Intoxication volontaire à l’Œnantha crocata

Intoxication volontaire à l’Œnantha crocata

© JEUR, 2005, 18, 33-36 Masson, Paris, 2005 Cas clinique Intoxication volontaire à l’Œnantha crocata À propos d’un cas Attempted suicide by Œnanth...

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JEUR, 2005, 18, 33-36

Masson, Paris, 2005

Cas clinique

Intoxication volontaire à l’Œnantha crocata À propos d’un cas Attempted suicide by Œnantha crocata. A case report P. FRADIN (1), L. GAMELIN (2), E. CHIALE (1), L. CONNAN (3), L. GABILLET (4), Y.-M. PLUCHON (1) (1) (2) (3) (4)

SAMU/SMUR, Fédération des Urgences, CHD Multisite, 85925 La Roche-sur-Yon Cedex 9. Centre Antipoison Régional des Pays-de-Loire, Service du Dr P. Harry, CHU, 49033 Angers Cedex 01. SAU, Fédération des Urgences, CHD Multisite, 85925 La Roche-sur-Yon Cedex 9. Réanimation Médicale Polyvalente, Service du Pr D. Villers, Hôtel-Dieu, Immeuble Jean-Monnet, 30, boulevard Jean-Monnet, 44093 Nantes Cedex 1.

RÉSUMÉ L’Œnantha crocata est une plante très répandue dans l’ouest de la France. L’œnanthotoxine est rapidement toxique pour une dose ingérée de quelques milligrammes. Un homme de 43 ans a ingéré quelques grammes de racine de la plante, et présenté dans un délai de 30 minutes des vomissements, un état de mal convulsif compliqué d’une rhabdomyolyse importante. La guérison a été obtenue après 4 jours de réanimation. La prise en charge médicale doit être précoce pour espérer une issue favorable. Mots-clés : Intoxication. Œnantha crocata. Rhabdomyolyse. Convulsion.

SUMMARY Œnantha crocata is a plant found throughout Western France. The oenanthotoxin is quickly poisonous with an ingested dose of a few milligrams. A 43-year-old man, who ingested a few grams of the root of this plant, started to vomit within 30 minutes and developed status epilepticus, which was seriously aggravated by severe rhabdomyolysis. Recovery came after 4 days in intensive care. Medical care must be delivered swiftly to hope for a positive outcome. Key-words: Poisoning. Œnantha crocata. Rhabdomyolysis. Seizure.

L’intoxication à l’Œnantha crocata est bien connue chez les bovins. Elle est rare chez l’homme, la plupart du temps accidentelle et peut être mortelle. Nous rapportons le cas d’une ingestion volontaire des racines de la plante, par un homme de 43 ans, responsable d’une intoxication sévère associant un état de mal convulsif et une rhabdomyolyse. La prise en charge médicale pré-hospitalière a été précoce. L’issue a été favorable après quatre jours d’hospitalisation.

Tirés à part : P. Fradin, à l’adresse ci-dessus. E-mail : [email protected]

OBSERVATION Un éleveur de bovins âgé de 43 ans avouait à sa femme, alertée par des vomissements, avoir ingéré volontairement, un quart d’heure plutôt, une préparation culinaire contenant des racines cuites de pensacres associée à des médicaments. Dix minutes plus tard, il devenait inconscient mais respirait spontanément. À l’arrivée du Service Mobile d’Urgence et de Réanimation, environ une demi-heure après l’ingestion, l’examen initial du patient retrouvait une ventilation spontanée, un score de Glasgow à 3/15 ; les pupilles étaient en mydriase bilatérale réactive. La pression artérielle était à 92/59 mmHg, la fréquence cardiaque à 151/minu-

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Myoglobine

FIG. 1. – Evolution biologique des CPK (UI/l) et de la myoglobine (Pg/l).

myo g l o bin e

te. Il n’existait pas de signe de localisation sur le plan neurologique. La glycémie capillaire était à 2 g/l. Le patient avait ingéré l’équivalent d’une cuillère à soupe de la préparation de pensacre, associée à 750 mg d’amitriptyline, 150 mg de zopiclone et 210 mg de mirtazapine. À l’électrocardiogramme, on observait un rythme de base sinusal avec des passages en fibrillation auriculaire ; la durée des complexes QRS était de 80 msec. Puis le patient présentait quatre crises convulsives généralisées successives, nécessitant l’administration de deux fois 1 mg de clonazépam, puis 600 mg de phénobarbital, et enfin 250 mg de thiopental qui faisaient céder cet état de mal convulsif. Une intubation orotrachéale et une ventilation contrôlée étaient instituées. Un litre de gélatine fluide modifiée était perfusé. Un premier contact établi auprès du Centre Antipoison révélait que la pensacre est l’Œnantha crocata et nous informait du risque de convulsions, d’une rhabdomyolyse et d’une acidose métabolique motivant la prescription de 500 ml de bicarbonate de sodium à 42 ‰ pendant le transport. À son admission en Réanimation, la pression artérielle était restaurée, à 120/60 mmHg. On observait sur l’ECG une tachycardie sinusale à 120/min ; les QRS étaient à 80 msec. Les analyses sanguines donnaient les résultats suivants : sodium : 144 mmol/l, potassium : 2,5 mmol/l, chlore : 98 mmol/l, glucose : 9 mmol/l, créatinine : 119 Pmol/l, urée : 6,3 mmol/l, lactates : 6,8 mmol/l (N < 2,4), leucocytes : 17,39.109/l, hémoglobine : 11,9 g/dl, plaquettes : 205.109/l. Les dosages de la bilirubine totale, des ALAT, ASAT, gammaGT, phosphatases alcalines et LDH étaient normaux. Le taux de prothrombine était à 79%. La créatine phospho-kinase (CPK) était à 318 UI/l (N < 189), la myoglobine à 2 105 Pg/l (N < 70), la troponine Ic à 0,03 Pg/l (N < 0,04). Les CPK mb n’étaient pas dosées. La gazométrie artérielle avec une FiO2 à 100% révélait : pH : 7,52, PaO2 : 18,9 kPa, PaCO2 : 5 kPa,

bicarbonates : 29,4 mmol/l. La concentration plasmatique amitriptyline + nortriptyline était à 371 ng/ml (zone thérapeutique < 250) et l’alcoolémie était nulle. Sur le plan thérapeutique, en Réanimation, une diurèse alcaline était maintenue par la perfusion de 1 000 ml de bicarbonate de sodium par 24 heures. La perfusion de thiopental, avec un débit de 120 mg/h, était arrêtée 7 heures après son admission. Trente heures après l’arrivée en Réanimation, l’examen neurologique était normal et le patient était extubé. La surveillance quotidienne des CPK (excepté le dernier jour) et de la myoglobine est représentée sur la figure 1. Les perturbations étaient maximales le deuxième jour après l’admission. La créatininémie restait normale. Le patient était surveillé jusqu’à J4 et son retour à domicile était autorisé après une consultation psychiatrique. L’examen macroscopique des restes de la préparation alimentaire confirmait qu’il s’agissait d’Œnantha crocata (Pr. Hélène Guinaudeau, Faculté de Pharmacie du CHU d’Angers). DISCUSSION Œnantha crocata L (fig. 2) appartient à la famille des ombellifères et pousse dans les prairies humides de l’ouest de la France [1]. Selon les régions, elle est appelée « œnanthe safranée », « pensacre », « pen-piz », « persil des marais », « fenouil d’eau ». En Grande-Bretagne où elle est considérée comme la plante la plus toxique, on la désigne communément par « dead men’s finger » (navet du diable) et par « hemlock water dropwort » [2, 3, 4]. Les feuilles de couleur vert clair ressemblent à celles du persil, et les plus vieilles à celles du céleri. Ses tubercules souterrains blanchâtres, doux au goût malgré une odeur un peu nauséabonde, peuvent être confondus avec le navet, la racine de panais ou de la carotte sauvage. Isolée par Clarke, l’œnanthotoxine serait létale à la dose 10 à 20 mg contenus dans 20 g de racine [5, 6]. La recherche de la toxine peut se faire par extraction à partir du tubercule, dans le bol alimentaire, dans le sang ou dans les urines des intoxiqués [2, 5]. L’ingestion est le plus souvent accidentelle, par confusion de la racine déterrée avec du céleri ou de la carotte sauvage, et parfois mortelle comme le rapporte Anger et al. [7]. En 1936, Lenormand rapporte un cas d’homicide volontaire en Bretagne [8]. Une femme a été condamnée aux travaux forcés à l’âge de 22 ans pour avoir empoisonné son mari avec des décoctions de la racine. Ces intoxications sont rares. Ball et al. ont recensé 14 cas entre 1900 et 1978, surtout chez des enfants, avec un taux de mortalité de 70 % [6]. L’intoxication humaine se caractérise surtout par des convulsions généralisées survenant une demi-heure à une heure après l’ingestion et représentent alors un critère de gravité [4]. Des céphalées, des paresthésies, des trémulations ou des clonies, des vertiges, une mydriase réactive

INTOXICATION VOLONTAIRE À L’OENANTHA CROCATA

peuvent précéder les convulsions localisées ou généralisées. Des décès sont observés par asphyxie lors des convulsions. On retrouve fréquemment une hypersialorrhée, des nausées et des vomissements. Sur le plan cardiovasculaire, on observe fréquemment une hypotension artérielle associée à une bradycardie, puis apparaît une hypertension modérée associée à une tachycardie. Le dérèglement tensionnel pourrait être dû à une hypertonie vagale, mais également à une toxicité directe de l’œnanthotoxine sur le myocarde [4]. La biologique retrouve classiquement une rhabdomyolyse. On rapporte un taux de CPK allant de 33 à 123 fois la normale [1, 6]. Cette activité enzymatique peut rester élevée pendant 10 jours [6]. Une augmentation modérée des transaminases peut être associée. L’atteinte rénale peut être secondaire à la rhabdomyolyse. Habituellement, on observe une acidose métabolique à trou anionique élevé, expliquée par une acidose lactique secondaire aux convulsions. Dans notre observation, nous retrouvons la précocité, habituellement décrite, des convulsions. Mais la prise simultanée d’antidépresseur à concentration légèrement supra-thérapeutique a pu abaisser le seuil épileptogène et faciliter la survenue rapide des convulsions. L’ECG, réalisé avant les convulsions, est motivé par l’ingestion d’antidépresseur. L’interprétation est confirmée après relecture par un cardiologue. L’origine de la fibrillation auriculaire initiale est probablement double, liée, d’une part, au léger surdosage en antidépresseur (effet proarythmogène et déséquilibre acido-basique) et, d’autre part, à une hypoxémie favorisée par les troubles de la conscience. Le tout se corrige après mise en condition ventilatoire par le SMUR. Sur le plan biologique, l’association d’une hyperleucocytose, d’une hyperglycémie et d’une hypokaliémie sont des signes biologiques du syndrome adrénergique lié à la stimulation du système nerveux sympathique en situation d’adaptation au stress. L’hypokaliémie peut également être expliquée par la perfusion de bicarbonate. Dans notre observation, la rhabdomyolyse peut être due aux convulsions et à la toxicité directe de l’œnanthotoxine sur le muscle strié. Le taux de CPK particulièrement élevé à 195 fois la normale témoigne de l’importance de l’intoxication. Même si la surveillance des CPK n’a pas été effectuée jusqu’au dernier jour, la sortie du patient a pu être guidée par la diminution rapide des CPK et de la myoglobine. Malgré l’hyperlactacidémie, l’acidose métabolique habituellement décrite a été évitée probablement en raison d’une ventilation et d’une alcalinisation précoce, cette dernière a pu prévenir également l’insuffisance rénale. L’arrêt des convulsions est le premier objectif du traitement. Le lavage gastrique n’a pas d’intérêt si le patient a vomi. Le reste du traitement est symptomatique, associant la correction des troubles ventilatoires, hydro-électrolyti-

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FIG. 2. – Œnantha crocata.

ques et acido-basiques. Le traitement anticonvulsivant comporte de façon préférentielle les benzodiazépines [9]. Le recours aux phénitoïnes est un traitement de seconde ligne [9]. Le thiopental est recommandé pour les crises convulsives incontrôlables [9], signe de l’importance de l’intoxication [4], mais impose le contrôle des voies aériennes par l’intubation et la ventilation assistée. Dans notre observation, la séquence du traitement anticonvulsivant s’est faite de manière empirique dans ce contexte, tout en suivant les recommandations de bonnes pratiques [10]. CONCLUSION Une anamnèse rapportant l’ingestion volontaire de quelques grammes d’Œnantha crocata, les vomissements précoces suivis des convulsions associés à une rhabdomyolyse importante sont les signes caractéristiques de l’intoxication. De plus, l’acheminement de la plante auprès du Laboratoire de Pharmacognosie a per-

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mis son identification formelle, permettant de l’incriminer dans le tableau clinique. Pour cette raison, le dosage de l’œnanthotoxine n’a pas été nécessaire. Dans notre observation, la prise en charge précoce des convulsions évitant l’anoxie cérébrale, le transport médicalisé et la bonne concertation entre le Centre 15 et la Centre Antipoison ont contribué à améliorer le pronostic. Ainsi, devant toute intoxication à l’Œnantha crocata, une prise charge médicalisée par le SAMU est conseillée.

[2] KING LA, LEWIS MJ, PARRY D, TWITCHETT PJ, KILNER EA. Identification of oenanthotoxin and related compounds in hemlock water dropwort poisoning. Hum Toxicol 1985 ; 4 : 355-64.

REMERCIEMENTS

[6] BALL MJ, FLATHER ML, FORFAR JC. Hemlock water dropwort poisoning. Postgrad Med J 1987 ; 63 : 363-5.

– À Mme le Professeur H. GUINAUDEAU, du Laboratoire de Pharmacognosie du CHU d’Angers, qui a assuré l’identification de la plante. – Au Docteur P. HARRY, Chef de Service du Centre Antipoison du CHU d’Angers, pour ses précieux conseils. – Au Professeur D. VILLERS, Chef du Service de Réanimation Médicale Polyvalente du CHU de Nantes, pour nous avoir donné l’aimable autorisation d’exploiter les données de son service.

RÉFÉRENCES [1] FOURNIER P. Le livre des plantes médicinales et vénéneuses de France. Tome III. Paris : Editions Paul Lechevalier, 1948 : 108-16.

[3] BRUNETON J. Apiaceae. In : Plantes toxiques : végétaux dangereux pour l’homme et les animaux. Paris: Editions Techniques & Documentation, 1996 : 95-109. [4] MITCHELL MI, ROUTLEDGE PA. Hemlock water dropwort poisoning. A review. Clin Toxicol 1978 ; 12 : 417-26. [5] CLARKE EGC, KIDDER DE, ROBERTSON WD. The isolation of the toxic principle of Œnanthe crocata. J Clin Pharmacol 1949 ; 1 : 377-81.

[7] ANGER JP, ANGER F, CHAUVEL Y, GIRRE RL, CURTES N, CURTES JP. Intoxication mortelle par Œnanthe safranée (Œnantha crocata). Eur J Toxicol 1976 ; 9 : 119-25. [8] LENORMAND C. Sur la toxicité des racines d’œnanthe safranée et des décoctions préparées avec ces racines. Bull Sci Pharm 1936 : 416-24. [9] DOWNS C, PHILIPS J, RANGER A, FARRELL L. A hemlock water dropwort curry: a case of multiple poisoning. Emerg Med J 2002 ; 19 : 472-3. [10] XIVe Conférence de consensus en Réanimation et Médecine d’Urgence. Prise en charge de l’état de mal épileptique (enfantsadultes). Ann Fr Anesth Reanim 1996 ; 15 : 106-9.