Journal français d’ophtalmologie (2012) 35, xxx.e1—xxx.e3
Disponible en ligne sur
www.sciencedirect.com
REVUE DE PRESSE
Nouvelles techniques chirurgicales : quels coûts pour quelles améliorations ? New surgical techniques: What costs for which improvements? M. Labetoulle a,b a
Service d’ophtalmologie, CHU Bicêtre, 78, rue du Général-Leclerc, 94275 Le-Kremlin-Bicêtre cedex, France b Laboratoire de virologie moléculaire et structurale, CNRS, bâtiment 14B, 1, avenue de la Terrasse, 91198 Gif-sur-Yvette cedex, France Disponible sur Internet le 3 janvier 2012
Introduction Le concept de médecine basée sur des preuves, dit EBM pour Evidence Based Medicine, est apparu dans les années 1980. L’ambition de ses promoteurs était de focaliser l’attention sur la nécessité de se référer à des données scientifiques robustes lors du choix d’un traitement ou d’une méthode diagnostique, plutôt que de se référer à des habitudes et/ou au simple conseil des ainés, comme ce fut longtemps le cas dans les facultés de médecine. Depuis plus de 20 ans, l’EBM est devenu, théoriquement, le quotidien de la décision médicale. Elle occupe la place centrale de toutes les techniques d’évaluation utilisées par les agences de médicaments dans le monde, dont bien entendu la Haute Autorité de santé en France. La méthode utilisée en EBM est essentiellement centrée sur la comparaison d’efficacité entre deux traitements ou entre un traitement et son placebo, avec comme critère de jugement un index d’efficacité cliniquement relevant, par exemple la pression intraoculaire ou le champ visuel dans un traitement anti-glaucomateux. La commission d’autorisation de mise sur le marché (AMM) compare régulièrement l’efficacité des
médicaments récents et révise celle des anciennes molécules, pour juger l’équilibre entre efficacité et toxicité, et donc la légitimité de la place du médicament dans la pharmacopée. Les données économiques contraignent depuis quelques années les médecins et les décideurs politiques à prendre aussi en compte le coût dans le choix des stratégies médicales à promouvoir, et plus encore dans celui des médicaments ou actes à rembourser par le système social. Logiquement donc, à efficacité équivalente, le médicament le moins cher doit être préféré. Logiquement aussi, si un nouveau médicament est plus cher que l’ancien, le surcoût induit doit être justifié par une avancée majeure en termes de service médical rendu. Ce type de raisonnement est le quotidien de la commission de transparence qui fixe et révise régulièrement le taux de remboursement des médicaments. Si ce type de raisonnement a été initié pour les molécules pharmaceutiques, il gagne maintenant le domaine chirurgical. Nous voyons apparaître, depuis plusieurs années, de nombreux articles concernant les stratégies médicoéconomiques en chirurgie. Trois articles récents impliquaient ce type d’analyse pour le kératocône et soulèvent des questions multiples sur les développements techniques en cours.
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Corpus Le diagnostic de kératocône a longtemps été basé sur des données kératométriques grossières, obtenues avec le kératomètre de Javal. L’incidence de la maladie était donc probablement sous-estimée. Les techniques d’imagerie cornéenne modernes, en particulier les nouveaux topographes, permettent maintenant de dépister les kératocônes plus précoces et/ou dans des formes frustres. Dans un même temps, les techniques chirurgicales ont, elles aussi, évolué, et l’alternative ancienne entre kératocône traité par lentille rigide perméable au gaz ou kératoplastie transfixiante, n’est objectivement plus d’actualité. Les stratégies alternatives (crosslinking, anneaux intrastromaux, kératoplastie lamellaire) enrichissent désormais l’arsenal thérapeutique. Si elles améliorent incontestablement la qualité médicale de la prise en charge, elles induisent du même coup une augmentation franche du nombre de patients traités et à terme de la facture de la prise en charge globale des kératocônes. Conscients de ces enjeux économiques, Rebenitsch et al. (Washington, États-Unis) ont utilisé une modélisation, dite de Markov, à propos de 1209 patients atteints de kératocône. Le coût global du kératocône sur une vie était estimé à 25 000 dollars [1]. Il variait cependant nettement en fonction de la réalisation ou non d’une kératoplastie, le coût des traitements non chirurgicaux ne représentant que 40 % de la valeur moyenne, soit 10 000 dollars par patient. Même si la principale limite de cette étude est la différence du coût des traitements entre la France et les États-Unis, cet article souligne l’importance des surcoûts potentiels d’un kératocône. De fac ¸on complémentaire, T.S. Koo et al. (Singapour) ont comparé le coût de la kératoplastie transfixiante (KT) et celui de la kératoplastie lamellaire antérieure profonde (DALK) pour les kératocônes [2]. L’analyse était basée sur 148 dossiers de patients opérés entre janvier 1991 et janvier 2009. La kératoplastie transfixiante était, de fac ¸on brute, la technique la moins chère, avec un surcoût de 2750 dollars par rapport à un traitement non chirurgical, le surcoût supplémentaire de la DALK étant de 2420 dollars. En rapportant ces chiffres au gain de qualité de vie (estimé sur la récupération visuelle, le pronostic du greffon et la fréquence des rejets), le surcoût de la DALK était de 3025 dollars par « année ajustée en qualité de vie ». Cet indice reflète le nombre d’années que des patients seraient théoriquement prêts à payer sur leur durée de vie totale pour jouir des bénéfices du traitement. Dans une pathologie très douloureuse ou très invalidante, ce « nombre d’années ajustées en qualité de vie » est d’autant plus important que le nouveau traitement est beaucoup plus efficace que l’ancien. Dans la présente étude, il était estimé à 0,8, ce qui revient à dire que les patients auraient été prêts à perdre 0,8 années de leur vie pour bénéficier d’une DALK plutôt que d’une KT, eu égard au bénéfice escompté. Bien qu’apparemment très factice, la notion d’année ajustée en qualité de vie est assez robuste et désormais largement utilisée dans les études socioéconomiques, mais la principale limite est qu’elle n’est valable qu’à un instant du savoir médical et dépend du système de santé dans lequel elle a été évaluée. Elle permet cependant d’estimer le prix qu’est prêt à mettre le patient et/ou la société (dans le cas d’une sécurité sociale
M. Labetoulle prenant en charge à 100 % ce type de chirurgie) pour bénéficier du surplus d’efficacité par rapport à la technique de référence, soit 3025 dollars pour une DALK d’après cette étude. Une étude néerlandaise par Van Den Biggelaar et al. abordait la même problématique avec une méthodologie légèrement différente [3]. Le but était aussi de calculer le surcoût réel de la DALK par rapport à la KT, puis de ramener ce surcoût à la différence d’efficacité et/ou de qualité de vie, en se basant respectivement sur le comptage endothélial et le questionnaire de qualité de NEI-FVQ 25 (qui associe 25 questions générales plus 13 items liés à la vision). Un patient était considéré comme « amélioré » si la perte endothéliale à un an de suivi ne dépassait pas 20 % du comptage réalisé en postopératoire précoce et/ou si son score de qualité de vie au questionnaire s’améliorait de 10 % par rapport à la période préopératoire. Les coûts bruts de la KT et de la DALK étaient estimés à 6552 euros contre 7607 euros, respectivement, dans le système de soins néerlandais. Après correction, le surcoût de la DALK était de 9977 euros par patient supplémentaire ayant une amélioration d’au moins 10 % au score NEI-FVQ 25, et de 6900 par patient supplémentaire avec moins de 20 % de perte endothéliale. Ces chiffres représentent donc la somme qu’il faudrait théoriquement dépenser pour chaque patient « amélioré » de fac ¸on supplémentaire par rapport à l’ancienne technique, si l’on choisissait de réaliser systématiquement des DALK plutôt que des KT. En d’autres termes, si parmi un échantillon de patients avec kératocône, dix patients étaient améliorés en ne réalisant que des KT, le fait d’en obtenir un 11e en ne réalisant que des DALK coûteraient à la société entre 7000 et 10 000 euros de plus. Dans ce surcoût entraient pour une bonne part l’augmentation des temps opératoires, notamment en cas de DALK difficile et convertie en KT. En ne considérant que les DALK réalisées sans soucis, le surcoût passait à 5200 euros. Tous ces chiffres sont importants à connaître, car ils permettent de réfléchir sur des données précises (même si variables selon les critères utilisés) de la balance entre le bénéfice médical pur d’une technique, indiscutable dans le cas de la DALK, et le prix à payer par le patient et/ou la société pour en bénéficier. L’évaluation des stratégies thérapeutiques basées sur des preuves est de beaucoup, donc plus complexe, qu’elle ne paraît au premier abord. Elle dépend d’abord de la méthode utilisée et du système de soins de référence. Elle soulève surtout des questions sociétales, et donc politiques, qui dépassent de loin les compétences acquises lors de la formation médicale. Une partie de ces questions ne peut probablement être résolue qu’à une échelle nationale, en posant la très difficile question du choix des maladies à rembourser de fac ¸on prioritaire, question qui nécessite préalablement de définir les objectifs réels du système de soin que l’on veut promouvoir.
Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.
Nouvelles techniques chirurgicales : quels coûts pour quelles améliorations ?
Références [1] Rebenitsch RL, Kymes SM, Walline JJ, Gordon MO. The lifetime economic burden of keratoconus: a decision analysis using a markov model. Am J Ophthalmol 2011;151:768—73. [2] Koo TS, Finkelstein E, Tan D, Mehta JS. Incremental cost-utility analysis of deep anterior lamellar keratoplasty compared with
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penetrating keratoplasty for the treatment of keratoconus. Am J Ophthalmol 2011;152:40—7. [3] van den Biggelaar FJ, Cheng YY, Nuijts RM, Schouten JS, Wijdh RJ, Pels E, et al. Economic evaluation of deep anterior lamellar keratoplasty versus penetrating keratoplasty in The Netherlands. Am J Ophthalmol 2011;151: 449—59.