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Communication
Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne Bullying as a symptom of the modern world Marie-France Hirigoyen 15, rue Racine, 75006 Paris, France
I N F O A R T I C L E
R E´ S U M E´
Historique de l’article : Disponible sur Internet le xxx
L’importance croissante des proble´matiques de harce`lement moral un peu partout dans le monde est incontestablement re´ve´latrice de la transformation profonde du monde du travail, mais aussi de la socie´te´ et des personnes. D’un coˆte´, les me´thodes de management actuelles sont tre`s souvent ge´ne´ratrices de souffrance psychique, de l’autre, les individus malmene´s par la vie moderne sont devenus plus exigeants et plus re´actifs. Pour permettre une de´tection et une pre´vention efficace de ce processus particulie`rement destructeur, il importe d’en faire une analyse globale afin de bien comprendre ce qui le constitue et ce qui le diffe´rencie des autres souffrances au travail. Le harce`lement moral a des conse´quences de´sastreuses sur la sante´ et la dignite´ des personnes cible´es, et la gravite´ et la spe´cificite´ de ces symptoˆmes sont a` mettre en lien avec les sources de cette violence. Le harce`lement moral est un processus complexe dont l’origine n’est pas lie´e a` une unique cause mais a` diffe´rents facteurs – psychologiques, sociologiques et manage´riaux –, qui interagissent et se renforcent les uns les autres. D’un coˆte´, le monde du travail s’est durci, la pression sur les salarie´s s’est renforce´e et le management a perdu de vue la dimension humaine. De l’autre, les changements de la socie´te´ sont venus renforcer les traits narcissiques des individus modernes, les amenant a` eˆtre plus vulne´rables et plus solitaires. Si les employeurs commencent a` prendre des mesures pour lutter contre le stress, ils tardent a` vouloir repe´rer le harce`lement moral qu’ils jugent trop subjectif, trop lie´ a` la personnalite´ du salarie´. Pourtant, le changement des individus dans une socie´te´ qui a e´volue´ est irre´me´diable et le management devrait en tenir compte. L’homme n’est pas une simple ressource jetable mais une personne globale qui doit eˆtre respecte´e dans son identite´ et sa singularite´. ß 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits re´serve´s.
Mots cle´s : Harce`lement moral Management Processus psychique Question de socie´te´ Risques psychosociaux Souffrance psychique Travail Violence
A B S T R A C T
Keywords: Bullying Management Psychic process Social issue Psychosocial risks Psychical pain Violence Work
Objectives. – Everywhere in the world, people have woken up to the reality of the phenomenon of workplace bullying and its disastrous consequences on the health and identity of the human target and also on the organizations. Nevertheless, it appears that a confusion may exist between bullying and other psychosocial risks. Even if harassment is a risk among psychosocial risks, the nature of the bullying process differentiates it from the other suffering at work. The purpose of this article is to provide ways of understanding the specificity of bullying and help to recognize the consequences of bullying or a target’s health. This will lead us to explain why the prevention of bullying cannot come about through setting up additional processes but, on the contrary, by a work on dignity, allowing people to enter into an ethical relationship with others. Researchers agree that bullying is an interpersonal problem rooted in and played out in an organizational context but, for fear of stigmatizing people, many studies focus only on the organizational factors as the origin of the phenomenon, ignoring the human vector which relays it. However, it is the human element that makes the difference between bullying and psychosocial risks. In a bullying situation, it is not the work of a person which is attacked, but the person him/herself. This is the reason why it affects the physical and psychological health to such an extent. Studies have shown that the health outcomes of bullying are different from those of other occupational stressors with more
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Pour citer cet article : Hirigoyen M-F. Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.05.004
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rumination, hypervigilance, psychosomatic disorders. The gravity of these symptoms is a direct consequence of the ostracism and the attacks to the dignity. The growing number of problems of bullying throughout the world is undoubtedly indicative of a profound transformation of work organization, but also of the cultural changes of our society. Bullying is a complex process whose origin is not linked to a single cause but to several factors, managerial, sociological and psychological, which interact and reinforce each other. Concerning the organizational factors of bullying, it is clear that modern management is no longer expressed in a human relationship but through numbers, objectives and results. A management focused on standardized procedures leaves aside the human part of individuals which cannot always be objectified and cannot regulate the struggles of influence and abuse of power. Placed under permanent pressure, with fear of losing their jobs, employees may not be able to protect themselves or may lose their limits and use unfair methods such as bullying. On the other side, the logic of performance invades all domains of society and increasingly so because of new technologies. In addition to the direct pressure of work, there is a subtle pressure coming from the society, intimating to each one to be powerful, fulfilled and happy. Our society has changed and this has led individuals to change. Modern individuals have a great need for recognition, they fear not being up to standard, can present a great intolerance to frustration and a great difficulty in questioning themselves. These traits generate defense mechanisms, which may express through a hardening of relationship towards others. Conclusions. – These changes of individuals have a significant effect on management, and employers should take it into account. But if they have taken steps to combat stress, they are slow to identify bullying that seems too subjective, too tied to the personality of the employees and their potential fragility. If we want to set up an effective prevention of bullying, it is important to recognize the precise distinctive of bullying and help organizations to adapt their management style to the changing of modern individuals. ß 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.
1. Introduction
2.1. De´finition
L’importance croissante des proble´matiques de harce`lement moral un peu partout dans le monde est incontestablement re´ve´latrice de la transformation profonde du monde du travail, mais aussi de la socie´te´ et des personnes. D’un coˆte´, les me´thodes de management actuelles sont tre`s souvent ge´ne´ratrices de souffrance psychique, de l’autre, les individus malmene´s par la vie moderne sont devenus plus exigeants et plus re´actifs. Si les causes du harce`lement moral sont a` rechercher du coˆte´ de l’organisation, les conse´quences en sont individuelles et affectent avant tout la sante´ et la dignite´ des personnes cible´es. Pour permettre une de´tection et une pre´vention efficace de ce processus particulie`rement destructeur, il importe d’en faire une analyse globale afin de bien comprendre ce qui le constitue et ce qui le diffe´rencie des autres souffrances au travail.
Le harce`lement moral consiste en une violence subtile, insidieuse, d’autant plus dangereuse qu’elle est quasi invisible. Les agissements hostiles peuvent eˆtre regroupe´s sous quatre cate´gories :
2. Apparition du concept de harce`lement moral
Quel que soit le pays, trois facteurs se retrouvent dans toutes les de´finitions : les agissements doivent eˆtre re´pe´te´s ; ils impliquent une relation comple´mentaire ; il n’est pas ne´cessaire que ces agissements soient intentionnels. En France, selon la loi, le harce`lement moral est « un ensemble d’agissements re´pe´te´s qui ont pour objet ou pour effet une de´gradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarie´ et a` sa dignite´, d’alte´rer sa sante´ physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». Nous remarquerons que le le´gislateur a choisi de ne pas nommer les agissements mais s’est appuye´ sur les conse´quences du harce`lement moral, en particulier sur la sante´ et la dignite´ de la personne cible´e.
Une prise de conscience de la re´alite´ du harce`lement moral au travail s’est faite a` peu pre`s partout dans le monde a` partir des anne´es 1990. Dans les pays scandinaves qui avaient de´veloppe´, de`s 1930, les sciences de la « vie au travail », la recherche sur le « mobbing » est venue se mettre en place tre`s naturellement a` partir des travaux de psychosociologues et de spe´cialistes du travail. En revanche, dans un certain nombre de pays ou` les salarie´s e´taient moins prote´ge´s, ce sont des soignants confronte´s sur le terrain aux conse´quences du harce`lement sur leurs patients qui de´nonce`rent ces proble´matiques. En France, la premie`re approche de ce phe´nome`ne s’est faite a` partir de mon livre nommant pour la premie`re fois le harce`lement moral [3]. Son succe`s tient beaucoup au choix du terme « moral » qui impliquait une prise de position e´thique. Il arrivait au moment ou` les nouvelles formes d’organisation du travail avaient amene´ des souffrances psychologiques sur les lieux de travail qui n’avaient pas e´te´ repe´re´es par les syndicats, davantage centre´s sur les luttes collectives, alors que cette souffrance ne se manifestait qu’individuellement.
l’isolement et le refus de communication que l’on peut re´sumer sous le terme d’ostracisme ; les attaques personnelles qui, au travers d’attitudes humiliantes, de propos disqualifiants ou offensants, visent a` atteindre l’identite´ ou la dignite´ de la personne cible´e ; les atteintes aux conditions de travail. Il ne s’agit nullement de critiquer un travail qui serait mal fait, mais au contraire de se servir du pre´texte du travail pour disqualifier ou pie´ger une personne ; les intimidations ou manifestations d’hostilite´ qui visent a` terroriser la cible afin qu’elle se soumette ou qu’elle parte.
2.2. Diffe´rence avec les autres risques psychosociaux Le harce`lement moral est un risque parmi les risques psychosociaux (RPS) qui englobent le stress, le burn-out, les conflits, les violences externes ou internes et aussi des notions beaucoup plus floues comme le mal-eˆtre au travail, mais la nature meˆme du processus du harce`lement moral le diffe´rencie des autres RPS. Il ne s’agit pas d’un de´rapage des conditions de travail mais
Pour citer cet article : Hirigoyen M-F. Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.05.004
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d’un proble`me interpersonnel rendu possible par les de´faillances de l’organisation. De plus, contrairement au harce`lement moral, la notion de RPS n’est de´finie ni scientifiquement ni juridiquement et ne jouit pas de la meˆme puissance symbolique que le harce`lement moral ; seul celui-ci est passible de sanctions juridiques. 2.3. Intentionnalite´ Les chercheurs ont beaucoup de´battu sur la ne´cessite´ d’une intention de nuire pour la constitution du harce`lement moral. En France, comme dans presque tous les pays qui be´ne´ficient d’une loi, les le´gislateurs ne l’ont pas retenue comme crite`re constitutif du harce`lement moral, parlant « d’agissements ayant pour objet ou pour effet. . . ». Pourtant, la notion d’intentionnalite´ n’est pas indiffe´rente pour les personnes cible´es, car il est incontestable que le caracte`re personnel d’un traumatisme en aggrave l’impact. Dans le harce`lement moral, il ne s’agit nullement d’une maladresse ou d’un accident mais d’un comportement de´libe´re´ ou tout du moins syste´matise´. Pourtant, il faut eˆtre prudent, car quand une personne se plaint d’eˆtre victime, elle se base sur un ressenti qui peut ne pas correspondre aux de´finitions scientifiques. On doit aussi tenir compte du phe´nome`ne d’attribution d’intentions hostiles, processus par lequel, en situation d’interaction ambigue¨, une personne peut eˆtre amene´e a` tort a` interpre´ter qu’autrui lui est hostile. En ce qui concerne les harceleurs, ils sont rarement tout a` fait conscients de la gravite´ de leurs agissements. Soit ils ne perc¸oivent pas ce qui dans leur comportement pose proble`me, soit ils conside`rent que leur comportement e´tait justifie´, e´tant donne´ la situation. Cette violence est bien plus souvent la conse´quence d’une inattention aux autres, d’un manque d’empathie ou de respect, que lie´e a` une malveillance. Est-ce que ce ne serait pas une marque de notre socie´te´ et une conse´quence de la durete´ du monde du travail ?
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de´re`glement de leur syste`me endocrinome´tabolique et l’apparition de troubles psychosomatiques. Elles ne prennent conscience du processus que lorsque les conse´quences sur leur sante´ deviennent trop manifestes. Contrairement a` ce qui se passe dans les autres souffrances au travail, l’e´loignement du contexte professionnel ne fait pas disparaıˆtre les troubles qui se poursuivent souvent par des symptoˆmes de stress post-traumatique, avec une nette pre´dominance des ruminations anxieuses, des troubles d’hypervigilance et de l’e´vitement de tout ce qui peut e´voquer l’agression, ce qui peut amener une de´sinsertion sociale. Un autre point spe´cifique concernant les personnes cible´es est le doute. Elles ne peuvent pas croire a` la re´alite´ de l’agression et cherchent des explications logiques au comportement de leur agresseur, tentant de donner du sens a` une situation qui n’en a pas. Chez ces victimes, « la perplexite´, l’absence de repe`res cognitifs pour comprendre l’intention de l’autre, sont loge´s au cœur de la souffrance » [7]. Comme des victimes d’agression sexuelle, elles portent seules l’humiliation et la honte et se culpabilisent de n’avoir pas su se de´fendre. Ce qui blesse le plus, c’est l’atteinte a` la dignite´, a` ce qui constitue une personne en tant qu’eˆtre digne de respect. Selon Kip Williams, le refus de communication, l’exclusion et l’ostracisme viennent menacer des besoins sociaux fondamentaux, le maintien d’une bonne estime de soi, le sentiment de controˆle et le besoin de reconnaissance [9].
4. Origine du harce`lement moral au travail La gravite´ de ces symptoˆmes est a` mettre en lien avec les sources de cette violence. Le harce`lement moral est un processus complexe dont l’origine n’est pas lie´e a` une cause unique mais a` diffe´rents facteurs, psychologiques, sociologiques et manage´riaux, qui interagissent et se renforcent les uns les autres.
3. Conse´quences sur la sante´ des personnes cible´es 4.1. Les causes organisationnelles Le harce`lement moral engendre ou favorise de nombreux de´sordres psychologiques (anxie´te´, de´pression) ou psychosomatiques qui, dans un premier temps, peuvent paraıˆtre similaires a` ceux engendre´s par le stress ou le burn-out, mais qui comportent une spe´cificite´ telle qu’il est possible, pour un clinicien expe´rimente´, de diagnostiquer la re´alite´ d’un harce`lement moral uniquement a` partir de ses conse´quences sur la sante´ des personnes et de le distinguer des autres RPS et des plaintes abusives [4]. Dans le harce`lement moral, les troubles ne re´sultent pas uniquement de l’agression elle-meˆme, mais surtout de la situation d’impuissance dans laquelle les personnes cible´es sont place´es et qui est aggrave´e par le silence de la hie´rarchie. Une inte´ressante e´tude belge a compare´ les conse´quences psychiques et sociales du harce`lement moral avec celles du stress au travail. Il apparaıˆt que chez les victimes de harce`lement, la souffrance psychique (mesure´e par le GHQ-28) est nettement plus marque´e que chez les stresse´s. La de´pression (mesure´e par l’e´chelle de Beck) est plus fre´quente et plus se´ve`re. En revanche, le stress perc¸u et le degre´ de burn-out (mesure´s respectivement par la Perceived Stress Scale14 et le Maslach Burnout Inventory) ne diffe`rent pas significativement [8]. Face a` cette agression, la strate´gie la plus couramment applique´e par les personnes cible´es est l’e´vitement et le de´ni. Charlotte Rayner, chercheuse a` l’universite´ de Porthmouth [6], avait mis en e´vidence que seule la moitie´ des personnes harcele´es avaient conscience de l’eˆtre. Parce qu’elles sont sous l’emprise de l’organisation du travail, elles ne veulent pas voir la re´alite´ de l’agression et re´priment leurs e´motions, ce qui entraıˆne un
Le monde du travail s’est durci et la pression sur les salarie´s est devenue si forte que l’on voit partout une augmentation des pathologies lie´es au stress. La logique du management moderne a perdu de vue la dimension humaine. Le travail s’est standardise´, en multipliant les proce´dures et les controˆles. Il ne s’exprime plus dans une relation humaine mais a` travers des chiffres, des objectifs et des re´sultats. On met les salarie´s en concurrence pour se´lectionner les meilleurs et e´liminer ceux qui sont moins performants. Il faut travailler toujours plus et toujours plus vite, s’adapter sans fin a` de nouvelles me´thodes et aux nouvelles technologies. Par une pression constante pour tenir leurs objectifs, on culpabilise les salarie´s de ne pas en faire assez. Si les individus se surinvestissent et acceptent ce formatage, c’est que le syste`me les place sous emprise. Ils sont conditionne´s par un discours paradoxal qui leur propose de s’e´panouir, de se re´aliser, de partager des valeurs, mais qui passe sous silence les contradictions et la complexite´. « On cre´e ainsi un e´cran se´mantique pour demander plus que jamais soumission et obe´issance aux salarie´s » [5]. Ils inte´riorisent les valeurs de l’entreprise au risque de s’e´puiser, de se perdre et d’en venir a` la destruction de la loyaute´ et de la solidarite´. Cette mise en tension continuelle peut eˆtre aggrave´e dans certaines organisations par un style de management destructeur. Ce peut eˆtre un management exage´re´ment autoritaire ou bien un management trop laxiste avec des roˆles mal de´finis, mais c’est surtout un management pervers ou` la re´alite´ quotidienne vient contredire un discours officiel bienveillant et un code de de´ontologie irre´prochable. Ce style de management cautionne le
Pour citer cet article : Hirigoyen M-F. Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.05.004
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harce`lement vertical de petits chefs destructeurs ou narcissiques qui profitent d’une ambiance ge´ne´rale malsaine pour disqualifier un rival ou acque´rir du pouvoir. Il favorise le harce`lement horizontal par de´le´gation. On y pratique aussi un harce`lement moral strate´gique, conscient et de´libe´re´, afin de faire partir les « faibles contributeurs ». 4.2. Les mutations du monde moderne Les de´rives du management sont renforce´es par l’e´volution des mentalite´s dans la socie´te´ moderne et le changement que cela implique au niveau des personnes. A` l’heure ou` la frontie`re entre travail et vie prive´e est devenue impre´cise, dans ce qui nous fait souffrir, comment distinguer ce qui vient du travail et ce qui vient du changement de la socie´te´ et des personnes ? La logique de performance ne se limite pas a` l’entreprise, elle envahit la socie´te´ toute entie`re. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont change´ ce que nous sommes, induisant une acce´le´ration qui met a` mal nos capacite´s d’adaptations. Dans une civilisation du faux-semblant, ce qui importe ce n’est pas ce que l’on est, mais ce que l’on donne a` voir. Sur les re´seaux sociaux, il faut se´duire, montrer de soi une image ide´alise´e. Au travail, il ne suffit plus de travailler et d’apporter de bons re´sultats, il faut aussi se montrer, se faire mieux appre´cier, car ce qui compte c’est la visibilite´ plus que l’efficacite´ a` long terme. Aussi, pour surnager, il peut eˆtre tentant de privile´gier la voie rapide qui consiste a` avancer plus par la de´brouille que par l’effort, plus par la triche que par le travail. Notre socie´te´ narcissique, loin d’eˆtre joyeuse ou libe´ratrice, ge´ne`re beaucoup de peurs, ce qui peut amener a` se prote´ger et a` se me´fier et provoquer un durcissement dans la relation a` l’autre. Face a` une exigence croissante d’autonomie et de liberte´, chacun doit construire ses propres repe`res car la norme n’est plus fonde´e sur des re`gles impose´es mais sur la responsabilite´ et l’initiative. L’individu est au centre du monde mais il y est de plus en plus seul car il n’est qu’un pion dans une multitude de meˆmes. Il lui faut penser comme les autres, appartenir a` un re´seau, ne pas sortir du troupeau. Mais, comment se de´marquer du lot, comment faire valoir sa spe´cificite´ quand l’organisation du travail est base´e sur des outils, des proce´dures pre´vues pour s’appliquer a` tous ? Le risque est grand de vouloir s’affirmer au de´pend des autres et d’utiliser des proce´de´s de´loyaux comme le harce`lement moral. 4.3. Les facteurs individuels Face a` de tels changements, on comprend que les individus n’aient de cesse d’agir pour obtenir un peu plus de reconnaissance ou de pouvoir, mais reconnaıˆtre la re´alite´ des de´rives du management moderne ne doit pas de´douaner l’individu de toute responsabilite´. « Derrie`re les comportements violents, il y a bien ˆ r des syste`mes (politiques, e´conomiques, culturels), mais il y a su aussi des individus, isole´s ou groupe´s, qui rendent possible cet effet syste`me » [2]. Le changement de la socie´te´ est venu affecter la psychopathologie des personnes qui n’ont jamais e´te´ aussi de´c¸ues et de´senchante´es et qui cherchent de´sespe´re´ment a` rehausser leur estime de soi. Notre socie´te´ narcissique produit des individus narcissiques mais qui paradoxalement sont en total de´ficit de narcissisme. On est passe´ des ne´vroses de´crites par Freud a` des pathologies du caracte`re, en particulier des pathologies narcissiques. Si nous assistons actuellement a` une nette augmentation de ces modes de fonctionnement, c’est que ce type de personnalite´ est hyperadapte´ au monde moderne. Est-ce le changement de la socie´te´ qui est venu renforcer les traits narcissiques en chacun de nous ou bien la nouvelle organisation du travail qui encourage les
fonctionnements narcissiques ? Sans doute, s’agit-il d’un syste`me qui boucle et se renforce. Comme l’a tre`s bien montre´ Alain Ehrenberg [1], la monte´e en puissance des valeurs de la concurrence e´conomique dans la socie´te´ a propulse´ l’individu contemporain a` la conqueˆte de son identite´ personnelle et de sa re´ussite sociale et cette conqueˆte s’est accompagne´e d’un souci ine´dit pour la souffrance psychique. Les individus modernes sont certes plus libres mais ils sont aussi plus fragilise´s et plus solitaires. Ils ont quelques points communs : ils ont une grande fragilite´ narcissique avec la peur de ne pas eˆtre a` la hauteur et une grande intole´rance a` la frustration et aux attaques a` l’estime de soi, en particulier a` tout ce qui est perc¸u comme de la domination ou du de´nigrement ; ils ont une grande difficulte´ a` se remettre en question. Face a` toute situation d’incertitude ou de frustration, ils cherchent des solutions rapides. En cas de conflit, il leur paraıˆt plus simple de mettre les difficulte´s sur le compte des autres et de se poser en victime, plutoˆt que d’analyser ce qui pose proble`me ; ils tendent eux-meˆmes a` se conside´rer comme des machines dont il s’agit d’optimiser les performances pour eˆtre conforme aux normes d’une e´poque ou` seuls les meilleurs s’en sortent ; parce qu’ils manquent de repe`res, ils ont besoin d’eˆtre rassure´s par une ve´rite´ absolue, ce qui les rend plus vulne´rables a` l’emprise et a` la manipulation, y compris de la part d’organisations qui peuvent aise´ment les inciter a` surinvestir leur vie professionnelle. Si le travail peut faire souffrir, il peut aussi eˆtre facteur d’accomplissement de soi, de construction identitaire et d’apprentissage du respect de l’autre et de la solidarite´. A` coˆte´ de ces personnes fragilise´es, il y a aussi des individus qui se de´marquent par leur attention a` autrui et leur capacite´ a` rassurer et a` de´miner les conflits. Pourquoi ne pas leur faire confiance et s’appuyer sur eux pour e´tablir un climat respectueux dans l’entreprise ? 5. Conclusions Si les employeurs commencent a` prendre des mesures pour lutter contre le stress, ils tardent a` vouloir repe´rer le harce`lement moral qu’ils jugent trop subjectif, trop lie´ a` la personnalite´ du salarie´. On entend des dirigeants dire que leurs salarie´s sont devenus fragiles et exigeants ; ne peut-on pas plutoˆt dire que ces personnes ont e´te´ fragilise´s par un management qui s’est durci et qui ne´glige trop le « facteur humain ». Le changement des individus dans une socie´te´ qui a e´volue´ est irre´me´diable et le management devrait en tenir compte. L’homme n’est pas une simple ressource jetable mais une personne globale qui doit eˆtre respecte´e dans son identite´ et sa singularite´. Alors, si on veut aller vers du mieux-eˆtre au travail, plutoˆt que de mettre en place de nouvelles proce´dures et de demander aux salarie´s de s’y adapter, pourquoi ne pas adapter le management aux individus modernes ? Le harce`lement moral ne consiste pas simplement en une pathologie subjective qui concerne les individus, c’est aussi un symptoˆme social qui vient interroger la socie´te´ entie`re sur son rapport a` l’e´thique et qui invite a` analyser les mutations culturelles qui se font jour. ˆ ts De´claration de liens d’inte´re L’auteur de´clare ne pas avoir de liens d’inte´reˆts. Re´fe´rences [1] Ehrenberg A. La fatigue d’eˆtre soi. Paris: Odile Jacob; 1998. [2] Herreros G. La violence ordinaire dans les organisations. Paris: E´re`s; 2012.
Pour citer cet article : Hirigoyen M-F. Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.05.004
G Model
AMEPSY-2203; No. of Pages 5 M.-F. Hirigoyen / Annales Me´dico-Psychologiques xxx (2016) xxx–xxx [3] Hirigoyen MF. Le harce`lement moral, la violence perverse au quotidien. Paris: Syros, La de´couverte; 1998. [4] Hirigoyen MF. Le harce`lement moral au travail. ‘‘Que sais-je?’’. Paris: PUF; 2014. [5] Marzano M. Extension du domaine de la manipulation. Paris: Grasset; 2008. [6] Rayner C. From research to implementation: Finding leverage for prevention. Int J Manpower 1999;20:28–38.
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Pour citer cet article : Hirigoyen M-F. Le harce`lement moral, un symptoˆme de la socie´te´ moderne. Ann Med Psychol (Paris) (2016), http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2016.05.004