J Pddiatr Pulriculture 1996;9:265-269 © Elsevier, Paris
PSYCHIATRIE INFANTILE AUPPE
r a c o n t e - m o i u n e h i s t o i r e ,, ou les d buts de , , m o n ,, l a n g a g e
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F Peille Psychologue clinicienne Unit4 de psychiatrie infantile, h6pital Saint-Vincent-de-Paul, 8 2 , avenue Denfert-Rochereau, 75014 Paris, France
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ous savons tous que les enfants aiment qu'on leur raconte des histoires. Histoires ou contes qui doivent 6tre redits plusieurs lois sans en changer un mot. kes enfants veulent avoir peur au rn6me endroit, jubilent et craignent a la fois quand le Ioup va d~vorer la grand-mgre, pleurent et compatissent quand le Petit Poucet s~me des cailloux, et d~sirent ~tre Cendrillon parce que, comme tous les enfants, elle est rnalheureuse, et que miraculeusement un prince charmant va venir pour mettre fin 6 ses tourments.
La princesse Mdline, enfermde dans une tour par le mdchant roi, livrde ~ la faim, ?i la soif et aux pires mis~res de l'abandon et de la pauvretd, va rencontrer son ldgitime dpoux. Ils seront heureux ensemble et ils auront beaucoup d'enfants. Tout cela, me direz-vous, c'est l'ambivalence, connue chez tousles enfants. Mais les enfants aiment aussi qu'on leur invente des histoires. De la fiction h la rdalitd, c'est le chemin de l'enfance. L'enfant, ce porte de l'imaginaire en oeuvre, nous incite, nous adultes, h &re des inventeurs de contes, des inventeurs de r&es. Bettelheim nous a montrd comment les contes peuvent permettre h l'enfant de se construire au travers de ces histoires, mais justement sans que l'adulte fasse une interpr&ation de tel ou tel conte. Pour que le conte soit profitable ~i l'enfant, il faudra que la mire ou le narrateur sache s'effacer au profit du
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rdcit. Cette relation souple rendra possible 5 l'enfant l'espace psychique qu'il va crder grace au conte. Ne vouloir raconter que des histoires gales aux enfants est un leurre, car ils pressentent que la vie n'est pas que plaisir, mais aussi souffrance et chagrin de par les frustrations prdcoces. Les contes expliquent que la lutte contre les difficult& est vdritable et possible, et qu'au lieu de se ddrober on peut les affronter et en sornr vainqueur. Vdritable leqon de vie, l'histoire ou le conte est indispensable ; il apporte fi l'enfant une nourriture dans un monde magique off tout est possible. Comme le conte, le langage se situe aussi dans la lutte, c'est-h-dire la conflictualitd. IIne sera possible que dans la capacitd d'identification h la m~re <
cours des <, transactions rdciproques )~dont parle Lebovici dans les interactions prdcocissimes. En effet, si l'enfant a besoin d'un territoire pour exister, d'un temps pour vivre et d'un espace pour penser, il faudra qu'an prdalable l'entourage maternel ou maternant lui crde ce territoire, ce temps, cet espace. C'est ce que ddcrit Bion dans cette ~
ces repr&entdes psychiquement. Hie est lide aux exp& riences interactives du bdbd, mais elle est dgalement construite par lui en fonction des frustrations qu'il ressent. Cette thdorie est sdduisante et s'organise autour de l'observation des <
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l'alchimie mystdrieuse de la vie humaine, dmerge le langage. Gontrand, ~ 3 ans, ne parlait pas, et sa mSre le tralnait vers les plus grands psychiatres parisiens. I1 d o n n a luim8me ~t sa mSre la rdponse un jour fi table : -.. MSre, passez-moi le sel. ,, Et celle-ci de lui dire : .. Gontrand, comment se fait-il que vous n'ayez jamais parld, et laissd votre pSre et moi dans l'inquidtude ? MSre, jusque-l~t le service dtait parfait. Cette fiction nous m o n t r e c o m m e n t frustration, hallucination du ddsir, sdpararion, absence, conflictualitd, n'avaient pas dtd au rendez-vous de la c o m m u n i c a t i o n entre Gontrand er son entourage maternel. Nous participons donc tous, dans cette humanisation que permet le langage, fi cette extraordinaire explosion nous ddpasse car, c o m m e le dit Bion : ~( L'espace psychique est un espace infini d o n t nous ne connaitrons iamais que la partie saisie dans les "rets" de la relation objectale. ~ Dans cette relation, t~lodie et sa maman, ensemble sur le petit lit, se racontaient chaque soir une histoire. C'&ait bien stir la maman, la grande fille, qui prenait dans la bibtiothSque d't~lodie le c o n t e merveilleux qu't~lodie, la petite fille, choisissait selon la couleur du 1lyre, les souvenirs de son dmotion k la prdcddente lecture et le regard que sa m a m a n en avair. Penchde sur la bibliothSque, fi la recherche du dniSme conte qu'elle avait racontd ,, cent lois ,, attendant son second bdbS, un perk frSre pour t~lodie, elle &ait un peu lasse. l~lodie, senrant confusdment [a lassitude maternelle, lui dit : ,, Maman, ce soir tu me racontes une histoire vraie. Laquelle, ma chdrie ? Celle que tu veux ; invente-la. ,. Cette contradiction apparente, ,, histoire vraie., et <
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[l dtait uneJCois unepetite fille qui s'appelait Elodie. Son papa et sa maman l'attendaient depuis longtemps. Elodie seprdparait dam le ventre de sa maman pour arriver route belle ~ la lumDre dujour. Ainsi fit-elle plaisir 2zson papa et~ sa maman. JOURNAL DE PEDIATRIE ET DE PU#:RICULTURE n°5 - 1996
, Pourquoi je m'appelle 1~lodie ? ,,
Elodie dtait un prdnom que ses parents aimaient beaucoup parce que, toutp etit, on avaitparld apapa d'unepetite fille tr&jolie dam safamille d'autrefois qui s'appdait Elodie. Les parents attendaient donc une petite fille. IIs Ie savaient parce que le docteur de la clinique le leur avait dit. Ils dtaient trks contents. <
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l'aidait en inerrant ses doigts sur son sein, et tournait tout doucement la tSte de son bdbd pour qu'elle trouve le bout. fflodie grognait, elle n'dtait pas contente ; elle voulait trouver ce petit bout pour ne plus le lacher. ,~N e tTnquiktepas, dit la maman, on va y arriver toutes les deux, on ne peut pas toujours rdussir. , <
restait les yeux grands ouver~s. Elle souriait ,, aux anges ,, ex regardait sespetltes mains. Elle tournait la tSte quand sa maman venait la chercherpour la changer oupour la tdtde ; elles se reconnaissawnx ex les discours commenfaienx. Le soir, le papa rentrait. [l allait prks du bereeau d'F~lodie et demandait ~ sa maman comment s'e'tait passde la journde, et quelles e'taient les nouvelles ddcouvertes d~lodie. F~lodiegrandissait. On lui installa des boules multicolores au-dessus de son lit. FJlodie, de plus en plus rdveiIlde et dveillde, appelait les boules en faisant ,, euh ! euh ! ~ ; elle les faisait bouger en se seeouant dam son berceau. Pendant de longs moments, ~lodie et sa maman regardaient ensemble les boules ; la maman lui racontait les boules, leur donna# un nora, une vie, une histoire. ,, C'est c o m m e qa que j'ai appris les couleurs, dit Elodie. - C'est c o m m e qa que tu as c o m m e n c d ~ apprendre, e[ ensulte a les n o m m e r . ,, Un chercheur, M r Brunner, qul cherche ~ comflrendre comment vient le langage, a appeld cela l', attention conjoinre ,. ,, A h ! dit ~lodie, pas int&essde par cette dernihre rem a r q u e qui ne la concernait pas. S'il ne sai~ pas, il n ' a qu'~t le d e m a n d e r k sa m a m a n . . . ~ fi~lodie, a 3 ou 4 mois, souriair et riai~ aux dclats. Assise dam son Baby-relaxe, elle regardait la lumikre, lesfen?tres, les rideaux de sa chambre. Son univers s'agrandissait. [ l y avait son Teddy qu'elle frottait contre son nez quand rile avait sommeil ou quand sa maman tardait 8 venir lui donner son biberon. Plus tard, elle prit son hochet dam les mains. D'abord sans lefaire exprSs ; elle bougeait sa main et ce hochetfaisait du bruit, er elle lui rdpondait en faisant elle-mSme ,, ie ,,, ~, eu ,,, • en ,,, ,, are ,~. On appelle cela des voealises. Ces petits bruits en l'absence de sa maman lui permettaient d'attendre..., pas trop longtemps... Quelquefois, ]Jlodie entendait du bruit dans Ie lointain ; c'e'tait sa maman qui tdldphonait ~ son marl, oupourprendre rendez-vous pour une sortie. Petit &petit, ~lodie comprit que tous tes bruits ou paroles que faisait sa maman ne lui dtaient pas toujours destinds. ,, Et q u a n d je criais tr& fort, m venais ? - Oui, enfin, pas tout de suite quelquefois. ,, La maman d'Elodie savazt qu elle n etaztpas une maman pa~aite D'ailleurs, qu "est-ceque cda veut dire ,, une maman parfaite , ? Les premi~res syllabes qu'~lodie a dites dtaient : ,, pa, pa p a ..... et le soir, quand lepapa rentra#, il lui disait : ,, C'est papa qui est la , ; et F~lodie rdpe'tait ,, papa ,,. D a m la journe'e aussi, ~lodie disait ,, pa, p a p a ,. et sa maman reprenait , papa va venir bientat ,,. C'est ainsi qu 'Elodie apprat a appeler son papa, et un peu plus tard sa maman,
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Quand Elodie se ddpla(ait sur un tapis et qu "elletouchait qudque chose de ddfendu, sa maman lui disait * non ~ en faisant un signe de la tSte. ~lodie f i t pareil et apprit le , non ~. Parce qu ~lodie depuis longtemps savait tr& bien imiter les gestes de son papa et de sa maman et de tous ceux qui l'entouraient : tirer la langue, faire la grimace... Tout cela s'accompagnait de sons et de roots qui enrichissaient son vocabulaire, vocabulaire qu ~lodie fabriquait, inventa#, crdait... Elodie savait maintenant bien expr~mer ce qu 'elle youlair. Elle avait tout un ensemble de sons, de roots-valises (sa maman appelait cela comme (a) pour demander et obtenir, sefaire eomprendre. la longue cependant, son papa et sa maman - elle avait presque 2 a n s - trouvaient qu'elle ne sefatiguaitpas beaucoup pour se faire comprendre des autres. Quand la maman d~lodie rencontra# une auxre maman qui avait une petzte fille a peu pr& du m~me ~ge e~ qui disait : ,, Bonjour, Madame ,,, cela ne lui faisait pas plahir et elle commencait h s'impatienter. Heureusemenr que le papa et la mamie lui avaient dit que dam leur famiIle on n "dtaitpas pressd, et surtout qu "on rdfldehissait avant de parler. Elodie sentazx confusement l lmpatlence de sa maman, et un de cesmotspr~Cgrdsdxait , attend ~... Ellen 'avait aucun embarras pour tout nommer h sa mani&e etpour tout comprendre. <
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En effet, un peu apr~s ses 2 ans, le papa et la maman dTlodie ddcidkrent de la mettre a l'dcoIe... En fin d'annde, rile revint ~ la maison avec le ((prix de langage ~. Ayant savourd son rdcit, satisfaite, l~lodie s'endormit s'adonnant ~tses r&es de la nuit. La m a m a n redevenue elle-mSme, c'est-h-dire h l'dcoute de sa propre enfance, se laissa aller h ses fantaisies... : J'ai regardd devant moi J'ai regardd derrikre moi Tu as toujours dtg la. Depuis toujours je t'ai parld Depuis toujours je t'ai aimde Je t'ai vue dam les blds Je t'ai vue dam la forSt. D a m rues espoirs tu as grandi Je te vois dam rues soucis. D a m mes tourments, tues encore l~, Tu partages mes joies. A u bout de tous rues voyages, De rues rites, pleurs ou rages, A u tournant de chaque rue, Je t'ai toujours entendue. L'dtd, l'hiver, tues toujours l~. A c~td ou loin de moi, Que ce soit h#r ou aujourd'hui, Tu es avec moi.., la vie. Franqoise Peille, juin 1994
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