Traitement du cancer de la prostate : comment les patients font-ils leur choix ?

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Volume 100 • N◦ 3 • mars 2013 John Libbey Eurotext

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Traitement du cancer de la prostate : comment les patients font-ils leur choix ? Prostate cancer: how do patients choose their treatment? Catherine Enel1 , Alexandre Matte2 , Célia Berchi3 , Christine Binquet4 , Luc Cormier2 , Catherine Lejeune4 1

Article rec¸u le 3 octobre 2012, accepté le 29 novembre 2012 Tirés à part : C. Enel

Cidex 45, boîte 9, Grande-Rue, 21540 Grenant-lès-Sombernon, France 2 Université de Bourgogne, CHU de Dijon, service d’urologie, 21000 Dijon, France 3 Université de Caen, ERI3 Inserm cancers et populations, 14000 Caen, France 4 Centre d’investigation clinique-épidémiologique/essais cliniques, Inserm CIE 01, 21000 Dijon, France

doi : 10.1684/bdc.2013.1707

Pour citer cet article : Enel C, Matte A, Berchi C, Binquet C, Cormier L, Lejeune C. Traitement du cancer de la prostate : comment les patients font-ils leur choix ? Bull Cancer 2013 ; 100 : 191-9. doi : 10.1684/bdc.2013.1707.

Résumé. Le cancer de la prostate demeure un problème de santé publique en France chez les hommes de 50 à 70 ans. Pour le cancer localisé de la prostate de bon pronostic ou de pronostic intermédiaire, il existe une pluralité de possibilités thérapeutiques. Objectif. Identifier, dans le discours des patients, les mécanismes et les logiques intervenant dans la décision thérapeutique. Méthode. Étude qualitative auprès de 15 hommes âgés de 53 à 70 ans, traités pour un cancer de la prostate de stade précoce, par entretiens abordant l’itinéraire diagnostique, la représentation et le vécu de la maladie, les facteurs décisionnels en matière de traitement. Résultats. Les hommes ont élaboré leur choix au cours d’un processus à étapes multiples avec recours à leurs ressources personnelles. Les éléments déterminants ont été : la qualité de la relation avec les médecins, la volonté de bénéficier des performances technologiques des soins médicaux disponibles et l’atteinte minimum à leur identité sexuelle et reproductrice masculine. Les chances de survie ne sont pas apparues primordiales. Conclusion. Cette étude qualitative révèle des hommes véritables acteurs dans leur choix thérapeutique, qu’ils aient été ou non incités par les médecins à y participer. 

Abstract. Prostate cancer remains a public health concern in France for men between 50 and 70 years old. Low-risk or intermediate-risk localised prostate cancer can be treated by a number of therapeutic options. Objective. Identify, in patients’ discourse, the mechanisms and the logic involved in therapeutic decision-making. Method. Qualitative study involving 15 men aged between 53 and 70 years, treated for early-stage prostate cancer, via interviews examining diagnosis pathway, how patients perceive and cope with the illness, and how they choose a treatment. Results. The men made their choices using their own initiative during a multiple-stage process. The determining factors were: quality of relationship with physicians, wish to benefit from the available technological advances in medical care, and minimum impairment to their sexual and reproductive identity. Chances of survival did not appear to be their primary concern. Conclusion. This qualitative study reveals that men make their own decisions in terms of choice of therapy, whether encouraged by their physicians to participate or not. 

Mots clés : cancer de la prostate localisé, choix du traitement, implication des patients, étude qualitative

Key words: localised prostate cancer, choice of treatment, patients’ involvement, qualitative study

Introduction En France, le cancer de la prostate est le cancer le plus fréquent après 50 ans, la deuxième cause de décès par cancer chez l’homme (après le cancer bronchopulmonaire), la troisième cause en fréquence et la quatrième en mortalité par cancer en population générale ; il Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

demeure donc un problème de santé publique. Pour l’année 2011, 71 000 nouveaux cas et 8 700 décès ont été enregistrés. Une diminution annuelle de la mortalité spécifique de 7 % a été constatée [1]. L’âge médian au diagnostic est de 70 ans, mais la montée en puissance du dépistage entraîne une augmentation des cas

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dépistés chez les hommes plus jeunes. Au-delà de 75 ans, l’évolution lente ne justifie plus le traitement et de nombreux hommes présentant un cancer de la prostate au-delà de cet âge décèdent d’une autre cause. Depuis la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé qui dit, dans l’article L. 1111-4, que « toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les décisions concernant sa santé », la participation des patients à l’information et aux décisions médicales s’est beaucoup développée. Les cancers pour lesquels les différences entre les traitements en termes de mortalité ne sont pas assez importantes pour pouvoir recommander une stratégie de prise en charge plutôt qu’une autre, mais pour lesquels il existe des différences de qualité de vie, justifient particulièrement ce partage de la décision médicale. Tel est le cas du traitement du cancer localisé de la prostate de bon pronostic ou de pronostic intermédiaire car il ne fait l’objet d’aucun consensus thérapeutique mais d’une pluralité de possibilités : surveillance active (surveiller pour décaler le traitement curatif dans le temps), prostatectomie radicale (ablation chirurgicale de la prostate), radiothérapie externe (irradiation externe), curiethérapie (mise en place d’implants radioactifs dans la prostate). Le recul est encore faible pour les techniques comme la cryothérapie et les ultrasons focalisés de haute intensité (HIFU) dont l’utilisation est encore peu fréquente. À l’heure actuelle, le choix de la prise en charge se fait en fonction de l’âge, des caractéristiques cliniques et des contre-indications, mais également en fonction des préférences des hommes. La question du processus de décision en cas de choix thérapeutique multiple et celle de la participation des patients à ce choix ont déjà été traitées dans la littérature [2-7] ; d’autres études se sont intéressées au lien entre cancer de la prostate et qualité de vie [8-10]. Les sciences sociales aussi ont investi dans le champ du cancer en France [11-15], montrant l’importance du rôle des facteurs socioculturels dans la décision thérapeutique en cancérologie et celle d’une prise en charge holiste ou globale. En effet, dans une étude concernant une pathologie comme le cancer de la prostate, il est nécessaire de rendre compte du sens culturel et sociologique que celle-ci a pour les patients. Pour ce faire, explorer le contexte personnel et socioculturel singulier à chaque patient permet de mieux appréhender les implications de la maladie. Étant donné que les facteurs socioculturels influencent les comportements des patients et la dimension sociale qu’ils donnent à un épisode morbide et à son vécu intime, il est important d’identifier les valeurs qui sous-tendent une prise de décision thérapeutique individuelle. La dynamique des attitudes face

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à un choix à faire étant partie intégrante d’une expérience personnelle, il est important de documenter les arguments décisionnels des individus face aux choix thérapeutiques multiples qui leur sont proposés. Et cela ne peut se faire qu’en donnant aux patients la possibilité de s’exprimer. Le recours aux sciences sociales dans une telle étude est de guider le regard du praticien vers une illustration des conséquences vécues de la maladie et de son traitement, et de lui signaler la nécessité de prendre en compte les paramètres socioculturels singuliers de chaque patient, afin de personnaliser davantage la relation, et, par contrecoup, de mieux aider les patients à la décision thérapeutique. En Bourgogne, une équipe pluridisciplinaire impliquant cliniciens, économistes de la santé, épidémiologistes et anthropologue a initié une étude qualitative auprès de patients traités pour un cancer localisé de la prostate. L’objectif était d’identifier, dans les discours des hommes interrogés, les mécanismes et les logiques intervenant dans la décision thérapeutique face à un choix multiple de traitements possibles. Nous présentons ici les résultats de cette étude qualitative exploratoire qui a donné la parole aux patients.

Population et méthode Pour être sélectionnés, les patients devaient avoir été traités pour un cancer de la prostate localisé depuis au moins trois mois et être âgés de 50 et 70 ans. Parmi eux, il devait y avoir un petit nombre de représentants des quatre choix thérapeutiques, ayant été traités dans des structures publiques ou privées, par des urologues ou des radiothérapeutes. Le recrutement s’est fait par le spécialiste référent qui a proposé l’étude aux derniers patients pris en charge pour cette pathologie. C’est ce médecin référent qui a expliqué aux patients le principe et le but de l’étude et qui, après s’être assuré de leur bonne compréhension, leur a proposé d’y participer ; c’est également lui qui a contacté l’anthropologue, avec l’accord des patients. Le critère d’âge, 50 à 70 ans, choisi pour cette étude, s’explique par le fait que le traitement à visée curative d’un cancer de la prostate n’a pas d’intérêt au-delà de 70 ou 75 ans. En effet, il est nécessaire d’avoir une espérance de vie supérieure à dix ans, voire 15 ans, pour être éligible au traitement, sinon le risque de décéder d’une autre cause (maladie cardiovasculaire, autre type de cancer, etc.) l’emporte sur le risque de décès par cancer de la prostate. Le service d’urologie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Dijon a référé huit patients à l’anthropologue, mais deux étaient inéligibles parce qu’âgés de plus de 70 ans, et un n’a pas souhaité être interrogé, encore sous le coup du diagnostic et du traitement. Parmi les six patients confiés à l’anthropologue par le centre Georges-Franc¸ois-Leclerc (CGFL) de Dijon, quatre ont Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

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été interrogés ; le cinquième était inéligible car trop âgé, et le sixième n’a pas souhaité répondre à la sollicitation par manque de temps disponible. Ces neuf hommes ont été interrogés entre le 25 novembre et le 20 décembre 2010. Un cabinet d’urologie de Saône-et-Loire a référé six patients qui tous ont accepté l’entretien ; ils ont été vus entre le 4 juin et le 11 juillet 2011. Il a été proposé aux hommes sollicités que l’unique entretien prévu ait lieu préférablement à leur domicile, afin de faciliter la mise à distance, par rapport au milieu médical, nécessaire au recueil de l’expression spontanée du vécu et du ressenti de la pathologie qui les affecte, ainsi que l’observation de leur milieu de vie. L’anthropologue avait préparé un canevas d’entretien thématique, sorte d’aide-mémoire pour s’assurer que tous les thèmes soient abordés durant l’entretien. Ce guide comprenait les circonstances du diagnostic et de l’annonce, l’itinéraire de prise en charge, les éléments décisionnels en matière de traitement, les représentations et le vécu de la maladie et du traitement, les relations avec les professionnels de santé et le rôle de l’entourage. L’enchaînement des questions s’est déroulé en fonction des réponses individuelles, chaque entretien étant singulier, en veillant à ce que tous les thèmes soient explorés, mais aussi en se donnant la possibilité d’en explorer d’autres suggérés par le discours des personnes interrogées. Chaque entretien a été enregistré sur dictaphone, avec accord des personnes, puis transcrit dans son intégralité sur fichier Word. La transcription a été ensuite totalement anonymisée puis codée par mots-clés. Aucune trace audio n’a été conservée. Enfin, l’analyse du discours s’est faite en termes à la fois thématiques et sémantiques.

un bureau et non une salle de consultation. Aucune personne interrogée ne s’est opposée à l’enregistrement sur dictaphone. Les caractéristiques de ces 15 hommes sont résumées dans le tableau 1.

Un itinéraire diagnostique à deux étapes Le dépistage du cancer de la prostate par une ordonnance de mesure du taux de l’antigène prostatique spécifique (PSA) a été fait par le médecin généraliste sur symptomatologie chez cinq patients, et chez huit pour des raisons d’âge ou d’antécédents familiaux ; un patient a pris l’initiative d’en demander l’ordonnance à son médecin traitant qui n’est pas favorable à ce dépistage systématique pour raison d’âge, et un autre a été dépisté lors d’une consultation de médecine préventive. Un taux de PSA au-dessus de la normale ou une élévation importante de celui-ci révélée au cours d’une période de surveillance a entraîné l’orientation vers un urologue qui a pratiqué des prélèvements biopsiques de la prostate. Ceux-ci ont davantage inquiété les patients présentant des troubles urologiques que les patients asymptomatiques. La relation urologue-patient a pu connaître ses premières tensions quand l’examen biopsique a été mal vécu, compte tenu des conditions de réalisation parfois difficiles pour le patient. Lorsque l’analyse anatomopathologique a établi la présence de cellules cancéreuses dans la prostate, le diagnostic a été annoncé, le mot cancer prononcé, la maladie nommée par l’urologue lors d’une consultation Tableau 1. Caractéristiques des 15 hommes interrogés (20102011).

Résultats Cet article présente les résultats de l’analyse du processus décisionnel tel que décliné par les patients, focalisant sur les conditions dans lesquelles a été fait le diagnostic de cancer de la prostate localisé et ce qu’elles auguraient pour la prise en charge médicale ultérieure, ainsi que sur l’implication des patients dans le choix du traitement.

Les caractéristiques des patients Quinze hommes, âgés de 53 ans (les plus jeunes) à 70 ans (les plus âgés) chez lesquels a été diagnostiqué un cancer de la prostate de stade précoce, localisé, de bon pronostic ou de pronostic intermédiaire, et traités depuis au moins trois mois, ont été interrogés en faceà-face. Les entretiens ont duré entre une demi-heure et une heure. Trois conjointes des 14 patients en union sur les 15 ont manifesté le désir d’être présentes, ce qui leur a été accordé. Quatorze ont accepté la venue de l’anthropologue chez eux, le quinzième a préféré être interrogé au CHU de Dijon, ce qui s’est fait dans Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

Nombre de patients Âge moyen : 63,8 ans Écart type : 5,14 Situation matrimoniale Marié ou en couple Veuf Profession En activité Retraités Domicile Milieu urbain Milieu rural ou semi-rural Traitement Surveillance active Prostatectomie standard Prostatectomie robotique Radiothérapie Curiethérapie Lieu de soins Service d’urologie d’un CHU Centre anticancéreux Cabinet et clinique privés Lieu d’entretien Domicile CHU

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de rendu du résultat dont les hommes ont gardé un souvenir précis. Ils ont spontanément associé à ce diagnostic une notion de gravité, même ceux chez qui il a été posé après des années de surveillance du taux de PSA et parfois plusieurs prélèvements biopsiques qui n’avaient rien montré de malin jusque-là. Pour les hommes retraités depuis peu, et pour qui la retraite représentait l’espoir d’une vie moins laborieuse, la survenue de ce cancer a été vécue comme une injustice qui remettait en question leurs projets. Le diagnostic a été d’autant plus difficile à entendre que l’annonce a été faite sans réelle préparation : « il [l’urologue] m’a annoncé c¸a debout, sa porte n’était pas fermée, il y avait du monde dans le couloir. . . ». Lorsque l’urologue a fait preuve de manque de psychologie ou de banalisation du cancer, le patient a rompu la relation. D’autres témoignages, au contraire, soulignaient le temps – pouvant aller jusqu’à une heure environ – consacré par l’urologue à l’annonce, à l’explication de la situation, des examens nécessaires pour affiner le diagnostic (scanner, IRM, échographie, scintigraphie osseuse, analyses de sang) et des traitements envisageables en fonction des résultats. Lorsque ces examens ont été trop rapidement expliqués par l’urologue ou simplement ordonnés par courrier, la période d’investigation a aussi été source d’inquiétude. Ce n’est qu’aux termes de ces examens objectivant l’absence de dissémination des cellules cancéreuses hors de la prostate que les patients ont été rassurés, l’accent ayant été mis par l’urologue sur le bon pronostic qui venait tempérer la gravité du diagnostic initial de cancer. Les hommes qui ne se sont plaint d’aucune détérioration de leur état physique due au cancer dont ils se savaient désormais porteurs ont alors peiné à se construire une identité de malade, à se considérer comme « corps souffrant ». Pour comprendre les itinéraires décisionnels consécutifs à ce diagnostic et son pronostic favorable, il est important de connaître la signification et la représentation que les patients ont données à leur pathologie.

La représentation de la maladie Les patients interrogés ont prononcé assez aisément le mot « cancer », même s’ils ont une représentation globalement péjorative du cancer en général. La seule formulation de ce mot a déclenché l’énoncé d’exemples pris dans l’entourage : « j’ai mon père, j’ai ma sœur, j’ai une nièce. . . mon père c’était à la vessie, après c’était les poumons, c’était à la gorge, c¸a s’est généralisé. . . ma sœur c’est une leucémie foudroyante. . . ma nièce c’est à la moelle épinière. . . j’ai mon beau-père, bon c’est pas de mon côté, j’ai une tante du côté de ma femme, c’est pareil, le cancer, alors vous savez quand vous voyez c¸a. . . ». En revanche, aucun ne s’est défini ou présenté comme « cancéreux », leur propre cancer leur évoquant plu-

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tôt une notion d’hérédité renvoyant à des antécédents familiaux de cancer de la prostate ou de « problèmes » de prostate, ce qui est le cas d’au moins dix sur 15. Ils liaient indéniablement une notion de gravité au cancer de la prostate, sans lui attribuer cependant l’étiquette de mal incurable, même en cas d’antécédents défavorables. Des patients ont corrélé une notion de gravité atténuée, et donc un pronostic meilleur, à la petite taille de la tumeur, au nombre réduit de foyers cancéreux, à la localisation limitée à la prostate et à l’âge relativement jeune au diagnostic, influencés sans doute par les propos rassurants des urologues au terme des investigations complémentaires aux prélèvements biopsiques. Peu d’interprétations étiologiques personnelles du cancer ont été évoquées en dehors du facteur héréditaire, sinon le stress dû à la vie professionnelle ou un souci de santé antérieur. Un patient a dit, sur le ton de la plaisanterie : « aujourd’hui le cancer de la prostate on peut l’éviter en mangeant de l’aspirine. . . j’ai vu c¸a dans je sais plus quel magazine que l’aspirine aurait des vertus préventives. . . bon, ben, j’en ai pas pris assez donc ! ». Si les patients disaient être assez confiants dans l’évolution de leur cancer, aucun n’a refusé une prise en charge médicale.

L’itinéraire décisionnel à étapes multiples La plupart des hommes interrogés ont déclaré s’être investis dans le processus décisionnel, avec pour conséquence que les parcours menant au choix thérapeutique ont été beaucoup plus itinérants que les parcours diagnostiques, avec une multiplication d’étapes liée principalement aux difficultés rencontrées dans leur relation avec les urologues et à l’information qu’ils ont pu recevoir ou glaner.

La relation spécialiste-patient L’analyse des entretiens permet de distinguer deux groupes de spécialistes : ceux qui se concentrent sur le cancer et ceux qui se préoccupent davantage de l’individu porteur de ce cancer. Dans le premier groupe, on trouve des urologues qui ont fait montre d’autorité, d’injonction à subir une intervention chirurgicale, délivrant un minimum d’information, c’est-à-dire ni indication des différentes techniques chirurgicales et autres traitements possibles, ni invitation à participer à la décision thérapeutique. Cette attitude a engendré la rupture de la relation avec le premier urologue consulté – et même parfois le second s’il a agi de la même fac¸on. Il faut rappeler ici que les urologues sont tous chirurgiens, qu’en Bourgogne certains pratiquent l’intervention par chirurgie standard, d’autres par cœlioscopie et qu’une seule structure propose la prostatectomie par cœlioscopie robot-assistée, limitant les possibilités de proposition alternative. Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

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Dans le second groupe, on retrouve les médecins appréciés du fait de leurs efforts en matière de communication et de leur investissement sur le plan humain. Les hommes ont déclaré avoir particulièrement prisé des valeurs ou attitudes de singularisation de la prise en charge. Les éléments les plus valorisés ont été la capacité de mise en confiance, la disponibilité, l’écoute, l’humanisme, la délivrance de documents informatifs, la proposition de prise de rendez-vous chez un collègue d’une autre spécialité. La qualité de l’échange, en particulier l’échange de courrier électronique entre spécialiste et patient, a également été très appréciée. Les patients soulignaient spécifiquement le savoir-dire du spécialiste : « il [le spécialiste] a pris le temps, avec des mots clairs, de m’expliquer le degré de la maladie et il a été très rassurant sur le fait que c’était pris à temps, qu’il n’y avait pas de métastase, que finalement c’était pas énorme. . . que si j’avais eu 70 ou 75 ans il m’aurait fichu la paix ». Le tact manifesté par un second urologue pour parler d’un premier collègue consulté et réfuté par le patient a renforcé la confiance dans la relation.

Une participation active dans le choix du traitement Deux patients seulement ont accepté d’emblée l’unique proposition du premier urologue consulté. L’un exerce une profession médicale et s’en est remis à son réseau professionnel, ayant des antécédents de cancer d’une autre localisation traité chirurgicalement plusieurs années auparavant ; l’autre est un ouvrier à la retraite qui se qualifiait d’« insouciant ». L’un déclarait n’avoir aucune activité sexuelle partagée depuis longtemps, l’autre des difficultés bien antérieures au diagnostic. Lorsque la proposition de l’urologue a porté sur une pluralité de traitements possibles, aucun tableau de décision, comme les oncologues en proposent en Amérique du Nord, n’a été présenté aux patients, mais les avantages et les inconvénients ont été développés oralement, à l’aide de supports visuels ou de documents imprimés remis aux patients. L’urologue a alors incité le patient à s’engager dans le processus décisionnel, à élaborer un choix personnel pour un protocole de soins et à solliciter éventuellement l’avis d’un oncologue ou d’un radiothérapeute.

La capitalisation des savoirs et des réseaux Pour prendre une décision éclairée, raisonnée ou informée, les hommes ont convoqué leur capital ressources et se sont montrés véritables acteurs de la réflexion ayant abouti au choix thérapeutique. Ils se sont engagés dans une quête des compétences médicales et du protocole thérapeutique qu’ils pensaient le mieux adapté à leur situation. Pour se donner les moyens Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

de faire ce juste choix, ils ont fait appel à leurs réseaux familiaux et sociaux, ainsi qu’à leurs ressources culturelles et intellectuelles. Cette attitude traversait les catégories socioprofessionnelles représentées dans notre étude. Avec parfois l’aide de leur conjointe, les hommes ont eu recours à la consultation sur Internet, la lecture de magazines ou d’un dictionnaire médical, l’écoute d’émissions de télévision ou de radio. Deux témoignages révèlent une différence de choix dans le couple mais les hommes n’ont pas tenu compte de l’avis de leur conjointe : « c’est une décision que l’on prend seul ». Les réseaux familiaux et sociaux ont été mis à contribution pour s’informer sur les spécialistes existants et leur réputation, et pour répondre au besoin d’un espace de communication où rencontrer et interroger des hommes ayant fait une expérience similaire, cela délibérément en dehors de toute association de patients. Durant le parcours décisionnel, les hommes n’ont pas hésité à consulter des spécialistes exerc¸ant dans des domaines thérapeutiques non représentés en Bourgogne (cryothérapie, HIFU, etc.) où il leur a été dit que la technologie envisagée n’apporterait aucun bénéfice supplémentaire par rapport à celles existant dans leur région.

Le choix du traitement Les mécanismes et les logiques du choix thérapeutique, limité en fait à deux ou trois possibilités, sont apparus multiples et complexes, tant les arguments utilisés traversent les différents traitements proposés. La crainte d’une espérance de vie réduite n’a jamais été citée comme argument décisionnel principal. L’argument premier était d’assurer la meilleure qualité de vie possible après le traitement, ce qui signifiait avant tout continuer à avoir une vie sexuelle et éviter l’incontinence. Les médecins n’insistent pas explicitement sur les conséquences au quotidien mais présentent seulement à tout patient pris en charge pour un cancer de la prostate la dysfonction érectile, ou l’impuissance, et l’incontinence urinaire comme effets secondaires possibles, plus ou moins réversibles, des traitements proposés actuellement. Les hommes ont craint l’atteinte à leur intégrité par une détérioration de leur état physique qui pouvait être induite par le traitement, surtout ceux qui ne se considéraient pas malades. L’éventualité de l’incontinence les a renvoyés à une image de la vieillesse, parfois liée à un souvenir d’un membre de l’entourage à l’état très dégradé, ou à la petite enfance. La terrible crainte de l’atteinte à la virilité et à l’épanouissement personnel, et donc à l’estime de soi en tant que personne à identité masculine, s’exprimait au travers de l’importance donnée au plaisir lié à la sexualité et au désir de ne pas avoir à y renoncer, cela quels que soit l’âge et la durée de la relation de couple. Le discours des médecins

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tentant de les rassurer sur la possibilité d’une prise en charge médicamenteuse en cas de dysfonction érectile post-traitement (Viagra, Cialis, Caverject, etc.) n’a pas eu de pouvoir de conviction, car les patients considéraient qu’il ne s’agissait ni d’un problème médical, ni de difficultés limitées à des troubles érectiles ; ils voyaient cette proposition de sexualité médicalisée comme une atteinte à leur personne en tant qu’être sensuel [14]. L’abondance d’informations obtenues a pu perturber les hommes qui, confrontés à la variété des traitements possibles, ont éprouvé le sentiment d’une connaissance trop profane du domaine médical pour prendre seuls la décision. Deux d’entre eux ont dû se ranger à une décision médicale prise collégialement par des spécialistes face à des comorbidités rédhibitoires pour le traitement qu’ils auraient préféré. L’analyse de nos entretiens révèle deux schémas d’attitude : des hommes qui ont accepté l’ablation de la prostate et ceux qui l’ont réfutée.

Le choix d’une solution radicale Pour les hommes qui ont exprimé le désir de se « débarrasser » de leur cancer, l’éradication du mal a prévalu et la notion de radicalité attachée à l’intervention chirurgicale leur a fait choisir la prostatectomie. Puisque des cellules cancéreuses s’étaient développées dans leur prostate au point de constituer une tumeur caractérisée, le seul geste thérapeutique envisageable était de soustraire le mal. Ce raisonnement des patients reprend le modèle étiologique et thérapeutique donné par Franc¸ois Laplantine, c’est-à-dire à une étiologie additive (une tumeur) correspond une thérapeutique soustractive (ablation) [16]. On se doit d’évoquer ici la possible influence des urologues qui disent par exemple : « on va vous débarrasser du problème en vous débarrassant du lieu où il habite ».

Le refus de l’ablation de la prostate En revanche, éviter à tout prix l’ablation, « l’amputation » comme elle a été présentée à certains patients, de la prostate, a entraîné un autre choix thérapeutique. Si l’on se rappelle que la prostate est un organe génital, qu’elle secrète et stocke une partie du liquide séminal qui avec les spermatozoïdes constituent le sperme, on comprend la charge symbolique donnée à cette glande, localisation de l’identité reproductrice masculine. L’hémospermie temporaire consécutive aux prélèvements biopsiques a été vécue comme une souillure du sperme par le sang, renvoyant l’homme à l’impureté du sang, impureté féminine car associée au sang menstruel. La découverte de l’absence de sperme après la prostatectomie a été un grand choc lorsqu’elle n’a pas été annoncée par le chirurgien avant l’intervention. Un homme ayant subi

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une prostatectomie a d’ailleurs dit, même si c’était sous forme de boutade : « je voudrais faire un p’tit mais je peux pas ». S’imaginer sans prostate remet en question cette partie fondamentale de l’identité masculine et les hommes qui refusaient ce geste chirurgical ont exprimé la crainte d’une modification du rapport homme-femme dans leur couple par des effets de l’ablation sur la libido, le désir sexuel, le plaisir, le bonheur individuel. En cas de refus de la prostatectomie, les hommes ont fait un choix parmi deux stratégies. Ceux pour qui il s’agissait de « barrer » la dissémination ou la diffusion des cellules cancéreuses, d’en « arrêter » le développement, ont fait le choix du recours à la radioactivité (radiothérapie ou curiethérapie) qui permet de « dissoudre » le mal, de l’« anéantir », ou encore de le « sécher » : « je me dis voilà, la maladie débute, on va lui mettre une barrière grâce aux radiations ». Ceux chez lesquels seule la présence de cellules cancéreuses avait été mise en évidence : « la biopsie a montré que j’avais des cellules cancéreuses mais des foyers très petits parce qu’ils étaient infra-millimétriques », ont opté pour la surveillance active. Ces derniers remettaient en question le bien-fondé de toute intervention thérapeutique, considérant que les conséquences éventuelles sur leur vie personnelle, sexuelle, psychique, relationnelle étaient potentiellement trop lourdes. Le risque d’un renoncement forcé à une sexualité bien vécue leur semblait un prix trop cher à payer pour une pathologie présentée comme d’évolution lente et non invalidante au quotidien. Ils ont accepté de rentrer dans un protocole de contrôles biologiques et biopsiques itératifs, se disaient prêts à revoir leur décision en fonction de l’évolution des résultats des examens, et envisageaient une prostatectomie en cas de nécessité d’intervention thérapeutique. Un patient qui s’est soumis à une surveillance active durant plusieurs années avait demandé à subir une prostatectomie, estimant que la multiplication des anesthésies générales accompagnant les prélèvements biopsiques représentait à la longue un trop grand risque de conséquences neurologiques. Une fois la décision prise pour ou contre l’ablation de la prostate, la question s’est posée de comment réaliser ce traitement dans les meilleures conditions possibles.

Bénéficier des performances technologiques de soins Le désir de pouvoir bénéficier des performances technologiques de pointe appliquées aux soins médicaux et disponibles actuellement a été l’argument majeur pour répondre à l’exigence du moindre risque d’altération de la qualité de vie, dont l’élément le plus important était la vie sexuelle, mis en balance avec l’efficacité thérapeutique, et cela quel que soit le choix thérapeutique. Les hommes qui exerc¸aient ou avaient exercé une Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

Traitement du cancer de la prostate : comment les patients font-ils leur choix ?

profession technique (ingénieur, technicien, mécanicien) ont exprimé le désir de pouvoir profiter de l’évolution technologique à laquelle ils ont dû euxmêmes s’adapter au cours de leur vie professionnelle. Les hommes qui ont fait le choix de la prostatectomie par cœlioscopie robot-assistée plutôt que de la prostatectomie standard associaient à cette nouvelle technique opératoire des notions de performance technologique, d’importance de la technicité, de la maîtrise du geste, de la sophistication du matériel technique qui limitent les conséquences mutilantes : « il me semblait que c’était moins invasif, plus précis. . . qu’il n’y avait pas vraiment de contact avec les mains », ou encore « j’avoue à la limite c’est presque c¸a [le robot] qui m’a intéressé. . . la modernité de la chose. . . la précision plus grande, les risques moins importants. . . technique de pointe. . . pour moi y avait moins de risques dans une chose perfectionnée comme c¸a. . . c’était un point positif ». Un patient a exprimé clairement son rejet de la prostatectomie standard du fait de son caractère dépassé et du peu de considération de l’urologue : « la manière de procéder. . . un processus à l’ancienne, c¸a me plaisait pas. . . on a des nouvelles technologies performantes. . . donc ma santé d’abord. . . il [le chirurgien] me dit “moi j’ouvre, je palpe et j’enlève”. . . un peu le boucher du coin quoi. . . alors j’ai dit “c’est bon, niet” ». Le choix de la prostatectomie a aussi pu être élaboré par crainte d’effets non maîtrisés de la radioactivité : « j’avais quelques échos de la radiothérapie, curiethérapie. . . cette médecine m’intrigue encore plus, donc la méthode chirurgicale, c’est celle que j’ai choisie », ou encore : « . . .donc y a des aiguilles de radium, mais c¸a après, c’est Tchernobyl ». Des risques d’effets secondaires touchant les organes périphériques comme la vessie ou le rectum et s’ajoutant à ceux d’impuissance et d’incontinence, l’impossibilité d’une solution de rattrapage, en particulier d’un geste chirurgical, en cas d’échec de la radiothérapie ou de la curiethérapie, de même que les huit semaines de radiothérapie ont participé à l’argumentaire en faveur de la prostatectomie. L’attrait de l’accès à une technologie de pointe a aussi prévalu pour un traitement par irradiation, notamment pour un patient qui a motivé en partie son choix par le fait que l’appareil d’irradiation dont disposait le centre où il envisageait d’être traité lui avait été présenté comme étant de dernière génération et encore unique en France. Quant à la curiethérapie, un patient a fort bien résumé la mise en balance durée de vie-qualité de vie qui l’a conduit à choisir ce traitement : « j’ai choisi peut-être le moindre mal. . . lui [l’urologue] qui est chirurgien, il était plutôt partisan de la chirurgie en disant “la chirurgie est un traitement qui va garantir la durée de vie, on éradique le problème et on garantit qu’il ne se renouvelle pas puisqu’on enlève la prostate qui est le berceau de l’infection”. Donc c¸a, c’est un choix sur plutôt la durée de vie. . . L’autre choix, il est plus porté Bull Cancer vol. 100 • N◦ 3 • mars 2013

sur la qualité de vie. . . et pour moi peut-être une gestion des risques moindre. . . qualité de vie, c’est par exemple moins de soucis d’ordre urinaire, moins de soucis de l’ordre de l’érection. . . tel que moi je l’ai bien compris, on peut vivre avec une curiethérapie presque comme avant alors qu’avec une chirurgie il y a peutêtre un risque ou des risques qui pourraient faire qu’on ne vit pas comme avant ». La curiethérapie lui a semblé d’autant plus attractive qu’il la présentait comme une technique encore expérimentale, non totalement validée en France.

Discussion Les études médicales en matière de traitement du cancer de la prostate localisé et de bon pronostic prennent comme déterminants la survie à cinq ou dix ans et la qualité de vie, mesurée à l’aune de la dysfonction érectile et de l’incontinence. Notre étude révèle des critères de choix plus personnels, plus intimes, plus sophistiqués.

Des patients très actifs dans le processus décisionnel Les hommes interrogés ont participé activement au processus décisionnel, qu’ils y aient été incités ou non par les médecins, avec pour argument déterminant pour le choix du traitement le maintien de l’épanouissement qu’ils trouvaient dans leur vie sexuelle, là où les urologues parlent simplement de risque d’impuissance ou de troubles de l’érection. Nous n’avons pas pu mettre en évidence une éventuelle différence dans le choix du traitement selon que le patient ait été dépisté par un médecin ou à sa propre demande car un seul des hommes interrogés a pris l’initiative de la demande de dépistage.

La préoccupation de l’espérance de vie L’espérance de vie n’est pas apparue comme une préoccupation primordiale, ce qui tendrait à prouver que les hommes interrogés ne pensaient pas leur pronostic vital engagé, qu’ils se projetaient dans l’avenir, ce que confirmerait la crainte qu’ils exprimaient de la déchéance physique liée à l’avancée en âge plutôt qu’au cancer. La raison est sans doute à trouver dans un biais probable de notre étude, à savoir le fait que les hommes ont été interrogés quelque temps après le traitement de leur cancer de la prostate, c’est-à-dire après avoir appris le pronostic favorable et après un traitement bien vécu qui leur a été présenté comme efficace par les médecins. Il se pourrait qu’il y ait eu de leur part une relecture des itinéraires diagnostiques et décisionnels, gommant notamment l’inquiétude d’une évolution défavorable. À cela s’ajoute peut-être un effet générationnel ou une volonté de prendre de la distance par rapport à leurs antécédents, car un cancer de la

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C. Enel, et al.

prostate ayant entraîné le décès par exemple d’un père a été replacé dans son contexte temporel – plusieurs décennies en arrière – et technologique – la recherche a permis des avancées.

« double avis ». La conséquence de cette attitude a été une multiplication des spécialistes consultés, donc une temporalité augmentée de l’itinéraire décisionnel ainsi qu’une probable élévation de son coût.

Le rôle de la relation médecin-patient

L’accueil fait à l’étude

En quoi une telle étude peut-elle servir à la pratique clinique ? Nous avons entendu dans cette étude le rôle fondamental de la relation médecin-patient qui, si elle n’est pas de qualité, surtout dans la phase diagnostique, déstabilise le patient et entraîne des ruptures qui allongent le processus décisionnel. Nous avons d’ailleurs retrouvé les modèles de ce processus décrits par Charles et al. [17] et notamment le modèle dit « paternaliste », où le spécialiste impose un traitement sans énoncer d’autres possibilités, qui serait plutôt à requalifier ici d’« autoritaire ». Comme dans l’étude de Stacey et al. [18], nous retrouvons un lien entre une annonce brutale du diagnostic, une information donnée rapidement et une injonction thérapeutique. Une telle attitude a généré chez les hommes de notre étude la perte de confiance, des tensions et des ruptures dans la relation urologue-patient. Elle pourrait s’avérer défavorable à une mise sous traitement, ce que nous n’avons pas pu mettre à jour étant donné que les hommes interrogés ont déjà été traités ou ont accepté une surveillance médicale régulière. Notre étude révèle aussi un lien très fort entre spécialistes ayant recours à une médecine technique sophistiquée et personnalisation de la relation avec le patient. Plus le spécialiste maîtrise une technique de pointe, plus il donne d’information au patient sur d’autres possibilités thérapeutiques et plus il incite le patient à faire son propre choix. On ne retrouve donc pas ici l’opposition classique entre le « cure » et le « care », entre une médecine trop technique et une médecine empreinte d’humanisation des soins [19]. Au contraire, nous assistons à une valorisation, de la part des patients, des médecins associant technicité et humanisme. Lorsque le spécialiste a suscité la participation des patients dans le processus décisionnel, la relation avec le patient est décrite comme particulièrement agréable et efficace, marquée par la confiance et une grande satisfaction. La consultation n’a pas été seulement « participative », car à l’issue de l’information donnée par les spécialistes sur les traitements possibles, leurs avantages et inconvénients, les hommes ont adopté une démarche activiste et engagée. Ils ont consulté d’autres sources d’information, dans une recherche de ce qu’ils considéraient comme le juste choix pour leur situation personnelle. Lorsque le patient a défini sa préférence, la décision finale a toujours été prise en accord avec l’urologue et/ou l’oncologue. La plupart des hommes ont donc fonctionné selon le modèle « impliqué » de Charles et al. [20], recourant à des conduites de

Les hommes ont été surpris d’être sollicités pour un entretien avec une anthropologue, de surcroît à domicile, mais ont adhéré rapidement et fait preuve d’une grande aisance à l’expression durant les échanges. On peut, cependant, se demander s’il n’y a pas eu une sorte de sélection, selon des critères socioculturels, de la part des médecins qui ont référé plutôt des patients qu’ils estimaient plus réceptifs que d’autres à ce type de sollicitation. La visite à domicile de l’anthropologue a parfois été utilisée pour aborder des sujets tus jusque-là, exprimer un mécontentement, un soupc¸on d’incompétence, une plainte à l’encontre du corps médical – notamment la rivalité entre urologues ou la communication défaillante entre généralistes et spécialistes – jamais formulée directement aux professionnels concernés. On retrouve là la difficile opposition à l’autorité médicale, et l’on pourrait ici recommander un effort à faire dans ce sens, car il est possible d’impliquer les généralistes dans une décision multidisciplinaire, comme le montre l’étude de Penel et al. [7].

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Conclusion Étant donné qu’il n’existe pas de protocole standardisé pour le traitement du cancer de la prostate localisé, il est crucial de donner aux patients tous les éléments nécessaires à une prise de décision éclairée et raisonnée. Reprenons ici les propos d’Antoine Spire concernant la prise en charge de patients atteints d’un cancer de la prostate : « il est important d’agir en amont, dans le cadre d’un cancer, pour maintenir les sujets, le patient et son partenaire dans leur identité de sujet grâce à des approches d’ordre psychique. Il s’agit d’améliorer leur qualité de vie avec, d’une part, des traitements de la fonction sexuelle, mais aussi de soins de l’ordre de la dimension relationnelle et de l’estime de soi, indispensables à une vie érotique digne de ce nom » [14]. Enfin, un effort de communication apparaît nécessaire de la part des médecins pour ne pas limiter l’annonce des conséquences éventuelles des prélèvements biopsiques et des traitements à la dimension médicale, mais l’élargir à la dimension identitaire masculine et reproductrice du patient.  Remerciements. Cette étude a été financée par l’Association d’urologie du Bocage, CHU de Dijon et l’Inserm U866. Nous remercions chaleureusement le Dr Martin, du CGFL de Dijon, et les Drs Delorme et Pasquale, de Chalon-sur-Saône, qui ont eu la gentillesse de nous confier certains de leurs patients. Nous sommes très reconnaissants à tous les patients qui ont bien voulu nous accueillir et répondre à nos questions.

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Traitement du cancer de la prostate : comment les patients font-ils leur choix ? Conflits d’intérêts :

aucun.

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