Rev Rhum [E´d Fr] 2001 ; 68 : 131-4 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S1169833000000971/SSU
Étude critique de l’approche multidisciplinaire des lombalgies Erick Legrand*, Maurice Audran Service de rhumatologie, CHU, 49033 Angers, France
lombalgie chronique / reconditionnement à l’effort / rééducation chronic low back pain / rehabilitation / restorative exercice
La lombalgie commune, remarquable par sa fréquence (60 à 80 % de la population présentera au cours de sa vie au moins un épisode lombalgique), guérit habituellement dans un délai de quelques jours, le plus souvent spontanément. Paradoxalement, toutes les données épidémiologiques disponibles montrent que l’invalidité liée à la lombalgie ne cesse de s’accroître dans les pays industrialisés. Cats-Baril et al. ont montré que l’invalidité lombalgique avait augmenté, aux États-Unis, entre les années soixante et quatre-vingt, quatorze fois plus vite que la population et que le coût d’indemnisation de cette pathologie avait été majoré de plus de 2 500 % entre 1957 et 1975 (alors que durant la même période le coût d’indemnisation de l’invalidité en général n’avait augmenté que de 347 %) [1]. Les études épidémiologiques ont aussi mis en évidence que le poids socioéconomique de la lombalgie reposait sur une minorité de patients. C’est le mérite des auteurs canadiens d’avoir montré qu’environ 7 % des patients lombalgiques, dont l’arrêt de travail est supérieur à six mois, sont responsables à eux seuls de 70 % des journées de travail perdues et d’environ 75 % des coûts d’indemnisation [2]. De plus il est établi que les chances de reprise du travail diminuent au fur et à mesure que la durée d’arrêt s’allonge ; si 30 % environ des patients reprennent le travail après un an d’arrêt, les chances de reprise sont quasiment nulles après deux années d’arrêt de travail continu.
* Correspondance et tirés à part.
Depuis quelques années, des études ont été menées pour mieux comprendre les facteurs de risque de passage à la chronicité [3, 4], c’est-à-dire les facteurs susceptibles, chez un individu, de favoriser le passage de la lombalgie aiguë à la lombalgie subaiguë puis à la lombalgie chronique. L’intensité initiale des symptômes et l’importance des lésions radiographiques ne semblent pas déterminants dans l’évolution des patients. Au contraire, les facteurs médicolégaux, les facteurs professionnels, les facteurs socioéconomiques et les facteurs psychologiques semblent jouer un rôle majeur dans le passage à la chronicité. Ces constatations épidémiologiques ont conduit à proposer aux patients lombalgiques chroniques ou susceptibles de l’être (prévention primaire ou secondaire) une prise en charge thérapeutique pluridisciplinaire, souvent dénommée « école du dos », visant à intervenir sur les facteurs physiques, comportementaux, sociaux, psychologiques et professionnels, potentiellement en cause. L’objectif de cet article est d’analyser, d’un point de vue critique, ces nouvelles pratiques thérapeutiques. MODALITÉS DE LA PRISE EN CHARGE THÉRAPEUTIQUE Ces programmes thérapeutiques pluridisciplinaires ont été proposés à des patients très différents : – sujets non lombalgiques, dans une approche préventive primaire, en milieu de travail, – patients lombalgiques aigus, pour accélérer la guérison et prévenir les récidives,
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– patients souffrant d’une lombalgie subaiguë ou récidivante, – patients lombalgiques chroniques, très invalidés, en arrêt de travail depuis plus de trois mois. L’analyse de la littérature montre de plus l’extrême diversité des traitements réalisés [5].
RÉSULTATS THÉRAPEUTIQUES
Durée et organisation
Modes d’évaluation
Ces programmes réalisés en ambulatoire ou au cours d’une hospitalisation (brève ou parfois prolongée plusieurs semaines), comportent parfois plusieurs séances courtes (une heure environ) deux ou trois fois par semaine pendant un à deux mois mais parfois des entraînements intensifs : cinq à six heures par jour, tous les jours, pendant trois à six semaines.
Ils font appels à des compétences très variées : médecins rhumatologues, rééducateurs ou psychiatres mais aussi physiothérapeutes, éducateurs et entraîneurs sportifs, psychologues, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, ergonomes, infirmières spécialisées. La part précise de ces différents intervenants dans les séquences thérapeutiques n’est le plus souvent pas clairement expliquée dans les articles, rendant difficile l’évaluation par un observateur « extérieur » du traitement réellement reçu par le patient.
Les modes d’évaluation de cette prise en charge varient en fonction des études publiées. Dans certaines centres, la priorité est accordée aux questionnaires évaluant la douleur (échevelle visuelle analogique [EVA] et échelle verbale), l’incapacité fonctionnelle (indice EIFFEL), le handicap dans la vie quotidienne et le retentissement psychique (indice Dallas)... ressentis par le patient ou mesurés par le médecin. Au cours d’autres études, ce sont les signes cliniques et les compétences physiques objectives des patients qui ont été évalués après le traitement : force et souplesse rachidienne, condition physique. Enfin, dans les études récentes, l’évaluation a porté aussi sur les conséquences sociales et économiques de la lombalgie avant et après traitement : pourcentage de patients retournant au travail, nombre de jours d’arrêt de travail au cours de l’année suivante, évolution des coûts d’indemnisation et de la consommation de soins médicaux et paramédicaux après le traitement.
Méthodes thérapeutiques
Résultats
Les programmes thérapeutiques comportent des traitements physiques passifs (massages, physiothérapie, balnéothérapie) et surtout actifs, mais les exercices réalisés divergent suivant les équipes et les centres : musculation, étirements (stretching), rééducation en cyphose, rééducation en lordose, apprentissage du verrouillage lombaire, rééducation proprioceptive, activité physique contrôlée et amélioration de la condition physique générale (et en particulier cardiorespiratoire) au cours des programmes de reconditionnement à l’effort... Des mesures éducatives et pédagogiques (anatomie et physiologie rachidienne) sont proposées en particulier dans les écoles du dos, associées à des techniques comportementales et cognitives, à un apprentissage de la gestion de la douleur et du stress réalisant parfois une véritable psychothérapie de groupe. Le menu thérapeutique varie en fonction des centres, en particulier dans le dosage respectif des mesures physiques, éducatives, comportementales et cognitives [6-9].
L’efficacité de ces programmes n’est pas démontrée en terme de prévention primaire chez les patients non lombalgiques, ni au cours ou au décours de la lombalgie aiguë [5]. Elle paraît très probable au cours de la lombalgie récidivante et au cours de la lombalgie chronique, tant pour l’amélioration du handicap que pour la reprise du travail et la diminution de la consommation de soins médicaux et paramédicaux ultérieurs [5]. Mais il n’est pas possible d’affirmer, compte tenu des problèmes méthodologiques présents, si ce sont les traitements physiques (rééducation active), les techniques comportementales, les mesures éducatives... ou la combinaison de ces méthodes, c’est-à-dire la démarche thérapeutique pluridisciplinaire, qui est réellement efficace : – Rose et al. ont montré l’efficacité d’une prise en charge essentiellement comportementale et psychothérapique chez 84 lombalgiques chroniques [7],
Intervenants
Les études publiées sont hétérogènes tant pour leur fiabilité méthodologique que pour leurs résultats thérapeutiques.
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– au contraire, ce sont les mesures physiques (musculation intensive et travail cardiorespiratoire) qui semblent efficaces, chez 412 patients, dans l’étude de Legget et al. [8], – Enfin, Indhal et al. ont prouvé qu’une simple information du patient associée à des conseils de reprise des activités, était plus efficace que les traitements conventionnels chez 975 patients en arrêt de travail depuis huit à 12 semaines [6]. DISCUSSION La lombalgie chronique est-elle vraiment multifactorielle et justifie-t-elle une thérapeutique multidisciplinaire ? Les informations dont on dispose pour comprendre le passage à la chronicité au cours de la lombalgie sont encore parcellaires, en raison des difficultés méthodologiques pour mettre en place des études nécessairement longitudinales et prospectives. On sait toutefois que si la présentation symptomatique initiale et la sévérité des lésions anatomiques ne semblent influencer que très partiellement l’évolution vers la chronicité, il n’en est pas de même d’un certain nombre de facteurs particulièrement déterminants : les facteurs médicolégaux (accident de travail, litiges financiers), les facteurs professionnels (inadaptation physique aux contraintes professionnelles, insatisfaction au travail), les facteurs socioéconomiques (bas niveau éducatif et bas niveau de ressources), les facteurs psychologiques encore controversés (terrain dépressif, sensation d’être toujours malade). Si les facteurs de risque sont, d’un point de vue épidémiologique, multiples, il n’est pas certain qu’à l’échelon individuel ils soient vraiment intriqués. La pratique clinique montre, au contraire, que chez certains patients la persistance de la lombalgie est liée de facon quasi exclusive à la recherche de bénéfices financiers, réalisant le syndrome du revenu paradoxal [10], ou d’une reconnaissance sociale du handicap. Chez d’autres malades, elle est l’expression d’une dépression masquée, très sensible aux antidépresseurs ou encore l’expression d’une inadaptation professionelle qui ne s’améliore que par une modification radicale des conditions de travail. Les études épidémiologiques récentes suggèrent également que les patients lombalgiques chroniques ne forment pas un groupe homogène mais qu’il est possible de les séparer, à l’aide de l’indice de Dallas, en plusieurs sous-groupes, en fonction du retentissement physique ou affectif de la douleur et du handicap
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[11]. Il faut donc s’interroger sur la pertinence d’une démarche thérapeutique lourde, pluridisciplinaire, appliquée à tous les lombalgiques, sans tenir compte de l’étiologie prédominante, responsable de la chronicisation des symptômes. Certaines études suggèrent aussi que le mode initial de prise en charge de la lombalgie aiguë pourrait fortement influencer le passage à la chronicité. L’importance du handicap initial, apprécié par le patient lui-même, la durée initiale de l’arrêt de travail, et, de façon paradoxale, l’importante médicalisation du patient ainsi que la précision du diagnostic lésionnel semblent associées à un risque plus élevé de passage à la lombalgie chronique. Il faut donc s’inquiéter des risques potentiels de cette nouvelle offre de soins, fortement médicalisée et fortement médiatisée [12]. Certes susceptible de rendre service aux patients les plus handicapés, elle pourrait avoir aussi des effets pervers ou indésirables, en particulier si elle était proposée en prévention primaire ou secondaire après un premier épisode de lombalgie aiguë ou subaiguë : – reconnaisssance implicite de la lombalgie en tant que maladie « grave », – médicalisation supplémentaire des patients, – allongement de la période d’arrêt de travail, en raison de la longueur des programmes de rééducation, – augmentation paradoxale des demandes d’indemnisation car l’offre de traitement est souvent vécue par le patient comme la reconnaissance de son handicap [12]. CONCLUSION ET PERSPECTIVES Le poids croissant de l’invalidité liée aux lombalgies contraste indiscutablement avec l’acharnement thérapeutique dont nous faisons preuve pour les traiter depuis une trentaine d’années. Les informations épidémiologiques, maintenant disponibles, doivent nous inciter à réfléchir sur de nouvelles modalités de prise en charge de ces patients. La pluridisciplinarité, toujours séduisante d’un point de vue théorique, mais coûteuse et non dénuée d’effets « indésirables », doit être utilisée avec discernement en fonction du stade évolutif de la lombalgie et des caractéristiques du patient. En matière de lombalgie aiguë, dont nous savons qu’elle évolue favorablement dans la majorité des cas, notre priorité thérapeutique doit être de ne pas nuire : – si l’examen clinique complet est rassurant, les radiographies sont inutiles avant 50 ans, – l’information du patient doit être, en l’absence de signes neurologiques, toujours rassurante,
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– la prescription d’un repos au lit « obligatoire » n’est pas utile [13, 14], – l’incitation à une reprise rapide mais progressive des activités de la vie quotidienne est capitale [6], – la durée de l’arrêt de travail doit être limitée à quelques jours, en tenant compte de la profession. Au cours de la lombalgie subaiguë, au delà de trois semaines d’évolution, une prise en charge pluridisciplinaire lourde n’est pas indispensable mais il faut privilégier un diagnostic pluridimensionnel : – renouveler l’examen clinique pour rechercher un diagnostic méconnu lors de la consultation initiale : spondylarthropathie essentiellement, pathologie tumorale ou infectieuse plus rarement, – préciser les conditions du traitement initial et corriger les erreurs éventuelles : traitement antalgique insuffisant, confinement au lit trop prolongé, mauvaise explication des résultats radiographiques, etc., – apprécier la condition physique et les conditions de reprise des activités, – diagnostiquer un état anxieux ou un syndrome dépressif, – démasquer un conflit médicolégal ou professionnel. Ce diagnostic, bien conduit, par un praticien formé, permettra d’orienter le patient, en fonction des éléments cliniques, psychologiques et socioprofessionels réunis, vers une prise en charge « étiologique » individualisée : – traitement médical spécifique, – reprise des activités souvent aidée par une rééducation active, en ambulatoire, – consultation auprès du médecin du travail informé par le praticien responsable, – consultation psychiatrique rapide. Au cours de la lombalgie chronique, au delà de trois mois d’évolution, la prise en charge du patient dans une structure pluridisciplinaire pourrait s’avérer une bonne solution. Une équipe comportant au minimum un rhumatologue, un médecin rééducateur, un psychiatre, une équipe de kinésithérapeutes spécialisés et une assistante sociale pourrait conduire de façon optimale le diagnostic et planifier le traitement dans ses composantes physiques, psychologiques et socioprofessionnelles. Mais l’efficacité thérapeutique de cette prise en charge
n’est pas encore complètement démontrée en raison de l’hétérogénéité des traitements et des modes d’évaluation utilisés. Il apparaît urgent qu’une réflexion consensuelle entre les sociétés savantes impliquées, les autorités de santé régionales et nationales et les caisses d’assurance maladie se mette en place pour assurer au plus vite le pilotage d’études thérapeutiques contrôlées. RE´FE´RENCES 1 Cats-Baril WL, Frymoyer JW. Identifying patients at risk of becoming disabled because of low back pain. The Vermont rehabilitation engineering center preedictive model. Spine 1991 ; 16 : 605-7. 2 Rossignol M, Suissa S, Abenhaim L. Working disability due to occupational back pain : three-year follow-up of 2,300 compensated workers in Québec. J Occup Med 1988 ; 30 : 502-5. 3 Valat JP, Goupille P, Vedere V. Lombalgies : facteurs de risque exposants à la chronicité. Rev Rhum [Éd Fr] 1997 ; 64 : 203-8. 4 Rossignol M, Suissa S, Abenhaim L. The evolution of compensated occupational spinal injuries. A three-year follow-up study. Spine 1992 ; 17 : 1043-7. 5 Van Tulder M, Koes B, Bouter LM. Conservative treatment of acute and chronic non specific low back pain. A systematic review of randomised controlled trials. Spine 1997 ; 22 : 212856. 6 Indahl A, Velund L, Reikeraas O. Good prognosis for low back pain when left untampered : a randomized clinical trial. Spine 1995 ; 20 : 473-7. 7 Rose M, Reilly J, Pennie B, Bowen-Jones K, Stanley I, Slade P. Chronic low back pain rehabilitation programs. A study of the optimum duration of treatment and a comparison of group and individual therapy. Spine 1997 ; 22 : 2246-53. 8 Legget S, Mooney V, Matheson L, Nelson B, Dreisinger T, Van Zytveld, Vie L. Restorative exercice for clinical low back pain. Spine 1999 ; 24 : 889-98. 9 Daltroy L, Iversen M, Larson M, Lew R, Wright E, Ryan J, et al. A controlled trial of an educational program to prevent low back injuries. N Engl J Med 1997 ; 337 : 322-8. 10 Masson C. Le syndrome du revenu paradoxal. Synoviale 1995 ; 39 : 1-5. 11 Duquesnoy B, Delpace Y, Devos P, Delattre S, Section rachis de la SFR. Classement des lombalgiques chroniques selon l’échelle de Dallas et un questionnaire semi-quantitatif (DALLI) [résumé]. Rev Rhum [Éd Fr] 1998 ; 65 : 749. 12 Hall H, Hadler N. Controversy : Low back school, education or exercice ? Spine 1995 ; 20 : 1097-8. 13 Deyo RA, Diehl AK, Rosenthal M. How many days of bed rest for acute low back pain ? A randomized clinical trial. N Engl J Med 1986 ; 315 : 1064-70. 14 Malmivaara A, Hakkinen U, Aro T, Heinrichs J, Koskenniemi L, Kuosma E, et al. The treatment of acute low back pain-bed rest, exercices, or ordinary activity ? N Engl J Med 1995 ; 332 : 351-5.