Pratiques psychologiques 11 (2005) 265–276 http://france.elsevier.com/direct/PRPS/
Dossier
Une lecture suffisamment bonne Good enough reading abilities G. Lemmel 1 3, rue des Mariniers, 41260 La Chaussée Saint-Victor, France
Résumé La question du redoublement est un sujet polémique qui revient régulièrement et donne lieu à des prises de position souvent idéologiques. Le redoublement, la plupart du temps envisagé dans sa globalité, est considéré comme indispensable par les uns, comme inefficace et coûteux par les autres. Cet article se démarque de ces deux positions extrêmes en traitant le sujet du redoublement dans un cas précis, celui de l’apprentissage de la lecture. Une illustration clinique, s’appuyant sur un examen psychologique multidimensionnel, montre l’évolution d’une enfant présentant un trouble sérieux d’apprentissage du langage écrit. L’auteur voudrait montrer que l’acquisition d’une lecture suffisamment bonne est déterminante pour la suite de la scolarité. © 2005 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract In primary school, repeating a year is a polemical issue which comes regularly into debate and ends up, most frequently, in ideological positions. Repeating a year, as a whole, is considered by some as essential, by others as inefficient and costly. This paper, takes some distance from these two extreme positions, and tries to analyse the issue in the light of a case study, particularly this of the apprenticeship in reading and writing. The case study, based on a sound psychological assessment, shows the progress of a child presenting severe learning disabilities in reading and writing. The author insists on the fact that good enough reading abilities are decisive for the continuation of the academic development. © 2005 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.
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Adresse e-mail :
[email protected] (G. Lemmel). Docteur en psychologie, psychologue à l’Éducation nationale
1269-1763/$ - see front matter © 2005 Société française de psychologie. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.prps.2005.07.002
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Mots clés : Psychologue scolaire ; Difficultés d’apprentissage ; Examen psychologique ; Échec scolaire ; Redoublement Keywords: Education psychologist; Learning disabilities; Psychological assessment; School failure; Repeating a year
La question du redoublement dans le système scolaire français est récurrente. Elle fait régulièrement la une des médias et donne lieu à des prises de position le plus souvent idéologiques. Récemment, un ministre de l’Éducation nationale a réhabilité la possibilité de redoublement, depuis longtemps abandonnée par les directives issues de la loi d’orientation précédente (1989) sur l’organisation de la scolarité, non plus en cours, mais en cycles d’apprentissages à l’école maternelle et à l’école élémentaire. À peu près dans le même temps, un institut de recherche officielle rendait public un rapport commandé par le Haut conseil de l’évaluation de l’école sur l’inefficacité du redoublement (Paul et Troncin, 2004), dont la méthodologie et les objectifs restent à examiner. Dans de nombreuses publications sur ce thème, la généralisation des conclusions, leurs applications à des cas de figure extrêmement variés, la comparaison abusive de systèmes d’enseignement entre des pays très différents sont fort contestables. Cet article a pour modeste ambition de montrer, à l’aide d’une observation clinique, dans une situation précise, à un moment de la scolarité particulier, non généralisable, mais assez fréquente pour ne pas en faire un cas d’espèce, que le redoublement peut constituer une solution simple pour faire face à un trouble d’apprentissage. Le cas d’Aline, présenté dans ses différentes dimensions et dans son évolution, servira de support à la remise en question de trop d’idées reçues. Il aidera à s’interroger sur l’existence de véritables « phénomènes de mode » en matière de redoublement.
1. Le cas d’Aline 1.1. La demande Une enseignante sollicite l’intervention du psychologue du secteur scolaire à propos du redoublement d’une de ses élèves. Aline est l’aînée de trois sœurs qui sont nées à un an d’intervalle. Aline et sa cadette fréquentent une classe rurale isolée de CP–CE1 ; la plus jeune est en grande section de maternelle dans une autre école du regroupement scolaire. À la fin de l’année scolaire précédente, l’enseignante avait proposé qu’Aline redouble le CP. Son père avait alors refusé car il ne voulait pas que ses deux filles se trouvent dans le même cours. En début d’année, la nouvelle enseignante s’est aperçue qu’Aline, âgée de sept ans et huit mois, inscrite en CE1, ne savait pas du tout lire. Après avoir pris contact avec son orthophoniste, elle a décidé de lui faire suivre la lecture en CP. Depuis, Aline progresse. L’enseignante désire avoir l’avis du psychologue de l’école sur cette décision.
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Les parents travaillent tous les deux et le milieu n’est pas particulièrement stimulant sur le plan culturel. Le père d’Aline critique fortement l’enseignante précédente. Il explique qu’il a changé d’orthophoniste car celle qui suivait Aline, depuis la moyenne section de maternelle, pour un trouble de la parole, ne faisait pas son travail. Apparemment, c’est lui qui prend toutes les décisions concernant ses filles et leur mère intervient peu dans les entretiens avec le psychologue. Dans l’anamnèse d’Aline, on relève des phénomènes allergiques (eczéma, asthme), des affections ORL (otites, pose de diabolos, baisse transitoire de l’acuité auditive, opérations des végétations) et une apparition tardive du langage, très déformé. Les parents soulignent aussi une rivalité fraternelle très marquée entre Aline et leur deuxième fille, très autoritaire. 1.2. Présentation Aline est une petite fille vive et souriante qui entre en relation facilement et se montre fort bavarde. Elle présente un trouble d’articulation important, rendant certains mots peu compréhensibles alors que les phrases sont plutôt bien construites et le contenu du discours cohérent. On note qu’Aline semble avoir du mal à retrouver en mémoire les noms de personnes ou de lieux. Elle ignore sa date de naissance, a beaucoup de mal à la répéter et à la mémoriser. Aline est stable et coopérante pour l’ensemble des épreuves de l’examen psychologique. 1.3. L’examen psychologique Il comporte dans un premier temps : le K. ABC (Kaufman et Kaufman, 1993), l’UDN II (Meljac et Lemmel, 1999), la batterie prédictive de l’apprentissage de la lecture (Inizan, 2000), le CAT (Bellak et Bellak, 1950), un dessin libre, le dessin d’un personnage. Dans un second temps, Aline est revue à l’école ; elle passera la batterie de lecture (Inizan, 2000) à la fin de la même année scolaire et à la fin de l’année scolaire suivante. Nous présenterons successivement les résultats de ces différentes épreuves en les commentant brièvement. 1.4. Niveau intellectuel : le K. ABC Le K. ABC a été choisi car il est particulièrement adapté à la compréhension des troubles d’apprentissage. Il mesure, en effet, l’efficacité des processus mentaux en jeu dans le traitement de l’information et permet de dégager un profil cognitif de l’élève. L’architecture du K. ABC différencie l’intelligence fluide, évaluée à l’aide des échelles de processus mentaux, de l’intelligence cristallisée estimée par l’échelle des connaissances (Tableaux 1a,b,c). Le niveau global n’a qu’une valeur très relative étant donné la forte hétérogénéité des résultats. Le profil cognitif d’Aline est marqué par une bipartition. D’une part, des scores qui situent Aline dans la catégorie descriptive « extrêmement faible » en processus mentaux séquentiels et dans l’échelle de connaissances. D’autre part, des résultats qui atteignent la moyenne à l’échelle de processus mentaux simultanés et dans les subtests non verbaux.
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Tableau 1a Résultats d’Aline au K. ABC Échelles globales Processus séquentiels Processus simultanés Processus mentaux composites Échelle de connaissances Échelle non verbale
66 ± 10 95 ± 8 81 ± 7 65 ± 6 97 ± 8
Tableau 1b Comparaisons entre les échelles globales Séquentiel < Simultané Séquentiel–Connaissances Simultané > Connaissances PMC > Connaissances
.01 NS .01 .05
Tableau 1c Analyse des différences entre les subtests Processus mentaux
Points forts Matrices analogiques (.01)
Connaissances
Arithmétique (.05)
Points faibles Mémoire immédiate des chiffres (.05) Suites de mots (.01)
La différence significative entre les deux catégories de traitement de l’information est confirmée par les deux points faibles obtenus à deux épreuves séquentielles verbales : mémoire immédiate des chiffres et suites de mots et le point fort au subtest simultané non verbal de matrices analogiques. Le point fort au subtest d’arithmétique montre que l’intelligence cristallisée n’est pas affectée de la même manière selon le contenu de la situation d’apprentissage. Il corrobore les résultats observés dans le cadre de la classe. Enfin, les résultats du K. ABC valident les hypothèses émises lors de l’observation clinique : difficulté de mémorisation de certaines données et trouble d’articulation qui sont à mettre en relation avec le développement d’Aline marqué par l’apparition tardive du langage et des troubles importants de l’audition. 1.5. Niveau logicomathématique L’UDN II, fondée sur la théorie et la clinique piagétiennes, a été utilisée pour évaluer le niveau de raisonnement. Cet ensemble d’épreuves présente l’originalité de placer l’enfant dans une situation interactive avec le psychologue et d’apprécier la zone proximale de développement de l’élève (Vygotsky, 1985). Par ailleurs, de nombreuses études ont montré la pertinence de cet outil pour comprendre certains troubles d’apprentissage. Tableau 2 Aline atteint un niveau de conservation conforme à son âge. Elle réussit l’épreuve de conservation des quantités discontinues (âge clé : sept ans) ; Aline justifie la conservation en utilisant l’argument du nombre et résiste à la contre suggestion. L’échec à l’épreuve de conservation de la substance, dont l’âge clé est neuf ans, ne doit susciter aucune inquiétude. Aline réussit la sériation des dix baguettes sur une base commune et l’explique convenablement. On ne repère aucun signe de dyspraxie.
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Tableau 2 Résultats d’Aline à l’UDN II Catégorie d’épreuves Conservations Logique élémentaire Utilisation du nombre
Origine Spatiale Connaissances scolaires
Épreuves Quantités discontinues Substance Sériation de dix baguettes Classification de 27 cartes Principes de Gelman Dénombrement spontané Poupées (9) Robes Bottes Ficelle Vocabulaire numérique Numération Opérations arithmétiques
Niveau Réussite Échec Réussite Intermédiaire Réussite Réussite
ˆ ge clé A Atteint (7)a Non atteint (9) Atteint (7) Non atteint (11) Atteint (6) Atteint (7)
Écart = = = = = =
Réussite Réussite Réussite Intermédiaire Intermédiaire Intermédiaire
Atteint (6) Atteint (6) Atteint (7) Non atteint (10) Non atteint (9) Non atteint (10)
= = = = = =
L’âge clé est défini ainsi, pour chaque épreuve : réussites ≥ 75 % et échec ≤ 10 %. a Entre parenthèses : l’âge clé pour chaque épreuve.
Aline isole successivement les trois critères de classification des 27 cartes en constituant, à chaque fois, trois groupes. À l’issue de l’épreuve, elle peut rappeler les trois principes de classement en utilisant un seul terme générique (la couleur). La découpe de la ficelle, effectuée par coïncidence des extrémités et sa comparaison au modèle de bonne qualité confirme qu’on ne repère aucune difficulté dans le domaine spatial. Aline a recours au dénombrement spontané pour décrire les cartes de jetons présentées et elle maîtrise les principes de Gelman (Gelman et Gallistel, 1978). Elle peut utiliser le nombre de manière opérationnelle et mettre en relation deux collections distantes. Le résultat coté « intermédiaire » aux épreuves de connaissances scolaires, n’est, en rien, inquiétant puisque l’âge clé de réussite pour ces épreuves varie entre neuf et dix ans (Tableau 2). Hormis la méconnaissance du terme « autant », on note des acquisitions du niveau du cours suivi en ce qui concerne la numération et la compréhension de l’addition et de la soustraction. Au total, Aline atteint un niveau logicomathématique conforme à son âge ; à huit ans, elle utilise un raisonnement du registre du début des opérations concrètes. Ces résultats confirment qu’Aline ne rencontre pas de difficultés en mathématiques en classe et sont congruents avec le point fort au subtest d’arithmétique du K. ABC. 1.6. Niveau scolaire Comme Aline éprouve de grosses difficultés dans l’apprentissage de la lecture, la batterie prédictive de l’apprentissage de la lecture (Inizan, 2000) a été proposée. Alliant psychologie cognitive et psycholinguistique, cette batterie évalue l’équipement cognitif pour apprendre à lire dans le domaine du langage et du métalangage de l’enfant ainsi que ses capacités de mémorisation, de perception et ses aptitudes motrices. Elle est complétée par la batterie de lecture (Inizan, 2000) qui permet de déterminer un « seuil du savoir lire » en fin d’apprentissage. Tableau 3
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Tableau 3 Résultats d’Aline à la batterie prédictive de l’apprentissage de la lecture Catégorie d’épreuves Langage et métalangage
Mémoire perception motricité
Épreuves Articulation parole Langage expression Langage compréhension Discrimination phonologique Mémoire dessins Discrimination visuelle Figures géométriques Rythme copie Rythme répétition Cubes
Note pondérée (1 à 9) 1 6 7 8 7 7 8 7 5 5
Total : 61 Étalonnage. Un total compris entre 57 et 61 correspond, à un âge 6 ; 6, à la classe normalisée 3 sur 9 (pourcentage théorique : 12,1 %).
L’ensemble des résultats est assez homogène (notes pondérées entre 5 et 8). Toutes les notes sont égales ou supérieures à la moyenne sauf celle de l’épreuve « articulation parole » au cours de laquelle on demande à l’enfant de répéter des mots (note pondérée : 1). Cette performance très basse renvoie, évidemment, à l’observation clinique sur le grave trouble d’articulation. En dehors de cela, Aline possède l’équipement cognitif pour apprendre à lire. On ne note pas d’autre difficulté sur le plan instrumental. 1.7. Dessins et épreuve projective Le dessin libre et celui de la représentation du personnage (qui ne sont pas reproduits ici) ainsi que les commentaires qui leur sont associés, sont très normatifs. Dans le dessin libre, on note une certaine fantaisie : les différents éléments ne se trouvent pas toujours au bon endroit ; un personnage et un serpent sont dans le ciel. On observe un mélange amour–haine. Le commentaire est le suivant : « Un petit soleil, des nuages. Des cœurs. Un petit serpent qui mange un cœur. Y’a un papillon, deux fleurs, de l’eau avec une tortue, une maison et pis une dame (?) maman (?) elle va dehors (?) pour chercher de la salade, arroser les fleurs (?) elle va rentrer à la maison, ma maison ». Pour la représentation du personnage, Aline ne respecte pas exactement la consigne : elle représente deux personnages sexués qu’elle inscrit dans des relations interpersonnelles positives : « j’ai fait une dame avec un monsieur. Le monsieur, il a des fleurs dans sa main. Là, y’a un coucher de soleil, le soleil, les nuages et un coucher de soleil ». Nous n’analyserons pas ici le protocole du CAT (Annexe A) en détail ; nous dégagerons seulement les éléments essentiels et ceux qui concernent plus particulièrement notre propos. Aline, assez à l’aise dans cette situation d’imagination de récits à partir d’images, participe bien et donne une réponse à toutes les planches du CAT en faisant parfois des remarques : « c’est mignon ». La différenciation des sexes et des générations est perçue et évoquée. L’élaboration de conflits interpersonnels est possible. Les récits sont compréhensibles mais certains mots sont mal articulés (« griffes » ; « cadre ») et la syntaxe est parfois
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défaillante. On note aussi des troubles de l’évocation de mots (déjà repérés dans les entretiens avec Aline qui demande : « ça s’appelle comment ? », à trois reprises). On ne note cependant, dans le CAT d’Aline, aucun élément pouvant renvoyer à une désorganisation psychique majeure. 1.8. Conclusion de l’examen psychologique Aline est une enfant chez qui on peut mettre en parallèle des troubles du langage oral et écrit et un profil cognitif particulier ; le traitement séquentiel de l’information est beaucoup plus difficile que son traitement simultané. Les difficultés d’Aline se sont construites sur un terrain de troubles d’audition et de retard d’acquisition du langage. En revanche, les capacités de raisonnement sont préservées. Aline ne présente pas de difficultés instrumentales majeures en dehors du défaut d’articulation. Il n’existe pas, non plus de désorganisation repérable dans la sphère affective et aucune manifestation comportementale préoccupante n’a été signalée. Au total, le trouble de l’apprentissage de la lecture est l’élément central du tableau psychologique. Certaines caractéristiques évoquent celles rencontrées par les enfants dits nonlecteurs mais le niveau atteint à l’épreuve de classification est plutôt de bon pronostic (Préneron et al. 1994 ; Kaufman et al., 1994, Lemmel, 1994). 1.9. Indication L’indication, à la suite de l’examen psychologique comporte quatre dimensions. Tout d’abord, il y a lieu de confirmer à l’enseignante (débutante, en l’occurrence) qu’elle a choisi la bonne solution pour l’aménagement de la scolarité d’Aline, qui doit reprendre les bases de la lecture et ne peut en aucun cas être associée au travail du CE1, en français, cette année. Elle devra suivre le CE1 l’année suivante. En second lieu, il est important de signifier au père d’Aline que les difficultés de sa fille sont réelles et qu’elles ne peuvent être imputées ni à l’enseignante de l’année précédente ni aux pratiques de l’orthophoniste qui a suivi Aline antérieurement. Troisièmement, il paraît essentiel qu’Aline puisse continuer à bénéficier d’une aide technique experte dans le domaine de l’apprentissage du langage écrit avec la nouvelle orthophoniste choisie par le père. Enfin, il faudra que le psychologue de l’école revoie cette élève pour mesurer l’évolution de ses acquisitions. 1.10. Évolution d’Aline Après cet examen psychologique, effectué au début du redoublement du CP, Aline a été revue à la fin de la même année et à la fin de l’année suivante de CE1. Nous ne présenterons, ici, que les résultats concernant le niveau de lecture. Tableaux 4a,b Alors qu’elle ne lisait presque rien à la fin du premier CP et se contentait de reconnaître certains mots globalement, Aline atteint, à la fin de la deuxième année (batterie de lecture : passation 1) un score de 12 points qui correspond à la classe normalisée 6 sur 9. Ce résultat est un peu inférieur à ce qui était espéré puisque la batterie prédictive situait Aline dans la classe 3 sur 9.
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Tableau 4a Résultats d’Aline à la batterie de lecture Passation 1 en fin de redoublement de CP. Épreuves Orthographe combinatoire Compréhension lecture silencieuse Vitesse lecture orale Total : 12
Note pondérée (1 à 9) 4 5 3
Étalonnage. Un total compris entre 11 et 13 correspond, en fin de CP, à la classe normalisée 6 sur 9 (pourcentage théorique : 17,6 %). Tableau 4b Passation 2 en fin de redoublement de CE1 Épreuves
Note pondérée (1 à 9)
Orthographe Combinatoire Compréhension Lecture Silencieuse Vitesse Lecture Orale Total : 17
7 6 4
Gain par rapport à la passation 1 +3 +1 +1
Étalonnage. Un total compris entre 17 et 18 correspond, en fin de CP, à la classe normalisée 4 sur 9 (pourcentage théorique : 17,6 %). Aline a gagné deux classes dans l’étalonnage.
Cependant, sa performance lui permet d’atteindre ce qu’Inizan appelle « le seuil du savoir lire », fixé à 11 points. À la fin du CE1, l’année suivante, (Batterie de lecture : passation 2), Aline a encore progressé mais dans des proportions un peu décevantes, en particulier en vitesse de lecture orale. Elle a toutefois gagné deux classes sur l’étalonnage en classes normalisées (ses résultats la situent dans la classe 6 sur 9). La lecture n’est pas encore très fluide et on repère toujours les difficultés classiques des enfants ayant présenté des troubles importants dans l’apprentissage de la lecture (inversions, substitutions, omissions, devinements, inférences) tant en lecture qu’en transcription. Néanmoins, Aline, toujours suivie par une orthophoniste, ne se décourage pas et prend un certain plaisir à la lecture, même si elle nous confie qu’elle préfère les mathématiques. 1.11. Discussion Il paraît évident qu’on ne serait pas parvenu à un tel résultat si Aline était passée du CP au CE1 et avait redoublé seulement la dernière année du cycle des apprentissages fondamentaux. On a, en effet, l’exemple d’enfants qui ont suivi ce parcours et qui se trouvent ensuite dans une véritable impasse. Heureusement pour elle, Aline a croisé sur son itinéraire deux professionnelles qui ont pris en compte son intérêt à elle et non les directives générales. D’une part, l’orthophoniste qui a fait le constat qu’Aline ne progresserait pas si elle devait suivre le programme de lecture du CE1 après son premier CP ; d’autre part, l’enseignante qui, courageusement, malgré (ou grâce à) son expérience réduite dans l’enseignement, a opté pour une décision de bon sens, même si elle était contraire aux recommandations, voire aux pressions de son supérieur hiérarchique et de ce qu’elle avait appris lors de sa formation à l’IUFM.
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Cette jeune enseignante a aussi pris la précaution de faire appel au psychologue de l’école pour obtenir un avis complémentaire. C’est à l’aide d’un examen psychologique multidimensionnel (Lemmel, 2000, Andronikof et Lemmel, 2003) et non d’une évaluation réduite utilisée par des spécialistes d’autres domaines, que des éléments de compréhension ont pu être dégagés. Les différents facteurs de risque dans les apprentissages sont maintenant assez faciles à repérer lors d’un examen psychologique approfondi, effectué par un psychologue (Préneron et al. 1994, Meljac et al. 2001). Ils peuvent donner lieu à une approche préventive ; certains enfants, qui ne sont pas prêts à apprendre à lire au moment correspondant à leur année de naissance, peuvent, faute de classes intermédiaires entre maternelle et CP (comme les CP d’adaptation presque totalement supprimés aujourd’hui), être maintenus en grande section de maternelle. Ceux qui fréquentent, malgré tout un CP doivent faire l’objet d’un accompagnement sous la forme d’une rééducation experte, le plus souvent assurée par des orthophonistes qualifiées dans ce domaine. Si, malgré ces aides, l’échec se montre rebelle, le redoublement du CP doit être envisagé, en respectant certains principes. Bien sûr, il ne s’agit pas de demander à des enfants de refaire un CP seulement parce qu’ils lisent lentement en achoppant sur les formes rares et les exceptions de la langue française (ne respectant pas une correspondance graphophonétique simple). Ces points seront revus en CE1 (par exemple, les sons : aille, euil, ï, etc.). Le redoublement du CP ne doit être préconisé que pour des enfants qui n’ont pas compris les principes de la combinatoire, l’algèbre du décodage, qui se contentent encore, en fin de CP, d’une reconnaissance globale des mots, qui n’analysent pas le code et n’utilisent pas la vérification secondaire par le sens. Il s’agit donc d’apprentis lecteurs qui utilisent encore des stratégies vouées à l’échec et qui n’ont pas atteint le seuil du savoir lire (Inizan, 2000). Pour ceux-là, le redoublement est indispensable car c’est au début que les difficultés sont majeures, que les mauvaises habitudes, très difficiles à corriger, s’installent et non à la fin de l’apprentissage. Le redoublement doit être présenté à l’enfant et à sa famille d’une manière positive, mobilisatrice, guidé par des impératifs pédagogiques et non par des aspects relationnels (« je ne serai plus dans la même classe que mes copines ») ; affectifs (« il va être traumatisé de ne pas passer au CE1 ») ; ou de théories approximatives (« l’année prochaine, il y aura peut-être le déclic »). L’expérience prouve que, même avec une méthode (un livre) de lecture identique et la même enseignante (s’il n’y a qu’un CP dans l’école), les élèves redoublants ne s’ennuient pas. Bien au contraire, ils s’épanouissent souvent, sont rayonnants de réussir l’année suivante ce qui les plaçait en situation d’échec lors du premier CP. Le cas d’Aline le démontre, comme bien d’autres encore rencontrés au cours de nombreuses années de pratique. 2. Conclusion Comme il a été annoncé, cet article ne prétend pas à l’exhaustivité en ce qui concerne le redoublement en général. Nous n’avons aucune idée de l’efficacité de cette mesure en qua-
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trième de collège ou en seconde de lycée par exemple, aucun avis non plus sur la question de savoir si le système éducatif français est moins performant que celui du Danemark. Il s’agit là seulement d’observation clinique d’un praticien ayant eu l’expérience d’enfants en mal d’apprendre, en panne de lecture à un moment de leur scolarité. L’évolution positive de beaucoup d’entre eux ne doit pas masquer non plus des échecs rebelles et des cas de figures où des enfants intelligents, sans pathologie avérée, sans déficit dans quelque domaine que ce soit, se sont retrouvés au CE2 sans savoir lire, quasiment condamnés pour la suite de leur scolarité. Cette perspective se démarque bien sûr de logiques administratives voire économiques (ne parle-t-on pas du coût du redoublant, dans le rapport cité en introduction) et aboutit forcément à d’autres conclusions. Quand l’efficacité du système éducatif est mesurée au taux de redoublement, il paraît bien simpliste de résoudre la question en interdisant que les enfants prennent du retard. Statistiquement, de telles manœuvres sont d’un bénéfice évident mais elles masquent mal un problème plus profond. Une autre perspective consiste à considérer les enfants en échec comme malades ; elle ne suffit pas, non plus, à estimer que le système scolaire est en bonne santé. Enfin, sur un plan méthodologique, on confond souvent cause, conséquence et corrélation sous la forme trop souvent entendue : « il a peu de chances de faire des études supérieures s’il redouble le CP ». Il faudrait ajouter : « et s’il ne sait pas lire à la fin du redoublement du CE1, il en a encore moins ». De même, conviendrait-il de s’interroger sur les raisons, multiples et les facteurs additionnels qui ont conduit un enfant à ne pas réussir en lecture dès le premier essai. Enfin, tous les partenaires de l’élève devraient être persuadés qu’une lecture suffisamment bonne est indispensable à un enfant devant accéder au CE2. À ce moment, en effet, la maîtrise du langage écrit doit être passée du statut d’objet d’apprentissage à celui d’outil fonctionnel pour apprendre.
Annexe A. Texte du CAT d’Aline A.1. Planche 1 Ben là, y’a des oiseaux, ils mangent. Ils ont faim alors ils prend de la soupe et pis ils mangent de la soupe (?)* Ils s’assoient sur un tabouret et pis ils mangent sur une table. Et la grande poule, eh ben, elle n’en veut aussi mais y’a plus de soupe pour elle et y’a plus de bol pour elle aussi. C’est ses bébés à sa maman ils sont nés. A.2. Planche 2 Alors on voit un ours avec son bébé ours et pis un loup. Et l’ours et pis son bébé ils tirent la corde et le loup aussi il tire la corde ; il tire, il tire mais il arrive pas ( fin ?) L’ours et le bébé, ils ont gagné.
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A.3. Planche 3 Là, on voit un lion, un vieux lion. Et puis, il s’est assis dans un fauteuil et dans sa main il a une pipe. Et puis la souris, là, elle a fait un petit trou. Eh ben, on voit la souris, elle regarde le lion. Ca s’appelle comment ça ? C’est un vieux lion avec sa canne et puis c’est bon. A.4. Planche 4 Alors la maman kangourou, eh ben, elle a fait deux bébés et pis un bébé kangourou il fait du vélo et pis la maman kangourou, ils vont, on appelle ça comment ? La maman et leur bébé vont faire un pique nique et puis on voit des arbres, de l’herbe et pis c’est bon, une route. A.5. Planche 5 Là, on voit deux lits. Un lit pour les grandes personnes et pis un lit pour les bébés. Dans le lit de bébé, eh ben y’a deux chats et pis dans le grand lit, y’a personne et on voit une lumière et des fenêtres et un rideau et puis c’est bon. A.6. Planche 6 Alors c’est la maman ours et le bébé ours. Et le bébé ours, eh ben ils sont dans une cabane. Et puis le bébé ours il mange des feuilles et des bouts de bois et pis c’est bon. A.7. Planche 7 Alors là, on voit des animaux. On voit un singe ; ça s’appelle comment, çà ? Une lionne. Elle grogne et en dessus, y’a des serpents, un truc comme ça et puis c’est bon (?) La lionne, elle veut manger le singe (?) Avec ses « riffes » (griffes), elle va prendre sa queue et puis c’est tout (fin ?) Elle va le manger. A.8. Planche 8 Euh ! C’est mignon. Y’a toute la famille singe. Y’a le bébé, son papa, sa maman et sa mamie. Et la mamie, la maman et le papa ils sont assis sur un fauteuil et puis la mamie, elle est assise sur un tabouret. Et la maman, elle est assise sur un fauteuil et puis elle boit et puis elle parle. Et on voit un « cargue » (cadre). Et pis y’a une photo de sa mamie ou sa mémé, on va dire sa mémé et pis voilà. A.9. Planche 9 Oh ! C’est mignon ! Là, on voit une porte ouverte et pis y’a un lit de bébé et pis le bébé lapin, il regarde la porte ouverte et on voit une fenêtre avec les rideaux qui sont ouverts et pis, là, une lumière et pis c’est bon.
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G. Lemmel / Pratiques psychologiques 11 (2005) 265–276
A.10. Planche 10 Là, on voit, ben, trois chiens. Euh ! Non, deux chiens on va dire. Et pis la maman chienne, elle garde son p’tit bébé. Son p’tit bébé, il gueule et puis, c’est bon ; et on voit des toilettes et puis une « scène » (salle) de bains et ça se termine comme çà. * Les notations : (?) indiquent que le psychologue a effectué une relance après le discours spontané.
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