à la relation érotico-agressive à Madame P., en position de petit autre, une certitude lui revient de l’Autre : « c’est elle que Monsieur P. aime ». Elle l’affirme à maintes reprises : « c’est surtout lui qui est tombé amoureux. Sinon sa femme n’aurait rien déclenché ». 10. Le coma, une mort du sujet ? Ce qui se déclenche, pour Madame R., c’est la « conspiration » qui, à cause de ces « histoires de coucheries », l’a plongée dans le coma. Derrière ce signifiant énigmatique, se cache un vide : « le coma, c’est quand on ne se rappelle plus de rien. Alors, j’imagine. . . », nous confie-t-elle. En suivant l’hypothèse freudienne du délire comme tentative de guérison, on pourrait voir ici à l’œuvre les deux temps qu’il a distingués dans la psychose en 1924 : « le premier coupant le moi de la réalité, le second, en revanche, essayant de réparer les dégâts et reconstituant aux frais du c¸a la relation à la réalité. Le second temps comporte le caractère de la réparation » [30]. Du coma, Madame R. sait peu de choses ; elle ne se souvient de rien, mis à part que les pompiers sont venus la chercher et qu’elle s’est retrouvée à l’hôpital psychiatrique. Le reste, c’est ce qu’elle dit imaginer. Nous pourrions dresser là une analogie entre le « coma » et ce que Lacan, dans son Séminaire III, décrivait comme le « coup de cloche de l’entrée dans la psychose où le monde sombre dans la confusion » [29], faisant suite à l’appel du signifiant forclos – autre formule pour désigner l’effondrement du monde que Freud avait repéré comme le premier temps de la psychose de Schreber. Or, dans la Question préliminaire, Lacan avait pointé ce qui, chez le Président Schreber, permettait d’opérer le passage de l’indignation première suscité par le fantasme « qu’il serait beau d’être une femme soumise à la copulation » au consentement à devenir la femme de Dieu : « c’est très précisément que, dans l’intervalle, le sujet était mort » [4]. C’est donc à partir de la mort subjective que peut représenter le « coma » (assimilable à une délocalisation mortifère de la jouissance dans le corps propre) pour Madame R. que pourra par la suite s’opérer ce qu’elle nomme une « reconstitution », le délire apparaissant, tel que l’écrivait Freud, comme « une pièce que l’on colle là où initialement s’était produite une faille dans la relation au monde extérieur » [25]. 11. Persécution et érotomanie : une localisation de la jouissance au lieu de l’Autre Le délire de persécution, c’est-à-dire, précisément l’idée que le coma aurait été causé par la conspiration constituée par sa fille, son mari et Madame P., participe donc déjà de la
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« reconstitution ». Mais c’est également l’avènement de sa position érotomaniaque envers Monsieur P. qui suivra le moment de la mort du sujet : l’érotomanie et le délire de persécution opèrent ainsi ce que Lacan, en 1966, désignait comme la localisation de « la jouissance au lieu de l’Autre comme tel » [26] produite dans la paranoïa. Madame R. fait exister l’Autre, incarné tant par ses persécuteurs (qui auraient joui d’elle pendant son coma) que par l’objet de son érotomanie, Monsieur P. Les aliénistes avaient, comme le souligne Franc¸oise Gorog [11], repéré très tôt le caractère élevé de l’objet de l’érotomane (Esquirol le premier, en 1838), et l’absence de réalisation charnelle (notée par Ball en 1883). À leur suite, le Lacan jeune psychiatre de 1932 affirmait l’importance de l’éloignement et de l’abstraction qu’implique la position élevée de l’Objet, au service d’une absence de réalisation : « la situation supérieure de l’objet prend toute sa valeur (. . .). Ce trait, loin d’être attribuable comme on l’a dit à l’« orgueil sexuel », n’est que l’expression du vœu inconscient de la non réalisation sexuelle et de la satisfaction trouvée dans un platonisme radical » [1]. Chez Madame R., ce n’est pas tant le prestige social de Monsieur P. qui entre en jeu, mais sa situation d’éloignement, dans la mesure où elle admet ne plus l’avoir revu depuis l’époque où elle passait son permis, et concède même que si elle le rencontrait dans la rue, elle ne le reconnaîtrait peut-être pas. Si dans son séminaire sur Les Psychoses, Lacan qualifiait de « mort » l’amour du psychotique [29], dans l’érotomanie, c’est en effet parce que la réalisation échoue, repoussée à l’infini. Et pourtant, Madame R. attend, avec la certitude qu’un jour, Monsieur P. viendra. Ne pourrions-nous pas retrouver ici le caractère asymptotique, situé dans un « au-delà du monde, qui s’accommode fort bien d’un ajournement indéfini de la réalisation de son but » [4], de la transformation en femme de Schreber ? Dans l’érotomanie de Madame R., la réalisation de l’amour que Monsieur P. éprouve pour elle, repoussée dans un horizon indéterminé, aurait donc pour fonction de parer à l’imminence du rapport sexuel mortifère. De Clérambault, dans sa formulation du postulat de l’érotomane – « c’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou seul » – affirmait que de cet axiome pouvaient être logiquement déduites trois propositions : « l’Objet est libre, son mariage n’est pas valable » (bien que Monsieur P. soit marié, Madame R. a la certitude que c’est elle qu’il veut épouser), « l’Objet ne peut avoir de bonheur sans le soupirant », et « l’Objet ne peut avoir une valeur complète sans le soupirant » [14]. L’érotomane apparaîtrait donc comme La femme qui manque à l’Autre, qui le complète, à l’image de Schreber incarnant l’exception lorsqu’il se fait la femme de Dieu. Ce Dieu, figure de l’Autre par excellence, trouverait des substituts dans les objets élevés et lointains des érotomanes, car si – comme l’écrivait Lacan – « une femme ne rencontre l’Homme que dans la psychose » [31], c’est bien que pour Madame R., son moniteur d’auto-école, Monsieur P. incarne l’Autre et le fait exister. 12. Conclusion Ainsi, la « solution » délirante de Madame R. n’en serait pas moins « élégante » que celle de Schreber : faute de la présence du signifiant du Nom-du-Père, elle viendrait elle-même incarner l’exception du côté femme de la sexuation, en se faisant La femme qui manque à l’Homme, seule garante de la complétude de l’Autre : on retrouverait ici la formule logique du pousse-à-la-femme schrebérien. Cette localisation de la jouissance, avec le même consentement réglé à devenir l’objet de la jouissance de l’Autre que chez Schreber, en se situant comme la femme aimée de Monsieur P., permettrait la restauration de ce que Colette Soler désigne comme une « version sexuée de la jouissance » [21], relocalisée hors-corps, dans l’Autre – alors que la délocalisation de la jouissance
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au moment princeps du « coma » relevait quant à elle d’une jouissance psychotique hors-sexe et sans limite, trouvant son expression mortifère dans le corps propre du sujet3 . Au prisme des développements logiques formalisés par Lacan dans les années 1970, nous pouvons donc relire la position érotomaniaque de Madame R. comme relevant d’un processus semblable au pousse-à-la-femme schrebérien. Avec qui plus est un gain significatif, dans la mesure où l’incarnation d’une position d’exception à travers la figure de La femme n’implique pas chez elle le sacrifice de l’éviration comme condition de la transformation imaginaire de Schreber. En cela, le pousse-à-la-femme (on pourrait ici souligner l’acception logique du concept relative aux formules de la sexuation en l’écrivant « pousse-à-La-femme ») dans l’érotomanie féminine relèverait d’une posture délirante bien plus « normalisante » socialement que ne l’était la jouissance transsexualiste de Schreber. Ne serait-il pas moins fou pour une femme de se croire aimée d’un homme que pour un homme de se transformer en femme pour être aimé de Dieu ? Quoi qu’il en soit, l’étude de la structure logique de la position érotomaniaque comme l’une des issues possibles de la forclusion peut s’avérer éclairante pour le clinicien en proie aux enjeux du transfert dans la psychose. Si la composante érotomaniaque de ce transfert peut certes avoir des effets de ravage, elle peut néanmoins esquisser en creux l’appel ultime du psychotique à une figure protectrice qui pourrait venir tempérer les effets d’une jouissance mortifère. Les propos de Lacan pourront à ce sujet apparaître comme un repère précieux pour la clinique : « le clinicien doit s’accommoder à une conception du sujet, d’où il ressort que comme sujet il n’est pas étranger au lien qui le met (. . .) en position d’objet d’une sorte d’érotomanie mortifiante (. . .). Il ne s’agit là de nul accès à une ascèse mystique, non plus que d’aucune ouverture effusive au vécu du malade, mais d’une position à quoi seule introduit la logique de la cure » [26]. Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10]
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3 Il convient de distinguer la jouissance psychotique, hors sexe et sans limite, qui trouve son expression dans le corps propre du sujet, comme en témoignent les phénomènes hypochondriaques récurrents dans la psychose, de la jouissance phallique qui elle serait hors-corps, et de la jouissance Autre féminine, qui resterait circonscrite par la fonction phallique.
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