Archives de pédiatrie 12 (2005) 1376–1382 http://france.elsevier.com/direct/ARCPED/
Mise au point
Utilisation de l’érythropoïétine recombinante humaine chez l’enfant atteint de cancer Use of human recombinant erythropoietin in children with cancer D. Guyot a,b,*, G. Margueritte a a
Service d’hématologie et oncologie pédiatrique, CHU Arnaud-de-Villeneuve, 371, avenue du Doyen-Gaston-Giraud, 34295 Montpellier cedex 05, France b Service de néonatologie, CHPf Mamao, BP 1640, 98713 Papeete, Tahiti, Polynésie française Reçu le 2 novembre 2004 ; accepté le 24 mai 2005 Disponible sur internet le 03 août 2005
Résumé L’anémie touche environ 80 % des enfants atteints de cancer. Ses mécanismes physiopathologiques sont complexes et non indépendants. Malgré sa menace sur le pronostic vital, l’anémie est souvent minimisée dans son impact physique, psychologique et social chez l’enfant. La transfusion sanguine est la principale thérapeutique : son efficacité est immédiate et de courte durée, et les risques liés à la transfusion, notamment infectieux et hémolytiques, ne sont pas négligeables. Les indications de l’érythropoïétine recombinante humaine (rHuEPO), utilisée depuis plus de 25 ans, se sont élargies au fil des années. Largement prescrite chez les sujets adultes atteints de cancer, le traitement par rHuEPO n’a toujours pas sa place dans la prise en charge de l’anémie de l’enfant en oncologie pédiatrique. Son utilisation reste restreinte aux patients pour lesquels la transfusion sanguine peut poser problème pour des raisons religieuses ou culturelles même si, depuis 1996, des études de plus en plus nombreuses prouvent son efficacité. Aussi, il se pourrait que très prochainement, le traitement par rHuEPO soit l’alternative préférentielle à la transfusion sanguine chez l’enfant anémié atteint de cancer. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Eighty percent of children with cancer suffer from anemia at the time of diagnosis. The physiopathology of anemia is complex. Although anemia can be life threatening, its consequences on the physical, psychological and social state of the child are often minimized. Blood transfusion is the main treatment of anemia: its efficacy is immediate but shortlasting, and it involves infectious and hemolytic risks. The human recombinant erythropoietin has been used for more than 25-years, and is often prescribed to adults with cancer and anemia. The human recombinant erythropoietin rHuEPO is nowadays used when blood transfusion is contra-indicated because of religious or cultural considerations, although several promising studies have been conducted about rHuEPO and children with cancer since 1996: it might be soon the preferential alternative treatment to anemia in children with cancer. © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Anémie ; Cancer ; Érythropoïétine recombinante humaine Keywords: Anemia; Neoplasms; Erythropoietin, recombinant; Child
* Auteur correspondant. Adresse e-mail :
[email protected] (D. Guyot). 0929-693X/$ - see front matter © 2005 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.arcped.2005.05.006
D. Guyot, G. Margueritte / Archives de pédiatrie 12 (2005) 1376–1382
1. Introduction Les cancers chez l’enfant de moins de 15 ans représentent moins de 1 % de l’ensemble des cancers, avec une incidence annuelle d’environ 150 nouveaux cas par million d’enfants diagnostiqués chaque année. Ces patients sont soumis à des traitements par chimiothérapie parfois agressive ou de radiothérapie qui vont contribuer à une diminution de la production des cellules souches hématopoïétiques. Alors que la leucopénie et la thrombopénie sont des préoccupations majeures en raison du risque vital qu’elles induisent, l’anémie est considérée comme une moindre complication. Le traitement principal actuel de l’anémie chez l’enfant atteint de cancer reste la transfusion de culots de globules rouges pour des taux d’hémoglobine souvent très bas (grade 3 ou 4 de l’OMS) (Tableau 1). Cette pratique n’est pas dénuée de risques infectieux ou hémolytiques. De nombreuses études depuis 1990 ont démontré l’efficacité et la bonne tolérance du traitement par l’érythropoïétine recombinante humaine (rHuEPO) chez l’adulte atteint de cancer, permettant une diminution du nombre de transfusions sanguines et une nette amélioration de la qualité de vie des patients. Il existe peu de données sur l’utilisation de la rHuEPO chez l’enfant cancéreux. Même si les études publiées ne concernent que des cohortes de patients de faible effectif, l’usage de la rHuEPO a montré des résultats encourageants avec une diminution du nombre de transfusions sanguines et l’absence d’effets indésirables notables.
2. Mécanismes physiopathologiques de l’anémie chez l’enfant atteint de cancer 2.1. Définition de l’anémie L’étude de l’hémogramme révèle des taux d’hémoglobine qui diffèrent selon l’âge [1]. C’est la raison pour laquelle, pour définir une anémie, il faut se référer à des normes établies par différents organismes, par exemple l’étude NHANES III en 1998 du Center for Disease Control Recommendations to Prevent and Control Iron Deficiency in the United States (Tableau 2) [2]. 2.2. Physiopathologie L’anémie liée aux cancers de l’enfant est une anémie normochrome normocytaire et hyporégénérative, plus rarement hypochrome microcytaire, dont les causes sont multiples [3]. La première cause de diminution de l’érythropoïèse est l’infiltration de la moelle osseuse par des cellules leucémiques ou des métastases de tumeurs solides. Ainsi, l’anémie est très Tableau 1 Grades O.M.S. de l’anémie Hémoglobine (g/dl)
Grade 0 Normale pour l’âge
Grade 1 Grade 2 9,5–10,9 8–9,4
Grade 3 6–7,9
Grade 4 4–5,9
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Tableau 2 Concentration en hémoglobine et valeurs de l’hématocrite utilisées pour définir l’anémie d’après les données de l’étude NHANES III [2]
Enfants 1–< 2 ans a 2–< 5 ans 5–< 8 ans 8–< 12 ans Garçons 12–< 15 ans 15–< 18 ans Filles 12–< 15 ans 15–< 18 ans
Hémoglobine (g/dl)
Hématocrite (%)
11,0 11,1 11,5 11,9
32,9 33,0 34,5 35,4
12,5 13,3
37,3 39,7
11,8 12,0
35,7 35,9
a Bien qu’il n’y ait aucune donnée disponible pour déterminer les valeurs maximum en concentration d’hémoglobine et en taux d’hématocrite pour définir l’anémie chez les enfants de moins de un an, il est admis par le comité du NHANES III d’utiliser pour la tranche d’âge 6–12 mois les valeurs obtenues pour les enfants âgés de 1–2 ans.
fréquemment présente lors du diagnostic initial ou de rechutes de cancers de l’enfant, notamment dans les hémopathies malignes (Tableau 3). Un autre élément important dans le bon déroulement de l’érythropoïèse est le métabolisme du fer. En cas d’inflammation, on constate, sous l’action des cytokines proinflammatoires Tumor Necrosis Factor alpha (TNFa) et interféron gamma (IFNc), une diminution du fer sérique avec stock martial conservé, secondaire à un mauvais relargage du fer par accumulation dans les macrophages [4]. D’autres cytokines, comme les interleukines (IL) 1 et 6, produites par les lymphocytes T auxiliaires, interagissent avec le métabolisme du fer et sont responsables d’une augmentation de la production de ferritine, détournant ainsi de l’érythropoïèse le fer disponible. Ces cytokines pro-inflammatoires dont la production est augmentée lors des processus expansifs tumoraux malins exercent également une inhibition directe de l’érythropoïèse en agissant sur la prolifération et la croissance des Burst Forming Unit-Erythrocyte (BFU-E) et des Colony Forming UnitErythrocyte (CFU-E), qui sont les cellules précurseurs des globules rouges [5]. Il existe d’autres facteurs intervenant dans le mécanisme physiopathologique de l’anémie chez le sujet atteint de cancer : les traitements anticancéreux (chimiothérapie, radiothéTableau 3 Incidence de l’anémie (taux d’hémoglobine inférieur à 7 g/dl) au moment du diagnostic chez l’enfant atteint de cancer [3] Leucémie aiguë lymphoblastique Leucémie aiguë myéloblastique Lymphome à cellules B Neuroblastome stade 3–4 Néphroblastome Tumeurs cérébrales Tumeurs osseuses Sarcomes des tissus mous Tumeurs germinales malignes
43 % 25 % 21 % 20 % 0% 0% 0% 0% 0%
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rapie) qui induisent une aplasie acquise par leur action directe sur la moelle osseuse ; certains virus dont le Parvovirus B19 (et de rares bactéries) capables d’induire une érythroblastopénie ; l’hyperhémolyse extracorpusculaire (liée à une hyperactivité macrophagique induite par les cytokines IL-1 et TNF) dont l’influence est souvent minime sur le degré de l’anémie ; et enfin, les carences en facteurs nutritionnels nécessaires au métabolisme érythrocytaire (dont les vitamines B12, B9, B6, C, E, le fer, et d’autres minéraux), favorisées par l’agressivité des traitements sur les muqueuses digestives, le stress lié à la maladie, ou encore la survenue de nausées et vomissements [6]. 3. Rôles de l’érythropoïétine 3.1. Rôles physiologiques L’érythropoïétine (EPO) est une glycoprotéine qui joue le rôle de facteur de croissance essentiel et spécifique de la lignée érythrocytaire [7,8]. Découverte en 1906 par Carnot et Deflandre, elle a été purifiée grâce aux travaux de Miyake et Goldwasser à partir d’échantillons d’urine humaine. Son gène a été cloné en 1985 (chromosome 7q21), et c’est à partir de ce gène que très rapidement une protéine recombinante humaine (rHuEPO) a pu être reconstituée. La synthèse de l’EPO est induite principalement au niveau des cellules rénales tubulaires proximales sous l’effet de l’hypoxie secondaire à l’hypoxémie périphérique (90 % de la production de l’EPO), et en faible partie au niveau des hépatocytes. Une fois synthétisée, la protéine est libérée dans la circulation sanguine : elle se comporte comme une hormone, et va se fixer sur des récepteurs spécifiques de la membrane cellulaire des progéniteurs érythroblastiques. Notons que le récepteur de l’EPO est exprimé aussi sur les cellules du système nerveux central, des muscles lisses vasculaires, des endothéliums, ce qui explique le rôle de l’EPO sur l’angiogenèse et sur le système nerveux central (Tableau 4) [9]. À l’état normal, on trouve l’EPO en faible quantité dans le plasma et dans les urines mais sa concentration peut être multipliée par 100 en cas d’hypoxie rénale ou quand le taux d’hématocrite est inférieur à 20 %.
3.2. EPO et cancer Chez le sujet adulte atteint de cancer, il a été mis en évidence une production inappropriée d’EPO en réponse à une diminution du taux d’hémoglobine, avec une augmentation de la production moins marquée que ne le voudrait le degré de l’anémie [10]. Ce phénomène est imputé à l’action inhibitrice des cytokines pro-inflammatoires (IL-1, TNFa et b, IFNc) sur la transcription de l’ARN messager de l’EPO et sur sa fixation sur les récepteurs des progéniteurs érythroïdes. La présence d’un état de résistance à l’EPO a été également invoquée chez certains sujets ne répondant pas à l’injection de fortes doses de rHuEPO. Le type de chimiothérapie semble aussi intervenir : les sels de platine, au premier rang desquels le cisplatine, inhibent la synthèse de l’EPO [11]. Chez l’enfant atteint de cancer, il existe une augmentation significative de la production d’EPO en réponse à une baisse du taux d’hémoglobine, soit une réponse adéquate du mécanisme de feedback de l’érythropoïèse. Cela a été décrit sur de faibles cohortes de patients [12–14].
4. Traitement par la rHuEPO 4.1. Pharmacologie Il existe trois formes commercialisées de rHuEPO : l’EPO-a (Éprex®, Laboratoires Janssen Cilag®), l’EPO-b (NéoRecormon®, Laboratoires Roche®) et la darbépoetine-a (Aranesp®, Laboratoires Amgen®). Celles-ci montrent de subtiles différences de structure protéique et des distinctions plus marquées au niveau de la glycosylation et du principe de stabilisation utilisé, permettant le maintien de l’activité biologique et la prévention de l’agrégation ou de la dénaturation protéique lors de l’injection. Ces différences de glycosylation et de formulation conduisent à des propriétés pharmacocinétiques et pharmacodynamiques spécifiques. La darbépoétine, molécule la plus récente, est celle qui possède la demi-vie la plus longue, permettant des intervalles interdoses plus grands. L’EPO-b, comparée à l’EPO-a, a une demi-vie d’élimina-
Tableau 4 Expression du récepteur de l’érythropoïétine et rôles potentiels, en dehors des cellules érythroïdes [9] Expression du récepteur de l’EPO Astrocytes Cardiomyocytes Cellules endothéliales Mégacaryocytes Cellules mésangiales Cellules myéloïdes Neurones Cellules rénales Cellules épithéliales prostatiques Cellules musculaires lisses vasculaires
Rôle Diminution de l’apoptose Mitogenèse Mitogenèse, synthèse d’endothéline-1, angiogenèse Maturation Augmentation de la prolifération in vitro Augmentation de la prolifération in vitro, immunomodulation Effet trophique, augmentation de la concentration de monoamine Diminution de l’apoptose Mitogenèse Mitogenèse Vasoconstriction
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tion plus longue, avec une concentration maximale plus élevée et l’obtention d’une réponse réticulocytaire plus forte. L’administration de rHuEPO se fait par voie sous-cutanée (SC) ou intraveineuse (IV). Lors de l’injection de rHuEPO par voie IV, le volume de distribution étant faible, il apparaît un pic sérique immédiat important, dose-dépendant, suivi d’une décroissance rapide du taux plasmatique, avec un retour au taux de base en 24 à 48 heures. La demi-vie de la rHuEPO par voie IV est de cinq à six heures après la première injection, et de quatre heures lors d’injections multiples. La voie SC permet un relargage plus lent des dépôts sous-cutanés de rHuEPO, avec un taux sérique maximum plus tardif (12– 24 heures après l’injection) et moins élevé (d’environ 5 %) par rapport à l’administration IV, ainsi qu’une décroissance plus lente et une demi-vie supérieure à 20 heures. Le retour au taux de base a lieu en 48 à 72 heures. La biodisponibilité de l’EPO par voie SC est très inférieure à la voie IV (environ 20 %). Au vu de ces données pharmacocinétiques, la voie SC fut préférée initialement au rythme de trois injections par semaine pour l’EPO-a ou b (la darbépoétine permet une injection par semaine), afin de maintenir un taux plasmatique de rHuEPO stable dans le temps. Toutefois, aucune supériorité en terme d’efficacité de la voie sous-cutanée par rapport à la voie intraveineuse n’a été démontrée [7]. 4.2. rHuEPO et cancer Le traitement par rHuEPO chez le sujet atteint de cancer permet non seulement de corriger l’anémie et améliorer la qualité de vie des patients mais, a aussi d’autres effets potentiels décrits ci-dessous. 4.2.1. Effet antitumoral L’hypoxie tumorale est corrélée à un pronostic péjoratif dans le cadre des tumeurs solides. Elle inhibe la dégradation de l’Hypoxia Induced Facteur-1a (HIF-1a), ce qui confère un phénotype agressif aux cellules tumorales et favorise leur extension locale et à distance. Un traitement par rHuEPO chez des sujets adultes atteints de cancer semble permettre la correction de l’impact pronostique péjoratif de l’anémie et une tendance à l’amélioration de la survie avec un effet direct sur la réduction tumorale [15]. 4.2.2. Effet adjuvant à la chimiothérapie et à la radiothérapie La correction de l’hypoxie tissulaire favorise la libération de radicaux libres, phénomène de premier ordre pour l’action de la radiothérapie, et certaines chimiothérapies. Par ailleurs, la rHuEPO pourrait participer à une meilleure pénétration cellulaire de certaines drogues de chimiothérapie comme les anthracyclines en réprimant l’expression de certaines molécules de résistance dans des conditions normoxiques [16].
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sement tumoral du SNC, effet paranéoplasique), soit par une action indirecte liée à la toxicité des traitements par chimiothérapie ou radiothérapie. L’administration de rHuEPO pourrait contribuer à diminuer ou prévenir les effets neurotoxiques de la chimioradiothérapie comme cela a été récemment suggéré chez des patientes atteintes de cancer du sein [17]. 4.2.4. Effet protecteur tissulaire Grâce à la découverte de récepteurs à l’EPO sur des cellules non hématopoïétiques, plusieurs études ont montré l’intérêt de l’EPO comme réparateur tissulaire, notamment dans la rétine, la moelle épinière, le cerveau [17]. La régénération tissulaire est à la fois augmentée par un mécanisme direct de l’EPO sur ses récepteurs mais, de manière également indirecte par libération de facteurs de croissance de l’angiogenèse. On peut donc émettre l’hypothèse d’une meilleure cicatrisation des tissus sains lésés lors d’administration de drogues de chimiothérapie ou lors de séances de radiothérapie. 4.3. Effets secondaires et surveillance d’un traitement par rHuEPO Lors d’administration de rHuEPO, certains éléments cliniques et biologiques doivent faire l’objet d’une surveillance régulière : • l’examen clinique (syndrome pseudogrippal à l’initiation du traitement par rHuEPO, signes digestifs, éruption au point d’injection ou rash cutané plus rarement) ; • la tension artérielle : elle doit être prise au moins une fois par semaine lors de l’examen clinique en raison du risque d’hypertension artérielle dose-dépendante pouvant être jugulée par un traitement médicamenteux antihypertenseur ; • la numération sanguine, notamment le nombre de globules rouges, le taux d’hémoglobine et le taux d’hématocrite : ces paramètres doivent être dosés une fois tous les sept à 14 jours afin d’éliminer une trop forte augmentation du taux d’hémoglobine pouvant être à l’origine d’un syndrome d’hyperviscosité sanguine et entraîner un risque accru d’accidents thromboemboliques ; mais aussi, une érythroblastopénie secondaire à la présence d’alloanticorps après injection sous-cutanée d’EPO-a [18] ; • le bilan martial, avec dosage du fer sérique et de la ferritine, doit être réalisé au moins au début du traitement afin d’éliminer une autre cause d’anémie et procéder à une supplémentation orale en fer en cas de carence.
5. Prise en charge de l’anémie chez l’enfant atteint de cancer 5.1. Pourquoi traiter l’anémie ?
4.2.3. Effet neuroprotecteur Les fonctions cognitives peuvent être altérées chez les sujets atteints de cancer soit par une action directe (envahis-
L’anémie est un facteur pronostique vital, susceptible d’occasionner des complications cardiovasculaires et pou-
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vant induire une diminution de sensibilité aux traitements cytotoxiques et à la radiothérapie. Il a été clairement démontré une corrélation directe entre le taux d’hémoglobine et la qualité de vie dans de nombreuses études dans des populations adultes atteintes de cancers [19–21]. Chez l’enfant, aucune étude n’a à ce jour réellement pris en considération cette notion primordiale de qualité de vie. En revanche, il est à souligner que les effets à long terme de l’anémie chronique sont mal connus, notamment sur les fonctions cognitives ultérieures de l’enfant et sa croissance. 5.2. Options thérapeutiques (Tableau 5) Le but essentiel de la correction de l’anémie est le maintien d’une bonne oxygénation des différents tissus de l’organisme et ne doit pas reposer sur un chiffre arbitraire d’hémoglobine. Doivent être également pris en considération : • la tolérance clinique ; • la rapidité d’installation de l’anémie ; • le type de la maladie sous-jacente et son degré d’extension, le type et l’intensité du protocole thérapeutique envisagé ; • la programmation d’un acte invasif telle une chirurgie lourde [22]. Dans l’étude européenne relatée par Michon [23], la transfusion de culots de globules rouges représentait l’option thérapeutique de choix dans 95 % des cas. Moins de 5 % des
enfants recevaient un traitement adjuvant, de type supplémentation en fer ou en folates. La rHuEPO n’était pas prescrite en dehors de considérations religieuses particulières (témoins de Jéhovah), le coût élevé, la difficulté de disponibilité dans les pharmacies et l’absence de données étant les principales raisons évoquées. La transfusion sanguine a subi de nombreuses évolutions favorables en matière de sécurité. Toutefois, elle reste une prescription et un geste à risque [24]. La surcharge en fer est également une complication connue des transfusions sanguines répétées. De plus, la disponibilité de culots globulaires adéquats reste un souci quotidien, le don de sang en France étant bénévole et gratuit. Enfin, l’efficacité de la transfusion sanguine jugée sur la tolérance clinique est certes rapidement favorable mais de courte durée. Quant à la supplémentation en fer et en folates, elle a peu d’intérêt dans ce cadre pathologique, en dehors d’une carence patente associée. La rHuEPO est utilisée depuis plus de dix ans en pathologie cancéreuse chez le sujet adulte. Selon la mise à jour de 2003 des standards, options et recommandations de la fédération nationale des centres de lutte contre le cancer pour l’utilisation de la rHuEPO en cancérologie [25], confirmée par les recommandations de l’American Society of Hematology et l’American Society of Clinical Oncology, il n’existe pas d’attitude consensuelle en pédiatrie. Cette prescription n’est pas prévue par l’autorisation de mise sur le marché. Pourtant, la rHuEPO a fait la preuve de son efficacité, avec un niveau
Tableau 5 Études évaluant l’efficacité de la rHuEPO en pédiatrie Références
Effectifs
Type d’étude
Beck (1995) [26]
Porter (1996) [29] Leon (1998) [32]
10 LA 2 LNH 6 T. solides 37 LAL 15 T. solides et hématologiques 24 T. solides (sarcomes) 50 T. solides
Csaki (1998) [34]
20 T. solides
Randomisée
Varan (1999) [31]
34 T. solides
Ragni [28] Zoubek et Kronberger(2002) [30]
Beznoshchenko (2003) [33]
Bennetts (1995) [27] Bolonaki (1996) [36]
Effets indésirables de la rHuEPO
Cohorte
Efficacité de la rHuEPO Diminution du nombre sur le taux de transfusions d’hémoglobine Sang Plaquettes Non NP NP
Randomisée Cohorte
NS Oui
NP Oui
NP NP
Non Non
Randomisée Contrôle historique
Oui Oui
Oui NP
NP
NS
NP
Randomisée
Oui Oui, Amélioration significative de Karnofsky Oui, Meilleure qualité de vie, Meilleur état nutritionnel Oui
Oui
NP
? 74 T. solides
Contrôle historique Contrôle historique
NP Oui
Oui NP
Oui Oui
35 T. solides et hématologiques
Prospective
Oui, Meilleure qualité de vie
NP
NP
-Douleur au point d’injection -Un rash cutané Un cas d’HTA résolutive après arrêt de la rHuEPO pendant une semaine Non Deux cas de thromboses veineuses avec embolie pulmonaire NP
T. : tumeur ; LA : leucémie aiguë ; LNH : lymphome non hodgkinien ; NS : non significatif ; NP : non précisé.
Brûlure au point d’injection
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de preuve B2 (petites études randomisées avec résultats incertains : besoin de méta-analyse pour accéder au niveau 1) et son utilisation peut être considérée au cas par cas, particulièrement lorsqu’il existe une contre-indication relative ou absolue à la transfusion sanguine (facteurs culturels ou religieux, groupes sanguins exceptionnels, patients immunisés, etc.). L’étude de Beck et Beck [26] ne montrait pas d’efficacité de la rHuEPO mais le schéma des injections s’arrêtait au quatorzième jour d’administration alors que le bénéfice attendu se manifeste de manière générale après quatre à six semaines de traitement. Beck et Beck rapportaient cette absence d’efficacité à un taux endogène d’EPO élevé, suggérant une production inappropriée ou un état de résistance à l’EPO. L’étude randomisée de Bennetts et al. [27], chez des enfants atteints de leucémie avec risque bas à intermédiaire de rechute, montrait une tendance non significative à la réduction du nombre de transfusions sanguines chez les patients recevant de la rHuEPO. Toutes les autres études rapportaient un effet positif du traitement par rHuEPO à partir de la quatrième semaine de traitement sur le taux d’hémoglobine et sur le nombre de transfusions sanguines nécessaires. Les résultats de Ragni et al. [28], Porter et al. [29] et Zoubek et al. [30] montraient également que l’administration de rHuEPO diminuait le nombre de transfusions plaquettaires. À la différence de ce qui est observé chez le sujet adulte, il ne semblait pas y avoir d’influence du type de chimiothérapie, contenant du platine ou non, sur les effets attendus de la rHuEPO [30,31]. Le bénéfice sur la qualité de vie ne faisait pas partie des objectifs étudiés par l’ensemble des études dans la population pédiatrique. Toutefois, Léon et al. [32] notaient une amélioration de l’index de Karnofsky (échelle évaluant l’activité et les gestes de la vie quotidienne chez des sujets atteints de pathologies chroniques), de même que Beznoshchenko et al. [33], et Csaki et al. [34]. Ces derniers auteurs retrouvaient également un bénéfice sur l’état nutritionnel, avec une stabilité du poids durant le traitement chez les enfants qui recevaient la rHuEPO, alors que les sujets du groupe témoin avaient une perte de poids significative. Aucun modèle prédictif des effets de la rHuEPO, prenant en considération les taux d’hémoglobine et d’EPO endogène au diagnostic, n’a été encore utilisé en pédiatrie [35] et sa réalisation est d’autant plus délicate que, contrairement à ce qui est observé chez l’adulte, il y a chez l’enfant une réponse adéquate au degré d’anémie de la sécrétion d’EPO endogène. Cependant, l’étude de Bolonaki et al. [36] constatait que les enfants avec une réponse favorable à l’administration de rHuEPO étaient ceux avec un taux initial d’EPO inférieur à 100 UI/L, alors que ceux qui ne répondaient pas à la rHuEPO avaient un taux initial endogène d’EPO supérieur à 100 UI/L. Cela n’exclut pas pour autant une réponse retardée à plus de huit semaines de traitement par rHuEPO chez ces sujets. Le traitement par rHuEPO chez l’enfant atteint de cancer apparaît donc comme une option thérapeutique à envisager et semble doué d’innocuité. En effet, dans l’ensemble, seuls des effets indésirables mineurs ont été rapportés (rash cutané, douleur au point d’injection par voie SC, hypertension arté-
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rielle corrigée après suspension provisoire du traitement) si ce n’est la survenue de deux cas de thromboses veineuses avec embolie pulmonaire constatées dans l’étude de Zoubek et Kronberger [30], mais chez deux jeunes filles âgées de 15 et 16 ans atteintes de tumeurs osseuses et alitées de manière prolongée en raison de leur pathologie initiale, sans traitement préventif de la maladie thromboembolique. Toutefois, certains points restent à étudier : • le choix de la voie d’administration, IV ou SC ; • les modalités de prescriptions : dans la majorité des cas publiés, la dose initiale préconisée est de 150 UI/kg par dose, trois fois par semaine pendant au moins 12 semaines, avec une augmentation possible de 50 UI/kg par dose selon la surveillance au moins hebdomadaire des taux d’hémoglobine, avec un maximum de 300 UI/kg par dose. Chez le sujet adulte, il s’avère qu’une seule injection par semaine de rHuEPO est aussi efficace que le schéma classique de trois injections par semaine et permet une meilleure compliance au traitement [37] ; • l’étude de la qualité de vie chez l’enfant : le retentissement psychosocial et nutritionnel chez l’enfant souffrant d’anémie liée à une pathologie cancéreuse est largement sous-estimé et doit être considéré comme un élément important surtout lors de traitements cytotoxiques à haute dose ; • l’intérêt de la supplémentation en fer en complément du traitement par rHuEPO : est-elle réellement nécessaire en dehors d’une carence martiale avérée ? • le choix de la molécule de rHuEPO : dans la majorité des études, c’est l’EPO-a qui est utilisée et moins souvent, l’EPO-b. Aucune étude n’a encore été réalisée utilisant la darbépoétine, dont les propriétés pharmacocinétiques promettent de favoriser la compliance au traitement et son efficacité. La réalisation d’études pédiatriques multicentriques s’avère nécessaire.
6. Conclusion L’EPO est un traitement efficace de l’anémie chez les sujets adultes atteints de pathologies tumorales. Cette efficacité reste à démontrer dans la population pédiatrique souffrant de cancer. Des études complémentaires sont nécessaires concernant la pharmacocinétique chez l’enfant atteint de cancer, le choix de la molécule de rHuEPO, la voie d’administration intraveineuse ou sous-cutanée, ainsi que l’intérêt d’un traitement concomitant par fer sérique. La réalisation d’une étude nationale multicentrique randomisée cherchant à répondre à ces objectifs permettra de faire du traitement par rHuEPO l’un des défis de l’oncologie pédiatrique dans un futur proche, dans le souci d’optimiser la prise en charge hématologique et psychosociale de nos jeunes patients.
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Références [1]
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