Russian Literature VII(1979) @North-Holland Publishing
391-410 Company
LA THEORIE DU LANGAGE POETIQUE CHEZ BOLESLAW LEZMIAN
MICHAE
1.
Contexte
&OWIfiSKI
litteraire.
Les tendances symbolistes sont apparues dans la littgrature polonaise au debut de la derniere decennie elles ont Et6 l'un des elements essendu XIXe si&cle, tiels du mouvement littdraire appele d'ordinaire la Jeune Pologne. Ces tendances se sont exprimees dans la creation originale, dans des traductions (en 1894 parut la premiere traduction complete des "Fleursdu mal" de Baudelaire et un tr&s beau tome des drames de Maeenfin dans de nombreux articles consacrds terlinck), aux programmes littsraires et informant sur ce qui se passait en litterature dans le monde. C'Btait 1'0poque d'un redoublement de formulation de programmes, d'une &vision des valeurs, de la crdation d'une nouvelle l'epoque aussi 03 s'6tablissait envers la esthetique, tradition un rapport different de ce qu'il avait Bt6 envers la tradition du romantisme jusque 13, surtout polonais, notamment envers la poesie de Jules Saowacki, alors consider6 comme un poete particuli&ement pro&e des progranunes du symbolisme. C'est 13 un fait important, qui montre que les premiers poBtes de la generation des symbolistes pouvaient se referer aux tradiqu'ils trouvaient un point d'appui tions nationales, dans l'heritage de leur propre littgrature. Des po&es et des critiques comme Antoni Lange, Zenon PrzesmyckiIgnacy Matuszewski se sont efforces de crder Miriam, une vision polonaise du symbolisme. 11s le firent par des moyens divers: creation pogtique, traductions, articles thdoriques et manifestes. Cette aspiration, soutenue par la creation de queldonna des r&ultats d'une ques poBtes remarquables, grande portee. La Jeune Pologne (parfois appelee aussi modernisme) rendit rapidement durables ses acquisitions,
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atteignit le SUCCPS aupr&s du public littgraire et fit prevaloir un certain style dans la maniere d'&crire et de penser au sujet de la litt&ature. Les premiers theoriciens rejetsrent dans leur programme la conception realiste de l'art, lui refussrent un r81e social direct, en firent ressortir les questions mgtaphysiainsi a Schopenhauer et Nietzsche, ques, se rapportant aux penseurs hindous, et au romantisme polonais. 11s meditbrent sur la place de l'artiste dans la socidt6, l'opposant au bourgeois inapte aux Emotions mgtaphysiques et ennemi de toute valeur esthgtique. L'artiste devenait un rebelle qui remettait en question les usages reCus et l'ordre existant. Des consid6rations sur l'attitude de l'artiste envers le monde furent l'i51& ment essentiel des programmes et l'objet principal des discussions et des pol6miques 1ittEraires.l Manifestes, programmes, articles critiques contenaient aussi un certain programme du domaine de la 11s introduisaient le symbole en tant qu'Cl& poetique. ment principal de la nouvelle pobsie, proclamant qu' elle devrait avoir un caracthe musical et qu'au lieu de nommer directement ne devrait que sugg6rer. Cen'est pas en cela pourtant que consistait leur principal@ valeur; dans ce domaine, ils s'en tenaient encore a des g&&ralit&, se bornant souvent 3 r6p&er lesid&s courantes de 1'6poque.' NBanmoins, on ne peut pas leur refuser une importance historique. Les Etudes les plus originales et les plus approfondies dans ce domaine sont: le livre de Matuszewski Stowacki et l'art nouveau ainsi que l'introduction detaillee de Prze(19021, smycki a 1'Bdition prgcit6e des drames de Maeterlinck. Une chose caractgristique est que, dans les programmes d'alors, les problemes du langage poetique occupent relativement peu de place. Le symbole, compris comme le facteur specifique et l'acquisition principale de la nouvelle pogsie, ddpassait en fait les problZ!mes du langage. Cependant un ph&om&ne est extrEmement caracphase du symGristique, c'est que, pour la premiere bolisme - en Pologne aussi bien que dans les autres lit&ratures europgennes - le symbole ait Bt6 une sorte de pars pro toto. Le groupe des symbolistes des ann6es 80 formulant la theorie du symbole le consid@% raient con-me le facteur spdcifique de la nouvelle PO&ils Btaient fascin& par le fait que le symbole sie; ne nomme rien directement, mais qu'il m?Jne 3 certains qu'il pennet la construction d'un Bnonce a plusens, sieurs niveaux, qu'il s'unit a l-action par suggestion, et aussi, qu'il est favorable a des motifs qui jusqu'alors avaient rarement ac&s Zi la po&!sie. 11s ne se rendaient cependant pas compte que les proprigGs
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qu'ils attribuaient au symbole comme l'un des eldments de l'expression po&ique Btaient en rdalitd les propriGt6s g6nerales de la poesie qu'ils postulaient. Ce ne sont que les thEoriciens plus tardifs du symbolisme qui se rendirent compte de ce fait. La cat&gorie du symbole en tant que facteur spdcifique g&era1 de la poesie ne leur etait plus r&cessaire. Pour cette raison, le symbolisme tardif et en meme temps plus mtir est deja un symbolisme sans symbole.3 Le symbolisme repondant au programme, celui qui justement voyait dans le symbole le facteur specifique essentiel de la nouvelle po&ie, ne produisit pas de grandes oeuvres dans sa premiere phase, ce qui n'est pas particulier 3 la Pologne. I1 en est de meme du symbolisme francais qui ne doit pas son prestige h la crgation des adeptes de son programme, group& dans les annges 80. "Le symbolisme de 1'Europe occidentale, en particulier le symbolisme francais (...) s'est exprim6 le plus profondgment dans la cr6Zation de ses prgcurseurs et de ses successeurs posthumes".4 Nous associons le symbolisme d'une part aux noms de BaudeRimbaud et Mallarme, d'autre part b ceux de laire, Claude1 et de Valery; quant aux membres du groupe des symbolistes (Moreas, Rggnier, Kahn et quelques autres), les historiens de la litt&cature sont ?i peu pr&s les seuls h s'en souvenir. La situation se presente de mdme en Pologne, bien qu'il soit difficile d'y indiquer des precurseurs au sens propre du mot. Des elements du symbolisme ont et6 signal& dans les oeuvres de S&owacki et dans celles de Norwid (grand poete meconnu de son vivant qui n'atteignit une gloire mdritde qu'au temps de la Jeune Pologne). Les symbolistes particulierement intsressants sont ceux qui commen&rent d' Bcrire vers 1900, au temps done ofi l'esthetique symboliste etait deja form&e dans ses traits g6n&raux, et ofi l'idee de symbole comme facteur spdcifique de la poesie avait perdu son ancienne signification. C'est alors que d6bute Bolesaaw LeSmian (1878-1937), le reprssentant le plus Eminent du symbolisme polonais. 2.
Le bergsonisme
et
le
personnalisme.
LeSmian sdifia en Pologne la theorie symboliste la plus consgquente du langage pogtique. 11 est singulier de son vivant, elle fut 8 peu prZ2.s inconnue et we, n'exerca aucune influence. De nombreux elements y contribuerent. Avant tout, le fait que LeSmian rendit accessibles au public ses reflexions sur l'art pogtique et les proprietes de l'expression poetique au
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moment oii la Jeune Pologne parvenait dEja a son declin, lorsqu'on faisait le rsglement de comptes de son esthetique, et aussi - comme l'a declare Kazimierz Wyka' lorsqu'on conunenCait sa liquidation. Les principaux liquidateurs furent deux critiques eminents: Stanisaaw Brzozowski et Karol Irzykowski; tous deux d'ailleurs s'int&essaient davantage aux idCes g&Srales esth& tiques et sociales de 1'Bpoque qu'a sa pobsie. Dans celle-ci se r6v8laient dgalement des tendances d6bordant du programme du symbolisme: un iddal de simplicite (ayant pour patron saint FranCois d'Assise) remplaGait l'emploi d'allusions recherchGes, l'int8rStporG aux Salit& quotidiennes remplaGait l'individualisme extreme, tandis que la revolte promWh6enne n&e a l'ombre du surhomme de Nietzsche Btait remplact5e par l'approbation du monde - y compris meme la foule. Ce qui ne signifie pourtant pas que les acquisitions et les programmes poetiques de la Jeune Pologne aient et& ray&. 11s continuerent B avoir de l'influence encore le genre garda sa vitalite avec ce que le longtemps, courant symboliste avait de plus valable dans la PO& sie polonaise d'alors. Ce n'&ait plus, neanmoins, une situation litt6raire qui eQt pu favoriser une formulation approfondie de l'esthstique symboliste. Et ce fut le facteur principal qui fit que des textes de programimportants et innovateurs que ceux de Le.% me, aussi mian, pas&rent inaperqus pendant de longues ann6es. Un autre fait ne fut pas non plus sans importance: LeSmian publia ses essais et ses articles critiques principalement dans les annees 1910-1913 - dans des hebdomadaires varsoviens peu connus et dans des supplements littgraires de quotidiens, ce qui limitait radicalement l'btendue de leur influence. 11s ne furent connus que lorsque, bien des annees apr&s lamort du poSte, ils furent publi& dans ses ouvrages." A partir de ce moment, il en fut tenu compte dans les interprgtations de la poesie de LeSmian et ils devinrent aussi l'objet de recherches particuli8res.' Les Sflexions de LeSmian sur la po&sie sont de caI1 faut y tenir compte de la ractere philosophique. trame philosophique mSme lorsqu'on a pour but, non pas d'analyser les opinions du poete dans leur ensemble, mais seulement de presenter la thgorie du langage poG tique formulde par lui. Elle sling&e en effet sans cesse dans sa conception de la problematique du langage pogtique, elle en est le facteur integral. Parlant LeGmian parle du langage de la situation humaine, comme de son dlement stable. Le contexte philosophique fondamental pour la rBflexion de LeSmian est la pen&e de Bergson. I1 lui
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consacra un essaiapart "RBflexions sur Bergson" (1910) et s'y refera en diverses occasions. 11 6tait vraisemblablement entr& en contact avec la pen&e bergsonienne pendant ses sejours en France au debut du si&cle. 11 convient d'ailleurs d'ajouter que la philosophie de Bergson avait Vite p6n6tr6 en POlOgne. La premiere traduction en polonais de son livre (Le rire) parut tous ses ouvrages les plus en 1902, puis, peu apr&, importants furent traduits et de nombreux articles lui furent consacr& dans les revues philosophiques et litLeSmian ne contribua pas a faire Graires. Neanmoins, connaitre Bergson et ne commenta pas non plus ses pen&es. Elles sont pour lui un point de depart et il les developpe surtout pour creer sa vision de la po6sie. I1 percoit d'ailleurs des analogies fondamentales entre le syst&me metaphysique et l'oeuvre poetique. Dans les deux domaines on rejette la connaissance logique, dans les deux - de mGme d'ailleurs qu'en religion la cat6gorie fondamentale cognitive est la fable. Ni un veritable systeme mgtaphysique (dans ce cas celui ni la podsie ne brident les phbnomgnes de Bergson), dans les liens de la causalit qui est le domaine de la stabilisation et de la r6alitG secondaire; ils concoivent le monde en mouvement, en tours de crgation, ce qui les interesse n'est pas la d&termination des phenomenes mais la liberte. La mstaphysique de meme que la poi5si.e tendent 2 se trouver dans la sphere que LeSmian - apr&i Spinoza - appelle natura naturans et qu'il oppose 3 la sphere dans laquelle tout est deja pr& et defini par une cause (natura naturata). La metaphysique de Bergson n'est done pas pour le pobte qu'affaire d'inspiration ou de conceptualisation de conjectures qui, dans le domaine de la poEsi.e, vivent non formul6es. Elle est quelque chose de plus. Elle est le partenaire et le compaqnon le plus proche de la poesie dans sa recherche de ce qui est l'essentiel. Le rapprochement avec Bergson influe aussi sur la manisre de concevoir les problemes du langage. "Le point de depart de la doctrine de Bergson" Pcrit Leszek Koaakowski - 'lest sans nul doute hautement fCcond du point de vue philosophique: c'est une analyse inggnieuse et juste du rble ddformant de l'abstraction dans la connaissance, crest la conviction que les notions et les lois scientifiques ne permettent de reproduire aucun concret dans son tout irr& produisible et que, dans la matike d&.ordonnee du elles effectuent une selection determinee par monde, des ggards utilitaires".' Ce point de depart est Ggalement f&cond du pointde vue poEtique, du fait qu'il m&e a une certaine cri-
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tique du langage, surtout b la critique du parler courant, le parler de communication generale. I1 vise a reveler ses limites, 2 montrer ce qu'ila de stereotyp6, de p8trifi.6, et qu'il appartient done Zi la sphbre dbfinie comme natura naturata, sph&e dans laquelle le langage seul n'est plus creation et ne peut lui servir. Le langT?e considgre comme un obstacle - cette idee de Bergson imprsgne toutes les reflexions de LeSmian sur la poesie, bien qu'elle soit diversement formuli5e.Elle est aussi la question fondamentale de son esthetique. Le langage est un obstacle qui ne peut etre ni surmontd ni rejete, il faut au contraire mener avec lui une lutte continuelle. Quoique ce soit que lion fasse, on le fait dans le langage. 11 faut le ramener 3 lIetat dans lequel il n'gtait pas un obstacle, dans lequel 11 etait encore le domaine de la creation et ne menaitpas a des gdn6ralisations fausses etschematiques, mais permettait de parler du concret et n'btait done pas au service de l'abstraction. C'est la la probl6matique fondamentale de toute la theorie de LeSmian concernant le langage pogtique. Avant d'en parler dans ses manifestations concr&tes, je voudrais attirer l'attention sur encore un probleme fondamental - Fi c8te du bergsonisme. On pourrait l'appeler personnalisme,Non seulement l'oeuvre litteraire, mais aussi le langage lui-mgmen'a unevaleur, de l'avis de Legmian, que lorsqu'il est l'expression de l'individu, lorsqu'il est le message de son existence individuelle et irreductible (le mot "existence" apparaIt souvent dans les travaux critiques et les poesies de Legmian; ce n'est pas un hasard si plusieurs critiques ont associd sa cr6ation aux tendances existentialispeut se trouver dans la sphere tes). Seul l'individu de l'existence crOatrice definie comme natura naturans. La foule n'y a pas acces. Le langage ne peut y p6nGtrer qula condition de devenir le message d'activites crgatrices de l'individu. Cet individu qui est en stat de rester lui-meme et, en tant que tel, s'oppose a"l'homdependant et priv6 de personnalite, me statistique", dont le monde se borne I une quotidiennete mediocre (dans l'essai sur le livre de Xazimierz 'ChlFdowski Rome. Les hommes de la Renaissance, LeSmian declare que seule 1'6poque de la Renaissance a reussi Fi cri?er une quotidiennetg autre n'aboutissant pas a la mEdiocrit6, la vie meme 6tant alors creation). L'individu, afin d'etre pleinement lui-mCme, ou aussi - pour formuler le probleme dans la terminologie de l'existentialisme - afin de devenir authentique, ne peut se soumettre passivement non seulement aux modeles culturels schematis&s de son temps, mais non plus au langage.
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Voulant atteindre le plein de l'existence et rcaliser sa personnalitB,il doit parvenir 2 avoir avec le langage un rapport qui en ferait le domaine de la crCation, le libkerait de ce qui est le produit de la vie collective, et qui en ferait de nouveau un moyen d'expression individuelle et irreiterable. Nous voyons done que l'idee d'un personnalisme sp6cifique est directement li6e Fi la problematique philosophique bergsonienne. Le langage en tant que produit schdmatis6 de l'intellect, en tant que domaine de l'abstraction qui rend impossible de parler du concret, ne peut 5tre maPtris& que par un individu conscient de lui-m&me. Un tel individu est avant tout le poete. Lutter avec le langage au nom du langage est sa vocation fondamentale: il doit introduire le langage dans la sph&-e naturae naturantis afin qu'il devienne le domaine createur de l'existence. Mais comment est-ce possible dans un monde oti le langage est deja pret? oil il est lb la question fondad'avance un produit donne ? C'est mentale posee par LeSmian, theoricien de la pogsie. 3.
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fiction
de la
primitivit6.
Voici la rdponse qu'il donna B cette question. Le retour aux temps primitifs permet d'Bchapper au langage tout prSt et sch6matis6, doming par l'abstraction. Le poete devrait se servir du langage comme justement le faisait l'honune primitif." LeSmian s'en rapportait en ceci 2 la pen&e theorique qui s'&tait formee au debut du XVIIIe sikle et avait ensuite pris diverses se liant El diffkents programmes poEtiques et formes, Ei differents styles de reflexions sur la po8sie. Giambattista Vito fut le premier, dans son Scienza Nuoval', a comparer la po&.ie 2 l'activite langagiere de l'homme primitif. Les deux Ctaient libres de schematisation rationaliste, elles repri%entaient le domaine de la 1ibertC. D'aprSs Vito, la cr6ativitE poEtique etait 3 l'origine le mode d'existence des hommes. Tout ce dont ils parlaient, tout ce qu'ils formulaient etait po&&; celle-ci Etait en effet la seule forme de raisonnement et de connaissance du monde, les modeles logiques n'existaient pas encore et l'homme n'etait pas encore apte 8 l'abstraction. "La sagesse poetique" n'i%ait done pas un art au sens actuel du mot, elle &ait un savoir, une philosophie, Weltanschauung. Pour cette raison, Vito parle de logique pogtique, de metaphysique poEtique, de moraliS, d'Bconomie, de physique etc. La sagesse Wait une fable crSBe spontansment par l'homme.
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Dans la philosophie de Vito, l'idde de primitivitt? Btait avant tout une conception historiosophique. Pourtant, deja chez d'autres penseurs du XVIIIe siecle, elle Btait devenue surtout conception esthetique et aussi progranune poetique (par exemple chez Herder); en faisaient partie, entre autres, l'int&-8t port6 au folklore et &a cristallisation de 1'esthCtique de l'expression.13 A l'bpoque du romantisme, traiter la po8sie comme un retour a la primitivitg Btait l'un des aspects de la critique de la civilisation. Un fait est important pournous:c'est que, dans chaque version de cette id&e, le langage se trouvait au premier plan. La po&sie ne pouvait pas s'accorder avec le langage rationalis6 d'alors; pour Otre elle-m&me, elle devait revenir a la phase de developpement du langage, alors comme un tout, il Btait de caract&e que , consider6 po&ique. La conception ddclarant que la poesie se r6fGre 3 la premiere pEriode d'existence de 1'humanitC n'a nullement disparu dans la seconde moitie du XIXe siC!cle, : cependant les scientistes positivistes lui attribukent un toutautre sens. LiGe 22 la primitivite, la poCsie conservait une faoon de penser archaique, elle Btaitun anachronisme persistant dans le monde contemporain. La po&aie fut incorporee 3 la chaIfne 6volutionniste et, pour donner un fondement aux theses, on puisa 3 l'ethnologie. La connaissance de l'hoxrune non civilisb, vivant d 1'Bpoque contemporaine, allait servir Fi expliquer la po&ie. Et aussi 3 la justifier afin que l'on pQt accepter l'existence du langage contemporain qui, sciemment, renonce aux proprigGs qui diffgrencient le discours logique. L'id?3e d'associer la poesie au monde imaginatif de l'homme primitif joua aussi un rale dans l'esthetique du positivisme polonais. Elle trouva sa @us complZ!te expression dans le livre d'Aleksander Swietochowski Le pokte en tant qu'homme primitif (1904), dans lequel l'auteur se r6fere d l'anthropologie de 1'6poque. Lorsque LeSmian s'int&essa a l'idee de primitivitd, celle-ci Btait dsja riche d'un long passe. Mon but n'est pas d'indiquer les sources directes de cette conception du poete, ce qui importe c'est qu'elle s'inscrivait dans une tradition existante. LeSmian y effectua un choix. I1 rejeta consequemment la version positiviste, que, pour bien des raisons, il ne pouvait accepter. Elle lui paraissait narve. 11 6tai.t en effet conscient du fait que la primitivit6 ne peut Btre traitBe a la lettre, meme lorsqu'on veut l'etayer d'arguments scientifiques (ils etaient pour lui irreels): le poete en effet n'est pas un homme primitif dans le
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il ne l'est pas non plus lorssens ordinaire du mot, qu'on le compare 2 l'honune des debuts de l'histoire, alors qu'il vivait en pleine union avec la nature et que n'agissaient pas sur lui les acquisitions alignantes de la civilisation, enfin il ne l'est pas non plus lorsqu'on le compare au "sauvage" d'aujourd'hui. En le caractke dgterministe de la th&orie positioutre, viste supprimait ce qui, dans cette idee, etait le plus important pour LeSmian: la liberte poetique. Le poete devait se servir du langage comme s'il le formait lui-m&me au tours de la crgation po6tique. Et c'est 12 justement le point central dans le cas de LeSmian. Le paste devait done se comporter comme si, d'une manitre naturelle - de meme que l'homme primitif - il appartenait a la sphere naturae naturantis. Mais ce qui Wait immediatement don& Fi l'homme primitif, lui, il devait l'acqugrir. C'Btait l'idi5al qu'il poursuivait.Lasphke de primitivite devint "le domaine cr8ateur de lvexistence, la base 03 elle puisait son omnipossibilitg". La, l'homme est identique 3 lui-mCme et il est dispose m6taphysiquement. aussi, "Plus 1'3me est primitive, plus elle est disposee m@taphysiquement envers le monde environnant. Son langloignee de toute prose, recherche gage I son eloquence le rythme comme canevas immateriel et incorporel pour sa pen&e pure. 11 est injuste aussi de soupconner l'homme primitif d'incapacit5 F3 la pensee pure en lui imposant la pensEe par images comme &ant plus spontan6e".14 L'homme primitif fut aussitat lui-meme. C'est justement ce qui a 6t6 la condition de sa concretivit6, de sa spontan6it6 et aussi de son "aptitude a former un tout". 11 &ait pleinement uni 3 la nature, mais &ant encore une creature mi-humaine, mi-divine - il sejournait pour ainsi dire en meme temps dans des mondes diffgrents. Tout &ant soumis Fi la connaissance directe, il Btait un metaphysicien sponta& et, comme nous le savons, la fable est, d'aprZ!s LeSmian, le . point de depart de toute veritable metaphysique. Le langage en dtait le coefficient, il n'etait pas don& d'avance, l'homme primitif le crdait en parlant. 11 le creait comme son expression spontanse, pourla premibre fois il nommait le monde. "N o t r e homme primitif, qui n'a rien de commun avec l'hormne sauvage ou assauvagi, se distingue justement par un plus grand degre de spiritualisation et d'aptitudes m6taphysiques". Celles-ci se manifestent principalement par une vue du monde non causale, toute facon de concevoir les
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ph&nomenes dans une skie de causes et effects revient % imposer un ordre faux, qui enlsve aux phdnomenes ce qu'il y a en eux de plus r-Gel, conteste le mouvement et la spontan6ite. Cela concerne aussi la parole. Chaque &once, lorsqu'il est un acte createur - de mbme que les activitCs langagieres de l'homme primitif en etre defini par quoique ce soit, 6taient un - ne peut il n'est pas une r6action h un stimulus extkieur et, dans ce sens, il est le domaine de la libertd sans entraves. La po6sie n'est que l'actualisation de cette propriStd fondamentale du langage du temps oh il n'Btait pas encore devenu l'un des composants de natura naturata. Le rejet de la causalit est lib a un autre trait essentiel du langage de l'homme primitif, 3 l'anthropomorphisme: l'homme primitif parle du monde exterieur comme s'il en Btait une partie. 11 ne fait pas seulement connaissance avec la nature, il est constamment en contact avec elle et la tree a sa manike. L'anthropomorphisme peut parfois &zre un prgjug6, mais non pas lorsque - de l'avis de LeSmian - il est compris ?i fond: lorsque les propri&&s de l'individu sont attribuees au monde environnant. Et c'est 13 justement que se r& vGle avec force le personnalisme lesmianien: "Dans la vie sociale l'anthropomorphisme est le princlpe le plus direct et le plus sain, principe qui subordonne justement tout systeme a l'homme en tant en tant que fonction crgatrique source de ce systgme, ce qui, pour son dkeloppement incessant exige une transformation continuelle des conditions de ce systeme ou bien leur reduction au minimum (...)". Cet anthropomorphisme ne consiste done pas 3 attribuer simplement des propriet6s humaines a la nature et c'est une certaine concepa tous les objets inanimgs, tion de la realit8, 1 laquelle LeSmian a consacre une etude a part "Les changements de la r6alit8" (1910): "Ce qui est reel dans une pdriode donnee c'est, non pas ce que l'on peut affirmer, mais ce qu'il ne faut Cette affirmation peut sembler parapas affirmer". mais seulement en apparence, en realit elle doxale, se place entikement dans la thdorie de la podsie formulee par LeSmian. D'autant plus que, dans d'autres il a par16 de la "rSalit& secondaire", occasions, c'est-Z-dire d'une realit issue de la vie sociale et qui n'est plus le domaine de la creation. En parlant de ce qui n'est pas nomm6 (ou bien, n'est pas encore nommg), Ledmian pousse b 1'extrGme la philosophie bergsonienne du langage. Dans l'btude pr&zitSe, il dEterminatifs (done les denominations) Bcrit que "les sont comme un cr&pe de deuil que nous portons apres
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les chases mortes et passees une fois pour toutes". La r6alit6 primitive, done authentique, est justement la r6alite qu'il ne faut pas encore denommer, c'est-adire introduire dans un ordre artificiel Btabli d'avance. Elle est donnee directement. "Plus le niveau spirituel de l'homme est bas, plus le champ de sa realit est vaste". Dans quel rapport cette id6e de la r&alit& reste-telle avec la cr6ation pobtique? On pourrait l'interpreter comme un vote de mefiance envers toute activit6 langagi&e, y compris aussi la po&.ie, puisque, dans un certain sens, elle est une dgnomination et doit done agir dans la sphere de la r6alit6 secondaire (natura naturata). Mais il est certain que telles n'&taient pas les intentions de LeSmian. En formulant une theorie .aussi dangereuse pour la po6sie il visait en v&it& h la sauver. Le poete ne devrait pas nommer le ramenant par la m&me 3 des schemas etale monde, blis, il devrait au contraire agir =I l'exemple et a la ressemblance de l'homme primitif dont la sphere de la r&alit6 Btait illimitee. De par sa vocation le pobte doit se servir du langage, nganmoins sa tdche est de reduire au minimum ce que le langage apporte d'ali&S, de schGmatis6, de figs. En d'autres termes, il doit le diriger afin de le rapprocher de la r6alit6 qu'il ne faut pas affirmer, puisqu'elle est donnee directement dans la vie ou bien est directement accessible B l'imaC'est 13 le point le plus important et le gination. plus dramatique de la theorie de la po&ie Blaboree par LeSmian. Aussi rep&sente-t-i1 un dilemme insoluble. Mais ce ce n'est pas la solution (elle conqui est important, damnerait le poete au silence), c'est le seul fait de poser le problsme. Et c'est 13 justement qu'est le bien-fond6 du rapport avec la primitivitg. Le paste, pour pouvoir cultiver son art, doit creer la fiction LeSmian est pleinement conscient de la primitivite. qu'il s'agit 13 de fiction puisque, dans ses reflexions, il ne cesse de souligner qu'on ne peut pas faire un simple parallsle entre le poete contemporain et l'homme primitif ou le "sauvage" d'une tribu qui n'est pas encore entree en contact avec la civilisation. Le poete doit lui-meme Ctablir sa primitivitg afin de pouvoir se servir du langage au stade meme de sa crCation, langage qui est en train de nartre. En d'autres termes: pour son utilisation cri5atrice il doit accepter la fiction de la primitivitd. 11 doit la faire sienne par ses propres efforts.
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w l'id6e de primitivite sont lies tous les autres composants les plus importants de la th&orie du langage poetique formulee par LeSmian, y compris la theorie du rythme. Le rythme est la propriEtE du langage qui, d'une part, est la plus proche de certaines proprietds du monde (le paste serait enclin 3 parler de sa construction rythmique), d'autre part, il est la forme qui permet de structurer le langage sans lui enlever sa propriete du concret, saris le rationaliser, il est done en consequence la forme orient6e vers ce qui, dans les temps primitifs, dtait l'B16ment fondamental du langaanalyse de l'id6ologie du rythme forge. La meilleure mulee par LeSmian a et6 faite par Janusz S%awifiski: II ( . ..) le rythmeest enquelque sorte le principe fondamental de la 1ittEraritE. 11 est l'organisateur du discours linguistique, il est le moyen de transformer la biographie extra-podtique de la parole en biogra*ie poetique, il est enfin une allusion a la rdalitg qui ne se soumet pas a la cognition. Cette derniere circonstance est d'une importance fondamentale. Le rythme dCvoile sur le monde une perspective qui n'est pas dc?form&e par les schemas sociaux, qui en est comme le souvenir, il est l'instrument de contact avec le monde dans lequel sont rendues durables ses principales propri&&. De cette manisre, le rythme joue en quelque sorte le r6le d'dquivalent de la realit& primitive, contrairement au mot - en dehors du syst&ne rythest la negation de la concremique - dont la rigiditd tivite et du mouvement de la 'nature'. La primaute structurale du rythme provient de sa primitivitg genetique, du fait qu'il accompagne tous les processus de les processus organiques aussi bien que l'existence: les processus elementaires de la culture, travail, jeux, r&ves . Par le rythme la poiZsie triomphe de 'la mgtaphysique de la vie collective' et retourne 3 l'existence sans entraves de l'homme primitif. Grace Zi lui elle devient comme le symbole du paradis perdu".15 La th6orie du rythme cr@e par LeSmian se caract&rise - ainsi que l'idee de primitivitg - par un certain caractsre paradoxal: "Cette theorie est, dans son domaine, aussi paradoxale que toutes les conceptions telles que 'ri5alitE 'existence et non exisinexistante', 'etres nggatifs', tence' etc. Le paradoxe qu'elle contient consiste en ce que le rythme est pour LeSmian aussi bien la lib&ation de la parole que son asservissement. 11 crle une contrainte qui n'en est pas une. 11 fait sortir les mots de l'inertie mais les subordonne a la discipline.
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poitique
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BolesZaw
LeSmian
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11 les reprime mais en meme temps les accentue. 11 d6molit le schema mais en m&me temps il est une force constructive". I6 LcSmian a formule sa theorie du rythme principalement dans deux essais: "Le rythme en tant que vision du monde" (1910) et "AUX sources du rythme" (1915). I1 y revint aussi dans d'autres occasions, entre autres dans une 6tude ulterieure krite juste avant sa mort "Rdflexions sur la po&ie". Elle est interessante pour car elle montre que la categoric du rythme, bien nous, qu'elle s'en referat aux idles g&-&rales, &tait en mOme temps li6e aux propriCt& concr2tes de la poetiDans toute sa crbation, LeSmian fut fique de LeSmian. dble aux deux systemes classiques de la versification polonaise: le vers syllabique et le vers syllabique acsystemes qui garantissaient au discours la centue, clart6 rythmique et, d'une manisre evidente, le s¶ient de la prose. 11 y resta fiddle, bien que, de son vivant, un troisieme systeme se formst (le vers toniguerres, le vers libre que) et que, dans l'entre-deux acquit deja une forte position. Lesmian n'exprima pas son opinion sur le vers tonique, mais il rejeta cat& 11 estimait que celui-ci goriquement le vers libre. trahissait la substance rythmique de la po&ie, la renabolissait les frontieres dait semblable a la prose, rBelles qui devraient toujours &parer ces deux formes de discours ("la prose" d'ailleurs ne se rapportait seulement 3 l'organisation du dispas, pour LeSmian, tours, elle Btait une categoric esthetique et ideoloelle 6tait le synbole de la quotidiennete et de give, LeSmian dirigeait cette critila banalitd de la vie). que contre le groupe appele Avant-Garde de Cracovie, compose de poetes qui, d'apres leur programme, pratiquaient le vers irrggulier. De l'avis de LeSmian, ils privaient la poesie de ce qui en elle est essentiel. L'idee de metaphorisation du langage poetique, proclan'est pas en etat de d6m6e hautement par ce groupe, dommager des torts qui resultaient de la mise en question du rythme. "Les mots qui ont d&rail16 du rythme deviennent (...) sans force". Cela ne signifie pas que LeSmian ait approuvd toutes les rgalisations rythmiques qui se trouvent dans le cadre des syst&mes traditionnels. Au contraire, dans les nombreux travaux critiques qu'il ecrivit dans les an&es 1911-1913 (il lui Btait alors donne de sloccuper d'auteurs pour la plupart de t&s faible envergure), il soulevait sans cesse la question de la schematisation rythmique. Le rythme schematisd et importun dans sa rgpetition infonctionnelle est depourvu de toutes valeurs; sous cette forme, en effet, il n'est pas
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capable de remplir sa tbche fondamentale: dCpouiller les mots de leurs proprietes abstraites, done, en consequence, en extraire les ClCments latents qui leur permettent de participer au discours poetique, diffbrent de tous les emplois pratiques du langage (de la "prose") . On peut dire que, dans la conception de LeSmian, le rythme est une sorte de syntaxe pogtique, avec cette diffdrence pourtant qu'il est oppos6 a la syntaxe normale. Pas une seule fois cette opposition n'a Bt6 formul6e directement, n5anmoins elle ressort des reflexions du poSte. La syntaxe impose un certain ordre lostabilise le sens des mots gtabli par l'usage @weI de la societe, elle est done une contrainte qui n'apPorte pas la liberte. En d'autres termes, la syntaxe organise un langage deja pr& et fig6 auquel elle n'est pas en dtat de rendre la primitivitg. C'est 13 justement le privil&ge essentiel du rythme. Le rythme impose un ordre, mais c'est un ordre diffsrent de celui qui est introduit par la syntaxe. I1 permet en effet de nouveaux rapports entre les mots, rapports qui, d'aucune faGon, ne se laissent entrarner 3 des relations logiques. Et ce n'est pas tout: le rythme extrait aussi des mots eux-m8mes de nouveaux sens, leur donne une nouvelle frafcheur. Le changement d'accent cause dans le mot par le rythme permet de lui dkouvrir des sens nouveaux et de nouvelles possibilites po8tiques. La syntaxe est stagnation, le rythme est mouvement. Mouvement dans une certaine forme semblable 3 celui qui organise la vie. C'est 1'Blan vital bergsonien transf&re dans la sphere de la poesie. 11 est aussi une cat&gorie anthropologique g&kale. LeSmian s'en refer-e aux reflexions emises au dgbut du XXe siecle sur le theme du rapport du rythme avec le travail." Le rythme po&ique n'organise pas seulement le distours, il organise aussi l'activite humaine. "Non seulement par Dieu, mais aussi en chantant Dieu l'homme vit sur la terre. Et il ne travaille pas seulement a la sueur de son front, mais aussi dans la ros6e de son propre chant. Saris chant de travail il n'y a rien a faire dans ce monde".18 Le rythme est, dans une certaine mesure, soumis aux Le rythme de la construction changements historiques. etait autre 3 l'dpoque gothique et autre 3 1'6poque de la variabilite historique la Renaissance. NBanmoins, ne modifie que les proprietes exterieures du rythme, Le sythme est par sa nasa substance reste inchangge. Cette reitkabilit6 se manifeste avec ture rtZit6rable. une intensite &gale aussi bien lorsqu'on considke un
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discours particulier que lorsqu'on le saisit globalement comme l'un des elements organisant la rgalit6 humaine. "Le fait vital est sans retour et irAit6rable et c'est 18 en quoi consiste son tragique. (...) Le rythme est apte au retour et Zi la rbpgtition, et c'est en quoi consiste sa disposition ?i l'enjouement". 11 est une organisation spkifique du temps, de la dur6e qui assure la liberation du temps quotidien se d&agreil c&e le temps mythique congeant pour un instant, stituC par un retour eternel qui embrasse aussi bien la vie que le discours postique: "Ce dont le rythme s'est empar devient immortel et Cchappe inconsciemment aux lois terrestres.Les objets, emport& par le courant spontane du rythme, savent ce qu'est l'immortalite subite et inopinee. Une mglodie chantee encore une fois, un po&me lu encore une fois existent de nouveau du commencement jusqu'a la fin et, s'eteignant sur les lbvres, peuvent encore renaltre. Grace Zi leur rythme, nous r8p6tons en effet non seulement leurs sons et leurs paroles, mais aussi le tours entier de l'existence latente en eux". 5.
Romance
sans
paroles.
Dans les rgflexions de LeSmian, le rythme est directement li& au probl&me de la musicalit&. 11 parle con&quemment des activites poEtiques comme d'activides oeuvres po6tiques comme de chants.lg t& de chant, On pourrait y voir un &l&ment d'une convention deja assez archarque Fi l'&poque du symbolisme et peu pratiC'est pourtant l'une des qu6e par les autres poetes. questions essentielles de la th6orie du langage formu16e par le pobte, et aussi l'un de ses 6lbments les plus originaux; elle se place 3 coup sQr dans les conceptions symbolistes de la poesie, mais on ne peut cependant pas la ramener 3 la simple mslodie ni la limiter a la devise de Verlaine: "De la musique avanttoute Son point de depart est aussi lie a l'idee de chose". A 1'Bpoque primitive, alors que la parole primitivite. Btait une creation poetique spontanbe, la po&sie comme toute expression parlee - n'btait pas encore s& paree du chant. La separation de ces deux sphkes est l'oeuvre des epoques dans lesquelles la prose devint dominante. Un autre element encore complique la relation parole-chant dans la po6tique de LeSmian. I1 introduit la categoric romance sans paroles. Puis&e 3 la terminologie musicale, elle prend une importance spkifique. Elle n'est pas un trait propre a la poCsie, c'est un
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&l&ment du monde que la pokie doit concevoir "dans deux mots contigus". C'est le facteur extdrieur auquel la poesie devrait se r6f6rer. LeSmian dgfinissait ain& la romance sans paroles: II ( . ..> et en dehors du moi il existe dans l'ame Un certain ton, une certaine romance primitive saris par o 1 e s qui attend la venue, Zi l'heure de la creation, des paroles necessaires, mais pour laquelle ces paroles sont toujours quelque chose de different d'elle-meme. Saisir ce ton, cette romance saris paroles, facilite d'ordinaire aux disciples d'imiter le maItre et permet au maitre d'gtre lui-mGme, lui dkouvre ses propres mondes, lui inspire les paroles et les rythmes appropriks, lui enseigne ce qu'aucune expkience ne peut enseigner. Cette romance saris paroles provient non pas du domaine de la logique, d'oil chaque mot est issu, mais de domaines autres, illogiques, ofi l'on peut exister sans paroles et oii la notion d'existence, lib&+e des contraintes de la granunaire et de la syntaxe, cesse d'etre une phrase logique ayant obligatoirement son sujet et son predicat, son commencement et sa fin, sa naissance et sa mort. En quoi consiste ce ton ? Cette romance saris paroles, qu'est-elle? Nous en avons fait mention, mais abstenons-nous de dgfinitions. ( . ..) L'homme concu en tant que romance saris paroles echappe 3 nos dEfinitions.11 sait pourtant que, pour devenir rGe1, il doit extraire il doit faire vibrer sa romance de lui-meme son ton, sans paroles. Elle est la seule et plus fiddle r8alit6. Realite 3 peine semblable aux paroles par lesquelles afin de traduire son etre elle sera un jour remplie, interhumain dont les hommes dans le langage gkkal, se servent entre eux. Ce ne sera toujours qu'une transposition, une version, jamais un original, jamais un prototype". 2o Ce passage sugggre des problemes de diffgrentes 11 est frappant que le po&te place aussi les sortes. realit& extra-poEtiques dans les catdgories musicales. L'oeuvre podtique definie comme un chant entre en relation avec ce qui est aussi un chant, seulement d&pourle chant etant l'element fondamental de vu de paroles, l'existence humaine authentique. 11 s'agit done d'une Car la categoric de romance sorte de musica humana. sans paroles est aussi, dans la reflexion esthgtique une categoric anthropologique g&kale. de LeSmian, Elle reprCsente le trait caract&istique de l'homme cr6ateur vivant dans la sphke naturae natUrantiS. C'est 1s que se dessine l'B18ment essentiel du programme poetique de LeSmian: la tZiche de la po&sie est
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poltique
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de parvenir jusqu'Z cette romance sans paroles, de lui trouver un Bquivalent en paroles. C'est aussi un point tr&s dramatique. L'un des poemes les plus fkigmatiques du poGte a pour titre "Paroles pour romances sans pa11 est difficile pourtant de le considerer roles". comme la realisation de ce programme, celui-ci dtant formule de facon telle, qu'en fait il est irrgalisable. Ce poeme peut done Gtre interpret6 plutbt comme l'approche la plus compl&te d'une realisation idbale. La po&sie ne peut jamais devenir la traduction ou l'gquivalent d'une romance sans paroles. Elle doit neanmoins constamment tendre 3 y parvenir, elle doit sans cesse avancer pour reduire la distance qui l'en &pare. La romance sans paroles reprgsente la rGaliti5 fondamentale dont la po&ie doit donner la preuve (en d'autres endroits, LeSmian parle de la duree hors de la parole et du courant hors de la parole). Elle peut le faire d'une certaine manigre en surmontant sa propre nature, en surmontant ce qui, dans la parole, est fig6 et r&ulte de ses obligations communicatives. Pour que la poesie puisse devenircequ'elle est, la mais en meme temps elle parole doit rester elle-meme, doit sans cesse viser Sl franchir ses frontieres. Elle est, comme chez Bergson, un obstacle mais en meme temps une condition premiere et nkessaire. Dans la poursuite pour saisir la romance sans paroles, se manifestent - de l'avis de LeSmian - toutes les fonctions fondamentales de la pobsie: cognitives, metaphysiques et expressives. 11 vaut la peine de remarquer que LeSmian comprend les fonctions expressives de la po&aie d'une maniere beaucoup plus compliquSe qu'on le faisait Zi son epoque, il ne les associe pas en effet a l'enregistrement de dispositions d'esprit intimes et Bphbm&res. 6.
Conclusion.
La thdorie 1eSmianienne du langage poetique, qui est en realit la theorie de la po&aie en glZn8ral (ces questions etant in¶bles) est lourde de consbquences. *l Cette theorie est lii5e a certaines conceptions humanistes gin&-ales, a des convictions philosophiques qui non seulement sont a sa base ou bien sontle point ext&ieur de son comportement, mais qui sont devenues son element integral. Dans le cadre de cette thgorie, le ph&om&ne fondamental est la fiction de la primitivitg, c'est d'elle que decoulent toutes les autres idges. C'est seulement en admettant la primitivitg du langage poetique (au
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sens
Qvidemment dans lequel Legmian comprenait lal'prique l'on peut parler de rythme en tant que determinant principal de tout langage po&ique. C'est aussi seulement la fiction de la primitivite qui permet 2 la poesie de designer une t&he aussi spdcifique que celle qui consiste en une poursuite incessante pour saisir la romance sans paroles. Tout langage soumis seulement a l'ordre logique, done deja fig6 et sch6matis6, devrait subir une defaite immediate dans ce domaine. En terminant, je voudrais attirer l'attention encore sur deux faits: Premikement, en soumettant a la reconstruction l'ensemble des opinions de Ledmian sur le langage pobtique, je n'ai analyse que les questions essentielles, laissant de c6tB celles de moins d'importance, entre autres des remarques sur certaines oeuvres pogtiques concretes et certains styles concrets. Dans ces remarques, n&anmoins, sont dgalement esquis&s des problsmes de caractke plus g&&-al, et on y trouve aussi les m65thodes d'analyse du texte pogtique que le po&te employait dans ses travaux critiques. DeuxiiZmement, je n'ai pas tenu compte d'un moment essentiel: les theories de LeSmian n'avaient pas seulement des buts thgoriques. Leur tache principale etait de prouver lebien-fond6 de sa pratique poCtique. Dans ce sens c'6taient des textes de programme. Le problBme du rapport de la theorie du langage po6tique - dlaborge par LeSmian - avec sa pratique poetique ddpasse deja le cadre de cette btude, bien qu'il soit en realit l'une des questions les plus importantes pour l'interpretation de son oeuvre. mitivit6")
Traduit
pm Marie
Szypowska - Guyot
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Zangage
podtique
ches
BoZes Zaw LeSmian
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NOTES
1.
Anthologie
t&s
complete
de Maria
Podraza-Kwiatkowska,Pro-
p-es et discussions Zittdraires de 1 ‘Bpoque de Za Jeune PO Zope , Wroclaw 1973. Les problemes qui y sont traites ont
2.
3.
4. 5. 6.
7.
8.
9. 10
fait l'objet de nambreux ouvrages, dont les plus importants sont: Kazimierz Wyka, Le modernisme poZonais, Cracovie 1959; Roman Zimand, Le d&adentisme varsovien, Varsovie 1964. Une analyse approfondie des theories courantes sur la po&eie a cette dpoque a dtd faite par Maria Podraza-Kwiatkowska dans son livre Symbolisme et symbozique dans Za po&ie de Za Jeune PoZogne , Cracovie 1975. L'auteur y a tenu compte d'un ample fond comparatif. Maria Podraza-Kwiatkowska traite du symbolisme sans symbole que "La con(up.cit. page 43); elle y declare a juste titre ception <... > du symbole en tant que produit dou6 d'une existence propre et autonane n'est rien d'autre que l'identifier I la po&ie en gen6ral" (page 55). Zbigniew Biefikowski, "Les scmmets du symbolisme" dans le tome Modelages, Varsovie 1966, page 452. Kazimierz Wyka, "Synthese et liquidation de la Jeune Pologne", dans le tome Ala chasse auk &t&es, Varsovie 1965. Le m6rite de leur publication revient a Jacek Trznadla, Bditeur des Essais Zittdraires, Varsovie 1959. Toutes les citations des essais de LeSmian, sauf contre-indication, proviennent de ce tome. Parmi les travaux consacr& aux oeuvres critiques de LeSmian, il convient de titer au tout premier plan l'article critique de Janusz Saawifiski concernant les Essais Zitt&aires, publie dans la revue Pami+zik Literacki 1961 nr.1. On peut aussi trouver de nombreuses informations sur ce sujet dans les livres suivants: Marian Pankowski, LeSmian, Za rlvolte d’un polte contre Zes Zimites, Rruxelles 1967; Rochelle H.Stone, Boles&w LeSmian, The Poet and His Poetry, Los Angeles 1976. On a deja pas ma1 Gcrit sur l'attitude de Ledmian envers la philosophie de Bergson. Jan Blofiski a cern6 le probleme de la maniere la plus exhaustive dans son essai "Bergson et le programme poetique de Letiian", publie dans le tome collectif Etudes sur LeSmian, sous la redaction de M.Glowidski et J.Sfawidski, Varsovie 1971. Leszek Kokakowski, "Bergson: l'antinomie de la raison pratique", essai publie coimne introduction a 1'6dition polonaise de boZz*tion crkatrice, 1957, page XXIII. Elle a fait l'objet de nombreux commentaires. Voir, par exemple, l'etude de Jeanne Hersch "L'obstacle du langage" (dans le tome collectif Henri Bergson, Essais et t&noignages, sous la rgdaction de A.Bdguin et A.Th&enaz, Neuchatel, 1943),
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MichaZ
GZowifiski
ainsi que le livre de Lydie Adolphe La dialectique des images chez Bergson, Paris, 1951. J'analyse cette problematique plus amplement dans mon etude "Le&nian, ou le poete en tant qu'honme primitif", Pamietnik Literacki 1964 nr.2. Voir l'analyse de la theorie du langage de Vito dans l'etude de Maria R.Mayenowa "La theorie du langage et la poesie en terrain roman (G.Vico et J.J.Rousseau)", dans le tome collectif Langage et poSsie au XVIIIe si&le, Wroc1aw 1970. Voir Meyer H.Abrams, The Mirror and the Lamp, New York 1953. Cette citation et 1eS SuivaWeS Sont tirees de l'essai de LeSmian "Importance de l'intermediaire dans la metaphysique de la vie collective" (1916). Slawifiski, op.&t., page 228. Slawifiski, ibidem. En Polcgne Stanissaw Mleczko en a par16 dans son livre Coeur et hexwne‘tre, Varsovie 1901; on y trouve un important chapitre "Le rythme anthropologique des chants de travail et notre versification". Le livre le plus connu, consacre 1 cette probl&natique, a &d 1'Qtude de Karl Biicher Arbeit und Rhythmus, Leipzig 1896. Cette citation et les suivantes Sont tirdes de l'essai “Aux sources du rythme". Je traite ce sujet plus en details et dans une autre perspective dans mon etude "Parole et chant", publiee dans le tome Etudes sur Legmian (ce qui m'interesse ici ce sont les declarations du programme de LeSmian appliquees dans ses podsies). Le passage cite est tire de l'essai "Les changements de la r8alite" (1910) reproduit dans le tome Oeuvres dispersges, Let&es de LeSmian, par Jacek Trznadel, Varsovie 1962. car le poete ne visait pas a formuler Ce fait peut etonner, un systeme, il declarait ses opinions dans des essais et des travaux critiques de caractere divers et de differente audience.