Dangerosité, délinquance et passage à l’acte : psychopathologie et prédictivité

Dangerosité, délinquance et passage à l’acte : psychopathologie et prédictivité

Annales Me´dico-Psychologiques 170 (2012) 99–102 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Communication Dangerosite´, de´linquance et passage...

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Annales Me´dico-Psychologiques 170 (2012) 99–102

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

Communication

Dangerosite´, de´linquance et passage a` l’acte : psychopathologie et pre´dictivite´ Dangerousness, delinquency and acting-out: Psychopathology and predictability Marina Litinetskaia EPS Maison Blanche, 24-26, rue d’Hauteville, 75010 Paris, France

I N F O A R T I C L E

R E´ S U M E´

Historique de l’article : Disponible sur Internet le 22 fe´vrier 2012

Notre socie´te´ manifeste une anxie´te´ croissante face aux comportements de de´linquance et cherche a` e´tablir les crite`res de dangerosite´ pre´dictifs. La dangerosite´ dans le sens criminologique du terme est compose´e de facteurs criminoge`nes individuels et situationnels. C’est l’analyse phe´nome´nologique et qualificative de ces facteurs qui seront les meilleurs indices de pre´dictivite´ de passage a` l’acte. La dangerosite´ psychiatrique se base sur la connaissance de risques e´volutifs et paroxystiques des maladies mentales : la schizophre´nie, les troubles bipolaires, les e´tats confuso-oniriques, les troubles de la personnalite´ et enfin, la consommation de substances psycho-actives. Envisager l’e´tat dangereux dans une perspective pre´visionnelle impose de se donner les moyens d’intervenir avant le passage a` l’acte suppute´. Ces interventions se composent de mesures me´dicales, relativement bien re´pertorie´es et re´glemente´es et celles du droit qui se pre´occupent de plus en plus des ide´es de pre´vention et d’intervention pre´de´lictuelles, malgre´ les risques de porter atteinte aux liberte´s de la personne. La conceptualisation des phe´nome`nes de passage a` l’acte et acting-out, auxquels nous confrontent les comportements de´linquants et violents, trouve tout son inte´reˆt pour analyser les modes de fonctionnement re´pe´titifs, voire se´riels de certains de´linquants, malgre´ leur tentative d’y re´sister. La re´pe´tition d’une meˆme conflictualite´ peut se manifester de fac¸on polymorphe, et l’analyse du modus operandi (mode ope´ratoire) et du modus vivendi (mode d’eˆtre) est une piste de travail potentiellement riche ou` les cliniciens et les professionnels des droits peuvent re´unir leurs connaissances. ß 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.

Mots cle´s : Dangerosite´ E´valuation des risques Pre´vention Re´cidive Vulne´rabilite´

A B S T R A C T

Keywords: Dangerousness Prevention Risks evaluation Vulnerability

‘‘Dangerousness’’ in the criminological sense of the term is composed of individual and situational criminogenic factors. The best way to predict an acting-out is through a phenomenological and qualitative analysis. Psychiatric dangerousness is based on the understanding of the evolutive and paroxysmal risks of mental illnesses: Schizophrenia, bipolar disorder, confuso-oneiric states, personality disorders, and finally, the consumption of psychoactive substances. To predict and evaluate a danger state requires that professionals have the means to intervene before a suspected acting-out occurs. These interventions can be both medical – with measures that are relatively well-identified and regulated – and legal – with measures that are more and more attuned to ideas of prevention and pre-delinquent intervention, despite the risks of infringing on personal freedoms. Recent legal texts do not escape this dichotomy; however, they demonstrate a clear tendency towards medical, specifically psychiatric, jurisdiction. The confrontation between a theoretical conceptualisation of acting-out, and actual delinquent and violent behaviours allows us to analyse the repetitive, even serial, modes of functioning exhibited by certain delinquents, despite their attempts to resist these behaviours. The same conflict can manifest itself polymorphously, and the analysis of a patient’s modus operandi and modus vivendi can be a fruitful meeting point where clinicians and legal professionals can share their knowledge. The concept of dangerousness opens up the question of primary and secondary prevention – the former in the sense of the prediction and eventual prevention of a violent act in an individual with no history of violence – and the latter in the sense of avoiding recidivism. Different approaches nevertheless both alternate between the analysis of permanent, endogenous factors, and situational, exogenous factors that call into question the relation, that is, the contact between an individual and his environment. Psychiatric patients who may be considered dangerous at a given moment of their pathological

Adresse e-mail : [email protected]. 0003-4487/$ – see front matter ß 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s. doi:10.1016/j.amp.2012.01.009

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histories find themselves in sometimes startling institutional trajectories, at the mercy of medical and legal inconsistencies. A statistical analysis of dangerous pathologies is, in this case, hardly operational. The crimino-dynamic approach to psychopathological dangerousness proposes that individual psychic problems come to resonate with traumatic situations. In the case of the mentally ill, criminogenic situations are those that suggest, that evoke, that enter into resonance with older traumatic experiences of the confrontation with death. In these cases, it is imperative to uncover the deeper meaning of the crime. From the theories considered, we arrive at the idea that the danger state represents a ‘‘psychological risk’’, in other words, a state of imminent impulsive decisions that gives the impression of being ‘just before’ a psychic breakdown. ß 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Le vocable « danger » issu du bas latin damnarium signifie amende, chaˆtiment, et aussi dommage. S’y trouve e´galement associe´ le terme dominiarium qui e´voque les ide´es de puissance et, par extension, du pe´ril couru du fait d’une domination arbitraire quelconque. Ainsi, l’origine du mot danger renvoie au double sens de dommage et de pouvoir. Le concept de dangerosite´ [8] s’est e´difie´ autour du fou criminel, au point que l’on peut dire qu’il en est son mythe fondateur ; en de´finissant la monomanie homicide comme un acte criminel, en lui-meˆme preuve de folie, Esquirol trac¸ait la voie a` Griesinger qui conceptualisait la dangerosite´ comme un processus morbide, ou a` Morel qui en consacrait le sens dans la the´orie de la de´ge´ne´rescence. C’e´tait la question du libre arbitre qu’il fallait trancher et dans celle-ci la question de l’intention et de la volonte´. En de´sarrimant la raison de l’acte commis, la responsabilite´ pe´nale e´tait de´sormais e´carte´e renvoyant l’infraction a` un non-lieu, non-espace, nontemps, non-droit [9]. Nous sommes maintenant loin de confondre pathologie mentale et criminalite´ et, comme le rappelle Widlo¨cher [10], le me´rite essentiel des travaux cliniques psychanalytiques a moins e´te´ d’expliquer le fait que de l’observer dans certains de ses traits pour en de´crire le me´canisme : « La notion de fait psychopathologique ne s’applique plus au fait criminel, mais a` tel ou tel processus de pense´e que celui-ci laisse voir », tant en ce qui concerne les anomalies des processus identificatoires que celles qui concernent le rapport narcissique a` autrui, « en admettant que la reconnaissance de processus a` l’œuvre dans le fait criminel n’implique pas qu’ils en soient la cause ». La construction de l’homme criminel de´pend en grande partie de la re´ponse faite a` la question de la dangerosite´ et de son origine, de sa permanence ; donc de nos institutions re´pressives sociales et the´rapeutiques et de l’e´tat d’avance´e des modalite´s par lesquelles s’expe´rimentent l’homme de´ficitaire et les raisons de transmission de ce de´ficit, de sa puissance de nuire ou te´mibilite´. La vulne´rabilite´ de chacun fait sa dangerosite´. Sa fragilite´ fait la cruaute´ : dangereux parce que vulne´rable, fragile, dangereux, parce qu’une fois pour toute enkyste´ dans une croyance le concernant. Structuralement, l’e´quilibre n’est qu’un de´se´quilibre momentane´ment suspendu ; l’instabilite´ du psychisme doit eˆtre conside´re´e comme une donne´e fondamentale, un postulat ne´ des the´ories de la gene`se elle-meˆme [3]. Les e´tudes sur la vulne´rabilite´ se font essentiellement sur deux courants :  un courant de type me´canisme de de´fense archaı¨que ou de´veloppemental, re´actif a` un genre de situation de´re´alisante et qui commence a` s’imposer dans le concept de re´silience, concept qui pourrait bien contribuer a` re´e´laborer nombre de conceptions victimologiques ;  un courant structuraliste dont les efforts portent sur les re´fe´rences aux e´tats modifie´s de conscience et en premier lieu sur le discernement. Ce courant a deux orientations : psychodynamique, qui utilise la me´taphore pour e´voquer les e´clipses du

sujet, plus me´dicalisante et neurocognitive sous les termes d’amne´sie ou de processus amne´siant. Au centre de ces deux courants, on trouve l’hypothe`se d’une angoisse vitale telle que la seule re´ponse est l’agressivite´, de la confrontation a` la destruction. Le travail se fait donc entre l’e´tude de la situation pre´criminelle avec l’e´valuation de groupes de crite`res a` risque et la dynamique individuelle des rapports d’un sujet a` ses objets, a` son mode, a` un moment donne´ et sous certaines conditions [11] : la re´pe´tition d’un comportement violent, des re´pe´titions dans des situations donne´es ou comparables, des de´ficits d’autore´gulation (par stress, par toxique, par pathologie). Autre exemple, le renvoi de la de´finition de l’e´tat dangereux comme e´tant ce qui commence avec la pe´riode de crise, le moment ou` le sujet ayant accepte´ l’ide´e de la disparition de la victime constate qu’il devra passer a` l’acte. Le pre´criminel [5] s’efforce de poser des e´quivalents de son crime, de convaincre l’entourage que la chose est dramatique, que le danger est bien re´el, puis surviennent des tentatives avorte´es, des menaces, des coups, des calomnies, l’abandon du domicile, la de´che´ance morale, des tentatives de suicide : « Moins le de´lit est explique´ par des contingences banales, plus il faut le raccrocher a` des processus invisibles et plus il faut le comprendre comme signe d’imminence de la perte du self controˆle du sujet. » C’est dans ce contexte qu’on diffe´rencie deux versants des crimes passionnels, un versant actif de de´monstration ou` il faut se de´barrasser d’un geˆneur, d’un rival, et qui s’accompagne de pre´paration, en toute froideur affective, et le versant passif de ceux qui vivent en toute passion cette situation sans se pre´occuper des conse´quences de leur acte, acte souvent suivi de tentatives de suicide, dans la plupart des cas sans succe`s. A` l’acte de vengeance et de ressentiment fait ici place une attitude suicidaire latente. Faute de pouvoir de´terminer en soi la dangerosite´ puisque pour une bonne part s’est trouve´e e´vacue´e la liaison folie/criminel, faute de pouvoir l’annoncer de conditions structurelles en soi, sauf de manie`re large et stigmatisante (par exemple par des traits de personnalite´), la tendance a e´te´ de la repe´rer dans une combinaison de champs, cherchant a` e´laborer des profilages qualitatifs et parfois statistiques :  de crite`res psychiatriques ou` ce qui importe est moins la structure pathologique elle-meˆme, sinon a` titre de terrain, que le processus [8] qui se de´clenche : hallucination, trouble dissociatif, de´lire d’influence, automatisme mental, de´lire de jalousie, e´rotomaniaque, de grandeur, hypocondriaque et de perse´cution, de´bordement maniaque, troubles caracte´riels, alte´ration de la conscience ;  de crite`res lie´s a` des e´ve´nements de vies : individualisation de facteurs situationnels de´sorganisateurs ou de situations impliquant la violence (violence familiale, abus sexuels) ;  de crite`res lie´s a` des situations infractionnelles objectives (ante´ce´dent de comportements violents comme la triade e´nure´sie, pyromanie et cruaute´ envers les animaux, facilite´ de

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recours a` l’alcool, connaissance de soi violent et recherche de cet e´tat, bagarres au cours de la scolarite´, absente´isme, acce`s de ˆ t des armes et notamcole`res, comportements clastiques, gou ment le fait d’en porter sur soi), a` des objets typiques (les femmes, les enfants, les personnes aˆge´es. . .), a` des alternances infractionnelles repe´rables a` travers la polymorphie de´linquantielle. Les the´ories sur la dangerosite´ se chassent les unes les autres, mais capitulent ge´ne´ralement toutes devant la meˆme conclusion qu’il est aberrant de pre´dire la dangerosite´ criminologique d’un sujet, sans compter le proble`me e´thique de l’atteinte a` la liberte´ d’autrui que le faux pronostic entraıˆne [1]. A` l’heure actuelle, les connaissances a` propos de ces questions e´pineuses se situent entre la connaissance scientifique et la connaissance du sens commun. Entre l’agressivite´ comme tendance et l’agression comme acte effectif, l’e´troit passage a` franchir est le danger. Le temps pendant lequel les eˆtres s’y trouvent engage´s repre´sente la dynamique de la dangerosite´. Elle est pre´ce´de´e d’une phase d’alarme, appele´e en psychanalyse acting-out, qui suppose une interaction entre individus dont la vocation est d’e´mettre des signes en direction de l’entourage. Ce sont ces derniers qu’il s’agit de de´gager, de de´finir dans la re´alite´ concre`te et d’e´valuer au regard de leur porte´e objective. Aborder la question de la dangerosite´ oblige a` distinguer des versants sociojuridique du comportement et psychologique de la personnalite´. Bien qu’ils soient intimement lie´s, il serait abusif de re´duire l’acte a` un type d’auteur et inversement l’auteur a` son acte et, par conse´quent, il convient de les diffe´rencier pour l’e´valuation de la dangerosite´. En effet, l’histoire et le sens commun montrent les conse´quences faˆcheuses d’un tel a priori a` travers le bouc e´missaire et le sentiment collectif d’inse´curite´. Ainsi, le danger suscite un me´lange d’anxie´te´ et de peur et se voit associe´ au sentiment d’eˆtre victime d’une injustice, lorsque le sujet est victime d’un acte qui e´chappe a` la logique commune. L’inse´curite´ pour l’alte´rite´ signifie´e par le terme de dangerosite´ ame`ne les approches juridiques, sociologiques et psychopathologiques a` chercher un seuil et a` de´terminer la distance critique. De´terminer un seuil voudrait effectivement dire : se donner les moyens d’intervenir avant le passage a` l’acte suppose´ et s’inscrire dans une perspective pre´visionnelle de l’e´tat dangereux. Or, cet ide´al scientifique se heurte jusqu’ici a` la difficulte´, si ce n’est l’impossibilite´, de passer de la probabilite´ questionne´e par l’e´tat dangereux a` la quasi-certitude du pronostic que l’acte va effectivement eˆtre pose´, sous forme d’une dangerosite´ re´elle, imminente. Certains auteurs, comme Archambault et Mormont [2] pre´cisent a` juste titre que « la dangerosite´ ne se superpose pas exactement au risque de re´cidive, meˆme si celle-ci constitue souvent le danger a` e´valuer ». Ainsi, il n’y pas de re´cidive sans dangerosite´ pre´alable, en revanche, l’inverse n’est pas toujours vrai, ce n’est pas parce qu’il y a eu violence qu’il y aura force´ment re´cidive. De ce fait, le comportement ante´rieur n’a pas ne´cessairement une valeur pre´dictive et doit eˆtre limite´ a` sa seule porte´e clinique. La dangerosite´ renvoie a` la question e´pineuse de la pre´vention a` la fois primaire, c’est-a`-dire a` la pre´diction plus la pre´vention de commettre un acte violent chez un individu n’e´tant jamais passe´ a` l’acte, et secondaire, d’e´vitement de la re´cidive. Dans le premier cas, il s’agit d’e´valuer si le sujet appartient a` un groupe a` risque et si cette appartenance le rend susceptible de devenir un jour violent. Ne reposant sur aucun crite`re fiable, ce type de pronostic comporte un risque d’erreur majeur et n’a aucune envergure scientifique. On peut conside´rer que la base commune des diffe´rentes approches est l’alternance entre facteurs permanents endoge`nes et

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facteurs situationnels exoge`nes faisant appel a` la relation entre un individu et son environnement. L’e´tude de la pre´dictivite´ de la dangerosite´ d’un sujet est une dialectique entre les facteurs statiques et les facteurs dynamiques. Ces diffe´rents types de facteurs font l’objet de mesures a` la fois quantitatives (nombre de passages a` l’acte dans le passe´, quantite´ d’absorption d’alcool, calcul du quotient intellectuel – Q.I.) et qualitatives (nature des de´ficits cognitifs, intellectuels, qualite´ des strate´gies de coping). Les chercheurs comme Be´ne´zech [4] privile´gient ces derniers en ce qui concerne la personnalite´ du sujet pre´sume´ dangereux ou encore la relation agresseur/victime. Le niveau d’observation est quasi exclusivement clinique et les mesures sont, de ce fait, majoritairement qualitatives, bien que les e´chelles de la personnalite´ ou certains questionnaires se preˆtent a` des traitements statistiques quantitatifs. Les indicateurs principaux sont l’impulsivite´, le niveau et la nature des angoisses, la labilite´, l’intole´rance a` la frustration, la fragilite´ narcissique et certains traits comme l’extraversion ou au contraire l’introversion. L’inconve´nient de la majorite´ des tests psychologiques, comme Dangerous Behavior Rating Scale de Menzies [6], est qu’ils ne soient valide´s et standardise´s que pour explorer les diffe´rentes dimensions de la personnalite´ du sujet et ne permettent pas une extrapolation des re´sultats sur la dangerosite´ ou la re´cidive. C’est pour cela que l’articulation des diffe´rents facteurs cre´e souvent l’illusion d’une analyse dynamique alors qu’il ne s’agit au fond juste que d’une juxtaposition ou addition de facteurs isole´s dont les liens rele`vent plus de phe´nome`nes de concurrence que de corre´lation. Les malades mentaux, pre´sentant une dangerosite´ a` un moment de leur parcours pathologique, suivent des trajectoires institutionnelles parfois e´tonnantes au gre´ d’ale´as me´dicaux et juridiques. Une analyse statique des pathologies ou des syndromes dangereux n’est gue`re ope´rante. Les principales trajectoires psychopathologiques de la dangerosite´ sont e´tudie´es par le biais d’une approche crimino-dynamique inte´grative selon laquelle des proble´matiques psychiques singulie`res entrent en re´sonance avec des situations traumatiques [7]. Est-ce qu’il est plus judicieux et plus pertinent de se fonder sur les diagnostics psychiatriques proprement dits ou de se re´fe´rer non pas au diagnostic, mais aux syndromes pathologiques ? Le de´pressif, dont le risque he´te´ro-agressif est largement sousestime´ par rapport au risque auto-agressif, tue parfois les eˆtres qui lui sont les plus proches affectivement avec une apparence de raptus meurtrier, comme on l’a re´cemment vu dans les faits divers, non pas tant dans un but suicidaire altruiste que dans une double de´marche autopunitive, d’une part, pour souffrir autant qu’il est humainement possible comme survivant d’une trage´die qu’il a ge´ne´re´e, « euthanasique », et d’autre part, par pitie´ pour les eˆtres chers, perc¸us par le me´lancolique comme e´tant en souffrance indicible, extreˆme, proche du suicide et cela par sa propre faute. A` l’inverse, le maniaque fait la douloureuse expe´rience d’un ve´cu d’imme´diatete´ et de toute-puissance. Ce ve´cu lui apparaıˆt indispensable pour sa survie. Si quelqu’un met en cause cette toute-puissance de fac¸on cruciale, en s’y opposant fermement, alors meˆme qu’il n’est rien pour le maniaque, il se met en danger imme´diat. Pour le maniaque, « c’est lui ou moi ». Un tel me´canisme est encore plus e´vident chez des personnes pre´sentant une de´structuration transitoire de la conscience, car alors ce n’est pas la de´sinhibition instinctuelle qui est dangereuse, mais plutoˆt la production d’une ne´ore´alite´ hallucinatoire et de´lirante. Le ve´cu imme´diat devient terrifiant, cauchemardesque, imposant une re´action de´fensive par l’attaque. En ce qui concerne les de´ficiences intellectuelles, ces actes de violence ne semblent pas eˆtre en relation avec l’insuffisance intellectuelle pure, mais en fait avec les diffe´rentes alte´rations de

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l’affectivite´ qui s’y associent : l’immaturite´ affective, mais aussi sa suggestibilite´, le sentiment d’infe´riorite´, le besoin d’affirmation de soi. Ces insuffisances affectives ge´ne`rent des tableaux ou` dominent l’irritabilite´ et l’intole´rance aux frustrations. La meˆme question se pose pour le patient de´pendant. Prenons le cas particulier de l’alcoolisme, principal pourvoyeur de conduites de´lictuelles. On e´voque a` ce sujet l’e´tat dangereux alcoolique. Pourtant, il y a de quoi se perdre dans les liens multiples entre alcool et agressivite´. L’e´thylisme aigu de´structure la conscience, de´sinhibe les pulsions, exacerbe les troubles de la personnalite´ et amplifie les affects banals de haine, de cole`re, de jalousie. L’alcoolisme chronique, quant a` lui, est capable de de´truire des pans entiers du psychisme, de cre´er des e´tats de´lirants. C’est dans ce domaine de l’alcoolisme que l’on voit a` quel point le niveau diagnostique est inade´quat pour tenter de comprendre la dangerosite´ d’un individu. Le psychopathe ne sait pas comment e´chapper aux de´compensations psychotiques qui peuvent l’atteindre. Chez lui, la fragilite´ narcissique est toujours en activite´, tant et si bien qu’il ne peut se laisser aller a` la reconnaıˆtre. Toujours au bord de l’ane´antissement psychique, il ne peut eˆtre confronte´ a` des situations entrant en re´sonance avec un ve´cu abandonnique primitif sans re´agir, sans agir. L’acte agressif tient lieu chez lui de pansement pour une blessure qui ne se refermera jamais. Il ne tole´rera pas quelqu’un qui s’approche trop pre`s de lui affectivement, ni celui qui s’e´loigne de lui. Le crime du schizophre`ne dissocie´ est facile a` reconnaıˆtre, au moins si on se re´fe`re aux re´actions de son auteur : froideur, de´terminisme au cours de l’acte, indiffe´rence, absence de culpabilite´ apre`s l’acte. Pour un patient de´lirant, schizophre`ne ou non, son de´lire le fait souffrir, il tente d’y e´chapper. Si ce de´lire est ve´cu intense´ment avec des hallucinations irre´pressibles, il devient insurmontable. La re´action agressive ne viendra qu’apre`s e´puisement des autres moyens de de´fense possible, lorsque l’imminence de sa mort paraıˆtra au patient ine´luctable. Cette e´nume´ration de pathologies mentales les plus caracte´ristiques montre a` quel point le malade mental est accule´ parfois a` commettre un crime. C’est peut-eˆtre dans cette incapacite´ a` re´agir autrement que se situe la perte de son libre arbitre, de son discernement et, partant, de sa responsabilite´ pe´nale. Les situations criminoge`nes chez le malade mental sont celles qui sugge`rent, qui e´voquent, qui entrent en re´sonance avec des expe´riences traumatiques anciennes de confrontation a` la mort. Quelles sont donc les incidences the´rapeutiques de telles constatations ? Senninger [7] estime que rien ne sert de traiter, selon le sche´ma me´dical des psychiatres, un malade criminel si l’on n’a pas compris son crime, c’est-a`-dire si le crime n’a pas de´voile´ son sens profond. Ce dernier ne peut e´merger qu’apre`s un examen extreˆmement de´taille´ des circonstances du crime. Il est ne´cessaire de re´aliser une espe`ce d’e´tat des lieux, presque une enqueˆte au sens policier du terme, portant sur tous les aspects de la situation criminoge`ne, ˆr meˆme ceux qui paraissent a priori les plus anodins. Cela bien su

avec respect et avec tact, car le risque de suicide est toujours pre´sent lorsque le crime prend sens pour le malade. C’est dans la meˆme optique que le repe´rage de la phase juste avant, qu’e´voque Ambrosi [1], et qui envisage le passage a` l’acte comme une conse´quence en introduisant, outre la dynamique relationnelle ou situationnelle, la temporalite´ qui semble eˆtre la grande absente dans toutes les recherches cite´es jusqu’ici. La recherche sur le processus de re´cidive, mene´e par Zamble et Quinsey [12], apporte l’originalite´ de l’approche cognitivocomportementaliste qui consiste a` formuler l’hypothe`se selon laquelle le sujet n’est pas conscient de ses choix, de´cisions et anticipations qui pre´ce`dent ou accompagnent ses comportements habituels. C’est aussi la raison pour laquelle la situation du danger, voire son ou ses passages a` l’acte, e´chappent a` sa compre´hension. Or, en reconstituant avec lui la pe´riode plus ou moins longue qui a pre´ce´de´ l’acte, le sujet sera amene´ a` se responsabiliser devant son acte, a` le conside´rer comme lui appartenant, car re´sultant d’une succession de choix ou actes pose´s par lui-meˆme face aux diffe´rentes situations rencontre´es. Devenant maıˆtre de la situation a posteriori, il sera dore´navant capable de reconnaıˆtre et de faire face aux nouveaux dangers. L’ide´e qui e´mane des the´ories expose´es est celle que l’e´tat dangereux correspond a` un « risque psychologique », c’est-a`-dire a` un e´tat ou` la prise de de´cision impulsive est imminente et d’ou` se de´gage l’impression d’un « juste avant » l’effondrement psychique. ˆ ts De´claration d’inte´re L’auteur de´clare ne pas avoir de conflits d’inte´reˆts en relation avec cet article. Re´fe´rences [1] Ambrosi A. L’e´valuation de la dangerosite´ : de quels dangers s’agit-il ? In: Villerbu E, editor. Dangerosite´ et vulne´rabilite´ en psychocriminologie. L’Harmattan: Paris; 2003. p. 61–83. [2] Archambault JC, Mormont C. De´viances, de´lits et crimes. Paris: Masson; 1998. [3] Auriacombe E. L’e´nigmatique dans le deuil. Effroi, ambivalence, de´ni. Paris VII : the`se doctorat en psychopathologie. 1999. [4] Be´ne´zech M. Quelques facteurs bio-psycho-physiologiques de la violence criminelle. Actual Psychiatr 1989;2:29–32. [5] De Greeff E. Amour et crimes d’amour. Bruxelles: Dessart; 1973. [6] Menzies R, Webster CD, Sepejak DS. The dimensions of dangerousness revisited, evaluation the accuracy of psychometric predictions of violence among forensic patients. Law Hum Behav 1985;8(1):82. [7] Senninger JL. Les trajectoires psychopathologiques de la dangerosite´ Dangerosite´ et vulne´rabilite´ en psychocriminologie, 5. Paris: L’Harmattan; 2003 . p. 157–70. [8] Senninger JL, Fontaa V. Psychopathologie des malades dangereux. Paris: Dunod; 1966. [9] Villerbu L. Remarques critiques sur les notions de dangerosite´ et vulne´rabilite´ psychiatrique et criminologique en psychocriminologie. In: Villerbu E, editor. Dangerosite´ et vulne´rabilite´ en psychocriminologie, 1. Paris: L’Harmattan; 2003. p. 13–60. [10] Widlo¨cher D. D’une question pre´liminaire. Le fait criminel est-il un fait psychopathologique ? In: Albernhe T, editor. Criminologie et psychiatrie. Paris: Ellipses; 1997. p. 29–30. [11] Zagury D. Entre psychose et perversion narcissique. Une clinique de l’horreur : les tueurs en se´rie. Evol Psychiatr 1996;2:111–6. [12] Zamble E, Quinsey VL. The criminal recidivism process. Cambridge University Press: Cambridge; 1997.