Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2010) 9, 26—31
4e CONGRÈS FRANCOPHONE EN SOINS PALLIATIFS PÉDIATRIQUES « DE LA SOUFFRANCE DE L’ENFANT À LA SOUFFRANCE DES AUTRES » MONTRÉAL, OCTOBRE 2009
Problèmes posés par l’arrêt de nutrition et d’hydratation chez l’enfant en soins palliatifs Problems raised by discontinuing nutrition and hydration in children receiving palliative care Denis Oriot a,∗, Franco Carnevale b a b
Département de pédiatrie, CHU de Poitiers, 2, rue de la Milétrie, 86000 Poitiers, France Montreal Children’s Hospital, McGill University, Montreal, Canada
Rec ¸u le 10 novembre 2009 ; accepté le 10 novembre 2009 Disponible sur Internet le 22 janvier 2010
MOTS CLÉS Nutrition/ hydratation ; Arrêt thérapeutique ; Fin de vie ; Soins palliatifs ; Enfant
∗
Résumé L’arrêt de nutrition/hydratation est une décision éthique et légale chez l’adulte. Sa pratique chez l’enfant est très rare en France en raison de la crainte de laisser un enfant mourir de faim et de soif. Plusieurs spécificités pédiatriques rendent cette décision complexe. Le fondement de la décision doit être le meilleur intérêt pour l’enfant, en sachant que l’aspect subjectif familial y est impliqué. La dépendance physiologique du petit enfant de son environnement pour se nourrir et boire se superpose indistinctement aux moyens utilisés pour assurer sa nutrition lors de sa maladie. La nutrition/hydratation est synonyme de vie et l’oralité est liée au plaisir. De ce fait, la volonté d’arrêter la nutrition/hydratation peut être considérée comme une décision de vouloir provoquer la mort de fac ¸on délibérée. La carence en autonomie, en subjectivité et le fait que l’enfant puisse être porteur d’une maladie chronique depuis sa naissance, compliquent l’approche éthique de la décision. La mort est le résultat inéluctable de la décision d’arrêt de nutrition/hydratation, mais le patient ne souffre pas de faim et de soif lors des jours qui lui reste à vivre. Une attention particulière doit entourer la prévention d’escarre et l’utilisation d’antalgiques en situation d’insuffisance rénale. La présomption d’une forte souffrance morale de la famille et/ou de l’équipe soignante doit pouvoir pondérer le choix de cette option parmi les possibilités décisionnelles chez l’enfant en fin de vie. © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (D. Oriot).
1636-6522/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.medpal.2009.12.010
Arrêt de nutrition et d’hydratation chez l’enfant en soins palliatifs
KEYWORDS Nutrition/hydration; Withdrawal of life-sustaining treatment; End-of-life; Palliative care; Child
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Summary Withdrawal of nutrition/hydration is a legal and ethical decision in adults. It is very rarely practiced in children in France, due to the fear of letting a child die from hunger and thirst. Several pediatric issues make this decision a complex one. The root of the decision should be the best interest of the child, knowing that the subjective feelings of the family should also be addressed. The physiologic dependence of the infant on environment for food and water is indistinctly superimposed on the means involved for sustaining nutrition during a disease. Nutrition/hydration is synonymous to life and the oral character is linked to pleasure. Thus, the wish to withdraw nutrition/hydration can be considered as a decision to deliberately provoke death. Given the child’s lack of autonomy and the fact that the child can be harmed with a chronic disease at birth, make the ethical approach to the decision more complex. Death is the unavoidable result of the decision of withdrawal of nutrition/hydration, but the patient may not suffer from hunger and thirst during the remaining days. Particular attention should be devoted to the prevention of pressure ulcers and use of analgesic drugs in the setting of renal failure. The presumption of an important moral suffering of the family and/or the treating team should balance the choice of this option among other end-of-life decisions in children. © 2009 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
Introduction
Problèmes
L’arrêt de nutrition/hydratation chez l’adulte est considéré comme éthique et légal aux États-Unis [1—3]. En France, la loi Leonetti du 22 avril 2005 donne la possibilité au patient de refuser « tout » traitement [4]. Il n’est pas précisé si la nutrition et l’hydratation sont des traitements ou non. De ce fait, une controverse existe qui repose sur les différentes interprétations possibles du texte de loi. Quoi qu’il en soit, en France, l’arrêt de nutrition/hydratation est couramment pratiqué chez l’adulte en soins palliatifs [5]. En pédiatrie, le problème est beaucoup plus complexe, car il existe déjà une difficulté à s’approprier la loi d’avril 2005 puisque ni l’enfant ni le nouveau-né ne sont nommés. Par ailleurs, les praticiens ont toujours eu une réticence à la pratique de l’arrêt de nutrition/hydratation chez l’enfant en fin de vie, en considérant qu’il s’agit d’une pratique inhumaine. Cela explique que l’arrêt de nutrition/hydratation est rarement pratiqué en fin de vie chez l’enfant [6,7]. Certains lui préférant même parfois une euthanasie, notamment en néonatologie [8]. Cependant, les réflexions récentes sur les décisions de fin de vie et les nouvelles recommandations professionnelles des néonatologistes franc ¸ais ouvrent la possibilité d’une pratique d’arrêt de nutrition/hydratation [9]. Notre propos est de considérer les problèmes posés par la spécificité pédiatrique de l’arrêt de nutrition/hydratation médicalement assistée dans le contexte sociétal et judiciaire franc ¸ais, du fait même que : • l’enfant est dépendant de son environnement et ne peut prendre cette décision pour lui-même ; • la nutrition et l’hydratation — l’alimentation au sens large — ont une énorme valeur symbolique dans la vie de l’enfant, donc également pour les parents, les soignants et la société, qui ont, chacun à leur niveau, le devoir d’entourer et de protéger l’enfant.
Fondement de la décision Le fondement sur lequel repose la décision est la futilité de pourvoir à la nutrition et à l’hydratation dans une situation clinique donnée pour un enfant donné. L’ensemble du processus décisionnel vise le meilleur intérêt pour l’enfant. L’état clinique de l’enfant peut ne laisser aucun espoir, car sa mort est imminente, ou bien être condamné à brève échéance par une maladie envahissante (cancer). Dans ces cas, la nutrition/hydratation peut apparaître sans objet car elle n’apporte aucun bénéfice à l’enfant et lui impose une médicalisation (sonde ou cathéter) pour satisfaire ses besoins nutritionnels avec un risque inhérent à chaque technique. Parfois, l’état clinique est une atteinte neurologique sévère, sans laisser ni contact ni communication avec l’entourage. Dans ce cas précis, la nutrition/hydratation n’a aucune influence sur le pronostic neurologique et ne pourvoit qu’à prolonger l’existence de l’enfant. Sa vie pauci-relationnelle peut être considérée comme une souffrance, et dans ce cas, influer sur l’abstention ou l’arrêt de nutrition/hydratation pour le bénéfice de l’enfant. Mais également, la nutrition/hydratation peut représenter le seul lien social, devenant symboliquement ce qui rattache l’enfant à la famille humaine. Mais, le plus souvent, la difficulté qui se présente, et cela d’autant plus que l’enfant est jeune, est l’impossibilité d’avoir une vision claire de la situation clinique, car les données cliniques se révèleront au cours des semaines ou des mois suivants, voire dans plusieurs années. Une grande incertitude sur le pronostic domine donc le tableau, laissant le clinicien à des projections anatomocliniques hypothétiques [10]. Dans ces situations, l’appréciation du bénéfice de la nutrition/hydratation sur la santé de l’enfant n’est pas seulement une évaluation objective, mais doit intégrer la composante subjective liée à la vie de l’enfant au milieu de sa famille. Une étude récente rapporte que 84 % des parents de 50 enfants neu-
28 rologiquement handicapés considèrent que la mise en place d’une alimentation par gastrostomie a un effet positif sur la santé de leur enfant avec 12 mois de recul, alors qu’elle n’améliore pas objectivement leur qualité de vie [11]. Si le fondement de la décision est plus difficile à cerner chez l’enfant que chez l’adulte, cette difficulté est majorée car, bien sûr, ce n’est pas habituellement l’enfant qui prend la décision.
Degré de dépendance La nourriture représente la première recherche et le premier contact avec l’autre —représenté par la mère — et revêt une valeur symbolique considérable dans le système sociofamilial. C’est une quête de sa subsistance associée au plaisir. L’enfant est dépendant de ce système pour devenir un adulte. De ce fait, la nourriture remplit non seulement un besoin biologique, mais aussi un besoin social, poursuivi par la suite par le rituel du repas familial. Si un adolescent malade peut aisément comprendre l’enjeu du maintien ou non de la nutrition/hydratation et participer au processus décisionnel qui le concerne, il en est tout autrement d’un nouveau-né, qui plus est d’un prématuré. Bien sûr, ce dernier ne participe pas à la décision, mais de plus, il est physiologiquement dépendant de son environnement pour être nourri — comme pour recevoir tous les autres soins. De surcroît, la nutrition entérale par sonde gastrique ou parentérale par microcathéter fait partie des standards de soins réalisés chez tous les prématurés. On comprend donc que non seulement la participation de la conscience de l’enfant dans la décision manque (absence d’autonomie au sens éthique), mais que son état physiologique possède déjà une dépendance requérant parfois des traitements qui seraient jugés « extraordinaires » chez l’adulte, alors qu’ils sont quotidiens et routiniers en néonatologie. En ce sens, la problématique décisionnelle chez le petit enfant (non compétent pour exercer son autonomie) ne peut être comparée avec celle de l’adulte non compétent [12]. Car cet adulte non compétent n’est pas ontologiquement non compétent, il l’est devenu à la suite d’un accident ou d’une maladie. Ce changement d’état fait toute la différence, car il y a là un sentiment de « perte » d’une qualité de vie. Chez l’enfant, il n’y a pas ce sentiment présent, mais la présomption d’une perte hypothétique future. Aussi, l’utilisation de prothèses (sonde gastrique, cathéter) pour satisfaire le besoin nutritionnel fondamental de tout nouveau-né malade ou prématuré rend la décision d’arrêt de la nutrition/hydratation plus difficile à prendre, car le moyen ne peut en aucun cas remplacer le besoin. Par ailleurs, l’enfant ne peut en aucun cas se projeter comme le ferait l’adulte et anticiper une telle décision pour lui-même, par des directives anticipées [13], et laisse donc les adultes décider à sa place. Vraisemblablement, il est beaucoup plus douloureux de prendre une décision d’arrêt de nutrition/hydratation pour autrui que pour soimême. Le rôle des parents dans le processus décisionnel est donc crucial. Ils doivent être accompagnés dans ce cheminement difficile par une attitude neutre et respectueuse, car ce sont eux qui seront les plus affectés par la décision et devront vivre avec toute leur vie [10]. Ce choix moral peut être supplanté et dépassé par un amour inconditionnel qui peut pousser les parents à tout faire pour leur enfant afin
D. Oriot, F. Carnevale de ne pas ressentir la culpabilité de l’avoir « abandonné » à son sort. Néanmoins, le simple fait qu’il s’agisse d’un choix moral les expose, quelle que soit l’option — poursuite ou arrêt de la nutrition/hydratation —, à la possibilité d’une culpabilité ultérieure.
Résistances sociales Il existe une telle analogie entre « manger » et « vivre », que l’absence de nourriture (volontaire ou imposée) revient à provoquer la mort. Comme si la nourriture était une preuve de vie et un rempart symbolique contre la mort. Par exemple, une publicité s’est récemment affichée sur nos abribus « Michel reprend des pâtes ! » pour attester des progrès faits en termes de prévention des accidents de la route et de diminution du nombre de personnes tuées. La nourriture est le symbole de la vie. La symbolique est tellement forte qu’elle assimile même « nutrition » à « vie », comme lorsqu’un journaliste du Monde, en 2006, décrit l’affaire Terri Schiavo en ces termes : « Le mari demandait que la nutrition artificielle de sa femme soit interrompue, alors que les parents réclamaient qu’elle soit maintenue en vie » [14]. Elle l’est d’autant plus que beaucoup de pays n’ont pas accès au minimum nutritionnel pour survivre et que la mort par famine existe. Cette réalité renvoie, comme les souvenirs de disette pendant la guerre, à une connotation négative de l’absence de nutrition/hydratation, quelque chose que l’on ne peut pas souhaiter pour soi et encore moins pour les autres. Symboliquement cela signifie : « Qui voudrait mourir comme ces personnes dépourvues de tout ? » [15]. La résistance est encore plus vive lorsqu’il s’agit d’un enfant. En effet, le rapport de l’enfant à la nourriture est très intime ; c’est un besoin fondamental, un lien social, un enjeu familial et même une obligation des parents de bien nourrir leurs enfants. La loi protège les enfants afin qu’ils rec ¸oivent « le gîte et le couvert » par leurs parents (article 375 du Code civil). La nourriture est synonyme, non pas seulement de la maintenance d’un organisme en vie par l’octroi de sa subsistance, mais du développement d’un organisme en pleine croissance, laquelle ne se ferait pas sans nourriture. La nourriture est donc le passeport de l’enfant avec un visa pour l’âge adulte, qu’il gardera pendant toute la traversée de sa vie d’enfant. Supprimer la nutrition/hydratation, c’est aussi lui refuser ce droit inaliénable à la croissance de son organisme — le fait même d’être un enfant. On comprend mieux le lien ontologique de la nourriture avec le statut de l’enfant. Symboliquement et même pratiquement, c’est insupportable de voir un enfant mourir de faim et de soif. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce sont les enfants qui en sont rendus à être les mendiants désignés dans les pays les plus défavorisés — ce sont les plus à même de susciter cet ultime émoi devant l’inadmissible. Pourvoir à la nutrition/hydratation est-il un traitement ou répond-il à un besoin fondamental ? On comprend mieux que la différence parfois faite, entre nutrition/hydratation médicalement assistée et naturellement assurée, devient superfétatoire quand il s’agit d’un enfant, tellement l’objet de la nutrition/hydratation, quel que soit le moyen, devient la satisfaction d’un besoin physiologique fondamental, au même titre que la protection et le maintien au chaud [16]. Néanmoins, de fac ¸on très pragmatique, les Anglo-
Arrêt de nutrition et d’hydratation chez l’enfant en soins palliatifs Saxons ont tranché le débat en différenciant le traitement du besoin sur la nature du moyen utilisé. C’est ainsi que les dernières recommandations de l’Académie américaine de pédiatrie considèrent la nutrition entérale par sonde gastrique (ou gastrostomie) et parentérale comme des traitements susceptibles d’être interrompus lors d’une décision médicale de fin de vie [17]. Ce type de décision est généralement motivé par une analyse comparée des bénéfices au regard des risques encourus par l’usage des prothèses. En situation de fin de vie imminente, l’utilisation de moyens médicalisés pour administrer une nutrition/hydratation peut paraître inadéquate et déraisonnable si les moyens investis entraînent sur souffrance supplémentaire sans bénéfice pour l’enfant.
Intentionnalité décisionnelle Quand il n’y a plus d’espoir thérapeutique, prendre une décision d’arrêt de la nutrition/hydratation équivaut à opter pour la mort. Cela est lié, d’une part, au fait que la nutrition et l’hydratation sont indispensables au maintien de la vie et, d’autre part, que l’arrêt de la nutrition/hydratation est toujours suivi du décès du patient, sans exception. A contrario, cette conséquence létale n’est pas toujours présente à l’arrêt de la ventilation mécanique, car il existe une incertitude sur la capacité du patient à survivre sans support ventilatoire. Dans certains cas, la survie peut même être de plusieurs semaines ou mois [18]. Alors que pour l’arrêt de la nutrition/hydratation il n’existe aucune incertitude sur l’issue, mais seulement sur le délai qui y mène. Cela peut être interprété comme un résultat prévisible à 100 %, et donc devenir l’objet de la décision dans une logique de finalité plutôt que déontologique. Ce dernier point soulève le questionnement de l’intention du médecin. Si l’intention est de provoquer délibérément la mort, ce type de décision est incompatible avec les soins palliatifs pour lesquels, hâter la mort n’est jamais l’intention [19]. Au-delà de l’intention de provoquer la mort, si tel était le cas, le moyen est également questionnable : N’y a-t-il pas d’autre moyen plus facile pour donner la mort sans conscience ni souffrance ? La perception de souffrance du patient et la souffrance morale de l’entourage et de l’équipe soignante est majorée par le délai qui sépare la décision de la mort, habituellement de dix à 14 jours. La cause du décès étant toujours la déshydratation [20]. Cette durée peut sembler vide de sens pour l’équipe, car le soin de base — la nutrition/hydratation — n’existe plus. Cette attente peut être ressentie par la famille ou les soignants comme des sévices, aggravant la souffrance morale de chacun liée à l’idée qu’« on laisse un enfant mourir de faim et de soif ». Nous verrons plus loin que les symptômes cliniques ne correspondent pas aux idées rec ¸ues (cf. Clinique). Le fait de prendre une décision d’arrêt de la nutrition/hydratation chez l’enfant, avec la mort inéluctable qui s’en suit, perturbe le sens commun faisant que les soignants doivent tout faire pour sauver un enfant et qu’un enfant n’est pas supposé mourir. Il peut s’en suivre une forte propension à une culpabilité ultérieure de l’équipe soignante.
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Éthique de la décision Le fondement éthique d’une décision repose classiquement sur l’analyse des quatre axiomes de Beauchamp et Childress. Prendre une décision d’arrêt de la nutrition/hydratation chez l’enfant pose un problème dans la mesure où les principes utilisés chez l’adulte ne sont pas complètement satisfaits. La situation de l’enfant mineur, comme personne dépourvue de la capacité à décider pour elle-même — « autonomie » au sens éthique —, nuit énormément à la valeur éthique de la décision qui pourrait être posée, d’autant plus qu’il n’y a aucune possibilité d’en savoir plus, comme chez l’adulte incompétent, par les dires rapportés à la famille, les directives anticipées ou la personne de confiance. Les parents que l’on percevait intuitivement comme des substituts naturels au manque d’autonomie de l’enfant n’ont pas légalement ce pouvoir qui repose entre les mains du corps médical. En effet, le Code de déontologie médicale, par son article 43, pose le médecin comme « le défenseur de l’enfant ». Par ailleurs, la loi du 22 avril 2005 et celle du 4 mars 2002 inversent le rôle des parents dans le processus décisionnel, selon qu’il s’agit d’une thérapeutique où le bénéfice est supérieur au maléfice ou non, aboutissant à une autonomie conditionnelle du ratio bienfaisance/malfaisance [21]. On voit donc que le pouvoir décisionnel reste essentiellement médical dans les décisions de fin de vie chez l’enfant (voulu par le législateur) même si la pratique professionnelle garde la culture de la concertation avec les parents. Il existe donc un manque réel d’autonomie. La bienfaisance est garantie tant que la visée reste le bien-être de l’enfant et n’est pas soumise à des desideratas extérieurs. La nonmalfaisance repose sur une analyse comparative entre les risques et les bénéfices de la démarche envisagée. Or, ce choix est très difficile à faire pour autrui, car il recouvre une grande subjectivité. La situation ontologique de l’enfant comme personne non compétente en termes d’autonomie entrave la pertinence de ce choix. En effet, qui d’autre que moi-même peut dire si un faible pourcentage de chances a suffisamment de valeur à mes yeux pour être accepté malgré un pourcentage certain d’inconvénients ? Quant à la justice distributive, elle est aussi à considérer avec un regard pédiatrique. Chez l’adulte, les circonstances où une décision d’arrêt de la nutrition/hydratation peuvent être prises sont en très grande majorité (pour ne pas dire exclusivement) des situations cliniques acquises. En revanche, chez l’enfant, il y a énormément de pathologies chroniques génétiques, héréditaires ou périnatales, qui font que la vie de l’enfant qui en est porteur a toujours été ce qu’elle est. Pour ces enfants, il n’y a pas eu de perception de « perte » en qualité de vie, car leur vie a toujours été celle qu’ils vivent [10]. On voit donc que toute considération d’attribution de ressources fondée uniquement sur la qualité de vie est sujette à caution, car elle représente d’abord un jugement tranché, basé sur les expériences et les aspirations de la famille et de l’équipe médicale [10]. La difficulté à décider est liée à l’absence de sentiment de perte par l’enfant et à la délégation de la décision à autrui. On pourrait objecter que ces caractéristiques pédiatriques se retrouvent dans toutes les situations où des décisions sont prises en fin de vie chez l’enfant et qu’elles ne sont en rien spécifiques de la décision d’arrêt de la
30 nutrition/hydratation. Il en est de même pour une décision d’arrêt de la ventilation mécanique, par exemple. C’est l’aspect controversé, équivoque de l’arrêt de la nutrition/hydratation, qui, dans ce contexte éthique délicat, rend la décision encore plus difficile.
Clinique La clinique de l’arrêt de la nutrition/hydratation n’a jamais été décrite chez l’enfant. Les seules informations sont celles émanant des expériences chez l’adulte. Le premier point est la survenue inéluctable du décès du patient dans un délai variable allant d’une semaine à un mois [18,22,23]. Ce délai est en soi une difficulté. Car, à l’inverse des autres décisions de fin de vie, la fin de la vie traîne en longueur sans que l’on perc ¸oive cliniquement une défaillance particulière s’installer. L’embarras, voire l’angoisse de la famille et de l’équipe soignante est de constater ce temps qui passe où le minimum de soins — la nutrition et l’hydratation — n’est plus à faire ! Cela peut être très dérangeant et aboutir à une véritable perte de sens du soin, encore plus chez un petit enfant, car la dépendance d’autrui pour se nourrir fait partie constituante de sa vie. Le second point sur lequel nous voulons insister sont les symptômes de l’arrêt de nutrition/hydratation que nous avons déjà décrits en détail dans cette même revue [24]. La déshydratation et l’hyperosmolarité qui s’installent rapidement ont un effet inhibiteur sur les sensations de faim et de soif [25—27]. Par ailleurs, ce désordre du milieu intérieur entraîne aussi un effet antalgique que l’on attribue aux corps cétoniques et à la sécrétion endogène d’opioïdes [28]. À l’inverse, la réintroduction d’une petite quantité de glucose entraîne une sensation douloureuse de faim [29]. Le jeûne complet est beaucoup mieux toléré qu’un jeûne partiel. Trois difficultés apparaissent néanmoins directement liées aux conséquences cliniques de l’arrêt de nutrition/hydratation : • Quels choix adopter lorsqu’il existe une possibilité d’alimentation orale (pour le plaisir) même si elle n’est pas nutritive et que l’on décide d’interrompre une nutrition/hydratation médicalement assistée par gastrostomie ou nutrition parentérale ? Faut-il imposer l’arrêt total de toute nutrition, y compris oralement, ou bien laisser au patient le plaisir d’absorber encore un peu de nourriture et de boisson par la bouche, tout en sachant que, dans ce cas, on inhibe l’effet antalgique de la cétogenèse ? Si la question est la même chez l’adulte, il n’en est pas moins vrai que chez l’enfant, elle aboutit à un dilemme tant l’oralité et le plaisir qui y est lié est prégnante ; • Quelle attitude choisir quand on sait que l’arrêt de la nutrition/hydratation va entraîner très vite une altération de la peau et des phanères avec des lésions de décubitus (escarres) et des douleurs musculaires [30,31] ? La décision aura été prise dans le meilleur intérêt de l’enfant, mais qu’en est-il de ses organes qui une fois lésés par la dénutrition et la déshydratation, risquent de le faire souffrir ? Un autre dilemme apparaît entre la personne humaine et son organisme, comme objet de soins, ou ses organes. On voit qu’une décision « bonne » (la moins mauvaise possible), pour la personne, peut ne pas l’être pour ses organes ;
D. Oriot, F. Carnevale • Quelle analgésie utiliser en situation d’insuffisance rénale rapidement terminale (liée à la déshydratation) quand on connaît le risque majeur des opiacés d’entraîner des effets secondaires comme des myoclonies, une allodynie (contre-indiquant tout massage) ou un syndrome d’hyperalgésie, rendant les soins d’escarre impossibles [32,33] ? Cette éventualité peut être extrêmement douloureuse pour l’enfant et effrayante pour la famille et l’équipe soignante, au point de douter du bien-fondé de la décision d’arrêt de la nutrition/hydratation. Il y a donc un devoir de prévention et d’information de l’équipe et de la famille. Le choix des antalgiques peut se faire vers la méthadone ou la kétamine, sans pour autant posséder de données cliniques. On voit donc que, contrairement aux idées rec ¸ues, l’arrêt de la nutrition/hydratation n’entraîne pas une mort avec sensation de faim et de soif. Pour autant, ces constatations cliniques, n’en font pas, ipso facto, une décision éthique, prête à être utilisée en soins palliatifs pédiatriques. En effet, les lésions de la peau et des muscles ainsi que l’insuffisance rénale peuvent être responsables de phénomènes douloureux très impressionnants. Le traitement antalgique doit être anticipé en sachant la dégradation rapide de la fonction rénale.
Conclusion La nutrition et l’hydratation sont des moyens de subsistance essentiels de toute personne humaine. Le fait de pouvoir médicaliser leur administration les rapproche d’actes thérapeutiques. Cependant, la nutrition et l’hydratation ne sont des traitements que de leur absence, c’est-à-dire respectivement, de la dénutrition et de la déshydratation. En aucun cas, ils n’ont été proposés comme traitements pour d’autres situations pathologiques. De là, naît l’ambiguïté à leur encontre qui fait que l’on peut considérer leur retrait légalement dans une décision de fin de vie. Nous avons montré la complexité inhérente à une décision d’arrêt de la nutrition/hydratation chez l’enfant, dans le contexte sociétal franc ¸ais, beaucoup plus que pour le retrait de la ventilation mécanique, par exemple. Cette complexité impose de bien connaître la physiopathologie du jeûne et de la déshydratation, ainsi que leurs conséquences pharmacocliniques lors de l’utilisation d’antalgiques. Elle suppose une rencontre soignante, patiente et progressive, afin d’inclure les parents le plus possible dans le processus décisionnel. De plus, si cette décision — l’arrêt de la nutrition/hydratation — est une option légale, il n’en reste pas moins qu’elle doit être médicalement et éthiquement fondée, ce qui n’est pas facile et peut demander plusieurs jours de rencontres successives avec les parents et l’équipe. Enfin, la légalité de la possibilité de ce choix ne rend pas son absence illégale et encore moins non éthique. C’est-àdire que l’approche des médecins, dans le discours, tant avec les parents qu’avec le reste de l’équipe soignante, doit toujours considérer que l’option de la poursuite de la nutrition/hydratation est toujours éthique, même si l’on est à même de discuter l’aspect éthique de son arrêt. Cette fac ¸on d’envisager le problème chez l’enfant nous paraît être la moins mauvaise, pour savoir changer d’orientation
Arrêt de nutrition et d’hydratation chez l’enfant en soins palliatifs à la moindre perception d’une forte résistance parentale ou de l’équipe, qui laisserait présager une grande souffrance morale. Lors d’une décision d’arrêt de nutrition/hydratation chez l’enfant, la douleur liée à la faim et à la soif n’existe pas et celle liée au décubitus doit être prévenue avec des antalgiques adaptés à la fonction rénale. Mais la souffrance des parents, de l’entourage et de l’équipe doit être anticipée par une « prudence » décisionnelle — véritable sagesse du clinicien.
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