Les adolescents de l'an 2001

Les adolescents de l'an 2001

Arch PCdiatr 2001 ; 8 SuppI : 227-9 0 2001 gditions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tous droits rCservCs Confkrence plhiitre Les adolescent...

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Arch PCdiatr 2001 ; 8 SuppI : 227-9 0 2001 gditions scientifiques et medicales Elsevier SAS. Tous droits rCservCs

Confkrence plhiitre

Les adolescents de l’an 2001 M. Fize Centre d’ethnologie

frmpise

(CNRS), 6, avenue du Mahntmu

L’adolescence est bien, selon le juste mot de Marcel Mauss, un fait social total. Un fait submerge par les prejuges. Un fait complexe assurement. Chacun de nous s’en fait une certaine idee. 11existe done des definitions meditales, psychologiques, historiques, ethnologiques, sociologiques, juridiques, de cet age de la vie. Aucune, pourtant, a elle-seule, ne saurait pretendre au statut de definition <>. Oserais-je dire ici que nul n’a le monopole de la connaissance du cceur et de l’esprit adolescents, que chacun, a son niveau d’analyse, ne dttient qu’une parcelle de savoir sur cet age, que c’est bien <s[l]. Nous devons neanmoins faire cet effort de definition, tenter d’embrasser le plus grand nombre d’aspects de ce c>esprit, dit-on souvent. De la cette idee de crise, abusivement colportee depuis Rousseau et Freud, que nous entendons deconstruire completement darts un prochain travail, a la lumiere de I’Histoire et de l’enseignement des sociCtCs humaines, dans leur plus grande diversite [2]. Adoles-

Gandhi.

75116 Paris. France

cence-puberte : les mots ont souvent Cte’associes depuis le XVIIF siecle. La litterature scientifique offre cependant plusieurs exemples de dissociation. L’on dit alors que la puberte precede l’adolescence ou, au contraire, qu’elle la suit. Sur la base d’une etude longitudinale que nous avons effectute, avec une collegue psychosociologue, aupres d’un groupe de 30 sujets, a paritt filles-garcons, sujets suivis pendant cinq annees (du tours moyen deuxieme annee a la classe de seconde), nous pouvons dire que l’adolescence commence aujourd’hui avant la puberte, que le binome 9-10 ans inaugure ce deuxibme age de la vie et que la premiere tranche d’adolescence s’etend jusqu’a 12 ans et demi environ. 11 y a done bien rajeunissement de l’adolescence, non pas tant en raison d’une toujours plus grande precocite pubertaire (phenom&e, au demeurant, exagere) qu’a cause d’une projection plus rapide dans l’univers culture1 des grands pairs adolescents. Les signes precurseurs de cette seconde naissance sont bien culturels ; ils sont le resultat d’une pression du complexe mediatico-commercial qui pousse les enfants, de plus en plus tot, sur les rivages de ce monde fascinant qu’est l’adolescence modeme. Ainsi les nouveaux adolescents sont-ils de plus en plus jeunes. Les 9-12 ans forment alors ce que nous nommons les jeunes adolescents - expression preferable a celle de preadolescents - qui n’a pas grande valeur scientifique. En resume, l’adolescence n’est pas seulement (et, peutCtre pas preferentiellement) organique et psychologique ; elle est Cminemment culturelle. Oui, l’adolescence moderne est fondamentalement une culture. Elle est un autre monde (a des annees-lumiere du notre), un monde qui nous fascine et nous inquibte a la fois. Elle a ses valeurs, ses regles, sa propre conception du temps et de l’espace, son propre rapport a soi. L’adolescence, en somme, est la conjugaison du singulier et du pluriel. C’est un age qui ne peut se bien comprendre que saisie, de concert, dans ces deux dimensions, indissociables, inextricables.

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M. Fize

Puisque, decidtment, on ne saurait tout dire sur l’adolescence, tout dire en aussi peu de temps, je dirai ceci qui me parait important. L’adolescence, si vous m’autorisez cette image sportive, ressemble a un triple saut : un saut dans un Moi en recomposition, en consolidation, en tbullition - mots que je laisse a votre convenance -, un saut dans le temps, un saut dans l’espace. G 11 faut bien que jeunesse passe )j, disait-on couramment autrefois, pour dire a la fois l’agitation supposee de cet age de la vie et marquer la perspective d’un terme necessaire, social : le mariage et l’emploi. Tout est boulevers6 aujourd’hui avec la prolongation des etudes et l’accroissement du chomage et de la precaritt. Par voie de consequence, l’on peut considerer que l’adolescence n’est plus du temps qui passe, mais du temps qui dure, s’etemise parfois, du temps qu’il faut amtnager, minutieusement, inlassablement. L’adolescent est dans le temps, tout le temps. Temps present, stressant, parfois dtsesperant. 11 s’agit bien d’&tre dans l’evitement d’un futur souvent peu grisant, de plonger dans l’immediat pour Cvacuer la pensee d’un lendemain incertain. Les temps avec lesquels nous raisonnons d’ordinaire : temps contraints (au pluriel) - temps familial et scolaire, temps professionnel -, temps libre (au singulier), dans une distinction qui se veut toujours rigoureuse, sont ici brouillts. 11 n’y a plus qu’un temps, que je nommerai culturel, un temps en continu, Cminemment (ou terriblement) quotidien, qui revele des faqons d’etre et de faire (avec les pairs). Ce temps culture1 est le temps du present immediat. C’est un temps rayonnant. Rayonnant d’abord sur la vie de l’adolescent. A defaut de recouvrir les temps contraints, il les deborde souvent, y depose sa substance, venant ainsi parasiter les qualifications savantes. Que ce temps soit sportif, musical ou artistique, il touche les corps et les esprits, jusqu’a en modifier, pourquoi pas ?, la structure. Rayonnant ensuite sur le corps social. En ce sens, les adolescents sont en avance sur leur temps et prefigurent le temps social de demain, temps d’abord consacrC a soi. Saut dans le temps, l’adolescence est aussi un saut dans l’espace social, par d&engagement progressif de l’espace prive : la maison. Le dtsir de l’adolescent, on le sait, est de sortir et, plus encore, selon l’expression consacree, de k,d’epouser la logique amoureuse. On le voit done se faufiler dans l’espace public, seul ou en groupe : il semble fondre sur la ville, la prenant au depourvu. Car la ville n’est pas faite pour lui. Alors, il se glisse dans les plis de l’urbain, dans ses interstices, occupe des morceaux de territoire, pour y loger ce temps present que j’evoquais tout a l’heure. Temps innovant de la creativite, qui semble redonner de l’humanid a la ville, de la vie, de la couleur (avec les graffs, par exemple). Ici encore, les adolescents tiennent a distance - quand ils ne s’en moquent pas, purement et simplement - le decou-

page spatial officiel. Espaces privts, espaces publics, espaces intermediaires ou intervalles, voila bien des logiques qui trouvent rarement grace a leurs yeux. Leur devise : ccoti l’on veut, avec qui l’on veut, quand l’on veut j> exprime leur preference pour les espaces publics ouverts, libres d’acces. Leur mefiance envers les institutions de loisirs est grande parce que synonymes de regles et de normes contraignantes. L’on dit parfois que la societe adolescente a une culture. Non, c’est une culture. Dont la ville est le temoin, la victime quelquefois. Une culture au sens fort, un mode de vie, qui transcende les clivages sociaux ou geographiques, une man&e d’etre dans le monde, avec les autres. Cette culture, qui est d’abord urbaine, se fait volontiers bruyante, marquante aussi. Marques sur le corps, marques sur la ville (cela s’appelle le tag, par exemple), je reviendrai sur ce point dans un instant. Saut dans le temps, saut dans l’espace, saut dans soi, ainsi est l’adolescence. I1 est ici des mots-cl& : reconnaissance, identite. Si l’adolescent est un etre singulier, il vit au pluriel. (>,ils en viennent a former une classe d’age particuliere, plus encore une cattgorie sociale. Le rapport a soi est done aussi un rapport de l’entre soi [3]. C’est dire combien l’adolescence est une totalite : physique, psychique, culturelle et sociale a la fois. En clair, l’adolescence n’est pas seulement une affaire de points noirs, selon llexpression de Montherlant, c’est aussi un Ctat social. Etre adolescent, c’est &tre soi avec les autres, par les autres. C’est devenir soi par l’autre. L’autre comme [seul] moyen de communion avec soi. Lui ressembler et s’en distinguer a la fois. Pour Ctre soi, il faut Ctre comme les autres, et, en m&me temps, il faut s’en dissocier. Pour devenir un soi complet, il ne faut plus Ctre totalement comme les autres. Pas simple. L’adolescence est bien d’abord une mise en scene (sociale) de soi, pour soi, pour affronter l’autre. Elle implique des marqueurs identitaires, comme autant de signes d’appartenance et de reconnaissance. Surgit alors un langage, (>,pas tout a fait comme le notre. Langage dont Durkheim nous a appris qu’il ne consiste pas a manifester la pensee du dehors, une fois qu’elle est formee, mais qui sert au contraire a la former. Langage cru, agressif, langage des gargons et, de plus en plus souvent, des filles aussi, langage qu’il faut savoir decoder. Car il y a de la ritualitt dans cet exces langagier. Autre marqueur identitaire : la parure. La socitte adolescente (mais la societe adulte ne lui ressemble-t-elle pas ?) est attentive a son apparence. L’obsession du paraitre traduit autant des exigences sociales que des besoins naturels. 11 faut se couvrir pour <>son corps ou, au contraire, le reveler. C’est selon le sexe. En gross&e reduction, nous dirions vetements plutot amples pour les garcons qui, cherchent a cacher leurs modifications longtemps,

Les adolescents

pubertaires ; vetements plutot moulants pour les filles qui, au contraire, dtsirent Ctre vues dans ces modifications. Et la presse d’tvoquer les nouvelles <>qu’elle se plait a noircir exagerement. Je dirai enfin - pour ce qui nous concerne plus directement, plus professionnellement - qu’il me parait aujourd’hui n&essaire de fonder une veritable Science humaine et sociale

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de I’adolescence, une science qui soit plus qu’une juxtaposition d’approches disciplinaires, mais qui soit, au contraire, une confrontation de ces approches et des savoirs produits par chacune, ce que Lagache nommait une <
M. Kant et le problhme de la me’taphysique. Paris : Gallimard : 1953. Fize M. Adolescence en crise ? vers le droit ?I la reconnaissance sociale. Paris ; Hachette education 1998. Fize M. Les bandes I’entre soi adolescent. Paris : Des&e de Brouwer ; 1993.

4 Lagache D. La psychologie I’Enseignement

et les sciences SupCrieur 1960 ; I : 12.

humaines.

Revue de