Le sentiment d’identité au stade sévère de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique

Le sentiment d’identité au stade sévère de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique

G Model AMEPSY-2188; No. of Pages 7 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ...

319KB Sizes 0 Downloads 23 Views

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

Me´moire

Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique Sense of identity at the severe stage of Alzheimer’s disease: A clinical observation Marie-Loup Eustache-Valle´e a,b,c,d, Mickael Laisney a,b,c,d, Aurelija Juskenaite a,b,c,d, Odile Letortu e, Herve´ Platel a,b,c,d, Francis Eustache a,b,c,d, Be´atrice Desgranges a,b,c,d,* a

Inserm, U1077, 14000 Caen, France UMR-S1077, universite´ de Caen Normandie, 14000 Caen, France c UMR-S1077, E´cole pratique des Hautes E´tudes, 14000 Caen, France d UMR-S1077, CHU de Caen, 14000 Caen, France e Groupe Hom’Age, Les Pervenches, 14112 Bie´ville-Beuville, France b

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Rec¸u le 4 avril 2015 Accepte´ le 29 mars 2016

Objectifs. – Me´moire et identite´ sont lie´es intrinse`quement. Dans la maladie d’Alzheimer ou` la me´moire est tre`s alte´re´e, les patients perdent-ils toute repre´sentation cohe´rente d’eux-meˆmes ? Patients et me´thodes. – Une e´tude de groupe, utilisant une me´thodologie originale, sugge´rait que le sentiment d’identite´ e´tait globalement pre´serve´ chez des patients se situant aux stades mode´re´s a` se´ve`res de la maladie. Nous rapportons l’observation de´taille´e d’une patiente au stade se´ve`re de l’e´volution (MMSE : 5). Re´sultats. – Cette patiente conserve un sentiment d’identite´ globalement pre´serve´ avec une stabilite´ et une cohe´rence des re´ponses dans le temps (les deux e´valuations e´tant re´alise´es a` 15 jours d’intervalle). Conclusion. – Cette observation clinique apporte des e´le´ments originaux et de nouvelles perspectives de recherche concernant l’e´tude du sentiment d’identite´ chez des patients pre´sentant des troubles cognitifs se´ve`res. ß 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

Mots cle´s : Cas clinique E´tablissement d’he´bergement pour personnes aˆge´es de´pendantes Identite´ Maladie d’Alzheimer Me´moire Phe´nome´nologie

A B S T R A C T

Keywords: Alzheimer’s disease Clinical case Identity Lodging for dependent elderly person Memory Phenomenology

If we start from the assumption that memory and identity are intrinsically linked, may patients with Alzheimer’s disease lose their identity or any coherent temporal representation of themselves? Do they lose their sense of identity when they lose memory? Following the study of 16 Alzheimer patients in mild to severe stages of the disease, age-matched and living in the same institution as 16 healthy controls, we will focus in this article on a particular patient who was included in the group study, Mrs D. Our group results were in favor of a preservation of the sense of identity (albeit basic) in mild to severe stages of Alzheimer’s disease, and we will see more fully how we can analyze these results in a particular case of a patient chosen for her low MMSE score (severe stage). We showed that her sense of identity is stable over time: she had a coherent and continuous representation of herself 15 days after the first evaluation, while she did not remember the answers she gave 15 days before. This case study leads to propose further discussion and new paths of research on the sense of identity in neuropsychology. For example, this patient questioned us about the continuity of the self-image in long term. If our sense of identity evolves over time with different events we experience, how to maintain a stable sense of self without disfiguring what we really are? Thus, we can ask if the patient has a representation of herself faithful to what she was before her illness, or faithful to what she is in the present time? Assessing a case individually allows us to focus on qualitative aspects of a very singular subject which is the sense of identity. ß 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

* Auteur correspondant. Unite´ de recherche U1077, laboratoire de neuropsychologie, PFRS, 2, rue des Rochambelles, 14032 Caen cedex, France. Adresse e-mail : [email protected] (B. Desgranges). http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012 0003-4487/ß 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

2

1. Introduction La maladie d’Alzheimer (MA) se caracte´rise par des troubles de la me´moire associe´s a` une de´sorientation temporospatiale et a` d’autres de´ficits cognitifs qui s’amplifient avec l’aggravation de la maladie jusqu’a` alte´rer profonde´ment la relation a` l’autre. La question de l’inte´grite´ du sentiment d’identite´ (qui correspond a` la repre´sentation stable que nous avons de nous-meˆme) des patients souffrant de MA a donne´ lieu a` peu de travaux et les re´sultats obtenus sont en partie contradictoires. Dans une e´tude re´cente, nous avons montre´ une relative pre´servation du sentiment d’identite´ dans un groupe de patients atteints de la MA a` des stades mode´re´s a` se´ve`res, vivant en institution [11]. La repre´sentation de Soi a e´te´ e´value´e au moyen de tests au cours desquels les participants e´taient invite´s a` se de´crire ou a` s’e´valuer. Cet examen a e´te´ propose´ a` deux reprises, a` 15 jours d’intervalle. La stabilite´ des re´ponses aux deux temps de l’e´tude sugge`re un maintien d’un sentiment d’identite´, ne´anmoins avec un profil particulier, chez ces patients, compare´s a` des sujets sains aˆge´s vivant dans la meˆme institution. L’observation fine du cas de Mme D., patiente souffrant de MA et ayant participe´ a` cette e´tude, permet d’illustrer et d’approfondir ces re´sultats portant sur l’e´valuation du sentiment d’identite´ dans un contexte ou` la me´moire est fortement de´ficitaire. Si les liens entre me´moire et identite´ semblent inse´cables, comment comprendre la stabilite´ de la repre´sentation de Soi-meˆme chez une patiente atteinte de la MA a` un stade se´ve`re ? De nombreux philosophes se sont inte´resse´s aux liens existant entre me´moire et identite´. Les conceptions de deux d’entre eux, E. Husserl et F. Nietzsche, sont particulie`rement inte´ressantes car elles contiennent des ide´es a` la fois contradictoires et comple´mentaires qui s’inscrivent bien dans la proble´matique de cette recherche. Dans son ouvrage Sur la phe´nome´nologie de la conscience intime du temps, Partie B (1893–1917), Husserl de´crit une interde´pendance entre la me´moire re´tentionnelle (ou me´moire a` court terme) et l’identite´ du sujet [14]. Il prend l’exemple de l’e´coute d’une me´lodie : « Je me souviens de ce son qui vient juste de se pre´senter, je le lie au suivant et cela me permet de saisir l’unite´ de la me´lodie. » Par analogie, la saisie des petits instants que nous vivons permettrait la cre´ation et la saisie de notre identite´. La re´tention est ce phe´nome`ne constitutif qui nous permet a` la fois d’eˆtre conscients et de comprendre comment nous sommes conscients. La re´tention est donc ce point d’intersection entre me´moire a` court terme et identite´, entre un eˆtre en train de penser et l’eˆtre qui vit [6–9,11,10]. Graˆce au travail de la re´tention, me´moire et conscience sont en interaction et forgent au jour le jour quelque chose qui les de´passe et qui fait que nous devenons continuellement diffe´rents de ce que nous e´tions jusqu’a` pre´sent, tout en conservant la cohe´rence de notre moi. Finalement, la me´moire ne peut eˆtre de´finie qu’en relation avec la conscience, puisque toutes deux rendent possible le fait d’avoir une identite´. La phe´nome´nologie annonce alors les meˆmes conclusions que celles issues des e´tudes sur les liens entre me´moire de travail et me´moire a` long terme [2] ou encore la continuite´ du Self [5] en neurosciences. L’ide´e d’une « conscience-me´moire » est bien a` rapprocher du concept d’identite´, mais cette dernie`re, si elle n’est qu’une modulation permanente autour d’un noyau stable, ne serait-elle pas une instance construite par la volonte´ du sujet ? Husserl a mis en avant l’ide´e de continuite´ de la conscience, rendue possible par la me´moire, mais il a moins insiste´ sur l’importance de l’oubli permettant de remodeler en permanence le Soi. Cette ide´e est bien traduite par Nietzsche dans La seconde conside´ration inactuelle [19]. Pour Nietzsche, la me´moire serait plus qu’un rappel possible du passe´ autobiographique et plus qu’une possibilite´ de mise a` jour du Soi, elle serait une force volontaire du sujet lui permettant

de cre´er une me´moire singulie`re. Le sujet serait capable de se projeter et de se rappeler ce qu’il a pre´vu d’eˆtre, mais e´galement capable de construire son futur. La me´moire a alors une fonction se´lective. Cet e´clairage philosophique sugge`re que me´moire et identite´ sont intrinse`quement lie´es : si la me´moire est a` la fois continue et se´lective, elle permet l’identite´ du sujet. Cette identite´ personnelle serait elle-meˆme double, a` la fois continue et toujours autre, se construisant au fur et a` mesure du temps. Cette identite´ est a` la fois toujours la meˆme (on parle en philosophie de meˆmete´), permettant au sujet de se reconnaıˆtre et aux autres de le reconnaıˆtre ou d’apprendre a` le connaıˆtre, et dynamique et modulable (on parle alors d’ipse´ite´). L’identite´, qu’elle soit inchange´e ou module´e, de´crit fide`lement ce qui constitue le Soi d’une personne. Le Soi (ou ce qui est habituellement nomme´ par les scientifiques : le Self) n’est pas si facile a` de´finir. Il est sans cesse remis a` jour par le sujet et ce qu’il vit, consciemment ou inconsciemment. Si le Self est de´fini par l’identite´, il n’y est pas re´ductible puisque le sujet est aussi celui qui influence et forge son identite´. Il naıˆt d’elle et la pre´ce`de ; autrement dit, si le sujet se de´finit par son identite´, lui-meˆme est cre´ateur de son identite´ par ses choix, ses envies qu’il re´alise ou non, ses expe´riences, ses e´checs, ses nouveaux projets. . . Cette dualite´ constructive (a` la fois meˆme et autre) est permise par le temps et, par conse´quent, par la me´moire ; celle-ci permettant a` son tour au sujet d’acce´der a` ce qu’il est, a` la repre´sentation de lui-meˆme, a` un sentiment d’identite´ stable dans le temps, bien que sans cesse remodele´.

2. Me´moire et sentiment d’identite´ dans la maladie d’Alzheimer Si la me´moire contribue au maintien du Self dans une cohe´rence et une unite´ dans le temps, qu’advient-il de l’identite´ du sujet lorsque la me´moire n’est plus accessible comme avant, que les me´moires sont fragilise´es par une maladie ? La MA provoquant d’importants troubles de la me´moire, ceux-ci entraıˆnent-ils ine´vitablement des re´percussions sur l’identite´ et sur le sentiment d’identite´ du patient ? Peu d’e´tudes se sont attache´es a` ce sujet et on note des conclusions souvent contradictoires, dues a` une diversite´ des acceptions des concepts utilise´s et des me´thodologies employe´es. Dans la MA, a` un stade avance´, la revue des e´tudes publie´es sugge`re que le sentiment d’identite´ est alte´re´ ou encore que les capacite´s cognitives du patient ne lui permettent plus d’exprimer la persistance de toutes les facettes de son identite´ [3]. Selon Addis et Tippett [1], les patients souffrant de MA (au stade mode´re´ de la maladie) ont un plus faible (plus vague) sentiment d’identite´ que les sujets controˆles. Ces auteurs ont e´value´ la me´moire autobiographique a` l’aide de l’Autobiographical Memory Interview [17] et l’identite´, a` l’aide du Twenty Statements Test [18]. Ils ont montre´ que les performances des patients a` l’e´preuve de me´moire autobiographique e´taient beaucoup plus faibles que celles obtenues au test du sentiment d’identite´. Ceci paraıˆt surprenant, si l’on conside`re que l’identite´ de´pend de la me´moire autobiographique. On aurait pu s’attendre au contraire a` ce que le sentiment d’identite´ de´cline, en paralle`le a` la me´moire autobiographique [3]. L’e´quipe de Cohen et Mansfield [4] a e´galement montre´ une relative pre´servation du sentiment d’identite´ dans la MA, mais en soulignant que le Self se de´te´riore au fur et a` mesure que la maladie progresse. Cependant, peu d’e´tudes se sont inte´resse´es aux stades les plus se´ve`res de la maladie, une des raisons possibles e´tant le manque d’outils adapte´s pour appre´hender l’identite´ ou le sentiment d’identite´ d’un patient qui peine a` communiquer.

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

Dans une e´tude re´cente, nous nous sommes inte´resse´s au sentiment d’identite´ chez des patients atteints de MA aux stades mode´re´s a` se´ve`res [11]. Seize patients et 16 sujets controˆles, apparie´s en aˆge et en niveau d’e´ducation, ont e´te´ examine´s individuellement dans la meˆme institution ou` ils re´sident. Le score moyen au Mini-Mental State Examination (MMSE) des patients e´tait de 14 et celui des sujets controˆles, de 25. Les participants e´taient, d’une part, invite´s a` se de´crire (avec des phrases simples commenc¸ant par « Je suis ») lors du Test des Dis(x) Je, et devaient, d’autre part, dire s’ils e´taient d’accord ou non avec une se´rie de 24 propositions (Le Test Imaje), impliquant des traits de caracte`re ou des manie`res ge´ne´rales de se comporter, de re´agir, de se juger soi-meˆme (Par exemple : « je suis quelqu’un d’honneˆte » ; « j’ai des difficulte´s a` aller parler a` quelqu’un que je ne connais pas »). Au cours de la passation, les participants e´taient e´galement invite´s a` donner leur aˆge. Cette e´valuation a e´te´ propose´e a` deux moments se´pare´s par un de´lai de 15 jours. Les re´sultats montrent que les patients re´pondent de fac¸on tre`s similaire aux deux temps de l’e´tude, alors qu’ils ne se souviennent pas de la premie`re e´valuation. De plus, leurs profils de re´ponses sont proches de ceux des sujets controˆles, avec toutefois quelques diffe´rences. Les re´ponses semblent eˆtre plus ste´re´otype´es chez les patients qui produisent, plus souvent que les sujets controˆles, des phrases strictement identiques lors des deux e´valuations alors que celles exprimant une meˆme ide´e formule´e de fac¸on diffe´rente sont plus nombreuses chez les sujets controˆles. Les patients expriment e´galement une image plus positive d’eux-meˆmes au Test Imaje que les sujets controˆles. Enfin, comme attendu, ils se donnent toujours un aˆge infe´rieur a` celui de leur aˆge re´el (14 ans de moins en moyenne). De fac¸on inte´ressante, mais uniquement exploratoire dans cette e´tude, la neuropsychologue de l’e´tablissement qui fre´quente quotidiennement les patients a pu facilement identifier les productions anonymes qui, d’apre`s elles, refle`tent bien la personnalite´ de chaque patient. Si cette e´tude conclut a` une pre´servation du sentiment d’identite´ fide`le a` ce que la personne paraıˆt eˆtre d’apre`s le personnel de l’institution, il ne faut pas l’interpre´ter pour autant comme une pre´servation totale de l’identite´ chez les patients. Au stade se´ve`re de la maladie, il existe naturellement des troubles de l’identite´ et du comportement. Ainsi, plutoˆt qu’une pre´servation de l’identite´, nous soulignons une relative pre´servation du sentiment d’identite´ dans la MA.

3. Observation clinique 3.1. Histoire de vie Ne´e dans un village en 1936, Mme D. a obtenu le certificat d’e´tudes primaires. Elle a e´te´ vendeuse, puis me`re au foyer pour e´lever ses trois enfants. Elle a ensuite repris son activite´ professionnelle jusqu’a` la fin 1996. Divorce´e de´but 1997 d’un mari violent, elle a de´cide´ de de´me´nager pour se rapprocher de ses enfants. Apre`s cette se´paration, Mme D. a de´veloppe´ un syndrome de´pressif. La MA a e´te´ diagnostique´e en 2006. Elle a e´te´ admise ˆ t 2007, en dans un EHPAD pour la premie`re fois en aou he´bergement temporaire. Son entre´e dans l’unite´ spe´cialise´e de cet EHPAD a e´te´ de´finitive en fe´vrier 2008 avec son consentement car elle souffrait beaucoup de la solitude a` son domicile. Apre`s une pe´riode d’euphorie a` son arrive´e, elle prit l’habitude de s’isoler et passait la majorite´ de son temps avec un autre patient. Le personnel de l’e´tablissement l’a plusieurs fois retrouve´e en pleurs, angoisse´e par rapport a` cette situation qu’elle vivait comme un adulte`re. Du fait de son caracte`re sociable, elle a cependant cre´e´ des liens avec plusieurs autres re´sidentes. Elle se montre aujourd’hui tre`s sensible aux compliments, elle appre´cie eˆtre

3

regarde´e et les moments d’e´change lui permettent de satisfaire son besoin relationnel. Elle souffre d’une importante de´sorientation spatiale, meˆme au sein de la structure dans laquelle elle est he´berge´e. Des moments d’anxie´te´ donnent parfois lieu a` des cole`res qui s’estompent facilement. Mme D. a de´clare´ plusieurs fois a` son arrive´e en institution que « sa teˆte ne fonctionnait plus bien ». S’agissant de son passe´, elle a e´voque´ re´gulie`rement le regret de n’avoir pas poursuivi davantage d’e´tudes. Elle parle peu de ses enfants, avec qui elle n’entretient plus de relations. Mme D. est de´crite par le personnel soignant de l’e´tablissement comme ayant un caracte`re vif, sociable et de´termine´. 3.1.1. Examen neuropsychologique propose´ a` Mme D. Une pe´riode de familiarisation d’un mois entre Mme D. et l’examinatrice (M-L E-V) a pre´ce´de´ l’examen neuropsychologique. Cette pe´riode a permis a` la fois une mise en confiance et une meilleure connaissance de la patiente. Au moment de l’examen, Mme D. est aˆge´e de 74 ans et vit dans l’institution depuis trois ans. Elle se trouve a` un stade se´ve`re de la MA, comme le montrent les scores obtenus au MMSE de (5/30) et a` la batterie d’e´valuation cognitive (14/96 ; BEC 96 ; [20]). Son humeur et son e´tat d’e´veil semblent tout a` fait comparables a` ceux des autres re´sidents sains ou malades de l’e´tablissement, comme l’attestent des e´valuations re´alise´es par le personnel soignant travaillant aupre`s de la patiente. A` ces e´valuations, re´alise´es au moyen d’e´chelles de type Likert (en 10 points), Mme D. a obtenu un score d’humeur de 7/ 10 et un score d’e´veil de 7/10. Lors de l’examen, elle dit eˆtre fille d’un sabotier et se pre´sente comme une ancienne commerc¸ante (ce qui est vrai). Elle parle beaucoup de travail, de « faire son travail » et semble avoir appre´cie´ la profession qu’elle a exerce´e. Le test des Dis(x) Je et le test Imaje lui ont e´te´ propose´s a` deux reprises (a` 15 jours d’intervalle). Ces deux e´preuves ont e´te´ spe´cifiquement conc¸ues pour cette e´tude et ce type de patients avec troubles cognitifs, notamment de la compre´hension. 3.1.2. Le test des Dis(x) Je Le test des Dis(x) Je a pour but d’explorer le contenu des repre´sentations et du concept de Soi. Il est de´rive´ du Twenty Statements Test [18]. Les participants doivent re´pondre a` la question « Qui suis-je ? » en comple´tant dix e´nonce´s commenc¸ant par « Je suis ». On accepte les phrases commenc¸ant par « J’aime », les comprenant comme : « Je suis quelqu’un qui aime. . . » Les re´ponses sont e´crites par l’examinateur qui sollicite, avec le plus de neutralite´ possible, le patient (par exemple : Que pouvez-vous me dire d’autre sur vous ?). Les phrases produites sont classe´es selon trois cate´gories : idiocentre´e, allocentre´e ou sociale. Les re´ponses idiocentre´es correspondent a` des phrases oriente´es vers soi. Les re´ponses allocentre´es correspondent, a` l’inverse, a` des phrases tourne´es vers les autres. Ces deux cate´gories de re´ponses regroupent des traits de caracte`re positifs, neutres ou ne´gatifs, mais aussi des pre´fe´rences. Les re´ponses sociales correspondent au Soi social avec pour certaines une re´fe´rence a` un petit groupe comme la famille (exemple : « J’ai deux enfants ») et pour d’autres, une re´fe´rence a` un grand groupe comme celui des « ouvriers », ou bien « des personnes qui sont en maison de retraite. . . ». Le nombre de phrases produites par le sujet, pour chacune de ces cate´gories, idiocentre´es, allocentre´es, sociales est comptabilise´. Le releve´ de´taille´ des phrases produites par Mme D. aux deux temps de l’e´tude (j1 et j15) est pre´sente´ dans le Tableau 1. Mme D. produit les dix phrases demande´es, meˆme si cette e´laboration descriptive a demande´ une certaine sollicitation de l’examinatrice, avec des e´nonce´s rappelant les consignes. Six des dix phrases produites a` j15 sont identiques a` celles produites lors de j1 et une phrase e´voque la meˆme ide´e (« je travaille bien » et « je suis travailleuse »). Ces e´nonce´s descriptifs rappele´s mot pour mot sugge`rent une certaine pauvrete´ du sentiment d’identite´. Ils

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

4

Tableau 1 Productions de Mme D. au test des Dis(x) Je a` j1 et j15. j1

j15

1 2 3 4 5 6 7 8

Je suis la fille de mon papaa Ne´e d’un pe`re sabotiera J’aime bien parlera J’aime marcher J’ai des enfants Je suis e´picie`re de me´tier Je travaille bien Je ne suis pas vieillea

9

J’y suis toujours dans les boutiquesa J’aime eˆtre bien habille´ea

Je suis la fille de mon papaa Ne´e d’un pe`re sabotiera Je suis travailleuse Je ne suis pas vieillea J’aime les gens J’aime bien parlera J’aime eˆtre bien habille´ea J’y suis toujours dans les boutiquesa Je ne sais pas ce que je fais aujourd’hui Je ne me rappelle plus de moi

Ordre

10 a

Phrases identiques aux deux temps de l’e´tude.

correspondent a` une description d’elle-meˆme tre`s basique, sans de´tails, sans doute se´mantise´e. Les phrases releve´es e´voquent chacune une description ste´re´otype´e appartenant a` un registre particulier : idiocentrique trait positif (« Je suis travailleuse ») ; idiocentrique pre´fe´rence (« J’aime eˆtre bien habille´e ») ; et appartenance a` un petit groupe social, (« Je suis la fille de mon papa ») selon la classification employe´e dans le test des Dis(x) Je. Aux deux temps de l’e´tude, Mme D. produit des phrases qui ne correspondent pas a` son pre´sent, soulignant une de´sorientation temporelle (« J’y suis toujours dans les boutiques » ; « Je travaille » ; « Je ne suis pas vieille »). Lors du deuxie`me examen, Mme D. produit des phrases e´voquant des troubles identitaires plus profonds (« Je ne sais pas ce que je fais aujourd’hui » ; « Je ne me rappelle plus de moi »). Ces productions te´moignent de la se´ve´rite´ de la maladie de cette patiente. La de´sorientation temporelle peut eˆtre mise en lien avec l’aˆge donne´ par la patiente bien infe´rieur a` son aˆge re´el (14 ans de moins que son aˆge effectif). 3.1.3. Le Test IMAJe Un second test a e´te´ propose´ a` la patiente : le Test IMAJe (I pour Identite´, MA, pour Maladie d’Alzheimer et Je, pour e´voquer le sentiment d’identite´ recherche´ ; voir [11] ; e´preuve adapte´e du TSCS, e´preuve originale de Fitts et Warren [12]). Le Test IMAJe comporte 24 propositions qui doivent eˆtre juge´es par les

participants comme refle´tant leur identite´ ou non en utilisant une e´chelle en 4 points (est comple`tement d’accord [4], d’accord [3], pas d’accord [2], ou pas du tout d’accord [1]). Les 24 items peuvent eˆtre divise´s en quatre cate´gories. La premie`re fait re´fe´rence a` l’identite´ et correspond a` la question « Comment je suis ? » (e.g. « Je suis une personne honneˆte »), la deuxie`me a` la satisfaction de soi et de ses actes de la vie quotidienne re´pondant a` la question « Comment je me juge ? » (e.g. « Je suis content d’eˆtre qui je suis », « Je suis trop exigeant envers mes proches ») et la troisie`me au comportement re´pondant a` la question « Comment je re´agis ? » (e.g. « J’ai des difficulte´s a` aller parler a` quelqu’un que je ne connais pas »). Chacune de ces trois cate´gories contient sept items traitant respectivement des aspects physiques, moraux, personnels, familiaux, sociaux, cognitifs et e´motionnels. Enfin, une quatrie`me cate´gorie fait re´fe´rence aux capacite´s d’introspection du participant et a` la qualite´ de sa re´flexion sur lui-meˆme. Enfin, huit questions sont pose´es afin d’e´valuer la fiabilite´ des re´ponses du participant. Il s’agit de questions volontairement exage´re´es, ne pouvant conduire qu’a` des re´ponses ne´gatives (e.g. « Je ne suis jamais inquiet[e`te] » ou encore « J’aime tous les gens que je connais »). Ces questions permettent d’e´valuer si les participants re´pondent avec franchise aux questions. Les re´ponses de Mme D. sont pre´sente´es dans le Tableau 2. Les re´sultats montrent de`s la premie`re passation de l’e´preuve une bonne cohe´rence des re´ponses. Ainsi, la patiente donne une re´ponse positive a` la question « Je suis une personne agre´able physiquement » et une re´ponse exprimant son total de´saccord a` la question « Je me moque de mon apparence ». Ensuite, lorsque nous comparons les deux temps de l’e´tude, les productions montrent une re´elle cohe´rence dans les re´ponses fournies par Mme D., meˆme si elle ne se rappelle pas avoir de´ja` passe´ le test ni des re´ponses qu’elle avait pu fournir initialement. En effet, la plupart de ses re´ponses sont identiques aux deux temps de l’e´tude, pour l’accord et l’intensite´, quelle que soit la cate´gorie e´value´e : 6/7 re´ponses identiques, pour la cate´gorie Identite´ ; 6/7 re´ponses identiques, pour la cate´gorie Satisfaction et 7/7 re´ponses identiques, pour la cate´gorie Comportement. Cependant, on remarque une difficulte´ nette pour les phrases reque´rant une introspection (1/3 phrase identique a` 15 jours d’intervalle), demandant certainement une re´flexion et une re´fe´rence a` soi plus importantes (« Je re´fle´chis tre`s

Tableau 2 Scores et productions de Mme D. au test IMAJE aux deux temps de l’e´tude (j1 et j15). Ordre

Phrase

Cate´gorie

Re´ponse a` j1

Re´ponse a` j15

2 4 5 14 17 19 20 1 6 8 15 18 23 24 3 13 22 7 9 10 11 12 16 21

J’ai des difficulte´s a` aller parler a` quelqu’un que je ne connais pas J’agis parfois de fac¸on immorale J’apprends difficilement Je manque de confiance en moi Je me mets difficilement en cole`re Je me dispute rarement avec ma famille Je me moque de mon apparence physique Je suis une personne honneˆte Je suis d’un naturel joyeux J’ai l’esprit de famille Je suis quelqu’un de plutoˆt triste Je suis une personne agre´able physiquement Je suis sociable Je suis quelqu’un de se´rieux Je re´fle´chis tre`s peu sur moi-meˆme Je suis ge´ne´ralement attentif(ve) a` mon ressenti, mes sentiments Je de´tecte difficilement mes changements d’humeur Je devrais eˆtre plus aimable avec les gens Je suis satisfait(e) de mon apparence Je suis trop nostalgique du passe´ Je suis content(e) d’eˆtre qui je suis Je suis trop exigeant(e) avec mes proches Je dis trop souvent des mensonges Je suis content(e) de mes capacite´s intellectuelles

Comportement Comportement Comportement Comportement Comportement Comportement Comportement Identite´ Identite´ Identite´ Identite´ Identite´ Identite´ Identite´ Introspection Introspection Introspection Satisfaction Satisfaction Satisfaction Satisfaction Satisfaction Satisfaction Satisfaction

1 1 1 1 4 4 1 4 4 4 4 4 4 4 4 4 2 1 4 1 4 2 1 4

1 1 1 1 4 4 1 4 4 4 1 4 4 4 1 4 1 1 4 1 4 1 1 4

4 : tout a` fait d’accord ; 3 : d’accord ; 2 : pas d’accord ; 1 : pas d’accord du tout.

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

peu sur moi-meˆme », par exemple) ; il s’agit en effet de se juger soi, en ayant fait une sorte de synthe`se en soi en comparant diffe´rentes attitudes qu’on aurait pu avoir dans le temps de notre vie, et non simplement se de´crire selon une situation pre´cise. D’un point de vue de la valence, on remarque aussi une cohe´rence des re´ponses aux deux temps de l’e´preuve pour toutes les cate´gories e´value´es, la patiente ne passant de l’accord au de´saccord que deux fois sur les 24 items propose´s (en introspection, pour l’item : « Je re´fle´chis tre`s peu sur moi-meˆme », et en Identite´, pour l’item « Je suis quelqu’un de plutoˆt triste »). Concernant la fiabilite´ des re´ponses, e´value´e a` l’aide des huit questions, les re´sultats de la patiente (aux deux temps de l’e´tude) montrent qu’elle re´pond sans nuancer a` une seule phrase parmi les huit sans de´tailler cette re´ponse, ce qui indique une bonne compre´hension de l’e´preuve et la fiabilite´ des re´ponses. Enfin, elle re´pond oui sans nuancer, a` une phrase pour laquelle la plupart des personnes aˆge´es re´pondent par l’affirmative, a` savoir : « Je dis toujours la ve´rite´. »

4. Discussion L’observation de Mme D. montre globalement une cohe´rence des re´ponses a` 15 jours d’intervalle, sugge´rant une stabilite´ relative mais re´elle du sentiment d’identite´ chez cette patiente atteinte de la MA. Le test des Dis(x) Je souligne une cohe´rence des re´ponses dans le temps, cependant les phrases sont strictement identiques les deux fois, s’expliquant par l’alte´ration de la me´moire e´pisodique ; la patiente donnant des re´ponses se´mantiques. En outre, des phrases re´ve`lent la de´sorientation temporelle, la patiente se disant travailler encore, par exemple. La cohe´rence de l’ide´e qu’a la patiente d’ellemeˆme, dans le temps, sugge´re´e par ce test, est confirme´e par le Test Imaje ou` la patiente re´pond e´galement de manie`re similaire aux e´nonce´s proposant des traits de caracte`re la qualifiant, aux deux temps de l’e´tude, alors que la seconde fois, elle ne semble avoir aucun souvenir des re´ponses fournies au premier temps de l’e´tude. Cette observation clinique va dans le sens des conclusions avance´es lors de l’e´tude de groupe que nous avons re´alise´e, tout en apportant un regard sur cette patiente qui avait le score au MMSE le plus faible. On peut ne´anmoins discuter cette notion de sentiment d’identite´ fide`le dans le temps pre´sent du patient. En effet, d’autres e´tudes ont conclu, a` l’inverse, a` un de´faut de mise a` jour du sentiment d’identite´ chez les patients souffrant de MA a` un stade avance´ : les patients auraient un sentiment d’identite´ fide`le a` ce qu’ils e´taient avant la maladie et non maintenant. Ainsi, Hehman et al. [13] ont invite´ une patiente de 83 ans, au stade se´ve`re de la maladie, a` se reconnaıˆtre sur diffe´rentes photos, prises a` diffe´rentes pe´riodes de sa vie. La patiente ne se reconnaissait que sur les photos les plus anciennes (quand elle avait 20 ou 30 ans). Les auteurs en ont conclu qu’elle gardait bien une ide´e d’elle-meˆme, alors qu’elle semblait avoir oublie´ toute la partie re´cente de sa vie. Comment expliquer ce phe´nome`ne ? Par l’anosognosie, du fait que la patiente se sente en parfaite sante´, voire dans la fleur de l’aˆge ? Par un de´ficit de mise a` jour du sentiment d’identite´ (la premie`re hypothe`se n’excluant pas la seconde) ? De meˆme, l’e´tude de cas de Klein et al. [16] s’inte´resse a` une femme de 76 ans, elle aussi au stade se´ve`re de la maladie qui, malgre´ ses troubles de me´moire importants et ses de´ficits cognitifs, se re´ve`le eˆtre toujours en possession d’une connaissance fide`le d’elle-meˆme. Toutefois, la` encore, selon ces auteurs, ce sentiment d’identite´ serait en ade´quation avec l’identite´ de la personne avant la maladie et non son identite´ actuelle. Les re´sultats de ces e´tudes ne sont pas contradictoires si l’on part du principe que les aspects se´mantiques de l’identite´ e´taient sans doute de´ja` les meˆmes 30 ans auparavant. Notre e´tude permet cependant d’approfondir ce qui reste pre´serve´ dans l’identite´.

5

Dans notre e´tude, nous n’avons aucune assurance que ce sentiment d’identite´ ait e´te´ le meˆme avant sa maladie, mais nous pouvons sugge´rer qu’il semble cohe´rent avec celui de la patiente au moment pre´sent. En effet, ses productions e´voquent bien des traits de caracte`re de´crits a` l’entre´e en institution de la patiente, comme ˆ t pour le travail, sa sociabilite´ que requiert d’ailleurs le son gou me´tier de vendeuse. . . Le sentiment d’identite´ ne serait donc pas face a` un de´faut complet de mise a` jour, mais est-il pour autant fide`le a` ce que la patiente est au jour le jour dans sa maladie ? Nous avons choisi de diffe´rencier l’identite´ de la personne du sentiment d’identite´ e´voque´ par la patiente selon la repre´sentation qu’elle a d’elle-meˆme. Nous diffe´rencions alors l’Identite´ (alte´re´e, ce qu’e´voque la phrase « je ne me rappelle plus de moi ») du sentiment d’identite´ renvoyant a` la stabilite´ de ce qu’elle dit eˆtre. Nous faisons l’hypothe`se que, dans une part du sentiment d’identite´, certains traits de caracte`re seraient non labiles, ne varieraient pas dans le temps et seraient donc plus se´mantiques, et ˆ teux pour un patient Alzheimer a` rapporter ou a` donc moins cou e´valuer. Cela expliquerait en quoi un de´faut de mise a` jour du sentiment d’identite´ ne serait pas valable pour toutes les repre´sentations que l’on aurait de nous-meˆmes. Certains traits de notre caracte`re seraient labiles, d’autres moins. Afin de comprendre cette divergence de points de vue entre un sentiment d’identite´ qui ne serait pas mis a` jour et qui correspondrait a` celui d’une pe´riode de vie ancienne du patient et un sentiment d’identite´ qui serait tre`s basique, succinct et non concerne´ par le flux de la temporalite´, nous avons analyse´ plus en de´tail les tests utilise´s. Dans l’e´tude de Klein et al., les traits de caracte`re e´value´s semblent plus labiles et les re´ponses davantage soumises a` une re´fe´rence aux e´ve´nements : « Eˆtes-vous triste, alerte ?. . . » Les re´ponses a` ce type de questions peuvent changer selon les situations et selon l’aˆge. Dans notre e´tude au contraire, les traits de caracte`re sont e´value´s de manie`re plus ge´ne´rale ; il est demande´ par exemple : « Eˆtes-vous quelqu’un de plutoˆt triste ? » Notre e´tude permet de conclure, comme celles de Klein et al. [16] et de Hehman et al. [13], a` une pre´servation du sentiment d’identite´ dans la MA, au stade se´ve`re de la maladie, mais contrairement a` ces e´tudes, elle va dans le sens d’une cohe´rence de l’ide´e que les patients ont d’euxmeˆmes selon ce qu’ils sont au moment pre´sent (et non seulement selon ce qu’ils e´taient avant la maladie), cela parce que le sentiment d’identite´ n’a pas e´te´ e´value´ de la meˆme fac¸on. Une partie du sentiment d’identite´ pourrait eˆtre plus basique et invariante que l’autre, plus se´mantique qu’e´pisodique. Reprenant les concepts de meˆmete´ et d’ipse´ite´ de´veloppe´s en philosophie comme le fait d’eˆtre toujours le meˆme, quel que soit le temps de notre parcours de vie (meˆmete´), ou le fait d’eˆtre toujours en mutation, d’eˆtre quelqu’un de pre´cis a` ce pre´sent-la`, pas tout a` fait le meˆme qu’hier (ipse´ite´), il y aurait alors deux manie`res de se repre´senter soi-meˆme, soit de manie`re tre`s e´pure´e (ou basique), soit en parlant d’une identite´ plus labile, selon l’aˆge, le statut, la pe´riode de vie et la sante´ de la personne (inde´pendant, triste, alerte. . .). Cette persistance de l’ide´e de soi cohe´rente s’expliquerait notamment par la relative pre´servation de la me´moire se´mantique dans la maladie et notamment de la me´moire se´mantique personnelle qui comprend nos propres traits de personnalite´ [15]. Il existerait ainsi une re´sistance particulie`re du noyau du Soi se´mantique, des traits de caracte`re conscients. Les re´sultats de notre e´tude sugge`rent que ce sentiment d’identite´ est particulie`rement re´sistant, quel que soit le stade de la maladie, mais l’est davantage pour ce qui rele`ve des traits de caracte`re invariants dans le temps, plutoˆt que ceux lie´s a` l’humeur et a` la labilite´ de notre temps pre´sent. En effet, la patiente montre aussi un de´faut de mise a` jour, comme si elle « restait dans son passe´ » en certains points. Ces hypothe`ses peuvent coı¨ncider avec le mode`le de Klein [15] de´crivant deux aspects de l’identite´, l’une plus se´mantise´e et l’autre faisant appel davantage a` la me´moire

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx

6

e´pisodique ; cela expliquerait deux facettes cette fois du sentiment d’identite´ qui seraient affecte´es diffe´remment, aboutissant a` une identite´ a` la fois pre´serve´e et « errone´e ». On note alors peu d’effet sur les aspects stables de l’identite´ (traits de personnalite´ tre`s se´mantise´s et re´sistants). Concernant les aspects plus labiles de l’identite´, on note une alte´ration lie´e aux troubles de la me´moire et un de´faut progressif de mise a` jour, en paralle`le a` une re´fe´rence a` des souvenirs pre´serve´s (qui sont des souvenirs anciens) donc conduisant a` re´inte´grer des aspects de l’identite´ qui ne sont plus actuels. Cette possible e´vocation des souvenirs les plus anciens permettrait au sentiment d’identite´ le plus ipse´itaire d’eˆtre pre´sent chez le patient, quoiqu’il pre´sente un de´faut de mise a` jour. Dans l’identite´ du Soi, nous pouvons donc lire deux facettes du Soi, a` la fois toujours changeant et toujours le meˆme. Le fait d’eˆtre a` la fois changeant et le meˆme est un the`me hautement philosophique, faisant du sujet un eˆtre que l’on reconnaıˆt et un eˆtre qui e´volue. Dans ce contexte, la collaboration entre philosophie, phe´nome´nologie et neuropsychologie est particulie`rement fructueuse ; d’ou` le concept de Neuropsycho-phe´nome´nologie [10] puisque l’e´laboration de concepts aussi complexes que celui de sentiment d’identite´ se nourrit de points de vue et d’e´changes philosophiques, mais e´galement permet d’eˆtre affine´e par l’expe´rience du concept lui-meˆme. Notamment, la re´sistance de certains facteurs interroge sur l’essence meˆme du sentiment d’identite´ ; ceci a` la manie`re de la re´duction phe´nome´nologique, qui fait varier au fur et a` mesure les e´le´ments d’une instance, pour voir ce qui fait qu’une instance est ce qu’elle est. Si le sentiment d’identite´ semble stable dans un temps court de 15 jours, il n’entraıˆne pas ne´cessairement une fiabilite´ de la repre´sentation identitaire de la personne. Cependant, malgre´ les troubles authentiques de la me´moire e´pisodique de la personne, nous concluons bien a` une ide´e de soi consistante et cohe´rente avec le profil de´crit de la patiente arrive´e en institution, comme une personne sociable et aimant son travail. On peut insister sur cette ide´e que cette maladie survient avec le grand aˆge, ce qui signifie qu’elle concerne des personnes qui ont eu le temps de construire solidement et d’affiner ce que nous appelons l’identite´ et la repre´sentation que nous nous faisons de nous-meˆmes. Ainsi, le sentiment d’identite´ a e´te´ rappele´ en me´moire de nombreuses fois par le sujet et longtemps mis a` l’e´preuve. C’est alors que nous pouvons nous questionner sur la part de me´moire implicite qui pourrait eˆtre sous-jacente a` cette pre´servation, certes basique, du sentiment d’identite´ chez le patient atteint de maladie neurologique e´volutive de type Alzheimer a` un stade se´ve`re. Lire les maladies neurode´ge´ne´ratives a` travers la proble´matique du temps permet de travailler sur ce qui pose proble`me : le fil vers la mort, le de´clin progressif au fur et a` mesure que la maladie progresse, les troubles cognitifs, de l’identite´ et les de´sordres comportementaux, mais e´galement, cette proble´matique du temps peut servir a` faire ressortir le meˆme dans le changement. En effet, si l’identite´ du patient est menace´e par les troubles dus a` sa maladie, il semblerait que les patients, a` un stade se´ve`re de la MA, gardent une repre´sentation d’eux-meˆmes stable dans le temps. Cela permet alors d’insister sur les pre´servations dans la maladie et sur une ide´e de continuite´ entre le soi d’avant la maladie et le soi malade connaissant au fur et a` mesure une perte progressive de la me´moire et d’autres fonctions cognitives. Le temps face a` la maladie appuie alors sur cette ide´e qu’il y a une continuite´ du soi qui reste, graˆce a` la persistance d’un sentiment de son identite´, d’une repre´sentation cohe´rente, bien que succincte, de soi-meˆme.

5. Conclusion Ainsi, la personne atteinte de la MA, malgre´ ses troubles de me´moire importants et, de fac¸on plus ge´ne´rale, ses de´ficits

cognitifs, se re´ve`le eˆtre toujours en possession d’une repre´sentation d’elle-meˆme cohe´rente dans le temps. Face a` ces re´sultats, il convient de nous interroger sur les modes de prise en charge qui permettent de renforcer ce sentiment d’identite´. En ce sens, de plus en plus d’e´quipes soignantes, en EHPAD, ont la volonte´ d’apporter un soin particulier aux patients qui de´passe l’ide´e meˆme de « soin ». La salle Snoe¨zelen, par exemple, est un lieu qui a pour objectif, non pas de soigner les patients au sens de gue´rir, mais de prendre soin des patients et de leur permettre de revenir a` eux-meˆmes en les sortant de leur isolement sensoriel et relationnel. Dans cette meˆme optique de renforcement du sentiment d’identite´, on voit s’ouvrir en EHPAD des poˆle d’activite´s et de soins adapte´s (PASA). Les re´sidents y sont e´ligibles, si un diagnostic de maladie neurode´ge´ne´rative a e´te´ pose´, et/ou s’ils ont des troubles du comportement, ne´cessitant une pre´sence accrue du personnel, voire une aide constante. Le PASA est assimilable a` l’inte´rieur d’une vraie maison, avec cuisine, salle a` manger et salon. Le but est de redonner a` ces personnes un lien avec les gestes d’avant, afin de leur redonner confiance, de les apaiser et d’atte´nuer leurs troubles. Ces dispositions sont une re´elle avance´e en ce qui concerne le bieneˆtre des re´sidents et leur possibilite´ d’agir en e´tant eux-meˆmes tout en le ressentant. On peut regretter cependant que ces dispositifs soient re´serve´s aux patients pre´sentant des troubles du comportement ; les patients aux stades moins se´ve`res de la maladie ne be´ne´ficieraient-ils pas de ces services afin d’e´viter que la de´sorientation temporospatiale ne s’installe ? L’observation clinique de´crite dans cet article va dans le sens d’une mise en valeur de la prise en charge individuelle, valorisant la personne dans sa singularite´ propre, bien que la socialisation de la personne soit e´galement a` mettre en valeur et a` solliciter a` travers des propositions d’activite´s en groupe. Quelqu’un qui ne sait plus se raconter ne devient pas pour autant un e´tranger pour lui-meˆme et pour les autres, mais pour cela, il faut que son environnement sache y contribuer. Si la structure dans laquelle s’inse`rent les professionnels insiste sur la dimension de la personne dont il faudra prendre soin, elle valorise les patients mais aussi les professionnels travaillant au sein de l’institution. La question e´thique est, de ce fait, primordiale : elle donne un sens a` ceux qui travaillent avec des personnes faisant face a` l’angoisse de vivre une maladie neurode´ge´ne´rative et donne une valeur au soin qui existe en dehors de l’espoir de gue´rison. Enfin, elle permet d’insister sur les capacite´s pre´serve´es et cette pre´servation est de taille lorsqu’il s’agit de la repre´sentation de soimeˆme, du sentiment d’identite´. ˆ ts De´claration de liens d’inte´re Les auteurs de´clarent ne pas avoir de liens d’inte´reˆts. Re´fe´rences [1] Addis DR, Tippett LJ. Memory of myself: autobiographical memory and identity in Alzheimer’s disease. Memory 2004;12:56–74. [2] Baddeley AD. The episodic Buffer: a component of working memory? Trends Cogn Sci 2000;4:829–39. [3] Caddell LS, Clare L. The impact of dementia on self and identity: a systematic review. Clin Psychol Rev 2010;30:113–26. [4] Cohen-Mansfield J, Parpura-Gill A, Golander H. Utilization of self-identity roles for designing interventions for persons with dementia. J Gerontol 2006;61(Series B): 202–212. [5] Conway MA. Memory and the self. J Memory Lang 2005;53:594–628. [6] Damasio A. L’erreur de Descartes. Paris: Odile Jacob; 1995. [7] Eustache ML. Le concept de re´tention chez E. Husserl : une me´moire constitutive aux sources de la me´moire de travail. Rev Neuropsychol 2009;1:321–31. [8] Eustache ML. Me´moire et identite´ dans la phe´nome´nologie d’E. Husserl : liens avec les conceptions des neurosciences cognitives. Rev Neuropsychol 2010;2:157–70. [9] Eustache ML. Conscience, me´moire et identite´. Paris: Dunod; 2013. [10] Eustache ML. Neuropsychophe´nome´nologie, me´moire et self. Rev Neuropsychol 2014;6:11–6.

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012

G Model

AMEPSY-2188; No. of Pages 7 M.-L. Eustache-Valle´e et al. / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx [11] Eustache ML, Laisney M, Juskenaite A, Letortu O, Platel H, Eustache F, et al. Sense of identity in advanced Alzheimer’s dementia: a cognitive dissociation between sameness and selfhood. Conscious Cogn 2013;22:1456–67. [12] Fitts WH, Warren WL. Tennessee self-concept scale: manual. Los Angeles: CA: Western Psychological Services; 1996. [13] Hehman J, German TP, Klein SB. Impaired self recognition from recent photographs in a case of late-stage Alzheimer’s disease. Soc Cogn 2005;23: 116–121. [14] Husserl E. Sur la phe´nome´nologie de la conscience intime du temps (1893–1917), Partie B des Lec¸ons (Pestureau J. F., trad.). Grenoble: Je´roˆme Millon; 2003.

7

[15] Klein SB, Lax ML. The unanticipated resilience of trait self-knowledge in the face of neural damage. Memory 2010;18:918–48. [16] Klein SB, Cosmides L, Costabile KA. Preserved knowledge of Self in a case of Alzheimer’s dementia. Soc Cogn 2003;21:157–65. [17] Kopelman MD, Wilson BA, Baddeley AD. The autobiographical memory interview. Bury St Edmunds: Thames Valley; 1990. [18] Kuhn MH, McPartland TS. An empirical investigation of self-attitudes. Am Soc Rev 1954;19:68–76. [19] Nietzsche F. Conside´rations inactuelles I et II. Paris: Gallimard; 1990. [20] Signoret JL. BEC 96. E´valuation des troubles de me´moire et des de´sordres cognitifs associe´s. Paris: IPSEN; 1988.

Pour citer cet article : Eustache-Valle´e M-L, et al. Le sentiment d’identite´ au stade se´ve`re de la maladie d’Alzheimer : une observation clinique. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.03.012