Peau noire
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La peau « noire » : va-et-vient d’un anthropologue entre le biologique et le social J.-L. BONNIOL
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onsidérer les individus à partir d’une marque physique, en l’occurrence la couleur de la peau, suscite en France une résistance certaine. Les valeurs de la République, qui s’affichent par exemple dans le préambule de la constitution, répugnent en effet à la distinction de « race ». Celle-ci peut apparaître comme un opérateur hiérarchique illicite, lorsqu’elle s’articule à des jugements indus d’infériorité ou de supériorité susceptibles d’entraîner oppressions, discriminations ou exclusions ; elle peut d’autre part se révéler créatrice de groupes intermédiaires entre l’individu et l’État, d’autant plus pernicieuse qu’elle enferme les sujets, à leur corps défendant, dans des appartenances imposées, car fondées sur l’origine ou l’apparence physique, et de surcroît fixes et définitives, puisqu’elles sont transmissibles de génération en génération. Les valeurs républicaines s’opposent donc non seulement à la persistance de la vieille pensée raciale de domination, d’origine coloniale, autrefois classiquement dénommée le « préjugé de couleur », mais aussi aux nouvelles affirmations identitaires qui voudraient promouvoir, sous la bannière d’une couleur, des communautés instituées et reconnues. Il faut cependant reconnaître que ces affirmations sont souvent la conséquence de discriminations persistantes dont souffrent ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les « minorités visibles », discriminations que la République a été jusqu’à présent impuissante à véritablement éradiquer. Les « Noirs », que nous pouvons définir, de manière provisoire, à partir du simple regard que porte sur eux la société, constituent l’une de ces minorités. Il faut également convenir que ces réticences françaises sont loin d’être partagées : ainsi, dans les pays anglo-saxons, et en particulier aux ÉtatsUnis, la catégorisation raciale ne pose pas de problème, comme on peut le voir dans les statistiques de santé publique ; d’autre part, si la vieille discrimination légale y a disparu, des communautés fondées sur l’origine ou la couleur de la peau y coexistent, portant des revendications spécifiques sous le sceau du « politiquement correct », comme celle qui rassemble ceux qui ont aujourd’hui choisi de s’appeler les AfricainsAméricains…
Université Paul Cézanne, Institut d’Ethnologie Méditerranéenne et Comparative / Centre de Recherches Culture, Santé, Sociétés, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 5, rue du château de l’horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2. Tirés à part : J.-L. BONNIOL, à l’adresse ci-dessus. E-mail :
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C’est dans un tel contexte que la Food and Drug Administration a donné le feu vert, le 23 juin 2005, à la mise sur le marché du premier médicament destiné exclusivement aux AfroAméricains, le BiDil (pour bi-dilatateurs), combinaison de deux génériques connus depuis longtemps pour leur effet sur l’insuffisance cardiaque congestive, mais sans considération de race. Ce qui a provoqué un vif débat, en particulier en France : d’un côté ceux pour qui ce traitement peut être considéré comme un jalon dans le développement d’une médecine personnalisée, la couleur de la peau pouvant en la matière se révéler fort utile pour aider à un choix médicamenteux spécifique ; de l’autre ceux qui dévoilent les risques de dérive vers une médecine racialisée : même si beaucoup sont d’avis que la quête de marqueurs génétiques pour des prescriptions individualisées est légitime, voire nécessaire, celle-ci ne peut être que transraciale. Ajoutons les insuffisances théoriques d’études préalables qui se sont focalisées sur un groupe – les Afro-américains – dont la pluralité éminemment variable des origines invalide toute définition biologique stricte (sans parler du biais méthodologique résultant du ciblage d’une population avec des facteurs de risque particuliers, source de confusion…). Dans cette perspective, le lancement du BiDil témoignerait plutôt de la volonté d’exploiter la « race » pour obtenir un avantage commercial. En toute hypothèse, il reste aux patients américains non noirs désireux de recevoir ce médicament à persuader leur médecin traitant qu’ils ont, contrairement aux apparences, une part d’ascendance africaine… Afin d’éclairer le débat, l’anthropologie, habituée à penser les rapports entre nature et culture, peut sans doute apporter quelques enseignements [1].
Du côté de la nature : un trait biologique et sa dimension génétique Partons de la réalité biologique de la couleur de la peau, qui dépend du nombre, de la taille et de la densité des mélanosomes, ces organelles pigmentées des mélanocytes. C’est là un caractère physique situé à l’interface de l’individu et de l’environnement, manifestant par là une certaine plasticité adaptative à la source de sa variabilité. Ce trait corporel peut constituer une donnée fondamentale pour le dermatologue. La peau noire est en effet dotée d’un certain nombre de 853
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propriétés. Certaines dermatoses s’y expriment préférentiellement ou exclusivement. Elle impose à la démarche diagnostique du dermatologue un ajustement particulier. Cette caractéristique est inscrite dans l’hérédité : une hypothèse largement partagée fait d’elle un trait polygénique sous le contrôle d’un nombre limité de paires de gènes. Un modèle à quatre paires de gènes permet ainsi de rendre compte de la variation des pigmentations au sein de la population afroaméricaine des USA : à partir d’une estimation des proportions d’ascendance africaine et d’ascendance européenne dans cette population, et en faisant jouer la loterie génétique à chaque procréation, on peut déterminer le nombre d’individus qui ne vont hériter que de gènes d’origine africaine (environ deux millions, sur 20 millions de Noirs américains), et seront donc « parfaitement » noirs, et le nombre de ceux qui ne vont hériter que de gènes d’origine européenne (quelques centaines), et seront donc « parfaitement » blancs, les autres se répartissant en nuances entre ces deux extrêmes, ce qui correspond effectivement à la réalité empiriquement observable [2]. Une découverte récente (l’étude a été initialement menée sur un poisson cypriniforme, le poisson zèbre, qui peut avoir une livrée foncée ou claire) fait toutefois résulter la complexion chez l’homme de la mutation d’un gène principal, baptisé slc24a5, présent chez tous les vertébrés. Les populations à peau claire dériveraient de cette mutation, qui se serait répandue en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient, puis dans toute l’Eurasie où elle se serait stabilisée [3]. La distribution géographique des couleurs de peau, phénomène observé de longue date, a conduit en effet à considérer les similitudes de pigmentation dans l’espèce humaine comme le résultat d’une convergence adaptative (la peau noire assurant une fonction de protection face aux rayons ultra-violets et réduisant la fréquence d’apparition de cancers cutanés, et la peau claire permettant de profiter au maximum d’un moindre rayonnement solaire pour la production de la vitamine D antirachitique), et non comme l’aboutissement d’une ancestralité commune. Les Africains au sud du Sahara, les Dravidiens du sous-continent indien, les Mélanésiens ne sauraient dans cette perspective appartenir à une « grande race noire », étant en fait moins apparentés entre eux qu’ils ne le sont avec les populations voisines… Il s’agit là d’un argument qui a été largement avancé contre la catégorisation raciale en terme de couleur de peau. Concevoir la race comme une essence immuable imposait en effet de s’appuyer sur la production de caractères fixes et stables dans le temps, hérités d’une communauté d’ascendance. Les variations de complexion, fruit d’une sélection darwinienne adaptative par rapport à des conditions environnementales spécifiques, échappent de facto à cet impératif [4]. Les progrès de la génétique ont, dans cette ligne de pensée, conduit à invalider les classifications raciales : c’est la position qui fut exprimée clairement par Richard Lewontin, le célèbre généticien de Harvard : considérant la variation selon qu’elle est observable entre les individus et entre les groupes, il constatait qu’elle se révélait beaucoup plus importante au niveau inter-individuel qu’au niveau intergroupes [5]. Cette constatation a alimenté l’idée d’un conti854
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nuum, au sein duquel s’inscrivent les variations de couleur chez un même individu (selon les conditions d’environnement qu’il subit), ou entre les individus d’une même population, et, au-delà, entre tous les membres de l’espèce humaine, continuum à l’intérieur duquel il est illusoire de tracer des limites correspondant aux races classiques de l’ancienne anthropologie physique. Le raisonnement de R. Lewontin a cependant été récemment réfuté par un généticien-statisticien de l’Université de Cambridge, A.W.F. Edwards [6]. Lewontin a en effet considéré la fréquence des gènes pris un par un, comme s’ils étaient indépendants. Mais les races classiques ont toujours été caractérisées par un groupe de caractéristiques liées : son raisonnement, sans doute influencé par une donne idéologique antiraciste implicite, se révèle beaucoup moins efficace s’il est appliqué au réseau de gènes correspondant à ces caractéristiques. Il faut sans doute pousser plus avant la pensée probabiliste, et considérer que, si la nappe humaine inscrit son substrat dans un évident continuum, elle est affectée à sa surface par des pics qui, même s’ils se chevauchent, peuvent être individualisés. L’isolement des populations dans des parties séparées de la terre, qui ne s’est rompu, à l’échelle de l’histoire de l’humanité, que très récemment, a produit des différences dont il subsiste des traces visibles, notamment chromatiques.
Entre nature et culture : un problème de perception et de cognition Une bonne part du problème réside dans l’interaction entre la réalité génétique et la manière dont ces différences sont perçues, et interprétées. La perception de la diversité humaine en matière de pigmentation implique au premier chef la vision, et il faut donc qu’une condition première soit remplie, celle de la visibilité de la différence. Celle-ci pourrait n’être saisie que comme un gradient dans un continuum… Il se trouve que les données issues de la perception sont immédiatement intégrées dans un processus cognitif impliquant leur classement dans des catégories préétablies, et leur interprétation. C’est là que l’idée classique de « race » trouve son fondement : la couleur, utilisée comme marque, y signifie beaucoup plus qu’ellemême, signalant l’appartenance à un ensemble fédéré par le partage de critères touchant eux aussi à l’apparence. Jouant « le rôle d’un point fixe dans l’ensemble des indices déchiffrés » [7], elle est généralement associée à d’autres critères, touchant à la forme du visage et du corps, à la couleur des yeux, à la couleur et à la texture des cheveux. C’est donc la vue qui est au premier chef mobilisée, mais aussi l’ouïe (l’accent, l’intonation font partie du stéréotype racial obligé, comme l’attestent les doublages, en français, des personnages de couleur dans certains films américains…). Des traits plus ou moins imaginés peuvent éventuellement être superposés à la réalité sensible de la marque physique : dans le sillage de la couleur, l’odeur et les caractéristiques sexuelles présumées constituent un riche ré-
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servoir de différences fantasmées… La différenciation par l’apparence physique apparaît d’autre part étroitement dépendante d’une interprétation en termes de filiation et d’ascendance : elle ne peut être séparée des conceptions que nous nous faisons de la transmission de cette différence de génération en génération et par là de représentations implicites de l’hérédité. Comment rendre compte de ce mode de catégorisation [8] ? L’approche cognitive postule qu’il pourrait reposer sur des fondements universels, à partir de l’hypothèse centrale que les être humains naissent avec des capacités innées à distinguer et classer les autres personnes. Selon une hypothèse complémentaire, les enfants naissent non seulement avec la capacité de ranger des éléments selon des classes spécifiques, mais ils ont aussi une prédisposition à identifier certains attributs comme étant « essentiels » à ces classes. Parmi ces attributs figurent les caractéristiques raciales. Ainsi Lawrence Hirschfeld, anthropologue travaillant à l’intersection des sciences cognitives et de la psychologie du développement, est d’avis qu’il existerait des modules cognitifs innés en chacun de nous à la naissance, en particulier pour classer les êtres vivants, incluant dans ce cas les caractères raciaux, comme la couleur de la peau et les caractères qui lui sont corrélés, modules assignant aux individus une catégorie raciale et une seule, sur la base de celle de leurs parents. Il appuie son argument sur le cas des USA, où les enfants issus d’unions « mixtes » sont rattachés, par convention, à la « race » ancestrale du parent appartenant à la minorité raciale. C’est là la fameuse « règle de la goutte de sang » (une goutte de sang noir rend noir) : les enfants d’unions interraciales (dans le cas du croisement Noir/Blanc) sont catégorisés comme « noirs ». Selon lui, les enfants incorporeraient cette règle à un âge compris entre 7 et 11 ans, en la naturalisant, la race se constituant en propriété naturelle, censément inscrite dans le corps des gens [9]. Comment expliquer le succès d’une telle représentation ? La réponse classique est que notre perception est avant tout déterminée par l’évidence des apparences visibles. Pour Hirschfeld par contre, les jeunes enfants acquièrent une compétence raciale, à dimension héréditariste, à partir de capacités d’apprentissage et de raisonnement appliquées à toutes sortes de démarches cognitives. Ces modules cognitifs seraient présents en chacun de nous, ce qui imposerait une lutte acharnée contre ces tendances tapies au fond de notre cerveau. Il est même possible de rendre compte du paradoxe apparent entre les formes éminemment variables que peuvent prendre les conduites dans chaque culture, avec les pensées qui les inspirent, et le postulat d’une architecture cognitive invariante. Ces formes culturelles particulières rempliraient certaines conditions d’activation de dispositifs cognitifs préalables, permettant de comprendre pourquoi certaines représentations sont sélectionnées et se maintiennent dans la durée, car elles sont en résonance avec l’architecture cognitive. Dans la même ligne, R. Dawkins constate qu’aux USA des personnes qui peuvent n’avoir qu’une petite partie d’ascendance africaine, et ont bien souvent une peau aussi claire
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que ceux dont tout le monde s’accorde à dire qu’ils sont « blancs », sont pourtant cataloguées comme « noires ». Commentant une photographie où apparaissent les têtes de l’exécutif américain, il pointe le fait que Colin Powell est généralement considéré comme « noir », alors que sa peau est légèrement plus claire que celles de Georges Bush ou Donald Rumsfeld… Une telle catégorisation raciale (est « noire » toute personne affichant la moindre trace d’ascendance africaine…), qui témoigne d’une évacuation du métissage, est fondée, remarque-t-il, sur un excellent accord interobservateurs. Reprenant l’argument d’Edwards, il prend acte du fait que les hommes (beaucoup plus que d’autres espèces) sont très semblables génétiquement. Si modeste cependant que soit la part raciale dans la variation génétique totale, ces caractéristiques raciales, dans la mesure où elles sont hautement corrélées entre elles, sont par définition informatives et ont donc une signification taxinomique : ces caractéristiques physiques externes et banales sont faites pour être perçues… Une forte pression sélective s’est ainsi exercée sur les parties visibles du corps telles que la peau, sortes d’étiquettes externes visibles déterminées par des gènes dont la responsabilité discriminante a été accentuée par la sélection sexuelle : les différences superficielles, au travers du choix du partenaire sexuel, ont été accentuées de façon disproportionnée par rapport aux différences génétiques profondes [10]. Allons plus loin : les brassages de population aboutissent à une égalisation des fréquences géniques, sauf pour ces gènes discriminants qui donnent lieu à sélection sexuelle. Cette hypothèse a été corroborée dans le cas du Brésil : alors que l’écart génétique entre les Portugais (vivant aujourd’hui à Lisbonne) et les Africains (vivant aujourd’hui au Sénégal) est significatif, les possibilités de distinction s’estompent chez les Brésiliens, quelle que soit la catégorie raciale dans laquelle ils se classent : Blancs, Noirs ou métissés [11]. La nouvelle population brésilienne est devenue génétiquement homogène, sauf pour le caractère apparent qu’est la couleur. Une telle dynamique, où le système de valeurs agit à la manière d’un filtre génétique, la population évoluant elle-même vers le but que la société lui fixe, témoigne d’une gouvernance possible des évolutions biologiques par le social, au travers de la façon dont celui-ci gère la variabilité humaine, notamment chromatique. Il est également permis de s’interroger sur la dimension exclusivement naturelle de ces dispositifs cognitifs. L’essentialisme qui les imprègne est-il inné ? Ce n’est pas un hasard si de telles conclusions ont été dégagées à partir de la situation d’imprégnation raciale qui caractérise les États-Unis, où le principe de deux corps sociaux séparés par un mur de verre est constamment réaffirmé au travers des productions culturelles destinées aux jeunes, ou auxquelles ils ont accès : émissions de télévision, films, livres pour enfants… La dichotomie raciale qui fait par exemple de l’actrice Halle Berry, si claire, une « noire » (et qui détermine ce qu’elle-même pense être) a certainement moins cours aujourd’hui en France, où la notion de métissage est plus facilement mobilisée face à une apparence comme la sienne. 855
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Une asymétrie fondamentale imprègne d’autre part toute la catégorisation, puisque c’est le Blanc qui est censé être resté « pur » et ne pas s’être mélangé, alors que tout individu témoignant d’une ascendance mêlée est réduit à la couleur noire… Ce déséquilibre ne peut résulter que de l’intervention d’une idéologie discriminante, dont seule l’histoire permet de rendre compte.
Du côté de l’histoire : idéologie et discrimination Certes pourra-t-on arguer, dans le classement hiérarchique des couleurs, de certaines récurrences symboliques propres à toute expérience humaine et qui tiennent à certaines de leurs propriétés physiques, ou à leur association avec certains phénomènes naturels. Le noir absorbe la lumière ; c’est la couleur de la nuit, ce qui peut le lier à la négativité et au mal. De fait, les valeurs péjoratives projetées sur le sombre sont largement partagées dans nombre de cultures, et se retrouvent, comme ailleurs, dans les civilisations antiques (on les repère parmi les textes les plus anciens, qu’il s’agisse de la Bible ou de textes grecs et romains). C’est à partir de ce moment que peut être déroulé, dans le cas de l’Occident (mais on pourrait mettre en évidence des séquences de même type dans d’autres aires culturelles, notamment en Afrique saharienne et dans le sous-continent indien, même si elles s’inscrivent dans d’autres temporalités), un enchaînement historique : le christianisme antique devait en effet amplifier le versant négatif de ces représentations, avec un symbolisme chromatique extrêmement affirmé, le blanc étant désormais essentiellement attaché à l’idée de pureté et de virginité et le noir au péché, à la tache, à la malédiction divine, et corrélé de surcroît avec l’image d’une sexualité débridée (on peut noter que la civilisation musulmane n’a pas été en reste sur ce point, et nombreuses y sont les preuves d’une association récurrente entre couleur noire, laideur et infériorité [12, 13]). Une image dévalorisée du Noir ne semble donc pas faire de doute dès avant la colonisation. Mais il ne s’agit pas encore d’un véritable préjugé de couleur, efficace dans la structuration des rapports sociaux : ce mode de catégorisation – et de domination – apparaît en Occident dès le moment où l’humanité européenne est mise massivement en contact avec des humanités « autres », à l’époque des grandes découvertes, ordonné autour du caractère le plus « évident », la couleur de la peau (ainsi sont clairement différenciés face aux « Blancs » les « Noirs » et les « Jaunes »). Le propre de la colonisation va être d’enfoncer l’Autre, ainsi racialement défini, au bas de l’échelle des positions sociales et des valeurs, en correspondance avec une nouvelle division du travail mondialisée [14], qui se fonde en particulier sur la reviviscence du vieux système de l’esclavage, tombé largement en désuétude en Europe, et l’organisation de transferts massifs de main-d’œuvre servile depuis le réservoir africain. Les liens que l’on peut établir entre la traite négrière, l’esclavagisme et le développement du préjugé anti-noir appa856
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raissent en effet particulièrement étroits. Le racisme colonial – et coloriste –, nécessité idéologique née de la coïncidence historique d’une diversité phénotypique entre les maîtres et les esclaves, s’est surtout développé comme force de cloisonnement supplémentaire à partir du moment où les affranchissements et le métissage ont brouillé l’étanchéité originelle des deux segments sociaux l’un par rapport à l’autre, obligeant à recourir à l’origine et à l’apparence pour maintenir l’ordre social originel. Bien avant les théories raciales du XIXe siècle, on le voit par exemple remarquablement mis en œuvre dans l’ancienne Saint-Domingue du XVIIIe siècle, où une ligne de couleur « fuyant jusqu’à l’infini », selon les termes mêmes d’un observateur de l’époque, partageait, selon un strict principe généalogique, la société entre les Blancs et tous les autres, quel que soit leur degré de décoloration, ramenés à l’autre couleur primitive pour la raison qu’ils en étaient en partie issus [15, 16]. Aux États-Unis, la one drop rule s’est imposée depuis que la catégorie de Mulâtre est tombée en désuétude à la fin de la guerre de Sécession : la colour bar demeure encore une réalité, même si l’extension géographique du pays (rendant difficile un strict contrôle généalogique) a permis d’éventuels passing (passages de la ligne). De manière générale, on constate que ce système de représentations a diffusé loin de son foyer colonial, influant nos manières de penser la diversité des couleurs. On sait la fortune de ce système de pensée dans les jeux identitaires du XXe siècle, qui se poursuivent aujourd’hui : l’ancien stigmate y est revendiqué comme signe d’appartenance, au prix d’une récupération dans l’autre sens de la vieille segmentation raciale toujours efficace… Il y a là un effet déformant dont il est extrêmement difficile, même pour les esprits les plus avertis, de se dégager. Le préjugé de couleur inspire directement la raciologie scientifique qui émerge à partir de la fin du XVIIIe siècle : c’est ainsi qu’a pu être défini un type « négroïde » censé caractériser les populations africaines et affectant en partie celles, plus ou moins mêlées, qui en sont dérivées, type placé au plus bas de l’échelle de l’humanité. Certes la vieille hiérarchisation des couleurs a ensuite connu des retournements, au cœur même de l’Occident, avec la mode du bronzage qui s’est développée au XXe siècle (mettant fin à une domination millénaire de la pâleur). Retournements qu’exprime aussi la revalorisation de la couleur noire, mouvement qui s’est emparé de l’ensemble des sociétés afro-américaines (illustré dans les colonies françaises par le mouvement de la négritude, et, plus tard, aux États-Unis, par le slogan célèbre Black is beautiful…). Et même si la vieille hiérarchisation a fait son temps, il faut encore compter avec le socle identitaire qui la fonde, et avec la tendance à la réappropriation des catégories par les gens qui sont classifiés. On ne peut en effet que noter la difficulté qu’ont les acteurs de « dépasser les limites de leur cerveau » : paraissent ainsi exclues les conduites qui subvertiraient le classement racial, ce qui explique que les idéologies coloristes apparaissent aussi prégnantes du côté des anciens dominés que du côté des anciens dominants. Et il peut également persister, dans le même temps, des représentations
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auto-dévalorisantes du noir, comme c’est le cas avec les pratiques de dépigmentation qui se sont diffusées dans les populations mélanodermes connues généralement par l’appellation sénégalaise de xessal, correspondant certainement à un rite initiatique d’un nouveau genre, adapté à la modernité. Il semble difficile de s’affranchir d’un point de vue séculairement imposé, comme en témoigne également l’énigme des métamorphoses successives de M. Jackson… La prégnance pérenne de la catégorisation raciale n’est certainement pas sans relation avec les propriétés mêmes du référent, susceptibles d’influer sur le processus identitaire. En d’autres termes, ancrer l’identité sur une marque biologique comme la couleur de la peau n’est pas sans conséquences. Le fait premier qu’il faut avoir à l’esprit est que cette marque, bien que confinée à l’univers des apparences et dépendant d’un support génétique infime, n’en est pas moins inscrite dans l’hérédité. Il en résulte qu’elle est héritable de génération en génération, transmise des parents aux enfants, qui vont la transmettre à leur tour. Elle prend de ce fait une dimension temporelle au long cours, induisant une grande viscosité des rapports sociaux et cristallisant les hiérarchies sociales premières. C’est là un phénomène qu’avait bien perçu, dans une analyse lumineuse, Alexis de Tocqueville (1835). Après avoir mis en parallèle l’esclavage antique et l’esclavage moderne (« Ce qu’il y avait de plus difficile chez les anciens était de modifier la loi, chez les modernes c’est de changer les mœurs et pour nous la difficulté commence là où l’antiquité la voyait finir… »), il mettait l’accent sur la singularité moderne de l’association de l’esclavage avec la race, concluant en ces termes : « le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage » [17]. La nouvelle macule servile ne peut s’effacer et se transforme en stigmate hérité. Nous sommes donc en présence d’une rémanence du biologique par rapport aux évolutions sociales : il s’est en définitive posé pour les sociétés esclavagistes, puis postesclavagistes, fondées sur une correspondance originelle entre les statuts et les apparences physiques, un problème de reproduction inédit : comment contrôler un phénomène dont tous les paramètres ne sont pas sociaux, mais passent par le canal de l’hérédité biologique ? La solution a résidé dans le recours à une économie matrimoniale étroitement surveillée : le choix du partenaire reproducteur conditionne la reproduction biologique de la population, assurant partiellement la duplication des contrastes originels et par là une stabilisation des rapports sociaux : c’est dire qu’il y a eu une « gestion » sociale de la transmission des traits biologiques. En quelque sorte le biologique a enregistré en lui l’ordre du social, et par là une idéologie s’est véritablement incarnée [16]. Et ce bouclage risque de s’imposer dans nos sociétés contemporaines, si les enfermements homogames liés à la couleur de la peau, tels qu’on peut les observer aux ÉtatsUnis, s’y généralisaient… Le retour de la « race » dans le champ de l’épidémiologie et de la pharmacologie ne laisse donc pas d’être ambigu. La couleur d’un individu, en elle-même, apparaît comme la ré-
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sultante d’une double adaptation : plasticité phénotypique par l’expression plus ou moins marquée de son potentiel génétique (bronzage…) dans des conditions d’ensoleillement données ; adaptation génétique, fruit, parmi d’autres, d’une sélection agissant sur une population au fil des générations, contribuant à lui fixer bien d’autres fréquences géniques… Au sein d’un groupe historiquement constitué durant des millénaires, ayant limité ses échanges avec l’extérieur, cette sélection a ainsi installé une corrélation entre la fréquence des allèles gouvernant la complexion et d’autres gènes, déterminant des caractères qui semblent comme associés à la couleur. Certains allèles (ou leurs combinaisons) peuvent donc être employés pour évaluer la probabilité d’autres allèles. Il se développe donc à bon droit aujourd’hui une pharmacogénomique, dont le fondement ne peut être que probabiliste. Dans ce cadre, la couleur de la peau est d’abord l’un des indicateurs de probabilité de la susceptibilité à une pathologie sur la base d’une structure génomique. Probabilité qui résulte en fait du profil généalogique de l’individu (et non de sa couleur), en terme de pourcentages d’ancêtres venant de différentes parties du monde (tel est le cas par exemple pour la drépanocytose, plus fréquente chez les individus à forte ascendance africaine…). Mais c’est alors que peut se mettre en place aux yeux du grand public une confusion possible avec les attributs classiques de la « race ». La force de la catégorisation raciale est, comme on vient de le voir, redoutable, et la quête de marqueurs génétiques raciaux risque de créer des catégories différentiellement traitées (surtout si l’on est d’avis, avec Steven J. Gould, que les « poussées de déterminisme biologique coïncident avec les périodes de régression politique… »). D’où le rôle de l’anthropologie, qui nous amène à distinguer clairement ce qui concerne le génétique et ce qui concerne le social, et à se garder de deux attitudes opposées : d’un côté celle qui rendrait aveugle, sous couvert d’une vertu républicaine, à la singularité chromatique d’un individu, et par là empêcherait la reconnaissance des pathologies spécifiques qui peuvent l’affecter ; et de l’autre celle qui réduirait son être à une assignation raciale, ce qui constituerait un autre réductionnisme. Elle nous oriente vers le seul chemin qui permette d’éviter ces deux écueils : refuser d’enfermer le sujet dans la prison de son apparence, mais en même temps le considérer dans sa particularité physique, aboutissement d’une trajectoire généalogique unique, à la lumière d’une vraie philosophie de la diversité : loin de l’enfermement racial et des choix identitaires hérités du passé, la palette chatoyante des couleurs des hommes mérite d’être chantée, et célébrée.
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