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L’anthropologie 113 (2009) 198–210 www.em-consulte.com
Article original
Modes de sélection et contraintes en Europe centrale prénéanderthalienne Patterns of choice and constraint in preneanderthal central Europe Iris Glaesslein University of Liverpool, School of Archaeology, Classics and Egyptology, Hartley Building, Brownlow Street, Liverpool L69 3GS, Royaume-Uni Disponible sur Internet le 28 fe´vrier 2009
Résumé Les industries microlithiques du Paléolithique inférieur en Europe centrale étaient supposées être le résultat de la disponibilité de la matière première et donc des contraintes écologiques. Cependant, dans certains gisements tels que Bilzingsleben et Vértesszo˝llo˝s, les limitations de la matière première ne s’appliquent pas. Il est clair qu’il y a là un choix positif d’outils de petite taille qui doit avoir d’autres explications. Le modèle des formes apparemment stables, indépendantes des propriétés de la matière première, suggère que les sociétés d’hominidés ont possédé des normes définies et les ont transmises aux générations suivantes. Cet article avance l’hypothèse selon laquelle des modèles de choix peuvent être isolés à l’intérieur des assemblages d’outil lithiques du Paléolithique inférieur, différents des modèles imposés par les limitations écologiques. # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Paléolithique inférieur et moyen ; Normes définies ; Choix ; Limitations de la matière première ; Approche sociale
Abstract The Microlithic industries of lower Palaeolithic central Europe have been speculated to be a result of raw material availability and therefore natural constraints. However, on some sites such as Bilzingsleben and Vertesszo˝llo˝s, raw material constraints do not apply. Clearly here has been a positive selection for smallscale tools that must have different explanations. The seemingly stable pattern of forms unrelated to raw material properties, leads to the inference that early hominin societies possessed and transmitted over generations, a defined set of behavioural norms. The paper argues that patterns of choice can be isolated within lower Palaeolithic stone tool assemblages that are distinct from patterns of ecological restraint. # 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Lower and middle Palaeolithic; Behavioural norms; Choice; Raw material constraints; Social approach
Adresse e-mail :
[email protected]. 0003-5521/$ – see front matter # 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.anthro.2009.01.005
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1. Introduction Les industries microlithiques du Paléolithique inférieur et moyen d’Europe centrale étaient supposées être le résultat de la disponibilité de la matière première et, par conséquent, le résultat direct des contraintes écologiques (Holdaway et al., 1996). Suivant cette hypothèse, les outils étaient affûtés sans cesse jusqu’à être jetés à cause de leur taille ainsi réduite ou bien fabriqués à partir de petits morceaux de matière première, du galet pour la plupart, de manière ad hoc et nonconformiste. Les descriptions d’assemblages font état de la petitesse du matériel mais font aussi ressortir la difficulté à les définir comme des « cultures lithiques » spécifiques sur une base typologique alors qu’ils semblent trop variés (Eichhorn, 1909 ; Burdukiewicz, 2003). Il en résulte une situation duelle : d’un côté l’absence totale d’attribution « culturelle » à des groupes humains archaïques, et de l’autre une division sans fin en groupes typologiques. Selon moi, cette approche est trop simple. En suivant la première hypothèse, on pourrait se demander « pourquoi s’en soucier ? », en suivant la deuxième, on se perd dans les détails sans avoir de vue d’ensemble. Sur tous les gisements où de petits assemblages lithiques sont présents, il y a des questions qu’il faut poser, telles que : qu’en était-il de la matière première ? n’existait-il aucune alternative à la petitesse ? si la petitesse est la principale caractéristique commune à quelques sites du Paléolithique inférieur et moyen et qu’elle rend ces sites distincts d’un contexte général de gros assemblages, quels autres aspects ces sites ont-ils en commun ? quel est le degré réel de variabilité de ces assemblages, en comparaison intra- et intersites ? Donner un nom à un type d’assemblage implique un certain degré de stabilité dans la forme au sein de cet assemblage. S’il semble que nous discernons un schéma de formes stable, sans rapport avec les propriétés de la matière première, dans des gisements tels que Bilzingsleben et Vértesszo˝llo˝s, alors cela pourrait vouloir dire que les socie´te´s des premiers hominide´s posse´daient et transmettaient, de ge´ne´ration en ge´ne´ration, un ensemble de´fini de normes comportementales. Cet article avance l’hypothèse selon laquelle des modes de sélection peuvent se distinguer au sein des assemblages lithiques du Paléolithique inférieur et moyen et que ceux-ci diffèrent des modes liés aux contraintes écologiques. 2. Variabilité des artefacts Bailey et Callow (1986: 1) écrivent dans leur introduction de Stone Age Prehistory : « . . .la variation de la morphologie des artefacts en pierre et de la composition des assemblages ne peut pas faire référence à la simple variation culturelle mais elle représente le résultat combiné d’un registre complet de variables potentielles, y compris les particularités stylistiques, les contraintes technologiques, la disponibilité des matières premières, les facteurs fonctionnels, les modes de mise au rebut, les pertes postdépositionnelles et les biais de l’échantillonnage, dont beaucoup demandent à être identifiés par des moyens différents dans un contexte préhistorique. » 1 1
Citation originale : « . . .variation in stone artefact morphology and assemblage composition cannot be referred simply to cultural variation but represents the combined output of a whole range of potential variables, including stylistic idiosyncrasies, technological constraints, availability of raw materials, functional factors, patterns of discard, postdepositional loss and sampling bias, many of which are different to isolate in a prehistoric context. »
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Ce court extrait offre déjà un aperçu des problèmes auxquels nous sommes confrontés lorsque nous tentons de définir des groupes culturels distincts d’outils lithiques du Paléolithique. Cependant, des précisions s’imposent. White et Dibble (1986) ont défini cinq composantes principales de la variabilité des artefacts de petite taille : la matière, la fonction, la représentation mentale, la technologie, et l’aptitude. Expérimentalement, ils ont prouvé l’existence de capacités mentales (à savoir, chez les hommes modernes) en gardant toutes les autres composantes constantes. Par leur expérimentation, ils ont montré également qu’il existe des « microtraditions » ou style, à l’intérieur des groupes, tandis que les variations entre individus existent indépendamment. D’un autre côté, ils concluent, d’après leurs observations, que le style à l’intérieur du groupe n’est ni conscient ni stable dans le temps. D’autres auteurs (par exemple McPherron, 2000) insistent plus sur la qualité et la disponibilité de la matière première, pour expliquer la variabilité des artefacts plutôt que sur les représentations mentales. Milliken (1998) a proposé un modèle qui souligne le rôle de la disponibilité de la matière première dans les modes de production d’outillage lithique. La rareté de la matière première aurait alors pour conséquence une technologie de la conservation à haut niveau de maintenance, réparation et recyclage, ayant pour résultat des pièces plus petites et plus usées. Cependant, elle reconnaît que les relations sociales sont le facteur dominant de l’exploitation de l’environnement. La variation de la taille est, il est vrai, un important facteur dans l’étude des assemblages lithiques. En étudiant les bifaces de Kilombe, Gowlett (1996) a soulevé la question de savoir si les plus petits spécimens avaient été fabriqués par des individus plus petits ou si la taille est plutôt liée à la tâche. Il soutient que, si nous laissons de côté les contraintes imposées par le matériau lui-même et les besoins exigés par une certaine fonction du futur outil, le tailleur peut encore travailler dans un vaste champ de possibilités. Ces solutions possibles sont, là encore, limitées par le consensus social concernant la manière selon laquelle un outil spécifique réservé à un usage spécifique devrait être fabriqué ou ce à quoi il devrait ressembler. Au sein des limites de ce consensus, le tailleur peut faire ses propres choix quant à la façon de mener à bien sa tâche de fabrication. Les contraintes technologiques peuvent être engendrées par : les techniques disponibles, à savoir la connaissance des différentes manières d’obtenir des éclats ; les propriétés de la matière première, c’est-à-dire la qualité et par conséquent la malléabilité du matériau choisi ou disponible ; la contrainte volontaire de l’usage préférentiel d’une ou de plusieurs technologies spécifiques par rapport à d’autres. La disponibilité de la matière première est liée à l’accessibilité : les sources peuvent exister mais tout simplement ne pas avoir été accessibles à l’époque. Il y a également la question de savoir jusqu’où une population pouvait aller dans l’exploitation d’une source de matière première. Cela dépend largement des facteurs environnementaux concernant la disponibilité et le terrain ainsi que de la question du choix : quoi utiliser et jusqu’où aller pour l’obtenir. Les facteurs fonctionnels amènent des questions telles que : Quel était l’usage réservé à un outil spécifique ? Et un outil spécifique avait-il plus d’une fonction ? La question de l’usage d’un outil est largement déterminée par le matériau disponible sur lequel l’utiliser : l’utilisation d’artefact est une fonction de la stratégie de subsistance qui, là encore, dépend des deux facteurs disponibilité de l’écologique et du choix (à savoir, quoi exploiter de ce qu’offre l’environnement).
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Fig. 1. Variabilité des artefacts. Les flèches signifient « qui dépend de ». Artefact variability. Arrows to be read as ‘‘dependent on’’.
Les modes de mise au rebut (facteur comportemental), la perte postdépositionnelle – ou le gain, d’ailleurs – (facteur taphonomique) et le mode d’échantillonnage doivent être pris en ligne de compte lorsque que l’on réfléchi à la manière dont l’assemblage s’est constitué. Afin d’étudier les variations culturelles (dont l’une est la particularité stylistique), il faut premièrement déterminer les paramètres au sein desquels nous comparons ces variations. Deux déterminants principaux sortent du lot : celui environnemental/écologique qui détermine ce en quoi l’outil sera fait et ce sur quoi il peut être utilisé et l’individu utilisateur/producteur de l’outil qui choisi le matériau à utiliser et pour quel type de travail (Fig. 1). Dans l’examen des assemblages de microlithes en Europe centrale, nous sommes confrontés à une particularité au sein de l’Europe du Paléolithique inférieur et moyen. Les rares restes osseux n’attestent pas de la présence d’une population hominidés de petite taille. Cela fait de la matière première disponible, de la technologie et de la fonction des déterminants externes pour expliquer la taille de l’assemblage. Mais les choses sont plutôt plus complexes que cela. Examinons d’autres déterminants de la variabilité des artefacts. L’individu lui-même se situe au sein d’un groupe d’individus plus vaste, dont tous doivent obéir à une certaine norme de groupe cohérente, comme dans tous les groupes d’animaux et plus particulièrement dans les groupes de primates. Le groupe est situé dans un environnement donné et, par là même, soumis à des contraintes et des opportunités écologiques à l’intérieur desquelles il doit opérer. Je suggère que, en prenant toutes les variables en compte, la variabilité des artefacts au sein de paramètres écologiques donnés est une expression des normes du groupe que nous pouvons appeler normes culturelles, lorsqu’elles se distinguent clairement de celles d’autres groupes. 3. Approche sociale en milieu écologique Il est nécessaire de poser des questions telles que « pourquoi choisir de faire petit » mais les approches typologiques traditionnelles, de nature largement descriptive, ne sont pas suffisantes pour expliquer ce type d’assemblages. Une grande partie du matériel varie trop, particulièrement
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au Paléolithique inférieur pour être de manière utile regroupé par type. S’il semble qu’il existe des types, il existe également autant de degrés de variations entre les types. Il y a également un problème d’analyse de site. Comme le faisait remarquer John Gowlett (1997), les gisements du Paléolithiques inférieur et moyen se prêtent rarement à l’archéologie de haute précision. Les remaniements postdépositionnels rendent presque impossible l’approche psychologique d’un site. Quelques uns des « bons » sites, particulièrement Bilzingsleben, ont été étudiés en détails pour déterminer s’ils sont réellement des sites d’occupation ou simplement des sites archéologiques en raison de l’apport et du dépôt du matériel archéologique par des agents naturels (Beck et al., 2007). De plus, il existe des difficultés de datation des sites d’Europe centrale dues à l’absence de sédiments appropriés (pas de cendres volcaniques) et à la disparition de strates entières durant les âges glaciaires. En outre, nous trouvons des assemblages, dont la petite taille est quelques fois surprenante et qui – qu’ils soient redéposés ou in situ – semblent en décalage par rapport aux indices archéologiques qui les entourent et qui sont supposés avoir à peu près le même âge. Comment appréhender ces assemblages ? Quelles questions poser ? Une chose paraît claire : le besoin d’un cadre. En examinant le matériel qui mène jusqu’à l’occupation néanderthalienne, nous pouvons nous demander : en quoi le matériel est-il différent ou similaire ? est-il fortement formaté ? qu’est-ce qu’il révèle sur les capacités technologiques, cognitives et sociales ? En anthropologie, les êtres humains sont : « . . .sujet social et objet alternativement, objet et sujet naturel. C’est par l’interaction de ces relations sujet–objet que l’on peut comprendre leurs conditions présentes [ou passées] d’accès et d’usage des ressources naturelles spatiales »2 (Rao, 1992 : 91). C’est également vrai pour l’accès et l’usage des ressources naturelles, conservées et/ou fabriquées quelle qu’en soit la sorte, à savoir matière première, outil fini ou bien animaux ou végétation pour la subsistance. Où que nous regardions depuis le Paléolithique inférieur jusqu’au Paléolithique moyen, nous retrouvons des modes de sélection (et de négociation sociale ?) au sein d’un environnement établi : des petits outils à Bilzingsleben et Vértesszo˝llo˝s (Svoboda, 1987), une sélection spécifique de matière première concernant des groupes distincts d’outils à Ubeidiya et Gesher Benot Ya’aqov (Belfer-Cohen et Goren-Inbar, 1994), de la chasse au cerf à Salzgitter (Gaudzinski et Roebrooks, 2000). Cependant, nous devrions être prudents quant à l’application du concept du choix au sens comportemental moderne : « Comme l’a montré Isaac (1972), la technologie change rapidement et varie beaucoup plus, d’un point de vue de l’espace, une fois que les hommes anatomiquement modernes se sont établis. Cela suggère qu’avec les hommes anatomiquement modernes, nous voyons l’émergence d’une variabilité et d’une innovation technologiques à des niveaux plus modernes et qu’ils ne se retrouvent pas chez des formes plus primitives d’hominidés. Les premiers hominidés étaient 2 Citation originale : « . . .alternately social subject and object, natural object and subject. It is the interplay of these subject-object relations that their present [or past] conditions of access to and use of natural spatial resources may be understood. »
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résolument « non-modernes » du point de vue de leur technologie, produisant les mêmes artefacts sur une très longue période de temps »3 (Foley, 1988 : 212). Mais tout en reconnaissant l’existence d’une variabilité spatiale de la technologie, même s’ils ne sont pas aussi distincts que chez les populations d’hommes modernes, nous pouvons confirmer fermement l’existence de certains niveaux de variabilité, d’innovation et dorénavant de choix, chez les populations de premiers hominidés. L’étude du comportement des premiers hominidés en archéologie semble souvent cloisonnée dans le même faux raisonnement que pour l’étude des chasseurs-cueilleurs actuels en anthropologie : « . . .en prenant pour acquis que les conditions matérielles et le contexte techno-environnemental expliquent la plupart de ce que font les chasseurs-cueilleurs [ou les premiers hominidés respectivement] » 4 (Bettinger, 1991 : 6). Puisque la typologie n’apportera pas les réponses, nous devons poser une question totalement différente : quels sont les facteurs sociaux qui influencent le choix d’un jeu d’outils ? Les groupes d’hominidés, comme tous les primates, sont des êtres sociaux. Leurs actions s’inscrivent au sein de relations sociales. Il y a environ 500 000 ans, la population d’hominidés avait déjà subi d’importantes modifications anatomiques nécessitant une longue période de maturation qui, par conséquent, a facilité une longue période d’apprentissage social façonnant certains de leurs comportements. Les comportements sont transmis par les parents et les pairs et modifiés en fonction des circonstances et des besoins personnels mais ils sont habituellement inscrits au sein d’un cadre de référence. La transmission culturelle5 peut ressembler superficiellement à la transmission génétique mais elles ne sont pas d’égale importance. Bettinger (1991) indique que, puisque la transmission culturelle fait appel à un pool beaucoup plus important que la transmission génétique (i.e. l’ensemble du groupe social confronté aux deux seuls parents), ses conséquences seront différentes sur le plan de la variabilité des aspects individuels. En faisant appel à de nombreux contributeurs, le comportement culturel ne suit pas les lois de la transmission génétique, il n’est par conséquent pas sélectionné pour ses bénéfices sur l’aptitude et bien que le comportement
3 Citation originale : « As Isaac (1972) showed, technology changes rapidly and is much more spatially variable once anatomically modern humans are established. This suggests that with anatomically modern humans, we see the appearance of more modern levels of technological variability and innovation, and that these do not occur with earlier forms of hominids. Earlier hominids were decidedly ‘unmodern’ in their technology, producing the same artefacts over enormous time spans. » 4 Citation originale : « . . .accepting it as given that material conditions and technoenvironmental context account for most of what hunter-gatherers [or early hominins respectively] do. . . » 5 Le mot « culture » utilisé ici doit être interprété comme « culture matérielle ». Je n’essaie en aucune façon d’établir une entité culturelle humaine en me basant sur les preuves matérielles, à savoir les outils microlithiques. La culture humaine englobe tellement plus que les seuls vestiges matériels. Le comportement est un élément important de la culture humaine et la manière dont les artefacts sont utilisés au sein des groupes fait partie de ce comportement. Des artefacts identiques ou similaires ne peuvent, en aucune façon, avoir une signification identique ou similaire pour des groupes de gens différents et peuvent avoir été utilisés dans un contexte totalement différent. L’approche historicoculturelle allemande ne peut rendre compte de tous les groupes qui ont pu vivre dans la région. Pour une description détaillée sur la difficulté de l’utilisation du mot culture en archéologie Jones (1998), particulièrement les chapitres 2 et 3. Les artefacts étudiés ici font partie d’un résultat de la culture humaine d’une région donnée à une certaine période. En tentant d’établir des similarités au sein des groupes d’artefacts, seule une fraction des modes de comportement de leurs fabricants peut être révélée, mais cette fraction peut, nous l’espérons, être insérée dans un cadre plus global.
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culturel accroisse souvent l’aptitude, cela n’est pas toujours le cas. Cette distinction entre transmission culturelle et génétique : « . . .est très importante. Elle suggère que si la culture est importante pour le comportement, alors certains comportements ne seront pas le résultat de l’aptitude génétique »6 (Bettinger, 1991 : 183). La variabilité du résultat individuel est la conséquence d’un apprentissage individuel lors duquel les techniques de base sont transmises aux novices qui, après les avoir assimilées, continuent d’affiner les techniques à leur manière. Dans la culture matérielle, cela permet de compenser des circonstances matérielles et de production moins qu’idéales. En prenant en compte tous les « parents culturels » possibles de n’importe quel groupe, leur éventail de caractéristiques comportementales devrait établir le cadre d’acceptabilité pour l’individu. Le cadre d’acceptabilité de la variabilité culturelle devrait, là encore, s’inscrire au sein d’un cadre plus vaste de fonctionnalité (lorsqu’il s’agit d’objets ou de comportements fonctionnels). Cela signifie en gros que la variabilité existe au sein du cadre référentiel fixé (Fig. 2). Ce cadre référentiel fixé est constitué de variables écologiques : conditions environnementales et climatiques, disponibilité et accessibilité de la matière première, disponibilité de la nourriture et de l’eau. La subsistance, à l’inverse, est ici encore un bon exemple de l’expression du choix dans le monde paléolithique : en général, il semble que nous rencontrons une sorte de spécialisation envers les ressources favorites. Nous ne pensons pas que les premiers hominidés aient été si soumis que ça aux pressions écologiques au point qu’ils mangeaient au hasard ce qu’ils pouvaient trouver en toutes saisons. 4. Indication des premiers comportements sociaux Une indication de l’existence d’un comportement social ou tout au moins commun chez les premières populations européennes est celle du feu. Nous en retrouvons la trace à Taubach (Gaudzinski, 2004), Vértesszo˝llo˝s et Bilzingsleben (Gowlett, 2006). Nous ne savons pas jusqu’où allaient les capacités à faire du feu à ce stade : peut-être que les hominidés trouvaient le feu dans la nature et l’entretenaient ou peut-être pouvaient-ils déjà faire du feu par eux-mêmes. Dans tous les cas, le feu était essentiel à la vie en Europe centrale où, même lors des stades tempérés, les températures hivernales pouvaient être proches de zéro. Un foyer était le point central autour duquel les gens se réunissaient (Gowlett, 2006). On pourrait même aller plus loin en disant que l’entretien d’un feu pouvait nécessiter plus d’aptitudes sociales que le fait d’en faire un car dans ce cas une personne devait être désignée pour remplir cette tâche et par conséquent ne plus pouvoir aller chercher sa propre nourriture. Ici vient se greffer une autre indication spéciale d’un comportement social indubitable dans un contexte très primitif : le crâne de Dmanisi appelé « le vieil edenté » (old toothless) (Lordkipanidze et al., 2005). Les premiers européens étaient sans conteste des êtres sociaux, leurs artefacts par conséquent doivent être étudiés en gardant à l’esprit ce contexte social. En résumé : en replaçant la variabilité des artefacts au sein d’un contexte social, alors les déterminants sont : le choix de la matière première, l’utilisation de l’artefact, les normes du groupe et les préférences individuelles. Ces éléments font partie intégrante de la fonctionnalité, telle qu’elle est déterminée par la stratégie de subsistance et la disponibilité de la matière 6
Citation originale : « . . .is very important: It suggests that if culture is important in behaviour, then some behaviours will not result in genetic fitness. »
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Fig. 2. 1. Comportement ou objet. 2. Variabilité socialement acceptable. 3. Contraintes externes (fonctionnelles/ environnementales). L’objet / le comportement au centre peuvent varier à l’intérieur de contraintes externes relatives à ce qui est possible et internes relatives à ce qui est socialement acceptable. 1. Behaviour or object. 2. Socially acceptable variability. 3. External (functional/environmental) constraints. The object/ behaviour at the centre can vary within external constraints of what is possible and internal constraints of what is socially acceptable.
première, les deux dépendant des conditions environnementales (Fig. 1). Ainsi, nous déplaçons notre approche d’une vision des premières populations d’hominidés entièrement réactives aux pressions écologiques par le biais de certaines capacités cognitives permettant leur adaptation (Fig. 3) vers une approche prenant en compte le contexte social de l’individu au sein d’une population ayant la capacité de façonner son environnement social et physique jusqu’à un certain point en utilisant la sélection (Fig. 4). 5. Les gisements – différences et similarités Le géographe allemand Benno Werlen propose « une géographie sociale orientée vers l’action » (Werlen souligne) : « Seuls les sujets peuvent agir, mais il n’existe pas d’action purement individuelle. L’action humaine est toujours l’expression de conditions socio-culturelles, subjectives et matérielles »7 (Werlen, 1993 : 6). 7
Citation originale : « Only subjects can act, but there is no such thing as a purely individual action. Human action is always an expression of sociocultural, subjective and material conditions. »
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Fig. 3. Composition de l’assemblage comprenant les capacités cognitives. Assemblage composition including cognitive abilities.
Ainsi le site archéologique n’est pas seulement une accumulation de restes paléontologiques et d’artefacts mais une construction sociale à plus d’un titre : l’espace habité et structuré par les premiers hominidés et l’interprétation qu’en fait l’archéologue. Svoboda (1987) a comparé trois des plus importants sites à microlithes du Paléolithique inférieur, ayant une association directe avec des hominidés, Arago, Bilzingsleben et Vértesszo˝llo˝s, et y a trouvé non seulement des similarités mais aussi d’importantes différences. J’utiliserai, à titre d’exemple, deux de ces sites, Bilzingsleben et Vértesszöllös, ainsi que le site de Taubach. Bilzingsleben est un site du Sud-Est de l’Allemagne, daté d’environ 350 000 ans. Des objets en os, bois de cervidés, dents et bois ont été retrouvés au côté de restes humains et de matériel lithique. La reconstitution climatique fait apparaître des conditions tempérées, en moyenne trois à quatre degrés plus chauds qu’aujourd’hui. Les températures hivernales se situaient sans doute au dessus de zéro. La reconstitution de l’environnement montre une riche mosaïque de forêt arborée mixte, groupes de bosquets, de zones de bruyère et de steppe ouverte, occupées par de grands groupes d’herbivores. L’assemblage d’artefacts lithiques est de très petite taille, indépendamment de la disponibilité de la matière première (Mania et Mania, 2005), principalement du silex. Cet assemblage lithique est complété par de gros outils en os et
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Fig. 4. Composition de l’assemblage comprenant le cerveau social. Assemblage composition including the social brain.
bois de cervidés. La technique de l’aménagement du nucleus était connue mais pas d’usage courant. D’après Mania et Mania (2005), il semble qu’il y ait une focalisation claire sur la taille dans le matériel de Bilzingsleben II. Ils affirment que les petits silex montrent un façonnage allant au-delà des besoins fonctionnels. Svoboda fait remarquer « . . .les nombreux bords retouchés à la manière d’un grattoir »8 (1987 : 224) et la retouche bifaciale occasionnelle, « mais de façon irrégulière et non standardisée »9 (ibid.). D’autres gisements possèdent des inventaires similaires : Vértesszo˝llo˝s est un site semblable à Bilzingsleben, situé dans des dépôts travertins. Le climat y était également chaud et tempéré, et le groupe local d’Homo erectus partage quelques unes de ses caractéristiques avec les hominidés de Bilzingsleben.
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Citation originale : « . . .numerous scraper-like retouched edges. » Citation originale : « . . .but in an irregular and non-standardised way. »
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Fig. 5. Variabilités de la longueur, largeur et épaisseur des assemblages de Bilzingsleben (Bilz) et Taubach (Taub). Length, breadth and thickness variability of the Bilzingsleben (Bilz) and Taubach (Taub) assemblages.
De même que pour Bilzingsleben, Svoboda (1987 : 225) énonce avec insistance la petite taille. La matière première n’est pas aussi limitée, à part le silex, elle comprend aussi du jaspe et du calcaire mais principalement du quartz (Svoboda, 1987). À l’inverse de Bilzingsleben et Taubach, il y a quelques haches dans l’assemblage de Vértesszo˝llo˝s. Taubach est situé à environ 60 km au nord-ouest de Bilzingsleben. Daté de l’Eemien interglaciaire, il est substantiellement plus jeune que Bilzingsleben. Un assemblage lithique de petite taille a été mis au jour avec une dent suggérant une population prénéanderthalienne dans la région. Eichhorn (1909) remarque la petitesse de l’inventaire, l’absence de haches et l’absence de symétrie sur chaque pièce. Il décrit l’inventaire comme étant sans caractéristique spéciale, rendant impossible un regroupement typologique mais remarque que les formes les plus récurrentes semblent être des pointes et des pièces en forme de couteau (klingenförmig). Les retouches, s’il y en a, se trouvent pour la plupart sur une seule face mais lorsqu’elles sont présentes sur les deux faces, alors elles le sont de manière alternée, plutôt que réellement sur deux faces. En observant les éléments des deux assemblages, Bilzingsleben et Taubach semblent être très dissemblables quant à la longueur et la largeur des objets mais pas l’épaisseur. Les mesures de longueur et de largeur sont beaucoup plus réduites dans l’assemblage de Bilzingsleben que dans celui de Taubach (Fig. 5). Des morceaux grossiers de matière première retrouvés sur le site de Bilzingsleben démontrent d’une intention d’obtenir des éclats tout aussi gros que ceux de Taubach. Il a été suggéré que l’assemblage de Bilzingsleben résultait d’une adaptation spéciale à la chasse au gros gibier. De même, Moncel (1997) suggère, pour l’assemblage microlithique des couches du
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paléolithique moyen du site de Prˇedmostí II, « un comportement technique spécial adapté aux petits galets ».10 La reconstitution de l’environnement de ce gisement montre « un stade interglaciaire [. . .] avec de grandes forêts »11 (Moncel, 1997 : 14). En conséquence, Moncel soulève la question de savoir si les assemblages de petites tailles peuvent être corrélés, de manière générale, aux environnements boisés. Cependant, la reconstitution de Bilzingsleben l’a placé dans des environnements en mosaïque, comprenant une forêt ouverte et également des conditions steppiques (Mania et Mania, 2005). En général, l’argument possible est que le matériel lithique de petite taille n’est pas entièrement dû à des raisons pratiques. Ces sites se caractérisent par l’absence (presque totale) de gros inventaires lithiques, alors que d’autres sites contemporains en ont en abondance. À Bilzingsleben, les gros outils à usage lourd ont été fabriqués à partir d’os et de bois de cervidés tandis que Vértesszöllös produisait même des haches. 6. Résumé et perspectives On trouve plusieurs assemblages d’outils de petite taille au Paléolithique inférieur et moyen d’Europe centrale dont l’existence n’est, jusqu’à présent, expliquée ni par les nécessités environnementales en général, ni par les stratégies de subsistance spécifiques. Les assemblages sont difficiles à décrire par des approches typologiques à cause de leur combinaison atypique de caractéristiques. Tous les assemblages ont en commun, à part leur petite taille, une combinaison de caractéristiques sur chaque pièce, telle que des encoches et des denticules sur les pointes ou des retouches de type grattoir. Leur association avec les hominidés n’est normalement pas en lien avec la petitesse des assemblages ce qui, généralement, se produit plus tard dans le temps. Puisque la taille et la forme de l’assemblage ne peuvent être reliées de manière certaine à des déterminants extérieurs, l’auteur propose une approche en insistant sur la question du choix. Cette approche doit débuter de manière simple avec, cependant, un regard sur une vue d’ensemble : quelles sont les conditions environnementales et les stratégies de subsistance et quels choix les populations de premiers hominidés faisaient au sein de leur environnement ? Remerciements Cette recherche est financée par le Arts and Humanities Research Council (AHRC). Un grand merci à Clemens Pasda et tout le personnel de l’université de Jena, Allemagne, pour m’avoir permis l’accès aux collections de Bilzingsleben et de Taubach. Un grand merci également, pour son soutien, à Anne Taylor du musée archéologique de l’université de Cambridge et à Vicky Winton et John Gowlett de l’université de Liverpool. Traduction de Fabienne Rame (contribution Amélie Vialet). Références Bailey, G.N., Callow, P., 1986. Stone Age Prehistory. Studies in memory of Charles McBurney. Cambridge University Press, Cambridge.
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Citation originale : « . . .a special technical behaviour adapted to small pebbles. » Citation originale : « . . .an interglacial stage [. . .] with large forests. »
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