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L’évolution psychiatrique 77 (2012) 503–517
Article original
Freud et la dimension sonore du langage夽 Freud and the sound dimension of language Gilles Bourlot a,∗,b , Jean-Michel Vives c,d a
Psychologue clinicien, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, CHU Lenval, 57, avenue de Californie, 06200 Nice, France b Chargé de cours à l’université, EA 3159, laboratoire LIRCES, université de Nice Sophia, 8, boulevard Edouard-Herriot, BP 3209, 06204 Nice cedex, France c Professeur de psychologie clinique et pathologique, EA 3159, laboratoire LIRCES, université de Nice Sophia, 8, boulevard Edouard-Herriot, BP 3209, 06204 Nice cedex, France d Psychanalyste, 90, chemin Beau-Site, 83100 Toulon, France Rec¸u le 1er janvier 2011
Résumé La formation médicale de S. Freud se fit dans un environnement scientifique où la question du sonore est, de fac¸on récurrente, présente sous l’angle de l’audition, de la voix, du langage. Cet intérêt peut se repérer dès sa Contribution à la conception des aphasies, dans Le projet d’une psychologie et jusque dans l’ouvrage princeps de la psychanalyse : L’Interprétation du rêve. Ainsi se construit, dès les premières années, une question tournant autour de l’énonciation, de la division qu’elle comporte et de la perte (de l’objet voix) qu’elle implique. Cet intérêt, s’il n’a pas conduit Freud à théoriser la voix comme objet pulsionnel, dessine un champ que l’on peut rencontrer tout au long de son œuvre et que nous avons choisi de nommer la dimension sonore du langage chez Freud. Ce sont les enjeux théoricocliniques de ce champ sonore que nous proposons de cerner à l’occasion de cet article. En effet, la dimension sonore du langage est un des éléments importants de la dynamique de la cure, tout particulièrement par la possibilité qu’elle recèle de transformer la langue que l’on croit posséder, en une langue étonnante, voire étrange et, à partir de là, prendre acte, que nous en sommes également, d’une certaine fac¸on, l’effet. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Psychanalyse ; Cure psychanalytique ; Freud S. ; Langage ; Son ; Voix ; Clinique ; Étude théorique ; Vie psychique
夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Bourlot G, Vives JM. Freud et la dimension sonore du langage. Evol psychiatr 2012;77(4). ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (G. Bourlot).
0014-3855/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.evopsy.2012.05.004
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Abstract Freud underwent medical training in a scientific milieu where the question of sound was repeatedly present via the angles of audition, voice and language. Freud’s interest in sound may be found as early as his Contribution to the Conception of Aphasias, in the Project for a Scientific Psychology, and even in his inaugural work The Interpretation of Dreams. Thus, in the early years of Psychoanalysis a question that hinged on enunciation, and the division it entails and the loss (of the voice object) it instigates, was being constructed. Although this interest did not lead Freud to construct a theory of the voice as a drive object, it does designate a field that we find throughout the entire length of his work, and that we have chosen to dub the sound dimension of language in Freud. In this article we undertake to delineate the borders of the theoretical and clinical implications of this field of sound. Indeed the sound dimension of language is an important element in the dynamics of a psychoanalytic treatment, in particular via the opportunity it harbors to transform the language we think we possess into some surprising, alien even and, thereby, become aware that we are also, in a certain way, an effect of said language instead. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Psychoanalysis; Psychoanalytic cure; Freud S.; Language; Sound; Voice; Clinics; Theorical study; Psychic life
La formation médicale de S. Freud se fit dans un environnement scientifique où la question du sonore est, de fac¸on récurrente, présente sous l’angle de l’audition, de la voix, du langage. Jones nous le rappelle : « Avec un intérêt ardent bien caractéristique, il suit un cours (. . .) sur la physiologie de la voix et du langage fait par Brücke. Ce fut là son premier contact avec l’illustre savant qui devait jouer un rôle si important dans sa vie » ([1], p. 40–1). Cet intérêt peut se repérer dès sa Contribution à la conception des aphasies [2] dans Le projet d’une psychologie [3] et jusque dans l’ouvrage princeps de la psychanalyse : L’interprétation du rêve [4]. Ainsi se construit, dès les premières années, une question tournant autour du statut des mots, de l’énonciation, et de la division qu’elle comporte et de la perte (de l’objet voix) qu’elle implique. Cet intérêt, s’il n’a pas conduit Freud à théoriser la voix comme objet pulsionnel, dessine un champ que l’on peut rencontrer tout au long de son œuvre et que nous avons choisi de nommer la dimension sonore du langage chez Freud. Ce sont les enjeux théoricocliniques de ce champ sonore que nous proposons de cerner à l’occasion de cet article. En effet, la dimension sonore du langage est un des éléments importants de la dynamique de la cure, tout particulièrement par la possibilité qu’elle recèle de transformer, de par la position de l’analyste qui joue sur l’équivocité des mots, la relation à la langue que le sujet croit, a priori, maîtriser. Ce qui peut se modifier au sein de la cure, c’est alors le rapport subjectif d’un sujet singulier à ce qu’il dit et aux mots à l’œuvre dans ses récits. La langue peut être ainsi perc¸ue autrement, jusqu’à devenir parfois une langue étonnante, voire étrange. C’est à partir de là, qu’un sujet peut prendre acte, que nous sommes, d’une certaine fac¸on, l’effet de la langue et de ses jeux signifiants. Dès L’interprétation du rêve, puis dans la Psychopathologie de la vie quotidienne [5] et dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient [6] Freud reconnaît que ce sont les lois et les effets propres au langage qui constituent la causalité du fonctionnement inconscient ; causalité que l’on qualifiera autant de logique que de psychique, en ce que la logique est l’acception des effets du logos sur le sujet. Les mécanismes de condensation et de déplacement découverts par Freud dans la formation des images du rêve se révèlent, in fine, correspondre aux structures par où s’exercent dans le langage les effets de métaphore et de métonymie. C’est-à-dire les deux
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modes selon lesquels se manifeste l’action du signifiant qui engendre la signification dans le sujet dont elle s’empare, en le marquant comme signifié et en faisant un effet. La question de l’effet de la langue sera notre point de départ et, pour l’illustrer de fac¸on explicite, nous méditerons tout d’abord l’expérience du voyageur qui rencontre une langue étrangère. 1. L’expérience du voyageur Il existe de nombreuses situations où la langue trouve à s’étrangéifier. Ce phénomène peut s’illustrer, a minima, en présence des accents régionaux. Ceux-ci pouvant être repérés comme ce qui, en opacifiant la signification, rend perceptibles la voix et le sonore, alors qu’ils restent la plupart du temps dissimulés derrière l’évidence des significations. Plus fondamentalement, lors d’un voyage à l’« étranger », nous éprouvons parfois, sur le mode de l’étonnement, une dimension — jusque là inouïe — de la langue. Cette dimension oubliée, à la fois « étrange » et « sensible » qui, soudain, fait retour — par le biais de mots inconnus — est celle du « sonore » que tout acte de parole présuppose. À cette occasion, la langue à la fois perd et gagne quelque chose comme si « là où était la signification, advenait le sonore. . . ». On pourrait parler, dans cette mise en avant de la dimension sonore, d’une expérience de dé-signification. Tout se passe à cet instant comme si nous pouvions « entendre » une langue au lieu de la « comprendre », comme si les matériaux phoniques de la langue surgissaient de la perte de la « signification ». Pierre Fédida évoquait ces enjeux dialectiques du « sonore » et de la « signification » à propos du « site de l’étranger », lieu psychique où notre rapport à la langue pourrait se métamorphoser. Ce « site » semble s’ouvrir par l’avènement d’une dimension sonore, « par la musicalité des sons de la langue étrangère. . . » ([7], p. 38). La langue devient alors semblable à un paysage sonore, un rythme singulier, et ses mots insignifiants se révèlent comme autant de notes. . . Sur ce plan, il peut y avoir un effet esthétique de la langue lorsqu’elle se montre capable d’émouvoir son auditeur. À cet égard, comme le suggère Claude Lévi-Strauss « la musique, c’est le langage moins le sens » ([8], p. 579). En ce « site », c’est notre relation même à la langue qui peut changer dans la mesure où elle devient comme une suite de sonorités. Nous « entendons » alors ce que nous ne pouvons saisir du point de vue de la pensée, de la signification. Autrement dit, s’il y a quelque chose d’étranger à la pensée, pouvoir l’« entendre » serait accéder à ce qui du langage émerge sans y « réfléchir » : « entendre » serait accéder au sonore comme quelque chose de sensible qui ne se donne pas dans l’acte intentionnel de penser. Peut-être s’agit-il ici de se laisser toucher par une forme de musique. Là où était « l’écoute » — comme effort conscient du côté de la « pensée » et de la recherche de la signification — peut advenir un « entendre » qui s’en détache. Que peut nous « rappeler » — au sens d’une mémoire qui évoquerait ce qui demeure « en amont » des mots eux-mêmes — cette rencontre de la langue comme « étrangère », cette rencontre d’un matériau purement « sonore » du langage ? Ce qu’entend le voyageur fait énigme dans son expérience d’une langue redevenue sensible de n’être plus intelligible. S’agit-il en effet encore de mots et de messages ou s’agit-il plutôt de sons et de notes d’une musique mystérieuse que seule la langue en tant qu’« étrangère » peut offrir ? Si le voyage à l’« étranger » se déploie en différentes strates sensibles — visuelles, sonores, olfactives. . . — cet étonnement devant des mots inconnus participe en quelque sorte d’une révélation, d’une mise à nu du « sonore » de la langue. La langue précisément parce qu’elle s’impose comme « infamilière »1 , nous émeut. Il est essentiel de souligner que cette (re)découverte 1
Néologisme proposé par Jacques Nassif pour traduire l’Unheimliche freudien ([10], p. 87).
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des mots semble reposer sur le fait que nous n’en comprenons rien et que pourtant c¸a nous touche ! Cette langue étrangère, même non comprise, est vécue comme potentiellement s’adressant à nous. L’adresse s’y révèle alors comme étant l’enjeu d’une parole sous-tendue par la dynamique de la pulsion invocante et par la dialectique « entendre »/« se faire entendre » [9]. À ce moment de surprise, notre rapport à la langue n’est plus pris dans l’abord commun de la « signification » et les mots se mettent à « résonner » comme des sons, comme si l’« écoute » qui en dérive n’était plus « prisonnière » des exigences de la communication. En ce sens, l’éclipse de la signification semble être une condition de possibilité de cette relation autre aux mots d’une langue ; ce qui fascine alors c’est peut-être la beauté sonore, la poésie d’une langue d’autant plus « musicale » que manque ce qui d’ordinaire nous arrête — l’attention à la « signification » — ou encore le retour à une expérience « originaire » de la langue, l’expérience de l’in-fans qui ne peut que l’« entendre ». . . Cette expérience du voyageur évoque deux dimensions de la langue : d’une part, la problématique freudienne de l’élémentaire des mots et, d’autre part, la différence entre « entendre » et « comprendre ». 2. Freud et l’élémentaire des mots La première dimension de la langue, mise au jour par Freud, est celle que nous appellerons « l’élémentaire » des mots. Tout au long de la Traumdeutung, l’inventeur de la psychanalyse distingue nettement deux aspects : le contenu du rêve (« Trauminhalt ») et l’analyse (« Analyse »). Or, ce travail d’« analyse » renvoie fondamentalement à la capacité de décomposer un tout en différentes parties, en l’occurrence décomposer le récit et ses phrases en mots isolés que Freud explore tour à tour. Il est essentiel de souligner ici que le matériau premier de l’« analyse » est le mot extrait du discours du patient. Dans cette méthode, il est étonnant de considérer à quel point le récit comme ensemble narratif semble mis à l’écart au profit des mots eux-mêmes. La recherche de l’« élémentaire » est encore ce qui conduit Freud à explorer tel mot et à le décomposer en d’autres mots, ainsi un mot comme « Autodidasker » se retrouve décomposé en une pluralité de mots qui peuvent devenir autant de points de départs pour de nouvelles « associations » : « Autor », « Autodidacte », « Lasker » [4]. À ces moments-là de l’analyse freudienne du mot, ce qui est privilégié c’est la dimension sonore : la décomposition du mot suit moins des articulations de sens, que des lignes de sonorités. Le mot, dès lors qu’il est accueilli « hors signification », s’apparente en effet à un réservoir de « sonorités », et chaque « phonème » pourrait en être comme un « élément » distinct, isolé par l’analyse. Cette remarque renvoie aux « éléments » constitutifs des mots ou ce qui des mots serait le plus « élémentaire » [11]. Les propriétés sonores du mot en font un champ étonnant de combinatoires entre « éléments » différents. La langue recèle en son jeu des formules et reformulations infinies comme en témoignent, par exemple, les jeux anagrammatiques. Les sons deviennent ainsi les matériaux élémentaires d’une langue — ce qui correspond en un sens aux « phonèmes » — et c’est la reconnaissance de cet « élémentaire » phonématique qui permet d’envisager une approche « analytique » — au sens strict — du discours. Freud n’a cessé de rechercher l’« élémentaire » à l’œuvre comme le montre sa conception du mot au sein du langage, puis sa conception des mots représentés par d’autres mots : le mot-clé d’un rêve peut être un mot-écran qui en cache d’autres. Ces jeux de mots poussent ainsi Freud à reconnaître le rôle spécifique des proximités entre des mots qui se « ressemblent » au plan sonore. La figuration symbolique du rêve, comme celle des symptômes, se sert constamment de l’équivocité des mots et de leur proximité sonore. Des mots comme Propylène et Amylène, comme
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Schiff (navire) et schiffen (uriner). . . se retrouvent liés par cette logique de la ressemblance dont se sert la quête de figurabilité ([2], p. 123), ([4], p. 342–6), [10]. Cette dimension sonore sera reprise par Lacan à partir de la question de la « linguisterie », néologisme qui exprimait le lien envers la linguistique structurale, en particulier celle de Ferdinand de Saussure, mais aussi et surtout signifiait sa différence d’avec elle. Différence qui se manifesta par son geste de renversement du signe linguistique, forgé par de Saussure, mettant, au détriment du concept, l’image acoustique au premier plan. Le sonore prenait alors le pas sur le signifié. Si le mot « signifiant » vient du vocabulaire de Ferdinand de Saussure, Lacan va conjuguer ses lectures de Freud et de Saussure pour souligner à quel point le sonore des mots relève d’une dimension qui n’est pas celle du « comprendre ». Cet enjeu se situe au carrefour de la théorie du mot et de la pratique de la cure. Comment articuler en effet l’acte d’« entendre » une parole et le désir d’en « comprendre » quelque chose ? 3. Entendre et comprendre La seconde dimension que le sonore de la langue nous donne à penser est bien celle de la dialectique « comprendre »/« entendre ». Si c’est bien la perte de la compréhension qui peut révéler cette sonorité inattendue des mots, faut-il penser que le rapport à une langue « familière » — ce répertoire des mots « connus » — dissimule ou barre tout accès à sa dimension sonore ? Est-ce à dire qu’à « comprendre » ce qui s’énonce en un discours, on n’y « entend » rien ? La dialectique « comprendre »/« entendre » se joue essentiellement en ce point. D’où le mot de Lacan, quelque peu désobligeant à l’égard de Théodor Reik à propos de « la troisième oreille » [12] : « quel besoin peut avoir l’analyste d’une oreille de surcroît, quand il semble qu’il en ait trop de deux parfois à s’engager à pleines voiles dans le malentendu fondamental de la relation de compréhension. . . ? » ([13], p. 471). Paradoxalement, c’est à rechercher la « compréhension » d’un discours que nécessairement le « mal-entendu » se déploie — dans l’oubli du sonore. Le « malentendu » serait précisément ce qui du sonore échappe à celui qui veut ou croit « comprendre » un discours. Il serait néanmoins vain de penser que « l’entendre » pourrait se débarrasser sans risque du « comprendre ». Comme le rappelle le philosophe phénoménologue Henri Maldiney : « Pour peu que je sois attentif à la pure émission sonore des mots, ils deviennent non pas de simples sons indifférents, mais des monstres d’opacité. Quand le sens les déserte, ils ne sont pas rendus à leur positivité de flatus vocis, mais à une sorte de transcendance enlisée » ([14], p. 35). Il ne s’agit donc pas ici d’opposer « entendre » et « comprendre », mais bien de tenter de les penser en une articulation moëbienne. « Entendre » un discours, c’est-à-dire une trame narrative tissée de sons voilés par l’empire de la signification, reviendrait alors à retrouver les « éléments » sensibles des phonèmes cachés dans l’ordre des mots. Comme cela survient au cours d’une rencontre clinique, lorsque la « compréhension » vacille et que se déploie le champ de l’équivocité, celle-ci s’introduit par une incertitude où précisément le rapport à ce qui se dit ne se noue plus autour de la « signification », mais s’ouvre dans un registre autre. Dès lors, l’acte d’entendre peut produire une sorte d’anamorphose : le même mot ou le même discours devient autre, à l’instar d’une image qui révèle au spectateur un détail étonnant s’il change de position. Un exemple clinique va nous permettre d’illustrer ce mouvement psychique. Ainsi, un patient souffrant de crises d’apnée irrépressibles, explora de nouvelles chaînes associatives à la suite du récit d’un rêve où il raconte qu’il a vu son frère « mort à peine né » et après avoir découvert, surpris et amusé, l’équivocité
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« apnée »/« à peine né ». L’effet de surprise témoigne d’une modification subjective : celui qui parle entend soudain quelque chose d’autre dans sa parole. Il s’agit bien alors, dans le cadre de la cure, de s’entendre dire en présence d’un autre. Ce moment-clé d’une analyse permettait en l’occurrence de délier des éléments signifiants qui étaient au cœur du noyau pathogène : cette équivocité conduisait le sujet à faire des liens entre le souvenir du frère disparu, la scène d’une répétition et un trait de l’identification à travers les crises d’« apnées ». Dans la cure, un temps essentiel est probablement ce moment de surprise du sujet face à des mots-clés qui l’ont constitué à son insu. Cet étonnement face aux mots à l’œuvre dans la vie psychique participe du processus de subjectivation qui se déploie entre le sujet et la langue dans laquelle des symptômes se sont cristallisés. Ces symptômes peuvent être l’effet d’un jeu signifiant comme celui qui s’était noué entre « apnée » et « à peine né ». Dans ces jeux signifiants, la « signification » peut parfois se modifier, se complexifier, voire se diluer, ce qui a des implications cliniques dans la fac¸on d’« entendre » la parole. Entendre les mêmes sonorités dans un rythme sensiblement différent fait surgir de l’altérité. En effet, la différence entre « apnée » et « à peine né » relève notamment du rythme de la parole et des blancs qui s’interposent entre un élément et un autre. Ces blancs, cette boiterie, cette syncope, qui sont introduits dans un mot, créent une démarcation subreptice, en révélant par une scansion les nouveaux « éléments » sonores en présence. Le fait clinique de premier plan est que le sujet s’étonne à cette occasion à la fois de ce qu’il dit et de ce qu’un symptôme peut traduire. Le sujet s’étonne de dire. Effet de surprise qui tient moins au contenu signifié qu’à ce qui se révèle tout à coup de potentialité inouïe d’énonciation. Il ne se croyait pas « capable de c¸a », c’est-à-dire de faire acte de présence à sa parole. Cet exemple peut illustrer en quoi le plus simple des mots est un composé complexe, une combinatoire phonétique, où le sonore pointe des articulations subtiles et proprement inouïes qui modifient ce qui peut être accueilli, selon que l’on se place vers l’« écouté » ou vers l’« entendu ». Inouï prend alors le sens de foncièrement singulier : ce que l’on se saurait ouïr sans étonnement, voire stupéfaction. Fait remarquable : la première personne n’apparaît qu’au bout du circuit, alors qu’elle se croyait en sa complétude imaginaire, primaire ([15], p. 28). Le moi contraint jusqu’alors par l’inhibition et l’angoisse bute sur le réel d’un sujet qui d’aphone de ne pas articuler ou de tomber dans l’oreille d’un sourd réussit à « se faire entendre ». L’exemple du mot « apnée » nous entraîne logiquement vers une question nodale pour mieux appréhender la dimension sonore du langage : qu’est-ce qu’un mot ? À cet égard, il est remarquable que, au xxe siècle, deux penseurs se soient penchés sur cette question : Freud et de Saussure. Il est donc important de rendre explicites leurs positions respectives sur cet enjeu où se rencontrent la psychanalyse et la linguistique. 4. Qu’est-ce qu’un mot ? Freud vs Saussure À la question essentielle « Qu’est-ce qu’un mot ? », nous sommes tentés de substituer la question préalable « Comment se forme un mot ? », ou encore de fac¸on plus précise : « Qu’en est-il des mots « en amont » de la vie psychique ? ». L’hypothèse que nous soutiendrons est que le mot, dans une acception freudienne, est un lieu complexe et dynamique — disons un « collage surréaliste » — situé en un carrefour où se croisent, se superposent des perspectives différentes et des éléments hétérogènes : du sonore, du visuel, du kinesthésique. . . Dans cette perspective, rappelons que l’approche des mots soutenue par Freud se distingue de celle de Ferdinand de Saussure en trois points solidaires.
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4.1. La face sonore du mot Freud cherche à se situer d’un point de vue « psychogénétique » : le rapport au langage est d’abord l’œuvre d’une histoire singulière du sujet, histoire où le sonore prend une dimension « originaire » [2]. La relation du sujet aux mots relève d’un « commencement », puis de différents « apprentissages » (parler, écrire, lire. . .) auxquels Freud se montre très attentif. Cette approche sous l’angle de la « genèse » se spécifie d’une attention toute particulière à la question des étapes logiques et des strates historiques qui font du langage une œuvre dans laquelle le sujet entre sous différentes modalités, au premier rang desquelles le sonore, comme l’indique encore très nettement la célèbre expérience du « Fort »/« Da » [16]. Si Freud souligne que le « sonore » est au premier plan dans l’accès au langage, ce « privilège » du « sonore » se déploie à plusieurs niveaux, nous en distinguerons au moins quatre : • au niveau de la « psychogenèse » du langage chez l’enfant. L’enfant commence par « entendre » des mots et des discours, bien avant de « comprendre » ce qui est dit autour de lui. Là encore, il y a hétérogénéité entre la position psychique que nous appelons « entendre » et le travail subjectif lié au « comprendre » ; • au niveau de l’archéologie du rêve. La règle de « l’entendu » désigne la reprise lors du travail du rêve d’ « éléments » sonores de la veille. Freud ouvre la voie pour une « archéologie » du rêve nocturne, où le « sonore » prime. Les mots rencontrés la veille forment une bonne part des matériaux du rêve, tout se passe comme si ces mots entendus sans y faire attention pouvaient servir de base privilégiée pour des figurations inattendues [4] ; • au niveau d’une nostalgie du « sonore » originaire, nostalgie dont le witz est une expression essentielle [6]. Les mots d’esprits et jeux de mots ne cessent d’explorer les potentialités de l’équivocité de la parole, comme autant de lieux signifiants où ce qui est dit renvoie, plus ou moins implicitement, à une altérité ; • au niveau du travail proprement « analytique » dans l’interprétation des rêves et des récits où l’on peut retrouver un parallèle entre travail analytique et witz. Sur ce plan, nous avons vu plus haut en quel sens le sonore devient en quelque sorte la matière première de la méthode analytique. 4.2. Le mot comme ensemble complexe Si Ferdinand de Saussure tend à développer une approche dualiste du « signe linguistique » présenté comme une entité psychique à deux faces [17], Freud attire notre attention sur un processus extrêmement complexe correspondant à un processus associatif où les éléments visuel, acoustique et kinesthésique entrent en liaison les uns avec les autres ([2], p. 123–7). Ainsi repère-t-il que : • nous apprenons à parler en associant une image sonore à une sensation d’innervation verbale ; • la répétition permet de rendre l’image sonore aussi semblable que possible au modèle entendu ; • nous apprenons à épeler des mots en reliant les images visuelles des lettres à de nouvelles images sonores ; • nous apprenons à lire en reliant une suite de représentations d’innervation verbale et de représentations motrice verbale, que nous recevons en lisant les lettres une à une, de sorte que se forment de nouvelles représentations motrices verbales ; • nous apprenons à écrire en reproduisant les images visuelles des lettres par des images d’innervation de la main jusqu’à ce que soient produites des images d’innervations identiques ou semblables.
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Dans cette conception freudienne de la construction du rapport au langage, élaborée très tôt, avant même la naissance de la psychanalyse, il est important de remarquer à quel point l’horizon de la signification est loin d’être fondateur. 4.3. Le mot et l’attention Les différents aspects qui caractérisent le mot sont autant d’éléments disparates et hétérogènes qui en font un complexe dynamique. Ces faces sont en relation les unes avec les autres. Ainsi, l’approche d’un mot ou d’un discours varie selon le type d’« attention » que le sujet accorde à ce qu’il « entend », ce qu’il « voit » ou bien encore ce qu’il « ressent dans son corps » ([2], p. 125–6). Les « phénomènes d’attention divisée », dont parle Freud, éclairent de manière décisive cette conception dans laquelle le mot est une matière polymorphe : le mot peut être appréhendé de multiples fac¸ons, il est tantôt « entendu », tantôt « écrit », tantôt « lu ». . . et chacune de ces facettes est tantôt saillante au détriment des autres, tantôt encore effacée par une autre : je ne peux « entendre » ce que je cherche à « comprendre », ni « comprendre » ce que je tente de « voir ». . . Mais l’exploration freudienne du langage va franchir un seuil plus radical en montrant comment un même mot peut être en devenir dans la vie psychique. Un mot n’est pas donné une fois pour toutes dans tel aspect. Nous avons suggéré, par exemple, qu’un « mot entendu » la veille peut devenir l’élément d’une scène de rêve, il peut advenir comme une « chose vue » dans cette scène, tout se passe comme si la trace sonore la plus récente pouvait se changer, par le « travail du rêve », en expérience onirique [4]. C’est dans cette perspective psychodynamique que nous avons à parler des différents « circuits » par lesquels un mot est susceptible de connaître différentes formes dans la vie psychique du sujet. 5. Circuits et traces : sonore et visuel Nous en venons donc aux « circuits » qui se déploient dans la vie sonore du langage, nous évoquerons en ce sens des mouvements et cheminements qui permettent en quelque sorte de « suivre » les mots et les symboles à la trace [18]. . . La théorie freudienne du langage concorde avec l’énoncé du poète Edmond Jabès : « Les mots tracent » [19]. Nous pouvons faire de cette formule poétique de Jabès une question : quelles « traces » les mots laissent-ils ou suivent-ils dans la psyché ? Notre approche voudrait souligner certains aspects des logiques inconscientes et des destins psychiques de ces « passants » que sont les mots. L’enjeu est de repérer les dynamiques qui se nouent dans la vie psychique des mots, par exemple, entre les lettres et les phonèmes, mais aussi de repérer les passages entre les mots et les images, entre le sonore et l’onirique, entre l’entendu et le rêvé. . . Il revient à Freud d’avoir proposé de penser ces passages comme des mouvements psychiques — essentiellement inconscients — qui s’opèrent par le truchement de la dimension sonore du langage et ce, dès cette référence nodale en la matière que reste L’interprétation du rêve. Nous pourrions proposer de suivre plusieurs « circuits », qui sont à concevoir comme des niveaux qu’il s’agit de repérer sans les opposer puisqu’ils peuvent se superposer. 5.1. Image Sonore
Image Sonore
Ce circuit est le plus familier aux psychanalystes et nous en avons donné précédemment un exemple. Il existe une « complaisance » de la langue, que Freud n’a cessé d’affirmer : un même mot, comme matière sonore, est en lui-même un foyer d’équivocités. Les passages ou circuits
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entre les mots eux-mêmes concernent bien souvent des sonorités qui s’approchent ou s’effleurent comme, par exemple, dans le champ du lapsus, du rêve ou du mot d’esprit. . . Dans son exploration des mécanismes de formations et condensations propres aux rêves, nous avons montré en quoi Freud met au jour une logique des « ressemblances » : le mot « Auto » ressemble, ou s’approche de « Autor », le mot « Mer » est voisin du mot « Mère ». . . Les mots sont une matière sonore où se jouent les liens les plus inattendus, ce n’est pas la signification qui fait lien, c’est une résonance singulière, une assonance. . . Dans ce premier niveau, il s’agit d’un circuit très particulier qui procède par un jeu de « proximité », de « glissement ». . . Freud souligne que la logique inconsciente du rêve procède fondamentalement d’une loi de ressemblances qui défie la pensée diurne, alors que la logique du psychisme conscient connaît plutôt la loi d’opposition, de contradiction, la loi du « ou bien. . ., ou bien. . . » [4]. 5.2. Image Sonore
Image Visuelle
Les circuits Sonore/Visuel renvoient notamment aux passages des mots entendus vers des images qui en dérivent. La question de la formation des rêves s’y inscrit, par la « règle de l’entendu » diurne vers les scènes oniriques. lorsque Freud s’efforce de poursuivre une archéologie du rêve, il met au jour la dialectique entre les mots comme éléments « sonores » entendus la veille, d’une part, et les images nocturnes, d’autre part. C’est essentiellement par la règle de l’« entendu », fondement sonore du rêve, que Freud poursuit cette archéologie de l’onirique. Le rêve métamorphose bien souvent un mot entendu la veille en un personnage, un paysage ou une scène vue. Freud découvre dans son travail sur le rêve l’effet de la censure qu’il situera en partie dans les processus de déplacement. La censure aurait pour fonction de soustraire le sujet au pouvoir du « signifiant de haute valeur psychique » par lequel, la veille du rêve, il a été affecté au point de s’en trouver sidéré. Freud, à l’occasion de L’interprétation du rêve [4], insistera sur cette qualité sidérante de l’expérience de la rencontre du signifiant. Ainsi, dans le rêve de « la monographie botanique », Freud raconte-t-il comment, dans la soirée qui précède le rêve, discutant avec son ami Königstein il reste sans voix face à un mot prononcé par lui : ce mot renvoie à un reproche fait à Freud de trop céder à ses fantaisies. Quelques jours plus tard, lorsque Freud analyse son rêve il emploiera pour qualifier la rencontre de ce mot les expressions suivantes : « la seconde expérience vécue avait une haute valeur psychique » ([4], p. 210), « expérience dotée de valeur psychique » ([4], p. 213), « représentations (. . .) fortement investies » ([4], p. 213). Ce représentant de « haute valeur psychique » apparaît alors à Freud comme ayant été « la source véritable, psychiquement significative, du rêve » ([4], p. 214). Comment le sujet peut-il être soustrait au pouvoir de ce signifiant sidérant ? Par le mécanisme que Freud nomme déplacement : là où le sujet est épinglé par le signifiant sidérant intervient un mécanisme par lequel il va pouvoir s’arracher à cette place pour en occuper une nouvelle, caractérisée par son aspect indifférent. Au signifiant sidérant sera substitué une image a priori insignifiante. Il y aura alors « reprise » de matériaux sonores en laissant ouvert leur usage. Cette reprise indique un véritable « travail » du rêve comme transformation qui permet d’élaborer une expérience onirique à partir d’éléments sonores puisés dans la vie diurne. 5.3. Image Visuelle
Image Sonore
Un troisième niveau de circuits concerne les rapports dynamiques du visuel onirique vers le sonore du récit après-coup : qu’implique l’acte de « raconter » un rêve ? Quel trajet sous-tend
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la poursuite du rêve, comme système d’images essentiellement « visuelles », vers une parole spécifique ? La séance d’analyse n’est-elle pas un lieu où des images visuelles sont transformées et métabolisées en récits ? Une séance de psychanalyse — dès lors qu’elle est centrée sur le récit du rêve — ouvre ainsi au moins deux perspectives. La première perspective se crée du fait d’une parole qui émerge des profondeurs du rêve pour parvenir aux frontières d’un récit, tandis que la seconde — initiée par l’analyste — ne répond pas aux sirènes de la signification en se tenant dans le site sonore du langage. Esquissons la morphologie de ces deux aspects. Le fait de raconter un rêve implique un acte psychique singulier qui suppose la possibilité d’une traduction du vécu onirique en récit langagier, d’une expérience visuelle notamment à une langue parlée. Des « choses vues » en rêve deviennent l’objet d’une étrange parole qui parfois tâtonne entre l’incertitude d’un lointain souvenir et l’évidence d’une perception vécue. Cette parole s’élabore dans un entre—deux complexe, entre le vif de l’image onirique et les mots qui en témoignent dans l’adresse d’un récit. L’image inconsciente du rêve peut se révéler alors essentiellement « signifiante ». L’image dans sa dimension visuelle semble tissée de mots. Comme le suggère Edmond Jabès : « L’image est formée de mots qui la rêvent » ([19], p. 176). Le récit du rêve suppose la tentative d’abandonner la fascination pour l’image au profit d’une parole qui s’en détache et c’est ce récit qui peut parfois conduire à restituer les mots sidérants instigateurs du rêve et qui animent, dans le déplacement même, le rapport images (éléments visuels)/mots (éléments sonores). Ce rapport images/mots se révèle alors plus intriqué qu’il n’y paraît de prime abord. En ce point, une ambiguïté essentielle vient aussi du fait que le sujet qui parle du rêve n’est pas le rêveur. . . Après-coup, le narrateur du rêve tente de s’approcher — voire de s’accrocher. . . — à la fois à des fragments d’une expérience perdue et de la quête d’une « signification », d’une « réponse ». . ., à l’endroit de ce que le rêve peut « signifier ». Il parle, pense, s’écoute peut-être, sans d’abord « entendre » ce qu’il dit. Là encore, la fonction de l’analyste serait ici de lui permettre de « s’entendre dire », ce qui pose la question du style de « l’interprétation ». Nous insisterons en ce sens sur la fonction de coupure et de jeu qui peut se déployer dans certaines interprétations. 6. Interprétation, lecture et coupure Lorsqu’un « entendre » se déploie du côté de la réception et de l’analyse du récit, il suppose un décentrement radical par rapport au champ de la signification. S’agit-il d’interpréter pour repérer et construire du sens ou bien s’agit-il de faire un pas de côté par rapport à la quête du sens ? Si l’« interprétation » se définit généralement comme un « gain de sens », l’approche « sonore » du langage — en dec¸à de toute esthétisation de la parole — se décale nettement par rapport au niveau de la « signification » : ce qui est en jeu, c’est le renouvellement du statut des mots dans la rencontre. Dans ce contexte, une interprétation peut être le contraire d’une lecture. Alors qu’une lecture tend à déchiffrer et à donner du sens, l’interprétation, dans sa dimension proprement « analytique », n’ajoute pas nécessairement du sens. Une telle interprétation retranche, elle ne surcharge pas, elle coupe le processus narratif, elle décompose des mots, elle ne badigeonne ni ne recouvre le récit d’un sens supplémentaire, mais scande et ponctue. Nous retrouvons ici la différence que Freud faisait entre hypnose et psychanalyse. « Le plus grand contraste existe entre la méthode analytique et la méthode par suggestion, le même contraste que celui formulé par le grand Léonard de Vinci relativement aux beaux-arts : per via di porre et per via di levare. La peinture, dit-il, travaille per via di porre car elle applique une substance — des parcelles de couleurs — sur une toile blanche.
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La sculpture, elle, procède, per via di levare en enlevant à la pierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient (. . .). La méthode analytique ne cherche ni à ajouter ni à introduire un élément nouveau, mais au contraire à enlever. » ([20], p. 13). Nous pourrions retrouver ici l’opposition entre l’interprétation du rêve comme lecture (per via di porre), où l’on ajoute ce qui a été compris, et l’interprétation du rêve comme scansion (per via di levare), où ce qui est interrogé est la relation d’inconnu de la mise en scène à partir du sonore. C’est en cela que la technique psychanalytique se révèle avant tout art de la psychanalyse. Wilhelm Fliess [3] faisait remarquer à Freud très tôt que ses interprétations de rêves faisaient l’effet de mots d’esprit. Cela n’est pas pour nous étonner puisque l’interprétation peut recourir aux mêmes procédés que le travail du rêve qui sont les ressorts principaux de l’art poétique. L’écriture poétique, en ne restant pas collée à la signification, donne une idée de ce que pourrait être l’acte de l’interprétation en psychanalyse. Cette perspective n’est pas loin de ce que Lacan formule de la fac¸on suivante, dans la séance du 19 mai 1977 du séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre [21]2 , « C’est pour autant qu’une interprétation juste éteint un symptôme que la vérité se spécifie d’être poétique ». Ce champ « poétique » de la vérité vise à la fois un certain usage de la langue, une dimension du jeu avec les mots et ce que la parole peut produire. La « vérité », en tant qu’elle s’élabore dans la parole, en tant qu’elle se fac¸onne dans les mots qui surgissent en séance, est un acte qui produit des effets, et en cela il y a « poésie ». Poïêsis désignait en effet, dans la Grèce ancienne, l’œuvre du poète, mais aussi l’activité, autant dire une fabrication, une production. Si l’effet de la parole « vraie », c’est la disparition d’un symptôme, cette parole ne s’apparente-t-elle pas à une action en train de se faire ? La fonction de l’« analyste » peut s’inscrire ici dans une conception d’un rapport poétique, et donc créateur, aux « mots ». « Trouver » ou « créer » sont, en ce sens, très proches : le sujet qui fait un lien entre « à peine né » et « apnée » participe d’un jeu avec les mots. Jeu s’entend ici à la fois comme un écart d’un mot à l’autre, comme une surprise et comme un plaisir de faire : faire apparaître autre chose sous le mot le plus ordinaire. Le trajet potentiel d’un sujet dans la cure peut se jouer dans l’éventuel changement de la relation qu’il tisse avec ses propres mots et avec ce qu’il peut en « entendre ». Il reste alors une question centrale : qu’est-ce qui, dans l’attitude du psychanalyste, permet ce passage vers l’acte. D’« entendre » et de « jouer » avec les mots ? Nous pensons que c’est notamment la place centrale accordée chez lui au non-savoir et à l’étonnement. Dans le Théétète [21], Platon fait dire à Socrate de l’étonnement : « Cet état qui consiste à s’émerveiller est tout à fait d’un philosophe ; la philosophie en effet ne débute pas autrement ». L’intervention du psychanalyste s’origine dans cette possibilité même d’étonnement. L’étonnement est un moment de coupure, il réfracte à la surface d’une émotion une modification dans le rapport du sujet à sa propre parole : soudain le ronron du récit s’évanouit et laisse place à une énigme. Comme pouvait l’avancer Lacan dans la séance du 13 janvier 1971 du Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant : « Si l’expérience analytique se trouve impliquée de prendre ses titres de noblesse du mythe œdipien, c’est bien qu’elle préserve le tranchant de l’énonciation de l’oracle, et, je dirai plus, que l’interprétation y reste toujours du même niveau. Elle n’est vraie que par ses suites, tout comme l’oracle. L’interprétation n’est pas mise à l’épreuve d’une vérité qui se trancherait par oui ou par non, elle déchaîne la vérité comme telle » ([22], p. 13). L’interprétation vise moins à partir de là, le dévoilement à l’analysant de la signification de ses symptômes, de ses actions, de ses lapsus, de ses rêves, de sa relation à l’analyste qu’à indiquer, comme le fait
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Lacan J. Le Séminaire. L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre. Inédit;1977.
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l’oracle, la face énigmatique sur laquelle le sens singulier se fonde. Dans cette conception de l’interprétation, il n’y a pas une vérité « intrinsèque », mais il y a l’enjeu des « suites » de ce qui est énoncé : tout dépend en ce lieu de l’effet qui peut surgir de l’interprétation. L’interprétation donne d’autant plus à penser qu’elle étonne : elle propose un énoncé, voire un mot, sans enfermer le sujet dans « une » vérité qui serait « explicite ». Préserver l’énigme, c’est fondamentalement laisser le sujet s’approprier un énoncé à sa manière, c’est aussi le mettre à l’abri d’une relation de soumission à ce qui est énoncé dans la cure. Comme le rappelait Héraclite : « Le Maître à qui revient l’oracle, celui de Delphes, ne parle ni ne cache, il fait signe » ([23], p. 59). L’équivoque peut alors se retrouver, comme dans l’énigme de l’oracle de Delphes, au centre de l’interprétation. L’équivoque ouvre la parole sur une complexité qu’il ne s’agit pas de refermer sur une « réponse » simple ou une rhétorique explicative. Freud a rappelé ce principe en plusieurs endroits de son œuvre, par exemple cette remarque à l’occasion de la publication du cas du petit Hans : « Le père de Hans pose trop de questions et pousse son investigation d’après des idées préconc¸ues, au lieu de laisser le petit garc¸on exprimer ses propres pensées. C’est pourquoi l’analyse devient obscure et incertaine » ([24], p. 137). Il est clair ici qu’il ne s’agit pas de l’application d’un savoir constitué auquel il s’agirait d’initier le patient, mais de réinventer la psychanalyse avec et pour chaque patient. Freud indique là que ce qui spécifie l’art du psychanalyste est moins le savoir qui est le sien que la position qu’il occupe par rapport à ce savoir et, du même coup, la relation qu’il noue avec une parole singulière. C’est en ce sens que nous retrouvons un axe de travail déployé par Fédida : « La parole ne doit pas attendre réponse et doit, en quelque sorte, retourner en amont, se retourner vers le seul langage des mots » ([25], p. 144). « Réponse » serait sans doute à considérer comme ce qui vient fermer une parole du côté de la « signification ». « Le seul langage des mots » peut s’entendre comme ce qui en fait un ensemble d’éléments énigmatiques, mots pris pour ce qu’ils contiennent d’équivoque et de sonore. « Langage », tout autre donc que celui de la signification, qui ouvre un système signifiant où les mots suivent leurs logiques, leurs jeux sonores : rapprochements, effleurements, équivocités, anagrammes. . . L’oreille « analytique » renoue ainsi avec la surprise du voyageur : cette expérience, qui en défaisant les amarres de la signification, peut ouvrir l’espace d’un étonnement, où la langue la plus « familière » prend l’aspect d’une langue « étrangère », où les mots dits cessent d’être de l’ordre apparent du « bien connu » pour révéler le trésor des sons sous les mots, trésor si proche du « trésor des signifiants ». . . En clair, l’interprétation — au sens d’une perception du « sonore » — peut mettre au jour une logique signifiante qui décentre complètement par rapport à la signification. Si « la » signification peut avoir un côté unilatéral, figé, voire mortifère, l’équivoque est susceptible de ré-ouvrir la relation du sujet à la parole qu’il exprime. Nous en venons donc à l’Ouverture propre aux jeux signifiants. 7. Ouverture vers l’Autre La dialectique de l’Ouverture et de la Fermeture est essentielle d’un point de vue psychopathologique : nous retrouvons ici la notion de « circuit » déjà abordée, notion qui nous semble riche de perspectives cliniques. M.-A Ouaknin l’utilise dans Bibliothérapie dans un sens proche de celui que nous essayons de cerner ici ([26], p. 203) : il y aurait en effet « psychopathologie » là où un « circuit fermé » se déploie. Un tel circuit est notamment celui de la « signification » comme empire de l’univoque, comme discours replié sur une plainte immuable, comme « disque rayé. . . ». S’il y a des mots sous les maux, il s’agit bien souvent de mots figés, inscrits du côté de quelque chose d’immobile. . .
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Comment permettre une « ouverture », l’émergence d’un Je(u) dans ce « circuit » ? C’est là que la dimension sonore apparaît comme un dépassement possible à la fois de la signification vers le sens et de la répétition vers le jeu. Par la mise au jour d’une équivocité, ce « circuit » de la signification peut parfois s’ouvrir. Or, le sonore est bien la matière sur laquelle s’appuie le witz pour ouvrir le discours à une autre dimension, qui n’est plus celle de la signification, mais celle de l’équivoque et au-delà de la signifiance. Cette dimension s’apparente notamment à celle du langage comme Autre, c’està-dire comme réservoir d’énigmes. Lacan nous avertit : « Le peu de sens est précisément ce sur quoi jouent la plupart des mots d’esprit. (. . .) Aussi bien tout ce que vous pourrez trouver dans les jeux de mot (. . .) consiste à jouer sur la minceur des mots à soutenir un sens plein (. . .). Le message vient interroger l’Autre à propos du peu-de-sens. La dimension de l’Autre est ici essentielle. » ([27], p. 97). Nous serions tentés d’ajouter comme l’Autre est nécessaire dans l’expérience analytique pour que l’analysant puisse entendre quelque chose dans et de ce qu’il dit. . . Le witz se révèlerait ainsi une sorte de « modèle » pour appréhender la logique d’un échange où les mots ne sont plus figés dans une signification et provoquent une surprise. Que se passe-t-il dans le witz ? Le witz touche le cercle fermé du discours sur un point jusque là inaperc¸u, point de l’équivoque, comme la tangente touche un cercle, une sorte d’effleurement qui peut, ou pas, éveiller celui qui parle au jeu à l’œuvre dans ce qu’il dit. Il y a non seulement du deux dans le travail analytique, mais également du trois. C’est-àdire une altérité qui peut opérer à la fois un changement de valeur et une perte. La position « analytique » ne consiste-t-elle pas à tenter de réintroduire du jeu signifiant là où le discours est souvent empêtré dans la répétition ? Le disque à l’œuvre dans le discours est à considérer comme un enfermement dans la recherche de « la » signification (« je souffre parce que. . . », « elle m’a quitté parce que. . . »). L’acte d’entendre le sonore, les signifiants, dans ce qui se dit permettrait de déplacer la position du sujet par rapport à son propre discours. Un présupposé majeur de notre approche est que « la » signification s’apparente bien souvent à un « circuit fermé », voire à quelque chose de mortifère, ce qui est tout à fait notable dans l’autodépréciation, dans la dévalorisation de soi. . . Il n’y a plus d’issue lorsque le discours tourne en rond dans l’espace des dogmes inconscients du sujet (« je suis nul », « je suis. . . »). Il y aurait là un renversement épistémologique et clinique à envisager : ce n’est pas parce qu’un sujet souffre qu’il fabrique des significations, c’est dans la mesure où il ne parvient pas à sortir du cercle de la signification qu’il souffre. . . L’enjeu d’une analyse peut aussi mettre en relief la prégnance d’un signifiant dans une vie. Par exemple, tel sujet en vient à entendre une voyelle dans les prénoms qui ont traversé sa vie amoureuse. Or la voyelle est bien l’archétype de ce qui peut s’inscrire, au-delà de la signification, au-delà des explications, dans une dimension sonore du langage. Cela nous permet d’entendre l’idée lacanienne selon laquelle l’inconscient serait de la poésie avec laquelle s’est faite une histoire. Pour autant l’inspiration du poète par les muses ne doit pas nous faire oublier qu’il lui a fallu subir une longue préparation et acquérir une érudition et une grande rigueur. Le psychanalyste, comme le poète, se situera dans cette difficile question de la direction de la cure entre Héphaïstos le dieu des artisans qui dupliquent avec habileté et Apollon qui préside aux arts et à la littérature, qui autorise l’étonnement et ainsi permet l’émergence de l’inouï et de l’inédit. Inédit et inouï que le sonore inscrit au cœur même de la dynamique du transfert. Nous voudrions terminer en tentant de différencier les lieux où une parole s’entend. Ce qui s’entend en rêve, la Nuit, s’inscrit sans doute autrement et ailleurs que ce qui s’entend le Jour.
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Le rêve, comme le montre Freud, est un espace psychique où quelque chose cherche à s’inscrire, ou du moins à s’élaborer par rapport à la sidération de ce qui a été entendu durant le jour [4]. À partir de là, nous pourrions envisager cette question ; ce qui se dit en séance, ce qui s’entend en séance, de quel espace psychique cela relève-t-il ? Pour Conrad Stein ([28], p. 27), le discours déployé en séance s’apparente à « une sorte de rêve parlé ». La parole née du rêve (re)connecterait le sujet à un Autre discours, à un jeu signifiant que l’analyste souligne, parfois à un rébus où des mots nouveaux peuvent étonner celui qui d’abord confondait rêve et images. Ainsi, par l’effet de la rencontre analytique, le récit du rêve devient parfois un terrain de jeu, une occasion de parole, avec en arrière-plan des jeux d’équivoques où un mot en cache un autre, où sans cesse le sonore fait office de logique sous-jacente et de plaque tournante d’un jeu potentiellement infini. Le sujet qui en séance parle du rêve parle à la fois d’autre chose (que de son quotidien diurne. . .) et d’ailleurs, il s’est en quelque sorte déplacé dans l’espace de la parole. L’enjeu du sonore dans la cure se révèle être celui d’une émergence du jeu potentiel dans la rencontre analytique. Je(u) qui ne saurait être autre chose qu’un jeu autour des signifiants, autour des mots et par les mots. Dès lors, quelque chose résonne tout autrement. . . pour celui qui jusque là parlait sans parvenir à s’entendre. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11] [12] [13] [14] [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23]
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