ACTUALITE-S
la communication familiale bilingue C D~prez Maitre de conf6rence en linguistique & I'universit6 Ren6-Descartes, Paris V (Sorbonne)
n consid~re gEndralement en France le bilinguisme comme un dtat un peu bizarre, que l'on doit envier ou dont on doit se protdger : c'est bien de double sentiment dont rend compte le titre de l'atelier d'aujourd'hui. I1 est probable, d'ailleurs, que ce soit le statut des langues et des locuteurs qui puisse expliquer en pattie cette fa~on de questionner le bilinguisme. L'~tat des lieux du bilinguisme en France fait apparaitre divers cas de figure pour les enfants (bilinguisme rdgional, scolaire). Mais notre attention est ici retenue sur les cas off le contact de langues est lid ~ un changement de pays de rdsidence pour les parents et/ou les enfants. Cette situation, prdcisons-le, inclut aussi bien les enfants de migrants, que les ills de cadres internationaux ou les enfants des ,~ couples mixtes ~. Mon travail tentait de rdpondre ~tune double demande exprimEe par les parents et par les enseignants et les orthophonistes : les uns veulent mieux connaitre les usages linguistiques des familles pour pouvoir Eventuellement en tenir compte, comprendre les difficultEs des El~ves, les autres demandent souvent des conseils ou s'interrogent sur les conduites ~ tenir avec leurs propres enfants, ou petitsenfants, surtout lorsque les dEsirs des parents se heurtent ~t des r~sistances de la part des jeunes. Or on ne savait que fort peu de chose sur la communication familiale bilingue : domaine de la vie priv~e, il restait opaque au chercheur indiscret. Ce domaine requiert des mdthodes d'observations bien particuli~res, ndcessitant l'approbation et la participation des acteurs familiaux.
typologie des families et facteurs diff~rentiels L'extr~me et passionnante diversitE des
J O U R N A L DE PEDIATRIE ET DE PUERICULTURE n ° 5 - 1997
langues, des situations, des parcours, des projets individuels n'est pas un obstacle pour mettre en avant les traits communs des diffErentes families, d~s lors qu'on adopte un point de vue linguistique clair. On a donc fait apparaltre trois modes de gestion du capital bilingue des families, distinguant : les familles qui ne parlent que le fran~ais, abandonnant l'usage de l'autre langue dans les dchanges quotidiens ~ila maison (14 %) ; - les familles qui ne parlent que l'autre langue ~i la maison - mode diglossique - (environ 8 %) ; - les familles qui font usage des deux langues tous les jours : 77 %. Ce mode dominant dans la commu~ nication familiale, appeld de fa~on neutre ~, parler bilingue ~, peut prendre deux formes : - les langues sont alterndes, en gdnEral sur le module : une personne - une langue (les parents parlent leur langue, les enfants rdpondent en fran~ais) ; les langues sont m~ldes : chacun peut utiliser l'une ou l'autre langue ~t son grd ; ce, quel que soit son interlocuteur du moment, parfois m~me dans la m~me phrase. I1 s'agit l~ide deux variEt~s de ce que l'on appelle le code-switching ou alternance codique... A partir de ce cadre tr~s gdndral, il est possible de comparer les langues et les communautds : les Asiatiques d'origine chinoise, les couples franco-amEricains, les Antillais, les Maghrdbins, etc. On abordera la diffdrence entre parents de m~me langue maternelle vivant en France et couples mixtes : ces derniers ont plus de mal ~t transmettre l'autre langue aux enfants : certaines conditions sont n~cessaires pour que cette transmission rEussisse. Au sein d'une m~me famille, on rel~vera des diffdrences importantes entre fr~res et soeurs explicables en partie par -
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la place dans la fratrie : les aln& parlent plus la langue des parents que les petits derniers. On dvoquera, dans le maintien de l'antre langue, le r61e des vacances ~ an pays ~ lieu de ressourcement linguistique et affectif et le cas particulier de la ~ diaspora chinoise ~.
propos des m~langes de langues Ce ~ mdlange ,~des langues qui est monnaie courante dans les conversations familiales bilingues surprend de l'extdrieur. I1 est stigmatisd lorsque l'on prend souvent cet emm~lement des langues pour de la confusion : certains enfants bilingues seraient incapables de distinguer leurs deux langues, voire de savoir dans quelle langue ils parlent ou de parler correctement ni dans l'une, ni dans l'autre des deux langues (cas rdpertoriE comme ~ semi-linguisme ~0. I1 est donc n~cessaire d'aborder sereinement cette question dont on comprend bien les tenants et les aboutissants pour les familles et les enseignants. L'exposE qui suit fera pourtant une ~ defense et illustration ~ de ce mode de parler naturel aux communaut& bilingues. Ce que nous appellerons ici le mdlange de langues est extr~mement rEpandu dans toutes les situations de contact de langues lides ~tune grande mobilit~ gdographique et sociale : c'est le mode de parler urbain de toutes les mEtropoles nourries par l'exode rural et les mouvements migratoires internationaux : des Etudes sont actuellement menEes dans le monde entier sur ce phdnom~ne : Hong Kong, Rabat, New-York, Alger, Los Angeles, Londres, Dakar, etc. C'est l'un des th~mes de travail retenu par le ESF (European Science Foundation). Dans les families bilingues, il permet de gdrer tr~s efflcacement et dynamiquement l'asymdtrie ordinaire des rEpertoires (les parents sont dominants dans 317
ACTUALIT[-S leur langue, les enfants le sont en fran~ais), ainsi que les attitudes de chaque gdn&ation envers les deux langues en fonction de leur utilitd instrumentale, et de leur valeur affective ou symbolique.
ract~re structural et motivd : [es changements de langues ne se font pas au <~petit bonheur , : ils obdissent ~i une certaine rdgularitd (on a pu parler de ~ grammaire alternante ~), ils assument certaines fonctions notamment stylistiques (mise en relief, propos rapportds, humour, cryptique, etc) et discursives (changements de th~mes, de point de
Enfin, et surtout, une analyse tr~s fine de ces alternances, men& sur des enregistrements de conversations familiales, permet de mettre en dvidence leur ca-
rue, alliances et con flits entre conversants, parentheses p6dagogiques). Notons encore que, loin d'dchapper aux locuteurs, les alternances sont repdrdes et commentdes : elles font t'objet de ddnominations, de jugements, d'dvaluations, de commentaires rdflexifs et m&alinguistiques sur leurs conditions d'apparitions et leurs finalitds.
bilinguisme et ,, enfants issus de I'immigration . . une r( alit( complexe V Huck Mission d'appuipetite enfance FRATE/FAS,Besan~on
ourquoi, dans le cadre d'une r& flexion sur le bilinguisme, dvoquer de faqon particulihre le bilinguisme des ~ enfants issus de l'immigration ~ ? Celui-ci correspondrait-il 7tune rdalitd sp6cifique ? Et d'abord, lorsque l'on parle des <~enfants issus de l'immigration ~, de qui parle-t-on ? Premiers 4claircissements sont ndcessaires... La notion de bilinguisme, lorsqu'il s'agit des enfants de parents immigrds, recouvre une grande diversit6 de situations. Leur caractdristique commune ne r4side pas dans la manihre dont celui-ci s'4labore - bien diff&ente d'un enfant l'autre, d'une situation ~t l'autre - mais bien plut6t dans le regard qui leur est portd, chargd de reprdsentations ndgatires. En effet, si la France est historiquement un pays trhs fortement plurilingue j usqu'~i la guerre de 1914, la moiti4 des Frangais n'est pas de langue maternelle frangaise - les Frangais se vivent et s'affirment majoritairement comme monolingues. -
Le fran~ais, considdrd comme langue commune k tout le territoire depuis le xIIIe sihcle, a 6td un outil de centralisation, et ceci depuis des sihcles. La politique linguistique mende dans ce sens, notamment par te biais de l'&ole
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lieu d'apprentissage, mais aussi lieu de formation des citoyens - a refould dans la sphere du privd l'usage des autres langues en prdsence - l'Occitan majoritairement parl6 dans le sud de la France, mais aussi le Breton, le Flamand, les dialectes de l'Allemand et de Htalien, les Crdoles et les langues des pays colonisds... La pluralitd linguistique a aussi longtemps dtd abord& avec suspicion, le bilinguisme &ant pergu comme une bizarrerie voire un handicap. Aujourd'hui, ~ l'heure de la mondialisation de la communication et des dchanges, de la construction de l'Europe, ces reprdsentations &oluent petit petit ; le bilinguisme devient un dldment de la modernitd, l'apprentissage des langues vivantes une condition de la rdussite professionnelle. Ce regard positif ne touche cependant pas toutes les langues, tous les bilinguismes. Si l'anglais est valorisd comme langue commerciale internationale, les langues de l'immigration telles que l'arabe, le kabyle, le turc, sont ddvaludes, mdpris&s parfois. AIors que dans les creches et &oles maternelles bilingues, le ~ bain de langues ~ pr&oce est promu, considdrd comme une richesse, un atout pour les -
apprentissages futurs de l'enfant, en ce qui concerne les enfants issus de l'immigration, l'apptentissage de la langue familiale reste trop souvent pergu par les professionnels et parfois par les parents eux-mSmes comme un obstacle ~t leur intdgration et ?i leur rdussite scolaire. ce titre, les chiffres rdsultants de l'enqu&e Ined/Insee, et mesurant le taux de perte ou d'abandon de la langue d'origine d'une gdndration ~tl'autre sont ddifiants : ils rdv~lent un taux de perte de plus de 50 % pour l'arabe, le viemamien, le portugais, de plus de 70 % pour les langues berb~res et les langues d'Afrique Noire. Seule la transmission de la langue turque dchappe ~ ces constats (taux de perte de 5 %).
Si, au-del~t de l'aspect instrumental de la langue, outil de communication, on consid~re la langue-mdmoire, porteuse de l'histoire, de la culture familiale, quelles questions ces chiffres posent-ils quant ~ la transmission intergdn&ationndle ? Comment permettre que la rencontre de la langue matemelle - , langue porteuse, enveloppe sonore off on nalt et off se disent les premieres fondations de ce que nous sommes appel& ~i &re ~ - et de la langue du pays d'accueil soit pour l'enfant source de cr&tion et non de la
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