Pour citer cet article : Anandane BT.. Une garde d'anesthésie en clair-obscur. D'une patiente particulière à un voyage dans le temps. Anesth Reanim. (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.anrea.2016.01.003 Anesth Reanim. 2016; //: ///
Une garde d'anesthésie en clair-obscur. D'une patiente particulière à un voyage dans le temps Chiaroscuro night shift in anaesthetics. A particular patient leading to a ride on a time machine Mots clés Anesthésie obstétricale, Analgésie péridurale, Mort fœtale in utero, Circulaire du cordon, Barrière linguistique Keywords Obstetrical anaesthetics, Epidural analgesia, Intrauterine fetal death, Umbilical cord coiling, Language barrier Au fil de notre quotidien professionnel, il arrive que certaines situations médicales ou humaines nous marquent plus que d'autres, du fait de l'émotion qu'elles suscitent, ou faisant parfois écho à des événements de notre vie personnelle. Cette note relate un tel épisode rencontré au cours d'une garde d'interne en anesthésie obstétricale. Six heures du matin. L'insolente sonnerie du téléphone qui me réveille, dans cette chambre d'hôpital réaménagée en chambre de garde. Il fait frais, je peine à tendre le bras pour attraper le combiné et prendre l'appel de la salle de naissance. Une primipare en début de travail vient d'arriver, besoin d'une péridurale. Six heures du matin. La pire heure d'une garde, même si l'on a eu le temps de se reposer un peu. La pire heure pour une péridurale surtout. Les mains imprécises, encore ensommeillées, la force de poussée de l'aiguille moins contrôlée, mes brèches, je les ai toutes faites sur des péridurales de six heures du matin. L'urgence étant plutôt relative, j'ai le temps d'émerger un peu, brossage de dents, retouche de maquillage, avoir l'air plus éveillé me réveillera peut-être par autopersuasion. Je me rhabille, pyjama en papier froissé, embarque téléphone et stylos avant de filer dans le couloir sombre des bureaux et chambres de garde du cinquième étage du bâtiment de gynécologie de l'hôpital Lariboisière. Le miroir de l'ascenseur me renvoie un reflet peu satisfaisant, j'essaie tant bien que mal d'arranger les boucles de ma tignasse indisciplinée et réajuster mon stéthoscope autour du cou pour ressembler au docteur que mon badge rouge d'interne d'anesthésie-réanimation est censé identifier. Arrivée en salle de naissance, plutôt calme en cette fin de nuit. On avait eu une césarienne vers minuit pour des anomalies du rythme fœtal et signes biologiques de souffrance, dont la cause
finalement découverte en peropératoire était une double circulaire du cordon. Le gamin étranglé par son canal nourricier, qui une fois délivré a repris les couleurs et la tonicité d'un bébé normal. Les heures qui ont suivi sont restées calmes. La sage-femme qui m'avait appelée me donne le dossier de la patiente, ses derniers bilans biologiques, tout est en règle pour que je puisse m'installer rapidement et poser cette péridurale avant de retourner m'enfouir dans mon lit. J'entre dans la salle de travail où ma collègue sage-femme commence à installer la parturiente. Une jeune femme au visage aussi angoissé que quand on se retrouve à moitié nue dans une salle impersonnelle, à la lumière froide des scialytiques. Un teint proche du mien, un cercle écarlate collé au front qui m'indique qu'elle est hindoue et m'oriente vers ses origines. Je l'aborde en français, me présente, Docteur A., votre anesthésiste, poignée de main qui se veut virile. La sienne est faible, fatiguée, fraîche et moite. Je sens qu'elle me comprend à peine, la sage-femme me confirme cela en me disant qu'elle n'est pas francophone. Je lui demande de quel pays elle est originaire. Sri Lanka. J'aurais dû parier dessus, par argument de fréquence et étant donnée la localisation géographique de la maternité. Je lui demande si elle est tamoule, elle répond évidemment par l'affirmative. C'est donc dans ma langue maternelle que je me présente à nouveau, sous mon autre prénom, Tamilselvi, l'anesthésiste qui va vous poser notre péridurale. Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas conversé en tamoul au travail. En tamoul tout court, à vrai dire. Celui que je parle avec mes parents s'effrite de plus en plus, j'y intègre beaucoup trop de français alors qu'il y a quelques années à peine j'étais capable de lire et écrire, ainsi que de parler un tamoul plus pur, mondain et littéraire. Cette langue m'est trop émotionnelle pour que je maintienne la distance qui devrait exister entre la femme et moi. Elle me dit qu'elle vient de Jaffna, qu'elle habite en France depuis une année et qu'elle attend un petit garçon. Tout en expliquant la procédure, je m'efforce de me concentrer sur mes gestes techniques, insère, injecte, monte le cathéter, fixe le dispositif. Mission accomplie. L'époux de la parturiente entre dans la salle de travail, je leur explique à tous deux comment va s'installer l'effet analgésique de la péridurale et me prépare à filer, quand le mari me demande si je resterai jusqu'à l'accouchement parce que cela les rassurerait. Début de travail à six heures, fin de garde à huit heures, le calcul est vite fait, a priori je serai partie depuis un bon moment lorsque l'accouchement aura lieu. Je leur assure de repasser avant de finir ma garde et repars vers mon ascenseur. C'est fou comme certaines situations, certaines histoires peuvent vous replonger dans votre propre histoire personnelle.
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Correspondance
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ANREA-128
Pour citer cet article : Anandane BT.. Une garde d'anesthésie en clair-obscur. D'une patiente particulière à un voyage dans le temps. Anesth Reanim. (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.anrea.2016.01.003
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Correspondance
B.T. Anandane
Entrer en résonance, vibrer de manière profonde et forte, jusqu'à vous ébranler et emplir vos yeux d'émotions. Il en est d'autres également, que l'on vous a racontées tant et tant de fois que vous avez l'impression de les avoir vécues par vousmême. Vous savez, ces récits de votre petite enfance qui ont disparu de vos réels souvenirs, ou des histoires de famille, des contes lointains qui prennent forme dans votre imagination, s'imprègnent de couleurs et de vie. Comme si vous aviez vu le film de ces aventures de nombreuses fois. Comme si vous y aviez été. Mes parents ne sont pas venus en France dans la même situation que ce couple. Ils ne fuyaient ni génocide ni guerre civile, c'est plutôt dans l'idée utopique d'offrir un avenir meilleur à leurs enfants qu'ils ont sacrifié leur propre confort d'une vie bien entourée et choisi de partir à l'aventure. Ils étaient un peu plus âgés aussi, et parents de deux enfants de moins de dix ans. Au début de l'année 1987, ma famille était hébergée dans un appartement par d'autres personnes de la communauté indienne. Mon père enchaînait les petits boulots de vendeur en supermarché, distributeur de prospectus et autres tâches peu valorisantes alors qu'il était enseignant à l'école publique à Pondichéry, du sang bleu dans les veines. Ma sœur et mon frère étaient scolarisés et se débrouillaient tant bien que mal en français, ayant bénéficié des enseignements de l'école de St Joseph de Cluny à Pondichéry. Ma mère, 27 ans, fine comme une brindille, déjà en fin de sa troisième grossesse, menait une vie simple, à emmener les enfants à l'école, faire les courses, s'occuper de son foyer, cuisiner, et, avec son œil tout naïf, prendre les baguettes que les passants tenaient à la main pour des tasseaux de bois, s'étonner du fait que sous ces nouvelles latitudes, le croissant de Lune est vertical alors qu'il est couché en Inde. Cela faisait un an à peine qu'elle était à Paris. Hiver 87 donc, et tandis que ma mère est seule dans la chambre où ils vivent tous les quatre, voilà que des violentes contractions se font sentir. Les enfants sont encore à l'école, mon père au travail, et les autres locataires sont des hommes indiens auxquels elle n'envisager même pas de demander de l'aide, par pudeur et par peur. Alors qu'en Inde elle aurait été choyée dans la famille de ses parents depuis des mois, nourrie, aimée, et emmenée à la clinique au moindre souci, la voilà bloquée dans un monde d'inconnus, seule, à attendre, conditionnée à souffrir en silence, sans personne à pouvoir appeler à l'aide, parlant à peine français. Ce n'est que bien des heures plus tard, dans la nuit, que mon père rentre et l'emmène à l'hôpital. Bien trop d'heures plus tard, puisque le gamin ne bouge plus. Mort fœtale à terme sur circulaire du cordon. Une fois expulsé, elle ne voudra pas qu'on le lui montre. Mon père tiendra à voir le corps, le corps d'un garçon potelé, très clair de peau comme son père, qui avait déjà un bien joli prénom, constitué des moitiés des prénoms de ses grands-pères. Sivamani, apparenté au dieu Shiva, le Destructeur de la Trinité. Jamais déclaré, il n'aura eu d'existence que dans les espérances de sa famille.
C'est un peu plus d'un an plus tard, après moult pèlerinages divins et consultations médicales, qu'un nouvel accouchement se prépare. Ma mère est hospitalisée dès 36 semaines d'aménorrhée. Tout est vide et triste, les couloirs déshumanisés, les visages sans sourire, les chemises d'hôpital et les robes, si différentes de ses saris aux couleurs chatoyantes. On ne parle qu'en français, elle est perdue, seule à nouveau dans la ruche de cet hôpital universitaire où trop nombreux sont les intervenants. Summum du supplice, les plateaux-repas de l'hôpital. On lui impose de la viande. Pire encore, de la viande de bœuf, des abats, de la langue. Elle mange à peine, mélangeant confiture et fromage pour les rendre plus mangeables, alors mon père, cuisinant désormais pour les enfants, lui apporte tous les soirs de la nourriture indienne salvatrice et de quoi lire en tamoul. Elle se balade souvent, seule encore, dans les couloirs de l'hôpital à la nuit tombée, parce qu'on lui a dit que marcher pourrait permettre de déclencher le travail, et elle en a bien assez de passer des semaines ici. Une nouvelle voisine de chambre arrive, sri lankaise, tamoule, avec qui elle peut désormais converser et partager son expérience. Elle sera sa compagne d'infortune avec qui elle échangera viande contre légumes, et qui comblera l'absence de toutes celles qui l'auraient entourée dans son village, mère, grands-mères, tantes, cousines, voisines et servantes. Les semaines s'égrènent sans que rien n'avance, le terme est dépassé, un matin on décide de déclencher le travail. Seule de nouveau, ma mère est emmenée en salle de travail alors que les contractions provoquées s'intensifient. Pas de péridurale, pas de mari à proximité, injoignable en cette époque où les mobiles n'étaient pas monnaie courante. Le temps passe, l'heure du déjeuner s'éloigne tandis que ma mère est maintenue à jeun, le travail avance enfin et ce n'est qu'en début d'après-midi que l'accouchement a lieu. L'enfant précédent avait la triple chance d'être un garçon, presque blanc de peau, et un bon poids de naissance, sauf qu'il était mort avant même d'être né. Cette foisci, c'est d'une crevette chétive à l'épaisse tignasse déjà bouclée, à la peau couleur chocolat et de sexe féminin qu'il s'agissait. Chétive, mais vivante, hurlant à la mort après un premier éternuement. Mon père viendra tard le soir après le travail, comme d'habitude, et c'est donc un soir de mars 1988 qu'il aura la surprise de me découvrir dans un berceau d'hôpital aux côtés de son épouse bien courageuse. Peut-être que si ma mère avait été plus débrouillarde, si elle avait su parler français, peut-être serait-elle arrivée à temps à l'hôpital la première fois, peut-être le garçon potelé aurait-il survécu et fait le bonheur de sa famille, réduisant ainsi mes chances d'exister un jour à néant ? Une question qui m'a longtemps taraudée. Chaque fois que je tombe sur ces mères en devenir qui me rappellent la mienne, au fil de consultations ou au détour d'une salle de travail, je m'efforce de leur dire, dans cette langue qui résonne en nous deux, d'apprendre celle de leur pays d'adoption, d'apprendre à s'autonomiser pour elles et
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Pour citer cet article : Anandane BT.. Une garde d'anesthésie en clair-obscur. D'une patiente particulière à un voyage dans le temps. Anesth Reanim. (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.anrea.2016.01.003
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Alors que le Soleil montait dans le ciel, j'ai pensé à elle en marchant dans la fraîcheur matinale de ces couloirs sans âme, comme elle-même à mon âge marchait le soir dans Tenon, contemplant la Lune debout, bien sereine dans les cieux de Paris. Son prénom signifie le Soleil et la Lune. Elle s'appelle Banumathi. Déclaration de liens d'intérêts : l'auteur déclare ne pas avoir de liens d'intérêts. Bernadette T. Anandane Assistance publique–Hôpitaux de Paris, hôpital Lariboisière, service d'anesthésie-réanimation, 2, rue Ambroise-Paré, 75010 Paris, France
[email protected] Disponible sur internet le : http://dx.doi.org/10.1016/j.anrea.2016.01.003 © 2016 Société française d'anesthésie et de réanimation (Sfar). Publié par Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
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la vie de leurs gamins qui dépendront de ces femmes déjà ellesmêmes dépendantes. Parfois je leur raconte cette histoire, en disant que peut-être ce gamin aurait pu être sauvé. Au fil du temps, en faisant grandir le bébé amorphe que j'étais, celle qui s'est retrouvée à gérer la vie de cinq personnes dans un studio de banlieue a grandi en parallèle. La fille de la campagne, déscolarisée bien trop jeune, à la peau trop sombre, absolument pas habituée à la vie mondaine qu'affectionnait mon père, et qu'il n'aurait jamais spontanément décidé d'épouser, cette jeune fille qui n'imaginait jamais partir au-delà des frontières de l'Inde devint une grande dame polyglotte, travailleuse, autoentrepreneuse, solide gestionnaire de la famille et exploratrice des lointaines contrées de ce monde. C'est donc à elle que j'ai pensé très fort, ce matin, à huit heures, terminant ma garde d'anesthésie en maternité à Lariboisière, quand je suis repassée saluer la jeune dame sri lankaise et son mari en leur souhaitant du courage pour la suite du travail.
Correspondance
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