Regard sur le rapport entre médecine et justice à partir d’une situation de signalement

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Regard sur le rapport entre médecine et justice à partir d’une situation de signalement Correspondance C. Draperi, 2, route Léalvillers, 80560 Toutencourt. e-mail : [email protected]

C. Draperi 1, B. Phillips 2 1 Philosophe, Amiens. 2 Médecin généraliste, Meaux.

Le récit présenté évoque un cas qui a été discuté lors des rencontres du G.R.E.M.Q (Groupe de Réflexion Éthique Médicale au Quotidien) 1. À l’époque où il fût relaté dans ce cadre, le procès décrit n’avait pas eu lieu et n’était même pas encore anticipé : c’était une histoire qui, deux ans après les faits, demeurait non résolue et préoccupante, livrée à une réflexion a posteriori. Nous ne reprendrons pas ici les aspects purement juridiques de la situation, ni ne nous attacherons à problématiser la démarche de signalement en tant que telle. Nous avons seulement cherché à nous faire l’écho de l’ambivalence des rapports entre monde médical et monde judiciaire, en décryptant le malaise vécu par le médecin face à l’accumulation d’omissions lourdes de conséquences.

Une histoire non aboutie Mme X. est venue me consulter il y a dix ans au cours d’une soirée de consultations sans rendez vous très chargée. Cette patiente est suivie régulièrement pour de gros problèmes psychologiques (dépression, épisodes délirants). Elle est issue d’un milieu « difficile » : son mari est alcoolique, son beau-père a été incarcéré pour attouchements sur sa petite fille, elle-même a fait plusieurs séjours en milieu psychiatrique. Mme X. a trois enfants qui ont été suivis en dispensaire lors de leur petite enfance, puis de loin en loin car ils sont peu souvent malades. En fin de consultation, Mme X. raconte qu’elle a surpris Paul, son fils aîné âgé de treize ans dans la chambre de sa fille Marine âgée de onze ans : « en train de la tripoter » : elle est accablée. Je lui conseille alors de demander au dispensaire un suivi psychologique pour Paul, et de mettre un verrou sur la chambre de ses filles. Quelque temps plus tard, en revoyant la mère, je lui demande des nouvelles : « Tout est rentré dans l’ordre », mais Paul a refusé une prise en charge psychologique, et comme il est déjà suivi en orthophonie, sa mère trouve cela également trop lourd. Deux ans après ces faits, un matin, se présente à mon cabinet un inspecteur de la brigade des mineurs pour me donner une convocation urgente car, dit-il je risque « une inculpation de non assistance à mineure en danger » : Marine a avoué à une de ses camarades de classe que son frère venait la nuit dans sa chambre et qu’ils avaient des relations sexuelles depuis plusieurs mois. Paul est placé immédiatement en foyer, et ses parents inculpés de non assistance à mineur en danger. Au cours de son interrogatoire, la mère dit qu’elle avait confié à son médecin « les problèmes d’attouchement qui avaient eu lieu deux ans plus tôt et qu’elle se sentait déchargée de ce souci ». L’interrogatoire à la brigade des mineurs a été un moment très difficile. Il n’y a pas eu finalement de poursuites ni pour les parents, ni pour moi-même. Paul est resté en foyer d’action éducative où il a pu recevoir une formation professionnelle et un suivi psychologique. 1. Voir Baumann F. « Une assurance qui devient pathogène ». Éthique &Santé 2004 ;1:134-135.

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J’ai revu Marine en consultation une fois : elle allait très mal. J’ai alors demandé une prise en charge psychologique au dispensaire et à l’hôpital : « on ne travaille pas dans l’urgence », m’a-t-on répondu. Le rendez-vous le plus rapide, à ma demande, a été fixé un mois plus tard. Marine n’a jamais pu s’y rendre, car sa famille a déménagé et changé de région. Dans la campagne où ils habitent, il n’y a pas de structure médicale de proximité. Un an plus tard, elle n’était toujours pas suivie psychologiquement. J’ai pu revoir Paul plusieurs fois car je suis le médecin généraliste de son foyer d’accueil. J’ai été convoquée comme témoin à son procès qui a eu lieu en octobre 2003. Seuls les parents et Paul étaient présents. Je n’ai pas assisté au procès. Il ne m’a pas été demandé pourquoi je n’avais pas fait de signalement à la suite du récit de Mme X., mais pourquoi en tant que « médecin de famille », je n’avais pas eu la confiance des enfants et pu à ce moment-là leur parler. Il est certain que dans le début de cette histoire, je n’ai pas apprécié la gravité de la situation. Mais il me semble évident dans ce genre de situation que ce n’est pas au « médecin de famille », (et surtout des parents) que les enfants se confient. Le suivi médical de ces familles en difficulté est souvent chaotique, et le suivi psychologique dans notre ville, très difficile à obtenir : des dispensaires surchargés, des listes d’attente très longues, des rendez-vous aux heures d’école… À la suite du procès, je n’ai plus jamais revu Paul.

Problématisation : contexte social et rapport à l’institution Les évènements présentés témoignent en premier lieu de la difficile position du médecin généraliste en milieu précaire. Il est en effet souvent confronté aux problèmes de personnes parfois fortement marginalisées, qui craignent le rapport à l’institution, dans un contexte où l’action médicale risque d’être facilement assimilée à l’action policière. Ethique & Santé 2005; 2: 102-105 • © Masson, Paris, 2005

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La difficulté des conditions pratiques d’exercice est ici soulignée par la référence aux éléments circonstanciels conditionnant le bref échange qui a lieu sur le problème en question : celui-ci a lieu lors d’ « une soirée de consultations sans rendez-vous très chargée », au cours de laquelle le problème est soulevé par la mère « en fin de consultation » ; il concerne des enfants qui « ont été suivis en dispensaire lors de leur petite enfance, puis de loin en loin car ils sont peu souvent malades ». Enfin, lorsque le médecin évoque à nouveau l’inquiétude exprimée par la mère lors de la consultation suivante, « tout est rentré dans l’ordre ». Ces éléments circonstanciels peuvent contribuer à éclairer la recherche de moyens pratiques relationnels, plutôt qu’institutionnels face à des problèmes médicaux-sociaux. Le praticien sait par expérience que l’assimilation de son activité à une instance de surveillance peut menacer une relation thérapeutique déjà fragile, voire faire disparaître la consultation épisodique (« Le suivi médical de ces familles en difficulté est souvent chaotique »). Ces premières remarques ont deux implications. En premier lieu, le fait que le face-à-face avec le praticien puisse constituer une relation sociale familière, et que le rapport à l’institution apparaisse sous la forme plus inquiétante de l’anonymat (le médecin est accessible, même « au cours d’une soirée de consultations sans rendez vous très chargée ») ; en second lieu, la méfiance nourrie à l’égard du médecin, perçu comme un représentant du monde institutionnel dont la forme exemplaire est le monde de la justice, entendu comme monde de la sanction (Quelques temps plus tard, en revoyant la mère, je lui demande des nouvelles : « tout est rentré dans l’ordre ») ; en troisième lieu le fait que la confidence au médecin puisse déjà être ressentie comme la présentation d’un problème social au monde institutionnel qui cristallise les normes et les valeurs de la société (« Au cours de son interrogatoire, la mère dit qu’elle avait confié à son médecin « les problèmes d’attouchement qui avaient eu lieu deux ans plus tôt et qu elle se sentait déchargée de ce souci »).

Le rapport au médecin en-deçà du rapport à l’institution Les institutions se manifestent empiriquement sous la forme de collectivités englobant un nombre considérable d’individus. Comme le soulignent P. Berger et T. Luckman (1996), l’autre est en revanche tout à fait réel dans le face-à-face. Pourtant, le rapport institutionnel émerge déjà dans le face-à-face : il prend sa source dans l’émergence d’une série d’actions typifiées entre les deux protagonistes d’une interaction, c’est-à-dire dans le fait que l’un devienne prévisible au yeux de l’autre, que les actions de l’un et de l’autre deviennent habituelles et se cristallisent sous la forme de rôles. Mais le monde institutionnel est d’emblée vécu en tant que réalité objective qui a une histoire [1]. L’idée que le corps médical puisse servir de relais à la justice en tant qu’institution n’est pas absurde.

La crainte de l’institution anonyme derrière la personne du médecin L’histoire nous présente de nombreuses occurrences de connivence, où la médecine paraît instrumentalisée par la recherche de l’ordre social. Les modalités de l’institutionnalisation de l’hôpital au XVIIIe siècle, sont particulièrement significatives : comme l’a souligné M. Foucault, l’hôpital fût d’abord un lieu de « police » (au sens classique de « contrôle »), visant à maîtriser les populations marginales, vagabonds, fous ou mendiants [2]. Plus profondément, on sait que M. Foucault décrit la naissance de l’État moderne par l’ajustement des appareils de production à la multiplication des hommes (poussée démographique) : ainsi se développeraient de façon concomitante la production industrielle des Ethique & Santé 2005; 2: 102-105 • © Masson, Paris, 2005

marchandises, scolaire des savoirs, hospitalière de la santé et militaire des destructions [3]. Dans ce contexte, émerge le « regard sans visage » de la police qui doit porter sur tout : « Nous sommes dans la société du professeur-juge, du médecin-juge, de l’éducateur-juge, du « travailleur social »-juge ; tous font régner l’universalité du normatif » (Foucault, 1961, p. 311). Quelles que soient les réflexions critiques que peut susciter cette analyse 2, elle rend tout à fait compte de la façon dont peut apparaître l’institution en général aux yeux des personnes socialement marginalisées, et permet d’aborder d’un point de vue sociologique la situation du praticien dans ce contexte. Ce regard historique permet en particulier de ressaisir le lien ambivalent suivant lequel on se confiera à la « bienveillance » constitutive du rôle du médecin, tout en soupçonnant au premier signe derrière sa personne, ce que M. Foucault appelle la « malveillance » attentive de l’institution [4]. L’approche critique de l’hygiénisme, comme courant médical légitimé par le projet de favoriser le bonheur des peuples qui constitua aussi un formidable outil de contrôle des populations dans un climat social agité, laisse clairement apparaître cette ambivalence. Ce courant marque l’acquisition d’un pouvoir sociétal par le corps médical, c’est-à-dire concernant la régulation de la vie dans la cité. Simultanément, on ne peut nier la fécondité d’un certain nombre de « mesures » hygiénistes en matière sanitaire et en termes de santé publique... De même, la pratique du signalement permet de protéger les personnes d’un danger dont elles ne peuvent se défendre sans cette intervention judiciaire. Les choses ne sont donc pas si simples. Y aurait-il une affinité plus profonde entre médecine et institution juridique, l’une et l’autre se tenant dans un certain rapport à la norme ? C’est ce que paraît exprimer la position de la mère, estimant avoir confié le problème à la société en le confiant au médecin.

Le rapport à l’institution à travers le médecin Le rôle porté par l’individu représente l’ordre institutionnel. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, la mère dira, lors du procès, avoir fait ce qu’il fallait, en ayant confié le comportement de ses enfants au médecin. Recevant cette confidence, la praticienne s’est située dans un rôle de conseil pratique (« mettre un verrou sur la chambre de ses filles ») et thérapeutique (« demander au dispensaire un suivi psychologique pour Paul »). La mère considèrera le conseil thérapeutique non adapté à son garçon ; mais la façon dont elle s’estime déchargée de la responsabilité du problème dès lors qu’elle l’a confié au médecin investit ce dernier d’un autre rôle : celui de dire ce qu’il convient de faire socialement face à cette situation. Comme l’indiquent P. Berger et T. Luckman, en vertu des rôles qu’il joue, l’individu (en l’occurrence ici le médecin) est porteur d’emblée de domaines spécifiques de connaissances socialement reconnues : connaissances non seulement cognitives (le savoir médical), mais aussi des normes, des valeurs, des émotions de la société qu’il représente. Dès lors, « s’engager dans un jugement revient à représenter le rôle du juge », c’est-à-dire du garant de la légitimité des comportements [1]. C’est précisément ce que cherche en l’occurrence à éviter la praticienne. Ainsi, dans le cas suscité, le signalement apparaît a posteriori comme le moyen dans lequel l’action de soin aurait pu et du se prolonger, dans une optique de protection de l’enfant. Mais a priori, en l’absence d’une conscience précise de la situation, une telle démarche peut aussi apparaître au praticien comme un abandon de la situation à l’institution, voire comme une trahison.

2. cf. Merquior JG. Foucault et le nihilisme de la chaire, trad. Azuelos. M, PUF, 1986.

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Dans cette optique, ce n’est pas tant l’histoire d’une omission ou d’une négligence, que d’une prise de position, qui, à la lumière de la suite des évènements, s’est révélée inadéquate. Cette position consiste dans la volonté de résoudre le problème posé par l’autre en mettant en oeuvre des moyens pratiques (au sens sociologique du terme, c’est-à-dire relationnels), plutôt que techniques (c’est-à-dire dans le calcul des moyens, en l’occurrence ici institutionnels, visant à réaliser un objectif) [5]. Il est d’ailleurs tout à fait remarquable que le reproche adressé au médecin ne concernera pas l’absence de signalement, mais son incapacité à prendre en charge les enfants concernés ; or, comme le rappelle la praticienne, elle ne suit pas ces enfants, soignés au dispensaire. Il y a là un conflit entre éthique de conviction (fondée sur l’exigence morale de répondre aux attentes de la mère dans le cadre confidentiel de la consultation) et l’éthique de responsabilité (c’est-à-dire relevant de l’évaluation des conséquences de la position adoptée) [6]. Le fait que l’attitude du praticien ne relève pas de la négligence, mais d’un positionnement, apparaît par ailleurs dans le souci dont témoigne le récit pour le suivi à long terme ; inscrit dans l’exigence d’accompagnement des membres de la famille en détresse, le souci nourri à l’égard de leur devenir, de leur absence de suivi psychologique, paraît avoir été occulté par la procédure judiciaire d’urgence, pourtant effectivement nécessaire. Cette situation apparaît exemplaire du hiatus entre les problèmes de régulation et les problèmes d’intercompréhension. En tant que médecin, l’auteur de ce récit a conscience de la fragilité a priori de la relation de soin dans certaines conditions sociales, et de la nécessité de préserver le face-à-face de la relation pour préserver la démarche de consultation. C’est en tant que praticienne qu’elle s’ émeut de l’absence d’aide a posteriori aux différents membres de la famille concernés. Est-ce le médecin ou la citoyenne qui, bien avant le procès, a vu son sommeil perturbé par ce qu’elle avait le sentiment de n’avoir pu empêché ? C’est d’abord sous le motif de « non-assistance à mineure en danger » que l’inspecteur de la brigade des mineurs interpelle la praticienne. La position de la praticienne, en qualité, non pas tant de médecin, que de tiers, fait d’elle le relais possible d’une action judiciaire de protection ; sa vocation thérapeutique fait d’elle le possible relais de la condamnation et de la protection à la prise en charge. C’est en tant que témoin, et non plus en tant qu’acteur qu’elle sera entendue, et pour une seconde fois, sa tentative de mise en place d’un suivi psychologique restera lettre morte. Qu’est-ce qui peut permettre de comprendre ces rendez-vous manqués, d’accéder à la logique de ces incompréhensions fréquentes, voire de ces conflits entre monde médical et monde judiciaire ?

Position sociologique des pratiques médicales et judiciaires Le rapport à l’institution d’un ordre La médecine et la justice, en tant que ces termes renvoient aux finalités définissant deux types de pratiques sociales, entretiennent peut-être une affinité plus essentielle. Il s’agit bien, de part et d’autre, d’introduire ou de maintenir un ordre, pour l’une dans l’individu, pour l’autre dans le corps social (« tout est rentré dans l’ordre », dit la mère lors de la seconde consultation évoquée). À l’aurore du monde occidental, dans l’horizon de la pensée grecque antique, le discours médical autonome qui se constitue avec la tradition hippocratique et la réflexion fondatrice sur la loi qui tient une place centrale chez Platon, visent respectivement une certaine harmonie. À la distribution équilibrée des places de cha104

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cun dans l’ordre social (eu-nomia) sur laquelle veille le juge (en mesô, l’homme du milieu : Solon), répond le bon mélange des humeurs (eu-crasia) que s’efforce de favoriser le médecin [7]. La finalité de chacun s’ordonne autour de la notion d’iso-nomie qui règle l’ordre des choses et de la recherche de la sôphrosunè [8] qui renvoie à la fois à l’idéal de tempérance, de proportion, de juste mesure, de juste milieu et à la guérison [9]. Dans ce monde où harmonie du cosmos, harmonie du corps social où chacun se définit par la place qu’il occupe dans la cité, et harmonie interne de l’individu se répondent, la médecine et la justice font comme aujourd’hui l’objet de débats sur la place publique. C’est qu’elles sont toutes deux liées au bien vivre : elles constituent des pratiques sociales qui évaluent un mal-être pour y remédier. L’affinité entre médecine et justice peut encore être lue en ces termes aujourd’hui. Les difficultés de communication rencontrées par les acteurs du monde médical et du monde juridique peuvent alors peut être recevoir un éclairage d’un élément historique majeur qui détermine leur identité respective, et définit les modalités de leur activité.

Le statut professionnel constitutif des mondes médical et judiciaire L’autre lien remarquable qui unit médecine et justice, c’est en effet qu’elles seront les premières pratiques à accéder au statut de profession au XIXe siècle : l’institution politique leur reconnaît alors le monopole dans l’exercice de leur activité respective, et leur confère une certaine autonomie, qui, comme le montre le sociologue E. Freidson, n’a jamais été égalée par aucun autre corps de métier (et qui se manifeste notamment dans la forte tradition corporatiste qui les caractérise toutes deux) [10]. Or, ces deux pratiques professionnelles ne cessent, semble-t-il, d’être en situation d’ingérence l’une par rapport à l’autre. La réticence du praticien à opérer un signalement, voire simplement l’omission de cette possibilité, rencontre des échos dans l’autre sens. Que penser, en termes de développement, de ces enfants qui mûriront à l’école du milieu carcéral ? Il y a bien des champs communs à l’action judiciaire et à l’action médicale ; de part et d’autre, les acteurs sont confrontés à des problèmes communs, pour lesquels le recours aux compétences ou aux moyens d’intervention de l’autre peut se révéler fécond, voire nécessaire. D’autre part, si le fait d’être dépositaire d’un savoir socialement reconnu investit l’acteur également d’un savoir concernant les normes et les valeurs sociales et en fait à ce titre un relais de l’institution, chacun sait, plus ou moins confusément, qu’il existe des « sous-univers de connaissances ». Cela est d’ailleurs reconnu dans la logique de l’expertise : on fait appel à l’expertise médicale pour juger du degré de responsabilité, et conséquemment, de culpabilité d’une personne ; on fait appel à l’expertise juridique pour évaluer les préjudices subis par un défaut d’information au patient, donc pour évaluer la qualité d’une relation soignante. Simultanément, la spécialisation des rôles est telle que la connaissance spécifique peut devenir tout à fait ésotérique et de moins en moins accessible aux profanes. Dans cette optique, la théorie de l’agir communicationnel développée par J. Habermas permet de dégager les conditions de possibilité d’une articulation entre phénomènes de régulation et intercompréhension [11].

Recherche des conditions d’un modèle d’action partagé Les théories des sciences sociales offrent classiquement trois façons de considérer les démarches d’action : la première consiste à réali-

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ser un but en choisissant les moyens appropriés dans une situation donnée ; ce modèle (appelé « modèle téléologique ») est mis en œuvre dans la recherche dans la stratégie de la décision au sein d’une démarche scientifique, qui ne prend en compte que le monde objectivé. La seconde façon de considérer les démarches d’action réside dans l’agir régulé par des normes. Elle concerne les membres d’un groupe social qui orientent leur action suivant des valeurs communes. Suivant ce modèle, l’obéissance à la norme (accord existant dans un groupe social) satisfait une attente généralisée de comportement. La troisième façon de considérer les démarches d’action (« agir dramaturgique ») repose sur l’idée d’autoprésentation, suivant lequel chaque participant d’une interaction se présente en exprimant ses expériences propres. Ce modèle concerne les participants d’un échange, qui constituent réciproquement pour eux-mêmes un public, devant lequel ils se présentent. Visant la véracité, il ajoute à la prise en considération d’un monde objectif et d’un monde subjectif, celle d’un monde intérieur. Or, c’est d’abord à ce niveau qu’émerge le rapport institutionnel [1], dans l’accès à cette conscience commune que Hegel met au fondement même de la relation de droit [12]. L’action de protection, dans laquelle par excellence l’institution apparaît garante d’un statut pour la personne ne saurait être réduite à aucun de ces trois modèles pris isolément : en tant qu’elle passe par une intervention judiciaire, elle repose en partie sur le premier modèle de stratégie de la décision ; en tant qu’elle met en jeu une relation sociale, elle suppose le second modèle et la conformité à des normes, à des valeurs communes ; en tant qu’elle comprend une relation interpersonnelle, elle exige la véracité. C’est ce triple rapport au monde objectif, subjectif, et intérieur, qu’exprime l’idée d’agir communicationnel développée par J. Habermas. Il désigne ce processus par lequel les acteurs recherchent une entente sur une situation d’action, afin de coordonner consensuellement leurs actions [13]. Ainsi, la convergence de la mise en œuvre des compétences, la complémentarité des efforts, l’apprentissage mutuel, la plasticité de l’organisation suivant la complexité des situations qu’elle rencontre, tout cela fait l’objet d’un travail : travail d’abord de compréhension mutuelle, mais aussi de compréhension collective de la situation rencontrée. Ce travail prend en compte le fait que, en s’entendant pour coordonner les actions, les acteurs posent chacun des objectifs déterminés. Les actions finalisées des différentes parties prenantes de l’interaction peut alors faire l’objet d’une coordination.

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Conclusion : de la coordination à la coopération L’idée de coordination suppose qu’aucune fonction ne soit inféodée à une autre. Coordonner les actions, c’est permettre à chacun de définir spécifiquement son rôle et de l’accomplir au sein d’une dynamique commune, qui tienne compte de la diversité des exigences. La prise au sérieux de l’exigence juridique de protection d’une part, de l’exigence thérapeutique d’accompagnement des conflits psychiques de l’autre, peuvent se rencontrer dans l’espace d’une compréhension mutuelle : celle-ci rend possible la solidarité avec soi-même à l’égard de l’autre dans le cadre du rôle exercé et la mise en acte de valeurs communes. Dans la pratique, l’interaction des champs nécessite un travail de coopération visant la construction de la démarche la meilleure pour chaque cas rencontré. Si ce travail se rencontre fort heureusement, l’éclairage historique permet de mieux comprendre les réticences et les malentendus qui perdurent, et peut-être de chercher à les dépasser.

Références 1. Berger P, Luckmann T. La construction sociale de la réalité, trad. Taminiaux.P, Paris, Armand-Colin, 1996. 2. Foucault M. Histoire de la Folie à l’âge classique (1961), Paris, Gallimard, 1972. 3. Foucault M. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 4. Foucault M. L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. 5. Habermas J. La technique et la science comme idéologie (1968), trad. J.R.Ladmiral, Paris, Gallimard (Denoël), 1978. 6. Weber M. Le savant et le politique (1918), trad.J.Freund, Paris, UGE, coll. 10/18, 1979. 7. Jouanna J. Hippocrate, Paris, Fayard, 1992. 8. Clemens E. Le même et l’autre entre démocratie et philosophie, Paris, Lebeer Hossmann, 1987. 9. Vernant J.P. Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1962. 10. Freidson E. La profession médicale, Paris, Payot, 1984. 11. Habermas J. Le discours philosophique de la modernité, trad. Bouchindhomme et Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988. 12. Hegel F. Principes de la philosophie du droit. 13. Habermas J. Théorie de l’agir communicationnel, trad. Ferry J.M., Paris, Fayard, 1987.

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