Aux origines mythiques de la psychose : les premières réceptions du terme dans le lexique français

Aux origines mythiques de la psychose : les premières réceptions du terme dans le lexique français

E´vol Psychiatr 2002 ; 67 : 223-33 © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0...

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E´vol Psychiatr 2002 ; 67 : 223-33 © 2002 E´ditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. PII : S 0 0 1 4 - 3 8 5 5 ( 0 2 ) 0 0 1 1 3 - 5

Le temps qui passe Aux origines mythiques de la psychose : les premières réceptions du terme dans le lexique français Emmanuel Delille * 13, avenue de Clichy, 75017 Paris, France

Le mot, l’auteur et le contexte Toutes les sources convergent pour attribuer le terme psychose au baron Ernst von Feuchtersleben (1806-1849). Médecin viennois, celui-ci ouvre le premier enseignement sur les maladies mentales à la Faculté de médecine, dont il deviendra le doyen en 1848. Il est l’auteur d’une œuvre littéraire, poétique et philosophique importante [1], son traité sur L’hygiène de l’âme (1938) connaîtra une quarantaine d’éditions. Écoutons ce que nous dit Pierre Morel dans son Dictionnaire biographique de la psychiatrie : Considérant que l’existence doit être un combat sans merci destiné à éviter l’éclosion des germes de folie que chaque homme porte en lui, il étudie les rapports de l’âme et du corps dans une perspective encore toute imprégnée des spéculations du romantisme allemand [2].

En effet, la première édition française (1853) lève le voile sur un Feuchtersleben qui s’adresse à son lectorat au nom de « tout médecin moraliste » et propose des « Maximes et Pensées » permettant d’exercer sa volonté : Ce que nous appelons l’hygiène morale, c’est précisément la science de mettre en usage le pouvoir que possède l’âme de préserver, par son action, la santé du corps [3] (p. 2).

Psychose et névrose À la lecture de dictionnaires courants nous apprenons que le terme psychose désigne les maladies mentales de manière générique, qu’il synonymise la « folie », la « psychopathie », la « vésanie », termes en usage au XIXe siècle. Mais, si son sens est assez indifférencié, il ne recouvre pas celui de névrose qui * Auteur correspondant. M. E. Delille. Psychologue clinicien. Adresse e-mail : [email protected] (E. Delille). > Thèse de doctorat d’Histoire des Sciences, Généalogie et histoire de la notion de psychose en France au XXe siècle, sous la direction de Mme Jacqueline Carroy : EHESS/Centre Koyré, 57 rue Cuvier, 75231 Paris cedex 05.

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s’est imposé au siècle précédent avec la diffusion de l’école écossaise, ni celui de l’aliénation mentale dans le contexte français, car nous sommes en présence de classifications qui se sont élaborées dans des contextes différents. Attribuée au médecin écossais William Cullen (1710-1790) autour de 1769, la névrose (neuroses) forme la classe des maladies nerveuses : « J’ai formé une classe de ces maladies, sous le nom de maladies nerveuses. Je les distingue ensuite en tant qu’elles consistent ou dans l’interruption, et la faiblesse des propriétés du sentiment ou du mouvement, ou dans leur irrégularité. Ce qui m’a fait admettre quatre ordres principaux, désignés par les noms de comata, adynamiae, spasmi et vesaniae » [4] p. 62). Selon nos dictionnaires la névrose aurait une connotation sémantique moins grave que la future psychose : « psychose », dans son sens premier très global de maladie de l’esprit, par opposition aux névroses, qui désignaient alors des affections des nerfs sans lésion décelable et dans lesquelles les troubles mentaux étaient considérés comme inconstants. » [2] Dans la psychose, c’est une modification psychique manifeste qui est visée, le mot psychose est pris à l’époque pour désigner la partie « psychologique » (les manifestations psychiques) de certaines maladies mentales, ces dernières étant appelées en général « névrose » au sens où Cullen utilisait ce terme [5] (p. 115)

précise Kapsambelis dans ses Termes psychiatriques français d’origine grecque. Ceci nous permet d’émettre une première remarque. Si le terme psychose se différencie bien du terme névrose usité à cette époque, les deux termes ne s’opposaient pas comme des antonymes chez Feuchtersleben, qui a élaboré cette distinction au cours de son enseignement oral ; existe-t-il des archives, des traces de cet enseignement ? Plutôt que de rechercher l’origine mythique de la psychose, nous voulons ici faire le point sur sa réception en France : force est de constater que l’ensemble des dictionnaires à notre disposition anticipe sur l’opposition contemporaine névrose/psychose dans un but taxinomique immédiat, mais historiquement faux. Que disent les sources ? Feuchtersleben publie son traité Lehrbuch der ärztlichen Seelenkunde en 1845, qui ne sera jamais traduit en français, déjà concurrencé par celui de son rival Griesinger, paru la même année, et traduit en 1865. C’est dans ce traité que sont décrites les psychoses au sein des maladies nerveuses. On doit à Dominic Beer [6] les meilleures études historiques sur ce contexte. Comme lui, je me référerai à la traduction anglaise publiée en 1847 et largement diffusée. Car il faut retenir que, pour Feuchtersleben, les psychoses sont une partie des névroses, celles qu’il baptise également pour la première fois psychopathies, maladies de la person

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nalité. Toutes les psychoses sont à la fois des névroses, mais toutes les névroses ne sont pas des psychoses : Every psychosis is, at the same time, a neurosis ; because, without the intervention of nervous action, no change of the psychical action becomes manifest, but every neurosis is not a psychosis, of which convulsions and pain afford sufficient examples. Agreeably to this notion is the popular view that a madman is not called mad because his brain is over-excited, but because he judges and acts absurdly [7] (p. 246).

Ce fait peu mentionné s’ajoute à deux autres méconnus : à la relecture de Cullen, traduit par Pinel en 1785, ces maladies nerveuses qui se distinguent par leurs manifestations psychiques apparaissent déjà sous la forme d’une souscatégorie, différenciée sous la dénomination des vésanies ; Second Tome, Seconde Partie, Livre Quatrième : « Des vésaniae, ou des dérangements des fonctions intellectuelles ». Le terme sera rapidement obsolète, Cullen faisait lui-même référence à la tentative de Vogel de réintroduire le terme Paranoiae, issu du corpus hippocratique. Autre fait, à la relecture de Feuchtersleben, nous remarquons que Cullen n’est jamais cité, jamais indexé : c’est son rival Boerhaave qui apparaît sur le champ des maladies mentales. Cette filiation permet aussi d’expliquer pourquoi le lien entre névrose et psychose est historiquement flou.

Psychose et aliénation mentale Nous avons retenu que, en même temps qu’il propose le mot psychose, Feuchtersleben invente aussi dans la foulée le mot psychopathie, et les utilise de manière indifférenciée. C’est que, pour lui ,les maladies nerveuses ne relèvent ni des causes physiques, ni des causes morales, mais des relations entre le corps et l’âme, dont l’unité forme la « personnalité empirique ». Psychopathies, therefore, or diseases of personality (insanity in the more comprehensive sense), is the name we give to those compound conditions, in which the psycho-physical reciprocal relation is diseased in several directions, so that empirical personality of the individual appears thereby to be disturbed disordered [7] (p. 244).

Entre l’Hygiène de l’âme (1838) et son manuel (1845), Feuchtersleben a semble-t-il évolué. Néanmoins, il reste un moraliste aux yeux de ses adversaires qui observent les troubles mentaux en tant que troubles du cerveau. De sorte que la psychose, trouble du psychisme, prend son sens dans le contexte de l’opposition entre les Psychiker et les Somatiker dans les pays de langue allemande. Feuchtersleben s’oppose aux tenants d’une affection purement somatique telle que la reformuleront Griesinger (1845), puis Flemming (1859), lequel sera un des premiers à s’approprier la notion de ce point de vue [8]. Or, mon hypothèse est que le contexte français inscrira le mot psychose dans une

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autre querelle, celle qui oppose les tenants d’une aliénation mentale essentielle et ceux de maladies mentales au pluriel. L’aliénation mentale est une doctrine des lumières que Pinel a voulu substituer à l’opinion populaire de la folie. Néanmoins, au moment où le mot psychose apparaît en France ce paradigme de référence disparaît pour se voir substituer le paradigme des maladies mentales. Sur ce passage d’un paradigme à l’autre autour de 1845-1855, les travaux de Georges Lantéri-Laura [9] mettent en évidence la rupture opérée par les conceptions d’un J.P Falret qui cherche à différencier résolument des maladies en fonction de leur mécanisme propre. Et le terme psychose permettra justement de donner un nom à ces maladies mentales, dont on ne regroupe plus les manifestations dans une seule entité, ni dans une seule théorie étio-pathogénique. Nous verrons justement que les premières occurrences du mot psychose dans le lexique français se font dans le cadre de ce changement de paradigme et non en opposition à la névrose. Chez Feuchtersleben, comme chez Pinel, il n’y a pas de classification proprement dite, les apparences classiques de l’infirmité mentale restent la manie, la mélancolie, la démence et l’idiotie, elles forment une sous-catégorie des névroses de Cullen. Mais incidemment la nouvelle terminologie des psychoses, dans le domaine français, va nourrir la division des maladies dans le cadre de l’aliénation mentale, et qualifier à la fin du XIXe siècle des maladies évolutives à phases : celles de Magnan et de Ballet.

Apparition dans le lexique français : quelle source pour quelle date ? Que nous disent le Larousse et le Robert ? Le Dictionnaire étymologique et historique du français Larousse [10] propose la référence suivante : « psychose 1859, Journ. Méd. ». La première occurrence du mot dans la langue française serait donc à dater de 1859 dans la presse médicale. Le Dictionnaire historique de la langue française Robert ne permet pas de vérifier les informations du Larousse mais les complète habilement. En effet, il nomme l’origine germanique du mot psychosis (1845, Feuchtersleben), « luimême composé du grec psukho- pour psukhê et -ôsis d’après neurôsis (névrose) ». C’est donc un mot construit sur le modèle du mot névrose, désignant aussi une affection mentale, mais de type différent. De plus, le Robert propose des dates qui jalonnent l’usage du mot : la psychose gagne en traits sémantiques tel celui d’idée fixe (1913), à propos d’un phénomène collectif (psychose collective, 1926) ou d’une crainte excessive (psychose de guerre, 1936). Devenu maladie, le terme psychose contemporain ne fera pas que s’opposer au terme névrose, il en retranche beaucoup au deuxième, y empruntant des qualités au sens figuré, celle de l’obsession et de la phobie, voire celle d’hystérie (prêtons

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attention au fait que, dans la langue anglaise, la locution psychose collective trouve son équivalent dans celle de mass hysteria). Idée fixe ou phénomène collectif, remarquons que cette expansion sémantique de la psychose correspond à un moment historique où le champ des névroses se stabilise sous l’action de la psychanalyse. Ouvrons maintenant les dictionnaires universitaires, celui des Presses Universitaires de France et celui du Centre national de la recherche scientifique Le premier ne nous offre en pâture que la date de 1869. Pas de source, pas d’explication, et une bonne décennie de retard. Le Trésor de la langue française, élaboré par le CNRS et publié chez Gallimard, permet par contre de corroborer le Larousse et le Robert grâce à de plus amples développements. Le TLF constitue souvent pour les chercheurs la référence ultime en matière définitoire. Ainsi, il nous rappelle la construction du mot sur le modèle de celui de névrose, donne et les dates du Larousse (1859, réception dans le lexique français du terme de pathologie), et celles du Robert (sens seconds : 1913, idée fixe 1926, psychose collective, 1936, psychose de guerre), le tout citations littéraires à l’appui (Péguy, Bourget et Martin du Gard). Ensuite, information supplémentaire, on apprend que c’est dans les colonnes du Journal de médecine et de chirurgie pratiques (t. XXX, p. 130) que le terme apparaît pour la première fois en français. Ce n’est pas tout à fait l’indication du Larousse, et celui-ci prête à confusion puisque ses références laissent penser au Journal médical. Car malheur au chercheur qui veut vérifier ces sources par lui-même, cette revue n’existait pas encore à la date susdite, il faut lire dans les abréviations sibyllines Journ. Méd. une référence générale aux journaux médicaux. Enfin, les coordonnées du Larousse et du TLF concordent et ne laissent pas d’autre choix, il s’agit bien de la même source de 1859, il faut se reporter à la page 130 du Journal de médecine et de chirurgie pratiques.

Le Journal de médecine et de chirurgie pratiques : 1859 Cet article fait état d’un traitement de l’épilepsie par l’atropine. Il n’y a pas d’indication d’auteur, l’argument se reporte lui-même à une source de seconde main, une recension parue dans les Annales médicales de la Flandre occidentale des expériences d’un médecin viennois, le docteur Maresch. Notons que cette communication initiale n’est pas du tout mentionnée. Les informations communiquées par l’article sont essentiellement d’ordre thérapeutique. Son destinataire est nettement un lectorat de praticiens, le propos est focalisé sur le produit et sur les conditions de son administration : « les phénomènes pharmaco-dynamiques ». Des groupes de malades sont catégorisés comme suit : huit « sujets » de la section des femmes de l’établissement d’aliénés

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dont trois ont été « guéries » et l’état des autres « amélioré », dix de la section des incurables, dont quatre hommes et six femmes, dont huit ont éprouvé une notable diminution dans la violence et la fréquence de leurs accès épileptiques, en même temps que dans les exacerbations de leurs troubles psychiques.

L’atropine est clairement nommée « remède », « agent » et « traitement » ; une attention particulière est portée aux effets secondaires du produit, à l’aspect évolutif des symptômes. On l’aura compris, il ne s’agit pas d’un travail conceptuel, et si la psychose apparaît c’est stricto sensu le mot de la fin, dans le rapport de l’épilepsie à « toutes les autres formes de maladies mentales ». Ceci en dit long sur le flottement délimitatif de la psychose, qui, si elle apparaît au singulier, n’est pas définie. Sensation de flou, la psychose n’apparaît que sous l’angle du pronostic le plus négatif d’une affection irrémédiable, de l’ordre de la démence incurable : « De petites doses restèrent sans effet, et des doses plus grandes donnèrent lieu à des symptômes d’intoxication qu’on fut forcé de combattre sans qu’ils produisent des modifications favorables dans la psychose ».

Les Annales médicales de la Flandre occidentale : 1858 L’article est issu de la rubrique Revue analytique et critique. Plus rigoureux ou habitué à faire passer des résultats de recherche entre deux cultures, la revue belge cite très précisément les travaux du docteur Max Maresch publiés dans le Journal de médecine de Vienne (nouvelle série ; 1, 7 et 8). L’article est si proche du précédent qu’il en est presque un décalque : l’auteur français s’est juste contenté de changer quelques mots et d’omettre le dernier paragraphe de l’auteur belge ; peut-être est-ce le même qui a remanié son texte ? Et encore, certes la revue est belge, mais elle est francophone, il est vraiment étonnant que cette source soit tue dans les dictionnaires au profit d’une pâle copie francofrançaise… Les phénomènes pharmacodynamiques sont bien au centre des expériences de Maresch, les procédures d’administration et les effets secondaires sont encore plus détaillés que dans l’article précédent, le paragraphe concernant la psychose est le même dans les deux articles. Notons en passant le singulier de psychose et le pluriel de maladies mentales.

Les Annales médico-psychologiques : 1850 Pour qui se prête à une petite recherche lexicographique sur la psychose il est loisible de consulter plus d’une vingtaine de dictionnaires et encyclopédies du français qui reproduisent ces références communes, autant de médecine, autant de psychiatrie et de psychanalyse réunis, sans compter les records de réimpression de certains titres. Divine surprise, un ouvrage, celui de V. Kapsambelis, les Termes psychiatriques français d’origine grecque, déniche une source cachée :

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une critique consacrée à une psychose typique dans les « Ann. médico-psychol. de 1850, vol. II, p. 492 ». Il s’agit d’un article inséré dans la Seconde Partie, Revue française et étrangère, Journaux allemands, rubrique tenue par M.E Renaudin, où l’on trouve une recension intitulée « De la psychose ». Le texte se tient d’un seul paragraphe, il a pour but de dénoncer « la psychose typique » sur laquelle le docteur Focke « appelle l’attention de ses confrères », et ce, dans une publication à propos de quatre observations, publication qui n’est par ailleurs pas du tout citée (le démon de la note en bas de page n’avait pas encore frappé). Renaudin commence son article de la façon suivante : « Il se présente des cas où l’aliénation mentale se juge par une fièvre intermittente », et fait grief à Focke de confondre ces cas avec « les cas où le délire reconnaît pour cause une névrose intermittente larvée ». Alors deux premières remarques s’imposent : d’une part le mot psychose n’est pas expliqué, ce qui laisse penser qu’il va déjà de soi chez les aliénistes français, qu’il a une préhistoire dans cette communauté ; d’autre part le lecteur ignore quelle est la notion exacte utilisée par Focke, et son argument. Les critères sur lesquels Renaudin discute les travaux de Focke sont de nature pathogénique et thérapeutique (mais pas sémiologique). L’« identité complète dans l’essentialité pathogénique » qui serait défendue par Focke se fonderait sur l’identité évolutive de « ce genre d’aliénation mentale (…) puisqu’il a sa marche, ses prodromes, ses rémissions », et thérapeutique, « l’identité du traitement dans tous les cas ». Sémiologiquement la psychose « qu’on a tort de confondre avec la manie ou la mélancolie suivant ses manifestations symptomatiques » ne serait pas discernable. Renaudin se prête alors à une attaque en règle de la psychose typique1 et de sa supposée unité nosographique, il caricature la manière d’observer et de classifier du docteur Focke : On n’a pas, pour grouper ensemble toutes les folies résultant des névroses intermittentes larvées, des motifs plus fondés que pour ramener au même type nosologique toutes les maladies qui se manifestent à la suite d’une métastase ou d’une anomalie de sécrétion ou bien les affections diverses qui peuvent se juger par la même crise. La méthode de traitement n’entraîne pas non plus cette identité de nature, et l’on ne saurait non plus ranger sous le même niveau toutes les affections où l’opium rend des services incontestables à la thérapeutique.

En dernière analyse c’est bien l’unité de l’aliénation mentale que Renaudin veut défendre (ainsi que les « conditions de causalité somatiques » : sur ce point la position de Renaudin se complexifie puisqu’il ne semble plus défendre les causes morales des fondateurs de l’aliénisme, mais les causes physiques comme condition de l’aliénation mentale). Nous avons rappelé que cette première est mise à mal à l’époque dans le sillage de J.P. Falret, et que la conception de la 1

Psychose typique est l’expression utilisée par Renaudin et elle n’apparaît qu’une seule fois dans le texte ; de même le mot psychose utilisé seul, sans qualificatif, n’apparaît qu’une seule fois en titre de l’article, « De la psychose ».

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psychose est fondamentalement d’essence romantique avec Feuchtersleben. Ainsi, la Société médico-psychologique se fait ici garante d’un ordre. On a déjà essayé d’enlever à l’aliénation mentale proprement dite tous les cas où la paralysie générale se manifeste. Le même sort est peut-être réservé aux cas où l’aliénation mentale survient à la suite d’une cause traumatique, et, de proche en proche, on arriverait à rejeter l’aliénation mentale du cadre nosologique.

En effet, Bayle avait montré dans la paralysie générale, d’une part que la période de délire peut manquer tandis que la paralysie semble un symptôme plus fiable, d’autre part que l’évolution rapide rend le traitement moral sans objet [11]. Alors si nous ajoutons à cette paralysie générale, et des affections d’origine traumatique, et une psychose typique d’origine psychique, s’en est fini de l’aliénation mentale unique. Refusant de reconnaître différentes espèces morbides autonomes, Renaudin retrouve dans les observations de Focke les vieilles lunes de Pinel et d’Esquirol Dans les quatre observations que donne l’auteur, nous voyons deux maniaques, une mélancolique et une manie raisonnante.

Informations complémentaires sur nos auteurs Grâce aux travaux de D. Beer, nous savons que le texte de Focke, « Uber typisches Irrensein » [12] n’était pas anecdotique. Renaudin a su attaquer la première conférence de langue allemande sur une psychose. Voici ce que nous dit D. Beer The first conference report bearing the title psychosis came in 1847 with Focke’s (1848) description of Psychosis typica (“Cerebral Malaria”) where psychosis was seen as a “form of psychological neurosis”. This is indeed what psychoses were according to Feuchtersleben : namely neuroses which had a psychological impact on the psyche or mind [13] (p.181-2).

Émile Renaudin (1808-1865), Docteur ès-Sciences Mathématiques avant d’embrasser la carrière d’aliéniste, soutient sa thèse de médecine en 1832 sur l’acide prussique (Exposé des propriétés médico-chimiques de l’acide hydrocyanique) et fut un farouche défenseur de l’aliénation mentale. Ses écrits glorifient les œuvres de Pinel, Esquirol, Ferrus et, considérant l’achèvement de la science dans l’érection du « traitement des aliénés à la hauteur d’une institution publique », il publie de nombreuses séries statistiques [14] sur les formes de l’aliénation mentale. En 1854, il publie son grand œuvre, les Études médicopsychologiques sur l’aliénation mentale. Les quatre types fondamentaux sont la monomanie, la lypémanie, la manie et la démence, le diagnostic des diverses formes de l’aliénation mentale se déduit naturellement des anomalies de la sensibilité et de la réaction. Ni les critiques de Falret contre les monomanies et

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les séries statistiques, ni la notion de psychose qu’il a pourtant introduite dans le vocabulaire français n’ont le droit de cité ici. Mais, subtilité, si la notion n’apparaît pas, Renaudin y fait clairement allusion en s’opposant fermement à toute tentative d’isolement des types de l’aliénation mentale comme en Allemagne. Néanmoins nous devons remarquer que, tandis qu’en France, même à travers certaines divergences d’opinion, on conserve encore une classification méthodique et précise des types de l’aliénation mentale, nous ne voyons pas dans les auteurs allemands la même unité de vue sur le développement de formes caractérisées non-seulement par la manifestation symptomatique apparente, mais surtout par des signes spécifiques déterminant l’idiosyncrasie propre à chacune d’elle [15] (p. 4-5).

Symptomatologie apparente et signes spécifiques d’une idiosyncrasie, on le voit, Renaudin reprend exactement ses griefs contre la psychose typique de Focke. Conservateur de l’ordre établi, Renaudin a néanmoins, de par ses attaches alsacienne et lorraine, joué le rôle de passeur entre les pays de langue allemande et la France, tout comme ses collègues belges en 1859.

Éléments de conclusion Proposer des espèces morbides autonomes – affections d’origine traumatique, paralysie générale ou psychose typique de nature psychique – c’est multiplier les théories étio-pathogéniques de maladies irréductibles les unes des autres. Comme le rappelle G. Lantéri-Laura [11] (p. 88), la proposition d’une étiologie spécifique apparaît comme l’élément initial du modèle définitoire d’une maladie (exemple, dans la démarche de Pasteur c’est le pneumocoque qui détermine la pneumonie). Ces espèces morbides naturelles pourront ainsi s’appréhender selon une sémiologie et une évolution propre, comme tout type de maladie depuis l’apport de l’école anatomo-clinique de Paris (Corvisart, Laënnec, Bouillaud), qui a répandu la pratique raisonnée de la sémiologie grâce à une clinique standardisée et précise où un syndrome combine systématiquement des signes objectifs. Une conclusion alors s’impose : si Renaudin refuse la psychose, l’introduction de ce terme séduira les aliénistes qui chercheront à s’éloigner du modèle unique de l’aliénation mentale. C’est ainsi que vont naître les grandes maladies mentales évolutives, à phases, et la possibilité pour les futurs psychiatres d’y attacher leur nom. En cherchant dans le corpus médical du début du XXe siècle [16], nous trouvons les délires chroniques à évolution systématique (ou folies proprement dites, qui s’opposent aux états mixtes) sous le nom de psychose de Magnan, la psychose hallucinatoire chronique de Ballet sous celui de psychose de Ballet (sans compter la psychose de Korsakoff). Ces maladies devenant irréductibles les unes aux autres, des observations séparées et prolongées développeront la sémiologie des futures psychoses et les grandes nosologies.

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Néanmoins, une autre conclusion s’impose. Si la notion de psychose apparaît dès 1850 en France, contrairement aux pays germaniques, elle ne connaîtra pas de succès foudroyant. On la rencontre sporadiquement ici ou là mais elle n’est pas utilisée de manière systématique. Ce sont les maladies et les dégénérés qui tiennent le haut du tableau, et alors même que Pinel avait posé comme acte fondateur d’une pratique éclairée la substitution de l’aliénation mentale à la folie, c’est paradoxalement la folie, la démence ou le délire qui nommeront encore longtemps les psychoses. Magnan est peut-être un des premiers à passer définitivement de la « folie » à la « psychose » dans son propre vocabulaire. Lorsque Kraepelin propose en Allemagne ses deux grands regroupements nosologiques, il les baptisera démence précoce et folie maniaco-dépressive. Et pour cette dernière, ce sont les psychiatres français qui, de leur initiative, la traduiront en psychose périodique ou psychose maniaco-dépressive2. Au tournant du siècle, avec la réorganisation du champ des névroses par la psychanalyse, dans le cadre d’une psychogenèse et hors neurologie, les psychoses s’imposent dans la future psychiatrie, et les psychotiques sont implicitement devenus les fous proprement dits.

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RE´FE´RENCES m

[1]

Feuchtersleben Bon E von. Ernst Frhn. von Feuchtersleben’s Sämmtliche Werke, mit Auschluss der rein medizinischen. In : Friedrich Hebbel (Ed.) Wien: C. Gerold; 1851-1853.

[2]

Morel P. Dictionnaire biographique de la psychiatrie. Le Plessis-Robinson : Les empêcheurs de penser en rond, 1996.

[3]

Feuchtersleben baron E de. Hygiène de l’âme. Paris: J.B. Baillière; 1953.

[4]

Cullen W (trad. P. Pinel) Institutions de Médecine Pratique. Paris; 1785.

[5]

Kapsambelis V. Termes psychiatriques français d’origine grecque. Paris: Masson; 1997.

[6]

De nombreuses publications dans la revue History of psychiatry depuis 1994.

[7]

Feuchtersleben E von. The principles of medical psychology. London: Sydenham Society; 1847.

Antheaume, Deny et Camus autour de 1907.

[8]

[9]

[10]

[11] [12] [13]

[14]

Flemming CF. Die Pathologie und Therapie des psychosen nebst Anhang: über das gerichtsärztliche Verfahren bei Erforschung krankhafter Seelenzuständ. Berlin: Hirschwald; 1859. Lantéri-Laura G. Essais sur les paradigmes de la psychiatrie moderne. Paris: Éditions du temps; 1998. Douzat A, Dubois J, Mittérand H. Dictionnaire étymologique et historique du français. Paris: Larousse; 1964-1993. Lantéri-Laura G. Psychiatrie et connaissance. Paris: Sciences en situation; 1991. Focke. Uber typisches Irrensein. Allgemeine Zeitschrift für Psychiatrie 1848;V:375–87. Beer D. Psychosis: from mental disorder to disease concept. Hist of psychiatry 1995;VI: 177–200. Renaudin E. Formes de l’aliénation mentale de l’asile de Stephansfeld, Notices statistiques sur les aliénés du département du BasRhin ; de 1836 à 1839. Rapports sur le service des aliénés du département de la Meuse ; de 1842 à 1848.

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[15]

Renaudin E. Études médico-psychologiques sur l’aliénation mentale. Paris: J.-B. Baillière; 1854.

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[16]

Dabout Dr E. Petit dictionnaire de médecine. Paris: J.-B. Baillière et fils; 1924 2e Ed. Dr R. Deveu ; 1949.