L E P R O F E S S E U R EDOUARD C L A P A R E D E T . L'homme qui fur un des piliers de la psychologie moderne et une autorit~ internationale dans ce domaine, qui a o u v e ~ des voles nouvelles dont il a lui-m~me parcouru une gran~le partie, ]e Professeur Edouard Clapar~de est d~c~d~ le 30 oetobre 1940, ~ l'~ge de 67 arts. Descendant d'une ancienne famille huguenote ~tablie & Gen~ve depuis des si~cles, il naquit clans cette ville, y fit ,~es classes, y ~tudia la m~decine, et, influenc~ par son cousin Th&~lore Flournoy, qui y avait fond~ le premier LaboratcJire de Psychologie de Suisse, il s'adonna ~ l'~tude de cette science. Apr~s de courts s~jours ~. Leipzig et ~t Paris, Clapar~de pouro suivit ~ Gen~ve route sa carri~re scientifique. Nomm~, en 1909, Professeur de psychologie ~ l'Universit~ de Gen~ve, il y travailla sans rel~che, refusant toutes les offres de l'~tranger. C'~tait un ardent patriote suisse; il voulait avant tout servir son pays, et l'a fait d'une mani~re si ~minente que Gen~le est devenu un des centres mondiaux de la science psychologique. M~decin, mais sp~cialement psychologue, Clapar~de~ s'est efforc~ avant tout d'~tudier le~ fairs. La speculation p:~ychologique, sans fondement objectif, sans donn~es empiriques, sans experimentation contrSlable, ]ui paraissait vaine. La que~ion essentielle pour lui ~tait: ,,Sous quel aspect ~e pr~sente la r~alit6 psychique? Quelle est-elle?" Conna/tre l'~me, connaitre les normes psychiques ainsi que leurs d~rogations et louts exceptions, constitue le programme qu'il suivit toute sa vie. Au Congr~s International de Psychologie de Groningue (1926), au cours d'une interminable discussion sur la th~orie de la ,,comprehension" de la vie psychique, Clapar~de se leva, et, dans un discours plein de finesse, reprocha aux interlocuteurs leur esprit m~taphysique: ,,Prenez plutSt quelques fai~, ~tudiez-les b fond, et communiquez ensuite le r~sultat de vos constatations. Cola soul peut nous avancer."
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Apr~s avoir men~ b bien, grace ~ un savoir extraordinairement ~tendu et ~ cette disposition m~thodique, un tr~s grand nombre de travaux de psychologie exp~rimentale, entre autres sur les ph~nom~nes de l'audition color,e, de ia perception st~r~ognostique (Annie psychologique 1899) et de l'agnosie (ibid. 1900), de rassociation des idles (Paris, Doin 1903) etc., Clapar~de se voua sp~cialement ~ ]a psychologie de l'enfant et la ~ d a g o ~ e 1). Sous ce rapport, il fait cette triste constatation que notre connaissance de l'~me de renfant est extr~mement incompIAte. ,,Que la pd~dagogie doive reposer sur la connais:,ance de l'enrant, c o m m e rhorticulture repose sur la connaissance des plantes, c'est l~ une v~rit~ qui semble ~Idmentaire. Elle est pourtant enti~rement m~connue de la plupart des p~dagogues et de presque routes les autorit~s scolaires." C'est ainsi que commence son ouvrage classique: ,,Psychologie de l'enfant et p~da!1og/e e~cp~rimentale" (1904), qui assura la cdl~brit~ mondial¢ de l'auteur. Dans cette oeuvre oh il expose sa th~orie, d'une nouveaut~ r~volutionnaire, Clapar~de insiste sur le fait que l'enfant n'est pas un adulte en miniature, mais un ~tre qui a son d~veloppement propre. Le probl~me du d~veloppement mental y est trait~ de fa~on magistrale, avec l'indication des facteurs dont d~pend ce d~veloppement. La partie principale de l'ouvrage sous sa forme d~finitive est une description des m~thodes de recherches psychologiques, d'une clart~ et d'un expos~ syst~matique incomparables. Son influence peut ~tre illustr~e par le fai#;que ce livre, qui en est ~ sa douzi~me ~dition francaise, a ~t~ traduit en anglais, allemand, espagnol, italien, roumain, russe, polonais, grec et bulgare. Pour encourager les progr~s de cette p~dagogie bas~e sur la psychologie, Clapar~de fonda en 1912 avec son ami, le Professeur Pierre Bovet, l'Institut Jean.Jacq~es Rousseau, qui 1) Rappelcn~ dens ¢e doggone ~ ~tudes sur l'lllusion opUque ehe~ le~ enfants a n o r m a u x (1906). ,.Plan d'exl,~rience c o U e ~ l ~ m~r le dessln des enfants" (1907).
.,Exemple de perception wncr~tlfiue chez tm e~:ant" (Archives de Pryvhologte. ~glS), ,,La conscience de la ressemblance et de la dLff~rence chez l'e~danY' .krehlves de PsTehologle, 1918), ,,L'exl~rlmentaUon psychologlque comme reopen d'apprendre attx en:l~ant~ b se cormaRre eux-mez~-~" (Interm&Uatm des ~lueatett~L 1921).
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fur d'abord une institution priv~e et qui est maintenant rattach~ ~ l'Universit~ de Gen~ve comme ,,Institut des Sciences de l'Education". Ainsi fut ~rig~ un centre qui attire des p&lagogues et des ~tudiants de toutes les parties du monde. Le niveau ~lev~ des cours, l'enseignement de la m~thode, les consciencieuses recherches, donn~rent ~ l'Institut une renomm~e sans seconde en Europe. Clapar~de eut aussi la grande satisfaction de voir qu'en 1927 le Canton de Gen~ve d~cida de confier ~ son Institut la formation des Instituteurs. Ce sur quoi l'on insiste tout particuli~rement, aussi bien dans la ,,Psychologic de l'enfant", qu'A l'Institut J. J. Rousseau, c'est sur la formation de l'individualit~ chez l'enfant. Ce souci de l'individualit~ tient une grande place darts une brochure de Clapar~de, qui fait une impression particuli~rement rafraichissante: ,,L'Ecole sur mesure" (Lausanne 1920), oh il insiste sur la n~cessit~ d'une ~ducation scolaire ,,sur mesure', c'est-~-dire correspondant au d~veloppement de Fenfant. Les idles p~lagogiques de l'~minent chercheur sont renferrules dans son ,,Education fonctionnelle" (1931), ouvrage pr~cieux pour tousles p~dagogues. Apprendre est pour Clapar~de une fonction biologique. Ce dolt ~tre un plaisir, comme le jeu. La conclusion du livre renferme tout un programme d'~ducation: ,,C'est justement pour preparer ~ la vie que l'~ducation doit ~tre une vie. Et si l'~ducation se propose d'etre une preparation A la vie, sans ~tre elle-m~me la vie . . . . elle ne prepare pas A la vie." Clapar~de a vou~ une attention particuli~re aux probl~mes scolaires. Rappelons iei ses articles sur: ,,Les notes scolaires ont-elles une valeur p&lotechnique?" (Revue de P~dotechnie 1913), ,,L'Ecole et la psychologie exp~rimentale" (Annuaire de l'Instr. Publ. de la Suisse romande, 1915), ,,Les m~thodes d'~ducation et la psychologie appliqu~e" (Educateur 1929). II est done bien compr~hensibie que, lors de la r~organisation de l'enseignement au Br~sil et en Eg~jpte, Clapar~de ait ~t~ appel~ comme conseiller par les gouvernements de ces deux pays. Lorsque le d~veloppement des ~preuves d'aptitudes professionnelles mit ~ l'ordre du jour le probl~me de la ~s~lection des ~l~ves, Clapar~de exposa dans un remarquable ouvrage:
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,,Comment d~erminer les aptitudes des ~coliers?" (Paris 1923, Flammarion), les m~thodes de ces ~preuves - - en partie celles d'auteurs ~trangers, en partie les siennes. COt ouvrage est lui aussi devenu c]assique. Clapar~de se tourna ~galement de bonne heure vers l'application de la psychologie k la vie Jcon~mique. On trouva d~jb en 1913 dans les ,,Archives" qu'il dirigeait, un travail de E. Degallier sur ,,Horlogerie et Psychologie". D~s lors il suivit avee la plus grande attention les tentatives qui se faisaient en d i f f ~ n t s pays pour employer la psychologie dans le choix des carri~res. En bon organisateur dou~ du sens de ravenir, fl eut en 1920 rheureuse idle d'inviter ~t Gen~ve tous ceux qui s'~taient specialists dans ce nouveau domaine; ainsi eut lieu la premiere Conference psychotechnique, qui d~termina rann~e suivante la fondation du ,,Comit~ de rAssociation internationa]e des Conferences de Psychotechnique" k Barcelone. Clapar~de fut choisi comme President ~ vie de ce Comit~ ~t prit une part active ~ routes ses s~anc~.s, Depuis lors plusieurs de ses travaux furent consacr~s k des recherches dans le domaine dont nous venons de parler. Citons avant tout ici la br~ve mais sup~rieure ~tude sur ,,L'orientao tion professionnelle, ses probl~mes et ses m~thodes" (Gen~ve, ~Bureau international du travail, 1922). Nombrcux sont les articles qu'il fournit, le plus souvent par consideration m~thodologique, pour le d~veloppement de la psychotechnique et pour l'~claircissement de la terminologie. A son nora se trouve k jamais rattach~ un syst~me particulier d'estimer les r~sultats d'une ~preuve. (,,Le Percentilage de quelques tests d'aptitude", Archives de Psych. 1919), et aussi la premiere investigation sur le problSme ,,De la constance des sujets k r~gard des tests d'aptitude" (Arch. de Psych. 1919). II n'y avait, d'ailleurs, aucun probl~me psychologique au sujet duquel Clapar~de ne prit position de fa~on stimulante et encourageante. Ainsi, la psyehologie animale l'int~ressait vivement, et il lui consacra plusieur~ essais, dont nous mentionnerons ici: ,,Les animaux sont-ils conscients?" (Gen~ve, 1901) ; ,,Les chevaux savants d'Elberfeld" (Arch. de Psych. 1912) ; ,,Etat hypno'ide chez quelques animaux" (Arch. des sciences physiques, 1925) ; ,,La n~moire chez les poules"
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(Arch. de Psych. 1920) ; ,,L'importance de la psychologie animale pour la p~lagogie" (Zeitschr. f. p~idagogische Psych. 1911); ,,Tierpsychologie" (Psychologie animale) (Handw6rterbuch der Naturwissenschaften 1913). II fut aussi l'un des premiers psychologiques qui soutinrent les theories de Freud. Son m~moire sur ,,Le sentiment d'inf~riorit~ chez l'enfant" (Gen~ve, 1934) est une remarquable raise au point des idles d'Adler sur ce sujet. Cependant ses nombreuses recherches de psyc~ologie appliqude ne ralentissaient nullement son activitd da~.s le domaine de la science pure. A c e domaine appartient son ouvrage capital, ,,La gen~se de l'hypoth~se" (Gen~ve, 1933). II consacra ~galement (depuis 1904 sans interruption) beaucoup de son temps et de ses forces ~ ses recherches sur le sommeil, et d~veloppa une de ses idles favorites ~ ce sujet clans son m~moire ,,Th~orie biologique du sommeil et de rhyst~rie" (Gen~ve, 1928) oh il exposait en d~tails le probl~me entier. C'est aussi ~ l'infatigable activit~ de Clapar~de que l'on doi~ son travail d'dditeur des ,,Archives de Psychologique", le premier p~riodique psychologique de Suisse, fond~ en 1901. Durant 39 ans, il parut presque chaque annde un volume. Clapar~de finan~ait sa revue de ses propres deniers et en poursuivit la publication alors qu'elle reprdsentait pour lui an grand sacrifice materiel. Elle brava routes les temp~tes et surv~cut ~t beaucoup d'entreprises analogues en Suisse. Claparbde ne se limita cependant pas ~ s'adresser uniquement au cercle restreint des savants. Maniant la plume c o m m e la parole, il publia dans des journavx des articles de vulgarisation, c o m m e par exemple ceux du ,,Journal de Gen~ve", qu'il rdunit ensuite en une s~rie de petits volumes sous le titre de ,,Causeries psychologiques". Ces causeries appartiennent ~ce qu'il y a de mieux -- du moins en Europe -- sous ce rapport, et on peut en recommander tr~s chaudement la lecture aux ~tudiants de psychologie. Sa maitrise abso!ue du sujet, jointe ~tune fa~on d'exposer spirituelle et claire, a donn~ ici seuvent naissance b de petits chefs-d'oeuvre dans l'art de la vulgarisation de la science. S'int~ressant toujours aux efforts sociaux, Clapar~de a ~t~ vivement touch~ par les ~v~nements politiques. II accueillit de
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la f a r m la plus amicale des collbgues qui avsient eu b souffrir des temp~tes de la premiere guerre mondiale et des r6volutions politiques d'apr~s guerre. Sa maison ~)mme son Institut furent un asile pour bien des gens. Son aide g~n~reuse contribua A sauver mainte vie humaine et mainte oeuvre. Elle ne provenait pas seulement de son noble coeur, elle ~manait encore d'une autre source: son esprit d~mocratique. L'individualit~ de l'enfant, pour lacluelle Clapar~de entra en lice avec tant de zSle, n'~tait pas pour lui un simple mot, il v~n~rait l'individualit~ de route creature humaine. II y avait 1~ pour lui un imp~ratif profond. La Suisse a perdu en lui un de ses meilleurs fils, la science un de ses repr~sentants les plus rares: un grand homme, un savant ~minent, un beau caract~re.