Ethics, Medicine and Public Health (2015) 1, 522—526
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DOSSIER « DÉSIRS DE VIVRE ET DE MOURIR » /méditations philosophiques
Les droits ne font pas une éthique Rights are not an ethics P. Valadier (Directeur des Archives de philosophie, Professeur émérite) Facultés jésuites de Paris, centre Sèvres, 35 bis, rue de Sèvres, 75006 Paris, France Rec ¸u le 2 septembre 2015 ; accepté le 5 octobre 2015 Disponible sur Internet le 7 novembre 2015
MOTS CLÉS Droits humains ; Éthique ; Personne ; Réciprocité ; Législations
KEYWORDS Human Rights; Ethics; Person; Reciprocity; Laws
Résumé Le recours aux droits humains ne peut tenir lieu de morale, sinon le risque est grand de vider les droits de tout contenu concret et d’en perdre la valeur. Il faut donc à la fois honorer une référence devenue universelle, mais en connaître aussi les limites. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Summary The appeal to the human rights ought not to take the place of ethics or moral; otherwise, the danger is great to be unable to think straight. So we have to honour a universal reference, but also to recognise its limits. © 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Nul n’ignore à quel point les questions éthiques actuelles posent des problèmes sans précédents et à quel point aussi des repères fermes et partagés manquent pour y répondre : que ce soit en biomédecine, en matière financière, pour l’environnement et l’exploitation de ressources rares, aussi bien que pour une répartition équitable des biens et des services. L’absence d’unanimité en matière religieuse et morale aboutit à la
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Les droits ne font pas une éthique perte de références communes, et donc ajoute à la difficulté, d’aborder sereinement et efficacement ces problèmes. Une issue semble pourtant s’offrir : aborder ces questions sous l’angle des droits humains. N’est-il pas admis en effet, que la référence à la Charte des droits de l’homme (ONU, 1948) constitue une base quasi unanimement reconnue par les états actuels ? Il paraît dès lors justifié de se fonder sur de telles références pour réfléchir aux graves problèmes éthiques ou moraux1 évoqués ci-dessus. Mais cette évidence peut-elle être intellectuellement soutenue ? Ne risque-t-on pas ainsi d’ouvrir la voie à des conclusions strictement individualistes (recours à « mes » droits) qui resteront bien en-dec ¸à de problèmes dont la solution ne semble pouvoir être sérieuse qu’à un niveau global, collectif, mondial ? En un mot, la référence aux droits suffit-elle pour la réflexion éthique et morale ?
Une substitution peu discutée Le titre donné à ce numéro de la revue, « Droit (devoir) de vivre et droit (devoir) de mourir », fait apparaître comme un état de fait admis qu’on parle de droit(s) et de devoir(s) pour des sujets aussi sensibles que ceux qui concernent le vivre ou le mourir. Remarquable, et d’ailleurs presque exceptionnel, qu’on associe droits et devoirs alors que de manière très générale on s’appuie sur des droits, sans remarquer que ceux-ci resteraient formels et vides sans des devoirs correspondants (le droit à la santé n’allant pas par exemple sans devoir de soigner. . .). Remarquable encore la substitution d’une problématique juridique à une approche proprement éthique ou morale. C’est que l’on tient pour acquis que la référence au bien (ou au bonheur, à la fac ¸on des « Anciens ») a quelque chose d’autoritaire, d’uniforme, d’imposé, de contraint, alors que le juste semble honorer davantage, et la rationalité moderne, et le pluralisme de nos sociétés démocratiques. Déjà Pascal se refusait à une référence au bien commun, à cause même de la diversité de ce qu’on tient pour le bien [1], et Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs s’en est pris avec vigueur à toute référence au bonheur de la personne, incapable, selon lui, d’orienter dans le sens du devoir et de la dignité de l’homme. Le juste ou le droit semblent donc devoir se substituer au bien et au bonheur, en tant que normes de l’agir humain. Le rapatriement du bien vers le juste ou le droit se trouve aussi confirmé, pense-t-on, par les incertitudes liées aux morales ou aux mœurs. Variables à l’infini selon les époques et les cultures, elles ne semblent pas pouvoir offrir ces références communément partagées au nom desquelles des décisions correctes pourraient être prises, soit un niveau des personnes, soit au niveau des états dans la législation. Faute d’appui sur une totalité englobante qu’offraient les religions ou qu’on peut trouver encore dans l’idée de bien commun, la philosophie moderne s’est donc appuyée pour penser la « condition politique » sur l’individu considéré comme un atome irréductible. Aussi bien la philosophie politique de Hobbes que celle de Locke, et de manière générale les philosophies du contrat social, ont pris pour base l’individu 1
La distinction entre éthique et morale est essentielle. Nous les identifierons cependant ici.
523 considéré soit dans sa volonté de vivre prise comme un droit fondamental (Hobbes), soit dans ses intérêts à posséder et à garantir ses biens (Locke). Du coup, c’est bien la référence au droit de l’individu, considéré dans sa nudité ou dans ses intérêts qui devient la base essentielle en toute réflexion sociale et politique. Sera juste ce qui répond aux justes droits de cet individu, ou à ses aspirations fondées à vivre, pas nécessairement à vivre « bien », mais à vivre physiquement et à s’en donner les moyens, par la propriété par exemple. On peut donc soutenir que tel est l’horizon de pensée en contexte philosophique libéral ; la substitution de l’idée de droit à celle de bien, voire même de devoir, semble non seulement aller de soi, mais parfaitement correspondre aux perspectives propres à la modernité ; celle-ci donne congé aux doctrines idéologiques ou religieuses, elle honore l’individu lui-même dans ses désirs et ses attentes de vie réussie. Que veut-il ? Quels sont ses désirs sur la manière de mener sa vie ? N’a-t-il pas une sorte de droit souverain de mener sa vie comme il l’entend, donc un droit de vivre incontestable ? Qu’attend-il de la mort ? Ne peut-il pas en décider s’il estime que sa vie a perdu tout sens, toute valeur, toute dignité ? Qui peut ou pourrait lui imposer en de telles matières une obligation extérieure, l’impératif d’une volonté à laquelle il n’aurait pas pleinement consenti ? N’est-ce pas justice que d’honorer les attentes, donc aussi les droits de tout être humain ? Qui pourrait prétendre s’appuyer sur un bien transcendant pour apprécier ou déprécier le droit de chacun ? Même si l’on ne fait pas du sujet moderne un souverain totalement maître de sa vie et de sa mort, on admettra comme allant de soi qu’il est le mieux placé en toute hypothèse pour décider en de telles matières existentielles. Malgré la quasi évidence d’une telle position, considérée comme allant de soi, on aperc ¸oit assez vite certaines difficultés redoutables qu’elle implique. Y a-t-il des limites à de tels droits ? Or faute de limites, on risque bien de sans s’engager dans une quête infinie et vaine, donc ouvrir la voie à des insatisfactions permanentes. Par exemple jusqu’où va la disposition de soi, si forte revendication de toute pensée moderne ? Inclut-elle qu’on puisse disposer de son corps, partiellement ou totalement, qu’on puisse se vendre, se louer (mères porteuses ou de substitution), demander la mort ? Une telle liberté ne recouvrirait-elle pas en fait de nouvelles formes de servitude, maquillées sous les couleurs de la si indiscutable valeur de la disposition de soi ? À quoi on peut ajouter encore qu’une liberté individuelle peut se croire libre alors qu’elle obéit à des influences cachées ou qu’elle se fait complice de pressions subies ou non aperc ¸ues : la femme musulmane voilée peut estimer montrer ainsi son indépendance et manifester une légitime pudeur, mais on peut aussi se demander si en réalité elle ne se plie pas à des diktats, venant de sa religion, de son entourage ou des coutumes ancestrales. Auquel cas elle serait plus victime que consentante et libre. Ces interrogations ouvrent la voie à une critique de cet individualisme moderne, fondamental dans les philosophies du contrat : l’individu a bien sans doute un droit à vivre, mais même les théoriciens comme Hobbes, ne cachent pas que ce droit implique droit à la sécurité, donc droit à être protégé « des autres ». D’ailleurs l’expression de « droit de vivre » est ambiguë, car un tel droit ne peut
524 être éventuellement revendiqué que si l’on vit déjà une vie à laquelle nul d’entre nous n’a eu à proprement parler « droit » avant de naître. . . La vie, nous l’avons tous rec ¸ue, et donc nous dépendons de nos géniteurs par rapport auxquels c’est plutôt nous qui avons des devoirs, et même une dette, que des droits. Ce qui n’est pas sans conséquences dès lors que nos parents deviennent dépendants avec la pauvreté, la maladie ou le grand âge. C’est dire du même coup que l’individu que nous sommes n’est pas un atome isolable, qu’en lui-même et dans sa naissance comme dans sa survie, il dépend d’autrui : soit qu’il ait rec ¸u la vie selon la condition commune, soit que la présence d’autrui le menace, suscitant la crainte de se voir infliger la mort (pour l’auteur du Léviathan), ou alimentant la peur d’être dépouillé de ses biens et de son travail (Locke). On ne peut donc oublier cette vérité anthropologique fondamentale : l’être humain ne naît à lui-même, ne naît à la vie que dans le rapport à autrui, ne subsiste et ne devient humain que par l’échange du langage au sein duquel il prend peu à peu conscience de lui-même. Sans ce milieu porteur, il ne subsiste pas et son « droit à vivre » devient un vain mot.
Les droits de l’homme et du citoyen En ce point de notre réflexion, nous devons nous rappeler que les législateurs de 1789 parlaient non pas de « droits » en soi, mais proposaient une « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (je souligne). Ils « déclaraient » de tels droits, donc ils les faisaient monter au jour du langage et de la formalisation ; ils ne les lisaient pas dans la nature, même pas dans la nature de l’homme, mais ils les affirmaient pour que soient mieux respectés « les actes du pouvoir législatif et exécutif », donc pour que soit mieux assise la Constitution (politique) et que tout « tourne au bonheur de tous ». Le souci premier n’était donc nullement la sauvegarde de droits individuels, mais la responsabilité envers une vie commune pacifique et heureuse pour tous. La référence à la Cité et au bonheur de tous était donc essentielle, car c’est à partir d’elle que l’on pouvait « déclarer » un certain nombre de droits personnels, sans le respect desquels la vie sociale deviendrait problématique, voire franchement proche de la « condition naturelle », donc marquée par la violence et la mort. On est par conséquent fondé à dire qu’en effet sans pouvoirs constitués aptes à faire respecter de tels droits, sans une cité ordonnée, sans un corpus de lois aussi justes que possible, ceux-ci seraient vains et vides. Le droit de vivre, droit de nature pour Hobbes, n’a de sens et de contenu que dans une société organisée et conduite par des lois. Mais plus généralement on peut soutenir que tout droit en appelle à une organisation économique, sociale, culturelle apte à répondre aux attentes : qu’en est-il du droit à la santé si personne n’est là pour soigner, donc sans personnel soignant, sans institutions hospitalières, sans science médicale. . . ? Qu’en est-il du droit au travail sans entreprises (performantes), et sans la formation technique, juridique, scientifique, indispensable pour trouver sa place sur le marché de l’emploi ? Qu’en est-il de ces mêmes droits sans un système éducatif apte à former des citoyens, des travailleurs, des hommes et des femmes éduqués à tenir leur rôle dans la société ? Mais encore revendiquer un « droit
P. Valadier de mourir » n’est-ce pas implicitement exiger de la part de la société, en fait du personnel médical, un devoir d’y répondre, donc un devoir de donner la mort ? On se trouve alors devant une contradiction fondamentale, car si la « condition politique » est essentielle à toute vie humaine, et répond donc à son « droit de vivre », elle doit garantir la possibilité de vivre et de vivre heureusement, peut-on lui demander en même temps d’attenter à cette vie ou de répondre, même sous conditions, au désir de mort de l’individu ? Ces questions ne sont ni polémiques ni réactionnaires ; elles touchent aux fondements même de la vie commune et au sens de l’existence de chacun. Elles montrent surtout que contre les penchants de l’individualisme, il faut reconnaître que l’être humain est fondamentalement relationnel, qu’il ne vit que « l’un par l’autre », que toute décision qu’il prend rejaillit sur les autres ou attend de ceuxci une réponse adéquate. Nul n’ignore les répercussions affectives lourdes pour l’entourage du suicide de quelqu’un : celui-ci n’abdique pas « son droit de vivre » sans conséquences pour les autres, et il ne peut donc pas prétendre ne pas toucher, ne pas blesser, ne pas concerner autrui d’une fac ¸on ou d’une autre. L’attitude adoptée envers soimême ne peut pas ne pas avoir d’effets sur autrui, que ce soit dans le domaine de la propreté corporelle, de la compétence technique dans sa profession, de l’honnêteté dans les affaires. Et donc contrairement aux principes de la morale dite minimaliste, avancés par Ogien [2], les devoirs envers soi-même existent bel et bien et découlent du respect qu’on doit à autrui, donc de la relation sociale la plus élémentaire. Il ne s’agit pas ici de « prêcher la morale », de faire porter à autrui un poids « maximal » d’obligations ou de devoirs, mais de tenir compte des exigences principielles de la vie commune, hors desquelles celle-ci se dégrade et les liens sociaux se dénouent. Ou alors l’individu se trouve laissé à lui-même, perdu et sans repères (donc sans ce qu’on peut appeler une éthique, entendue comme ensemble de normes et de principes rec ¸u par la société où l’on vit). Sans cette protection sociale indispensable, l’individu demeure sans droits garantis, il devient cet homme nu, exposé à tous les risques, dont a parlé Hannah Arendt, elle qui connut l’exil, les risques de se retrouver sans pouvoirs et sans droits à opposer à qui que ce soit. L’exemple tout récent (printemps 2015) des peuples Rohingas à qui le Myanmar (exBirmanie) ne reconnaît aucun droit de citoyenneté et qui fuient en s’exposant à la mort dans des embarcations précaires, montre dramatiquement ce qu’il en est d’individus ou de groupes sans encadrement juridique, politique et culturel. Des individus et des peuples exposés à la mort, rien de moins : à qui n’est pas reconnue l’essentielle dignité d’appartenance sociale et politique. . . et que les états voisins, Thaïlande, Malaisie, Indonésie refusent d’accueillir, ou simplement de secourir temporairement. Au fond, un déni d’humanité ! Cela montre aussi à quel point la vulnérabilité est un trait caractéristique de la commune humanité. Si l’individu « nu » a besoin de protections juridiques, c’est qu’il est exposé à toutes sortes de dangers, et d’abord par la faiblesse même de sa constitution physique. Hobbes avait bien vu en effet à quel point chacun peut devenir un danger pour autrui, parce que chacun est exposé à la mort et à toutes sortes
Les droits ne font pas une éthique de blessures, y compris de la part du plus faible, lequel peut attenter à la vie du plus fort. . . La constitution d’une communauté politique (République, ou Commonwealth) est donc nécessaire, avec tout son appareil de lois protectrices dans toute la mesure possible, afin d’assurer à chacun la possibilité de vivre (de remplir son « droit à vivre ») ou de protéger des exactions toujours possibles de la part d’autrui. Par là le droit en vigueur dans une société donnée n’est pas seulement le résultat de décisions politiques plus ou moins arbitraires, selon la philosophie positiviste si dominante parmi les juristes, elle a un « pouvoir symbolique ». Elle exprime par ses dispositions ce à quoi tient une société, ce qu’elle repousse (violences, injustices, inégalités. . .), elle en dit beaucoup sur ce qu’elle s’autorise comme sur ce qu’elle s’interdit. C’est bien pourquoi les législations, surtout quand elles touchent à ces moments si décisifs de la naissance et de la mort, expriment une conception de la vie commune, portent avec elles tout un sens de l’existence humaine, de la vie personnelle comme de la vie collective ; elles disent quelle valeur elles accordent à la vie commenc ¸ante et quel prix elles attachent à la fin de vie ; en elles-mêmes, elles en disent long sur le « prix » d’une vie humaine ou encore sur le sens qu’elles accordent aux plus faibles, aux plus pauvres, aux plus exposés aux pouvoirs d’autrui (médical, financier, mafieux. . .). Elles nous instruisent sur le pouvoir que s’accorde une société sur les personnes : droit de vie ou de mort, non seulement dans les anciennes législations ouvrant à la peine de mort, mais dans celles qui de nos jours offrent la possibilité du « suicide assisté ». Elles révèlent donc, ce que les juristes ont du mal à admettre, qu’elles sont porteuses d’une philosophie de l’homme, voir même qu’elles sont héritières de traditions religieuses.
Les droits ne font pas une morale On a pu affirmer que les droits de l’homme ne font pas une politique [3], n’en dispensent pas, ne peuvent donc pas supprimer la décision d’un pouvoir qui s’expose ainsi aux aléas de l’historicité. On pourrait paraphraser ce propos en avanc ¸ant que le recours aux droits ne constitue pas une morale, c’est-à-dire ne fournit pas les principes et les normes de la coexistence juste et pacifique entre citoyens, pas plus qu’ils ne suffisent à orienter une vie personnelle. Qu’ils le sachent ou qu’ils le nient, nos systèmes juridiques sont des héritiers de sagesses rec ¸ues par les traditions philosophiques et/ou religieuses, par l’expérience historique et l’enseignement qu’on a pu en retirer. En occident la référence fondamentale à la dignité de la personne humaine, affirmée avec force dans le préambule de la Charte de l’ONU (1948), est clairement un héritage heureux des philosophies du sujet raisonnable et de la religion juive et chrétienne affirmant la valeur incomparable de tout fils ou fille de Dieu. On ne peut ignorer le primat accordé à la personne humaine sur la communauté ou sur la société dans nos principes juridiques : c’est bien à cette personne de décider en dernier ressort de son destin, voire de désobéir à des lois injustes (Antigone) ou de s’y soumettre en connaissance de cause (Socrate, Jésus) tout en dénonc ¸ant le caractère inique des sentences de condamnation. Mais si donc nous avons des droits, ceux-ci ne peuvent jamais être des absolus, posant
525 la personne ou l’individu en source souveraine, déliée de tout rapport social ou de tout rapport à plus grand que soi (Transcendance, Dieu, Métaphysique). Car si la personne se croit en devoir moral de désobéir, elle accepte aussi les éventuelles sanctions de la société politique. Ou alors on participe au culte ou à la religion moderne de l’individu souverain, dont les conséquences en délitement social et en irrespect de ce que le pape Franc ¸ois appelle « la maison commune » [4], à savoir la planète ou l’environnement, sautent de plus en plus aux yeux de qui n’est pas totalement aveugle. Nous sommes assurément ici sur une crête dans une position difficile à tenir, et surtout à bien entendre. Il ne s’agit pas de prétendre que la référence aux droits humains n’a aucune consistance, comme le fait par exemple Philonenko [5], quand il écrit que « le droit est un attribut de Dieu. On commet une faute tragique en passant de ce droit absolu aux prétendus droits de l’homme. . . L’homme n’a aucun droit pour soi, en revanche il a des devoirs. Et son devoir — tu ne tueras pas — est le droit d’autrui. Si l’homme a le droit de vivre, c’est parce que j’ai le devoir de respecter une vie que Dieu a voulu, et non l’inverse ». Les droits seraient donc des « commandements », ce que n’est pas loin de soutenir aussi Simone Weil quand elle préfère parler d’« obligations » et non de droits humains. Mais ces positions, très dogmatiques dans le cas de Philonenko, ne permettent de justifier les législations posées au nom des droits humains que dans un contexte explicitement religieux. Or, que cela plaise ou non, le droit en contexte pluraliste qui est le nôtre, doit trouver des bases admises (plus ou moins clairement) par tous, ou du moins par la majorité des citoyens. L’appui sur une philosophie forte de la personne humaine, de sa dignité et de sa liberté, constitue pour nous une base assez ferme pour ordonner une vie commune « à peu près juste » pour reprendre une expression de John Rawls. Loin de n’être que de « prétendus » droits, ceux-ci sont décisifs pour le bien vivre commun dans la recherche toujours difficile de la paix et de la justice. Impossible donc de rejeter le recours à des droits humains, essentiel à la vie ensemble dans des sociétés pluralistes ; bien plus nous ne devons de reconnaître leur pertinence, mais aussi leur insuffisance. Arrachés à toute philosophie ou religion qui les soutiennent et les encadrent, donc aussi les limitent, ils risquent bien une redoutable dévalorisation, celle qu’on voit à l’œuvre dans l’individualisme ou dans les morales dites minimalistes qui s’organisent pour justifier tout caprice ou tout désir individuel. Ce qui aboutit à ces critiques injustes et graves, par exemple dans le mépris affiché par ceux qui parlent avec dédain des « droits-de-l’hommisme ». Les droits ne font pas une morale ; ils appellent pour trouver leur juste application la discussion démocratique organisée ; ils en appellent aussi aux « lumières de la religion » pour parler comme Ferry [6], donc en d’autres termes moins provoquants, aux ressources de sagesse, qu’elles soient philosophiques ou religieuses, dont nous sommes les héritiers. Ils peuvent s’appuyer du moins sur ces sagesses qui acceptent « le consensus par recoupement » et qui ne s’enferment donc pas dans un exclusivisme nocif à la vie démocratique partagée dans les saines diversités des convictions métaphysiques et religieuses.
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Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.
Références [1] Pascal B. Pensées, 479-74 bis. Paris: Le Seuil (Louis Lafuma); 1963.
P. Valadier [2] Ogien R. L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes. Gallimard. Folio Essais; 2007 [ou ses autres œuvres qui reprennent le même thème]. [3] Lefort C. L’invention démocratique. In: Droits de l’homme et politique. Paris: Fayard; 1981. p. 45—86. [4] Pape Franc ¸ois, Lettre Encyclique, Laudato, si. Sur la sauvegarde de la maison commune, (24 mai 2015), Vatican. [5] Philonenko A. L’Archipel de la conscience européenne. Paris: Grasset; 1990. p. 87. [6] Ferry J-M. Les lumières de la religion. Paris: Bayard; 2013.