Au fait, alimentation ? Ou nutrition ?

Au fait, alimentation ? Ou nutrition ?

Lettre à l’éditeur Au fait, alimentation ? Ou nutrition ? By the way, food? Or nutrition? J.-D. Lalau Résumé Service d’endocrinologie-nutrition et ...

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Lettre à l’éditeur

Au fait, alimentation ? Ou nutrition ? By the way, food? Or nutrition? J.-D. Lalau

Résumé

Service d’endocrinologie-nutrition et Coordination pour la prévention et l’éducation du patient en Picardie, CHU d’Amiens.

Nous poursuivons notre travail sur les mots. Des mots sur les maux ; car, en filigrane, il y a bien sûr la santé et la maladie, en l’occurrence les maladies de la nutrition. Pour autant, l’idée n’est pas simplement de couvrir un champ sémantique ; si ce peut-être un travail sur le sens, c’est alors au sens de sensorialité, et aussi de sens du sens. Pour le dire autrement, la nutrition n’a pas de sens, pas de raison d’être, pas d’être tout court, si elle n’est pas considérée dans toutes ses fonctions à la fois. Mots-clés : Alimentation – nutrition – métabolisme – sociologie – psychologie – spiritualité.

Summary We are continuing our work on words. Implicitly here, there are obviously those of health and diseases; in this case, nutrition-related diseases. However, the idea is not simply to cover a semantic field. It is rather a work about the meaning of the words for making sense, for the sense of sense. To put it another way, nutrition is meaningless if it is not considered in all its aspects. Key-words: Food – nutrition – metabolism – sociology – psychology – spirituality.

Introduction

Correspondance

r La communauté médicale établit une distinction entre alimentation et nutrition, en regard des aliments et des nutriments ; les aliments pour les produits disponibles pour la préparation du repas, et les nutriments pour les substrats constitutifs disponibles pour les effets physiologiques. r Soit. Mais interrogeons-nous plus avant : qu’est-ce qui, au bout du compte, est véritablement nutritif ? Et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Où serait la ligne effective de séparation entre aliment et nutriment ? Si l’on considère les lipides, par exemple, ils qualifient aussi bien les graisses entrant dans la composition d’aliments qu’un groupe d’aliments à part entière !

Jean-Daniel Lalau Service d’endocrinologie-nutrition Hôpital Nord CHU d’Amiens 80054 Amiens cedex 1 [email protected] © 2017 - Elsevier Masson SAS - Tous droits réservés.

Tout se joue dans l’échange r Il faut bien prendre la dialectique par un bout : qu’est-ce qui circule d’une

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main à l’autre lors de la cueillette, du sein de la mère à la bouche du nouveau-né, des mains du vendeur à celles de l’acheteur, du grossiste au détaillant, du donneur au démuni, de la cuisine à la salle de banquet, de plat en plat à la table de tous les jours ou à celles des convives, ou encore du soignant au sujet malade ou dénutri ? r C’est un aliment, bien sûr. Un aliment qui implique toujours un échange ; plus largement encore une relation, une relation avec l’autre et aussi avec soi-même. En conséquence, pourquoi ne pas parler d’alimentation, tout simplement ? Mais, d’un autre côté, on dit aussi « nourriture ». Disons donc que la nutrition ferait plus aisément évoquer différentes fonctions chez l’homme : le besoin physiologique, la croissance, l’hygiène, la sécurité, la prévention, la thérapeutique ; certes, mais aussi le partage, l’économie, la socialisation, la culture, l’éducation, l’affectivité, la convivialité, l’hédonisme, et encore, la spiritualité. L’alimentation, elle, se résoudrait à une

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fonction unique et primaire. La nutrition ferait appel au désir ; tandis que l’alimentation répondrait au besoin. La nutrition serait plus proche de l’humain ; et l’alimentation, plus réductivement, de l’animalité. L’être, situé du côté de l’ouverture à l’autre, se distingue ainsi de l’avoir, qui peut dégrader les relations. L’une pourrait faire évoquer l’affect, et l’infect aussi ; l’autre le domaine commun du mangeable. L’une serait alléchante ; l’autre simplement à lécher. Par l’une, on nourrirait sa vie, même si c’est parfois de chimères ; l’autre, consisterait à manger pour vivre. r Tout se joue dans l’échange, un échange qui implique un rapport éthique fondamental [1]. Car ce sont des biens différents qui sont échangés, puisqu’il ne saurait être procédé à un échange avec des biens identiques. Il n’y a pas d’échange, dit Aristote, entre deux médecins, ou entre deux cordonniers. Mais pour qu’il y ait une juste répartition et attribution de biens, dit-il encore, il faut l’égalité ; une égalité non pas de quantité, non pas arithmétique, mais de rapport, géométrique. Toutes les choses susceptibles de faire l’objet d’un échange doivent ainsi être commensurables entre elles, et pour cela il faut un même étalon. C’est bien à cette fin que la monnaie a été introduite, pour fonder la réciprocité, et assurer ainsi à la fois la justice et la cohésion sociale. La fonction d’échange se voit ainsi doublée d’une fonction symbolique de régulation interhumaine. r L’échange est double, par définition ; sinon, nous parlerions d’une modalité à sens unique, de change. Considéré ainsi, dans ce caractère double, l’alimentation est réellement échange. Un échange avec la nature, avec ses produits, que l’homme produit lui-même. Un échange avec autrui, qui fait que nous ne mangeons pas : nous prenons un repas, un repas qui nous est donné. Un échange avec soi, enfin, car si la consommation des produits fait que nous sommes ce que nous mangeons, de la même façon nous mangeons ce que nous sommes.

l’un des problèmes fondamentaux de la philosophie de la nature aujourd’hui [2]. Comment passons-nous, en effet, de l’échange de particules, dans l’ordre physico-chimique, à un nouvel ordre avec le métabolisme, dans l’ordre biologique ? Et comment passons-nous après dans l’ordre humain ? Emmanuel Levinas répond pour sa part : l’aliment, c’est l’extériorité même. D’où le désir, qui fonde l’éthique et, dans le même temps, l’extériorité : « le monde que je constitue me nourrit et me baigne. Il est aliment et “milieu” ». Je cite encore : « les forces qui étaient dans l’autre deviennent mes forces, deviennent moi. » La réification de l’aliment, dès lors, devient impossible. r Il n’y a pas de barrière dans cette conception de Levinas [3], pas de dualisme corporéité/extracorporéité. Comme il n’y a pas, pour ma part, de distinction à établir, de séparation à faire, entre gène et environnement. La survenue des pathologies liées à la nutrition n’est pas à considérer soit du point de vue de l’environnement socioculturel (où l’on aura tôt fait de stigmatiser les « MacDo » et les heures passées devant un écran) et familial, soit du point de vue génétique (les maladies génétiques « vraies », au sens des maladies résultant de l’atteinte d’un seul gène, étant rares) ; elle est à penser à un niveau bien plus complexe : celui de l’interaction gènes/environnement. Car l’expression des gènes est bien sous influence, et en l’occurrence sous l’influence de facteurs exogènes. La biologie bernardienne [4], en revanche, pour dualiste qu’elle puisse paraître en établissant une distinction entre le milieu extérieur et le milieu intérieur, est proche de la philosophie de Levinas [3]. Qu’on en juge avec cette phrase : « Le milieu extérieur s’absorbant dans le milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend toutes les influences du premier » ; ou aussi : « les éléments [du milieu intérieur] communiquent avec l’extérieur ; ils vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur perfectionnés et régularisés par le jeu de l’organisme ».

L’interface des choses

J’ai faim : qu’est-ce à dire ?

r Échanges, disions-nous. Mais ce qui se passe à l’interface des ordres pose

r Manger est, avant toute chose, pour l’être humain, la satisfaction d’un

besoin ; rien moins qu’un besoin de première nécessité. Ne pas se nourrir est mourir. Voilà pourquoi, non sans ironie moqueuse, Levinas s’étonne que Heidegger ne se soit pas intéressé à la relation de satisfaction et même à la jouissance : « Le Dasein de Heidegger n’a jamais faim » [3]. Cette relation renvoie-t-elle à autrui ? Non, elle me ramène à moi. Car, dans la jouissance, dans le besoin aussi, je suis moi, absolument pour moi, absolument sourd à autrui. r Pour autant, le fait de se nourrir ne peut se résumer au concept de se nourrir. Car si nous pensons, c’est bien parce que nous nous nourrissons ; et non l’inverse. C’est la critique que Kierkegaard adresse à son tour à Hegel : l’alimentation n’est pas que philosophique. Manger est un acte, un acte incisif ; croquer, « casser la croûte », c’est s’empoigner avec le monde, éprouver la résistance du monde. r Si manger résulte d’un besoin, d’une nécessité ; manger l’aliment cuisiné ne peut pas être l’acte d’un pur besoin. Car manger porte chez l’homme la marque de l’esprit, la marque du désir ; car l’homme est d’abord un être de désir, et tout désir est en réalité le désir de l’autre. Le désir est mimétique [5]. Il est contagieux aussi. Ce que l’homme désire est ce que désire l’autre et qu’il n’a pas ; ce que l’autre goûte et qu’il ne goûte pas nécessairement de la même façon. Ce que je désire, c’est l’autre pour ce que je ne suis pas. Ainsi le « il me faut manger » a pour équivalent le « il me faut l’autre ». Il reste à savoir si l’homme peut renoncer à réduire l’autre à l’objet d’un besoin ; à quelle sauce chacun nourrit la permanence du désir. r Dans la demande à corps perdu « J’ai faim », le message – à défaut de pouvoir manger et métaphoriser – est une holophrase qui contient le sujet, littéralement pris, incorporé ; qui contient le sujet et aussi, selon, « l’objet-ennemi » ou le « sujet-aimé ». Car incorporer est un acte d’identification ambivalent, un acte de tendresse aussi bien que d’élimination. En fait, plutôt qu’une alternative, il serait affaire de stade, puisqu’il faut avoir détruit pour pouvoir aimer, pour créer « un monde de réalité partagée que le sujet peut utiliser et qui peut envoyer en retour dans le sujet une

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substance-autre-que-moi » : un monde transitionnel.

Chassons le (magico-) religieux, il revient… r Mais il y a plus encore : manger est tout sauf un acte profane. À tout le moins, pour qu’il y ait toujours un intervalle entre les termes du sacré et du profane, entre le sérieux et sa relativité, nous dirons que manger n’est pas seulement un acte profane. Car le sens d’un acte, comme le sens de tout vécu corporel, ne lui est jamais ni purement immanent, ni purement transcendant. – Nous commettons ainsi un acte – un acte alimentaire –, un acte qui nous commet. Cet acte est fortement ritualisé : on dresse la table, et c’est tout un cérémonial qui se déploie. Tout un cérémonial pour échapper à la platitude, à la platitude du plat, à la platitude du quotidien. Et qu’est-ce que le rite, sinon une forme du sacré ; où la toque tient lieu de la tiare, où l’exhalaison des parfums les plus exquis, dans le palais (!) élève au firmament ? – Pour Jean-Pierre Poulain [6], c’est le mérite de la sociologie de l’alimentation d’avoir mis en évidence chez les mangeurs modernes la permanence de la « pensée magique », longtemps considérée comme le mode de raisonnement des cultures dites primitives, à l’œuvre dans le principe de l’incorporation. « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger », professe Brillat-Savarin [7]. – « L’homme d’esprit » est à entendre ici comme « l’homme de spiritualité ». De là, de fait, l’attitude de certains peuples dits « primitifs » qui mangent en silence par respect, qui disent que la nourriture « est le vivant réceptacle des vertus nourricières du sol et des hommes

d’antan ; elle requiert la ferveur de tout l’être et la manducation silencieuse ». r Osons donc dire que manger est un acte sacré. C’est ce caractère sacré qui, seul, peut faire comprendre l’imposition, puis la survivance, des rites et des interdits alimentaires [7]. Le terme sacré, en effet, signifie dans son origine latine sacer aussi bien le « sacré » que le « maudit », aussi bien le bénéfique que le maléfique. Dans son étude très remarquée sur le rapport entre la violence et le sacré, René Girard ajoute qu’il en est ainsi dans d’autres langues : « le fameux mana des Mélanésiens, le wakan des Sioux, l’orenda des Iroquois, etc. » [8]. Il fait un développement sur la nourriture et l’immolation sacrificielle qui calme et apaise la violence : « de même que le corps humain est une machine à transformer la nourriture en chair et en sang, l’unanimité fondatrice transforme la mauvaise violence en stabilité et en fécondité ». Le sacrifice apporte au dieu tout ce dont il a besoin pour sa conservation et sa vigueur ; et si Girard parle de « métaphore alimentaire », il dit aussi que, non seulement le dieu agrée l’offrande, mais qu’il s’en nourrit même, « qu’il “digère” la mauvaise immanence pour la convertir en bonne transcendance, c’est-à-dire en sa propre substance. La métaphore alimentaire est autorisée par le fait que la victime, le plus souvent, est un animal dont les hommes ont l’habitude de se nourrir, dont la chair est réellement comestible ». Mais si on néglige de le nourrir, le dieu finira par dépérir. À moins que, irrité et affamé, il ne vienne chercher lui-même sa nourriture parmi les hommes, avec une cruauté et une férocité sans nulle autre pareilles. Déclaration d’intérêt L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêt en lien avec cet article.

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Les points essentiels r L’alimentation se résoudrait à une fonction unique et primaire, répondrait à un besoin ; tandis que la nutrition fait appel au désir. L’être, situé du côté de l’ouverture à l’autre, se distingue ainsi de l’avoir. r La nutrition devrait faire évoquer, à la fois, le besoin physiologique, la croissance, l’hygiène, la sécurité, la prévention, la thérapeutique, le partage, l’économie, la socialisation, la culture, l’éducation, l’affectivité, la convivialité, l’hédonisme ; sans oublier la spiritualité. r Tout se joue dans l’échange, un échange qui implique un rapport éthique fondamental.

Références [1] Aristote. Éthique à Nicomaque. Paris: collection GF Philosophie, Flammarion; 1992. [2] Saint-Sernin B. Les philosophies de la nature. In: Andler D, Fagot-Largeault A, Saint-Sernin B. Philosophie des sciences. Paris: collection Folio/ Essais, Gallimard; 2002. [3] Levinas E. Totalité et infini : Essai sur l’extériorité. Paris: collection Biblio-essais, Le Livre de Poche; 2001. [4] Bernard C. Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Paris: collection GF, Flammarion; 1996. [5] Vasse D. Le Temps du désir : essai sur le corps et la parole. Paris: collection Points-Essais, Seuil; 1977. [6] Poulain JP. Éléments de sociologie de l’alimentation et de la nutrition. In: Basdevant A, Laville M, Lerebours E (sous la direction de). Traité de nutrition clinique de l’adulte. Paris: collection Médecine-Sciences, Flammarion; 2001:97-106. [7] Brillat-Savarin JA. Physiologie du goût, aphorisme II. Paris: collection Champs, Flammarion; 2002. [8] Hani J. Mythes, rites et symboles. Les chemins de l’invisible. Paris: Guy Trédaniel; 1992. [9] Girard R. La violence et le sacré. Paris: collection Pluriel, Hachette; 2003.

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