© Masson, Paris, 2004
J. Réadapt. Méd., 2004, 24, n° 4, pp. 158-159
ANALYSE DE LIVRE
Les situations de handicap, les incertitudes de la maladie et la confrontation avec la médecine vécues de l’intérieur par un médecin rééducateur À propos de l’ouvrage de Mariolène Boucand Le corps mal-entendu, un médecin atteint d’une maladie rare témoigne C. HAMONET Service de Médecine physique et de Réadaptation du CHU Henri Mondor, Université Paris 12 Val-de-Marne, 94010 Créteil.
Les articulations entre la maladie, la souffrance, les situations de handicap, la pratique des soins, ce que pense le patient et ce que dit le médecin sont, aujourd’hui, au cœur d’un débat éthique qui s’efforce, face à une médecine, chaque jour plus technique donc plus loin de la personne, de replacer l’humain au centre de l’action. On dispose de témoignages de malades, de récits sur la douleur, la souffrance et la mort. On dispose de témoignages de personnes en situations de handicap (Robert Murphy, Marc Maury). On dispose, aussi, de témoignages de médecins. (Gustave Gingras, Xavier Emmanueli, Jean Bernard, Alexandre Minkovski…). Mais on ne disposait pas, jusqu’à présent d’un document de la richesse et de la densité de celui que Mariolène Boucand. Elle a produit un apport qui manquait que l’on peut comparer à celui de l’américain Robert Murphy, anthropologue spécialiste des Maoris et des Touaregs, conduit par une maladie neurologique à vivre la condition d’une personne confrontée aux situations de handicap d’un monde fait pour des personnes avec des validités différentes des siennes. Il a appelé son ouvrage « The body silent », le corps silencieux, celui qui ne vous répond plus et qui devient pour vous un inconnu, presque un intrus. Mariolène a entrepris une démarche analogue en décrivant et commentant cette longue observation qu’est sa vie sous le triple regard du médecin, du patient souffrant et handicapé et de la spiritualité qui est le ferment de tout humanisme. Le titre choisi (« le corps mal-entendu ») montre bien que le parallèle avec Murphy, auteur du « corps silencieux », est très approprié. Le sous-titre de Murphy (« voyage dans la maladie neurologique ») aurait pu être associé en l’adaptant : « voyage au sein du syndrome d’Ehlers-Danlos ». Ce voyage-là est plein d’embûches et de phénomènes étranges et mal connus. Il s’agit plutôt d’une découverte d’un monde inconnu que les autres ne peuvent comprendre faute d’expérience et de modèle de référence. Ce mal quotidien est cruel : « jamais je n’ai eu si mal » laisse échapper Mariolène. Mariolène Boucand est médecin mais, davantage encore, elle est un médecin de Médecine Physique et de Réadaptation. Participer avec des personnes handicapées et leurs familles à ce processus de découverte d’une nouvelle réalité de leur corps meurtri et de leur vie boulever-
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sée, c’était son quotidien et le sens de sa vie de professionnelle et de femme. Elle y excelle. Ceci lui donne un regard lucide sur le déroulement des évènements pathologiques qu’elle va vivre chez elle et à l’hôpital mais ne lui facilite pas la tenue d’un nouveau rôle que les médecins n’imaginent pas souvent : être un malade. En effet, la maladie l’a rattrapée et pas n’importe quelle maladie ! Une maladie aux contours flous qui concerne l’ensemble de la trame des tissus qui forment le soutien des organes du corps humain. Mal connue, considérée comme rare, en fait surtout méconnue, elle atteint le corps de la personne de façon diffuse en surface (la peau, les articulations) et en profondeur (les intestins, les vaisseaux), elle désarticule, éclate, écartèle, dissous en brouillant les sensations issues de ces tissus lâches et distendus. D’autres manifestations (douleurs, fatigue jusqu’à l’épuisement) sont peu à peu des compagnes envahissantes qui viennent amputer tout projet et gâcher tout plaisir de vivre. Préoccupée, dès son internat dans les Hôpitaux de Lyon, par le lien entre la lésion du corps et les conséquences sur le fonctionnement de la personne qui l’expose à des situations de handicap, marquée par la douloureuse expérience de sa mère devenue aphasique, elle sera particulièrement déroutée par sa propre confrontation avec un corps qui ne lui obéit plus sans qu’elle puisse comprendre pourquoi et trouver le moyen de changer cela. La division de l’ouvrage en deux parties : avant avec l’expérience du médecin-rééducateur qui se bat avec son équipe pour assurer l’éveil des personnes dans le coma, redonner la parole à celui qui l’a perdu, annoncer le changement existentiel entre avant la lésion cérébrale et après la lésion cérébrale, comprendre la et apprendre la famille traumatisée, recueillir le consentement, comprendre la souffrance et la détresse de l’autre en le considérant comme soi-même, selon la formule de Paul Ricoeur, redonner un sens aux mots guérir et soigner dans le contexte de la réadaptation, construire un projet avec l’équipe pour une nouvelle vie. Voici quelques-uns des objectifs poursuivis par l’auteur quand elle « soignait » les personnes handicapées. Et maintenant ? « Je suis tombée malade en 1994. Le 15 mai 1996, j’ai quitté l’Hôpital et j’ai arrêté l’exercice de la médecine » tombe comme un
couperet qui sectionne la vie de Mariolène Boucand en deux : elle passe du côté des « malades ». Elle subira le système de santé et rencontrera sa brutalité parfois, son indifférence à la souffrance, la sensation d’être dominé parce que couchée, par ceux qui sont debout. Où est la dignité ? Où est le respect de l’intimité dans des situations humiliantes où le corps est abandonné à des mains inconnues sous des yeux indifférents ? « Maladie la voleuse » dit-elle, voleuse de ce qu’elle était, devenue objet de discussion entre des médecins qui s’expliquent devant elle oubliant qu’elle est (ou fût ?) aussi médecin et un médecin aux études brillantes capable de concurrencer ses confrères sur leur propre terrain. Terrible déchéance pour le médecin malade qui perçoit encore plus douloureusement l’indifférence du corps médical à son égard. On est loin de cette formule de mon propre père médecin, lui aussi, « écoute ton malade, il te fera le diagnostic ! » Ceci étant encore plus vrai lorsque le malade est aussi médecin. Au total de ce parcours bien des aigreurs et des déceptions. Pourquoi tant d’incompréhension ? Pourquoi tant de violences ? « Je ressens particulièrement cette violence réciproque, car je vis dans ma chair cette douloureuse articulation entre ces deux mondes du médical et du malade. » Mariolène a une réponse : « prendre la parole », « oser dire la maladie ou la souffrance et ne pas s’y enfermer, bien au contraire ». « Dire c’est ouvrir le regard d’un autre ». Dire c’est le lien de la fraternité, de l’amitié, de la solidarité. Nous ajouterons c’est le lien social qu’il nous faut, même dans les pires cas « positiver ». Tout ceci est écrit dans un style agréable à lire avec quelques formules que n’aurait pas désavoué Louis Ferdi-
nand Céline. Ce livre singulier parle aux initiés de la médecine ils s’y reconnaîtront et aux autres, qui comprendront mieux leurs souffrances et celles d’autrui. Un livre qui sait être « décapant » et vrai et qui porte en même temps un message d’amour et d’espoir.
FIG. 1. — Marie-Hélène Boucand « Le corps mal-entendu », Vie Chrétienne, 47 rue de la Roquette, 75011 Paris.
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