Prévenir et diagnostiquer les troubles de la vision en postopératoire ?

Prévenir et diagnostiquer les troubles de la vision en postopératoire ?

Le Praticien en anesthésie réanimation (2017) 21, 143—145 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com RUBRIQUE PRATIQUE Prévenir e...

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Le Praticien en anesthésie réanimation (2017) 21, 143—145

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

RUBRIQUE PRATIQUE

Prévenir et diagnostiquer les troubles de la vision en postopératoire ? Prevention and diagnosis of postoperative visual loss Philippe Cuvillon ∗, Gregory Coin , Gautier Buzancais , Elisabeth Dubout Pôle anesthésie-réanimation-douleur-urgence, service d’anesthésie-réanimation, CHU Carémeau, place du Professeur-Debré, 30000 Nîmes, France Disponible sur Internet le 15 mai 2017

MOTS CLÉS Cécité postopératoire ; Ischémie nef optique ; Chirurgie du rachis

KEYWORDS Postoperative visual loss; Optic nerve ischaemia; Spine surgery



Résumé Les complications oculaires les plus fréquentes sont les ulcérations cornéennes résultant d’un défaut d’occlusion palpébrale et de protection oculaire. Les complications vasculaires sont rares mais peuvent provoquer une cécité irréversible uni- ou bilatérale. Les deux mécanismes sont l’occlusion de l’artère centrale de la rétine (cécité unilatérale) et l’ischémie rétinienne ou l’ischémie du nerf optique. Outre le terrain athéromateux les facteurs de risque sont l’hypotension, l’hémorragie et la compression oculaire extrinsèque résultant d’un défaut d’installation. Ces facteurs doivent être contrôlés lors des procédures chirurgicales à risque comme la chirurgie du rachis ou la chirurgie cardiaque. © 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

Summary Corneal ulcerations are mainly due to incomplete palpebral occlusion and induce severe pain. Although rare, ocular ischemia may be responsible of severe complications such as definitive and complete visual loss. Unilateral visual loss is more commonly related to central retinal artery occlusion while bilateral visual loss is due to hypoperfusion related to hypotension and combined with anemia and external compression. During surgical procedures at risk, such as spine and cardiac surgery, careful positioning of the patients is mandatory while hypoperfusion need to be prevented by haemodynamic monitoring and compensation for surgical haemorrhage. © 2017 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (P. Cuvillon).

http://dx.doi.org/10.1016/j.pratan.2017.04.001 1279-7960/© 2017 Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es.

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Introduction Les troubles de la vision après chirurgie « non ophtalmologique » sont rares (< 0,005 %) et principalement en rapport avec des lésions de cornées (ulcération cornéenne par défaut d’occlusion des paupières en peropératoire). Cependant, deux complications redoutables, l’ischémie du nerf optique (par occlusion de l’artère centrale de la rétine [OACR]) et la névrite optique (NO par lésion de la rétine), sont rapportées, à l’origine d’une cécité irréversible. Les mesures préventives ont été soulignées dans la récente recommandation formalisée d’expert publiée sur cette thématique par la Société franc ¸aise d’anesthésie réanimation [1].

Lésion de la cornée Des lésions de la cornée sont les complications oculaires les moins rares après anesthésie [1—5]. Ces complications dont la fréquence est inférieure à 0,1 % sont potentiellement graves, car l’analyse rétrospective des plaintes pour lésion oculaire a conclu que 16 % des lésions cornéennes postopératoires étaient définitives. L’origine des lésions cornéennes est très variable. Le mécanisme commun est un défaut d’occlusion palpébrale (80 % des cas) et/ou un contact accidentel de la cornée avec un objet extérieur (20 % des cas). Elles peuvent survenir au cours de l’induction de l’anesthésie lors de la ventilation au masque facial, de l’intubation et sont provoquées par un bracelet de montre, un badge d’identification ou de radio surveillance, un masque facial à visière. . . Elles peuvent également survenir lors de la mise en place des champs opératoires : lésions chimiques par projection d’un antiseptique ou lésion par le champ lui-même. Elles peuvent survenir au cours de l’intervention elle-même, en particulier si le patient est mobilisé. Dans la littérature, les facteurs de risques associés à l’une de ces complications sont : la durée de l’anesthésie (OR = 1,18 [1,1—1,3]), l’anesthésie générale (OR = 6,4 [1,3—32]), la chirurgie de la face ou du cou (OR = 4,3 [2,0—9,2]) ou le décubitus latéral (OR = 3,7 [1,5—9,5]). Rappelons que la cornée est particulièrement fragile en raison de sa structure épithéliale avasculaire. Ainsi l’oxygénation centrale de la cornée est assurée directement par l’oxygène atmosphérique dissous dans le film lacrymal. Un apport d’oxygène réduit, associé à un environnement sec conduit rapidement à une desquamation épithéliale à l’origine de l’abrasion cornéenne. L’anesthésie générale prolongée favorise cette situation par plusieurs mécanismes. Ainsi, au cours de l’anesthésie plus de la moitié des patients ont une occlusion spontanée incomplète des paupières (lagophthalmie). À ceci s’ajoute la perte du réflexe de clignement et du réflexe de Bell (bascule des globes en haut lors du sommeil). Enfin, au cours de l’anesthésie, on observe une réduction de la production du film lacrymal et une altération de ses propriétés mécaniques. En effet, on a montré que le « temps de rupture » du film lacrymal décroît proportionnellement à la durée de l’anesthésie. La lésion de la cornée se manifeste en postopératoire par une douleur localisée en regard de l’œil, une photophobie

P. Cuvillon et al. et un larmoiement [1—5]. Elle impose un avis ophtalmologique en urgence pour en affirmer le diagnostic et le suivi. Le diagnostic est fait à la lampe à fente, grâce à une goutte de fluorescéine qui met en évidence un ulcère aux bords irréguliers, superficiel, plus ou moins étendu sur la cornée. Le traitement repose sur l’instillation de collyre (antiseptique, vitamine A) et occlusion palpébrale. Selon les RFE [1] : • pour prévenir les lésions cornéennes lors d’une anesthésie générale, une occlusion palpébrale systématique par bandes adhésives seules est recommandée ; • en dehors d’une induction séquence rapide, l’occlusion palpébrale est recommandée dès la perte du réflexe ciliaire et avant l’intubation trachéale afin de réduire le risque de lésions traumatiques de la cornée ; • il est recommandé d’obtenir l’occlusion complète de l’œil en apposant jointivement la paupière supérieure et inférieure et de vérifier régulièrement l’efficacité de cette occlusion ; • pour les chirurgies à risque (chirurgie de la tête et du cou, procédure en position ventrale ou latérale), il est probablement recommandé d’utiliser des lubrifiants méthylcell bandes adhésives ou gel visqueux en association à l’occlusion palpébrale avec bandes adhésives. L’alternative est l’utilisation de pansements bio-occlusifs transparents sans lubrifiant ; • pour les chirurgies à risque, il est recommandé de ne pas utiliser les pommades grasses ; • la mise en place au sein des structures d’un programme de formation et d’un protocole de prévention des lésions oculaires est probablement recommandée pour réduire l’incidence des lésions cornéennes sous anesthésie générale.

Occlusion artère centrale de la rétine (OACR) L’artère centrale de la rétine est une artériole terminale qui assure la vascularisation de la rétine. Il n’y a pas de possibilité de circulation rétinienne collatérale.

Toute baisse critique du débit dans l’artère centrale de la rétine aboutit à une lésion irréversible des cellules rétiniennes. Malgré le traitement, c’est 99 fois sur 100 une perte totale et définitive de la vision qui en est la conséquence [6,7]. L’ischémie rétinienne n’est pas douloureuse et apparaît plusieurs heures après la chirurgie. Le diagnostic est fait par l’angiographie rétinienne qui confirme le retard de perfusion et le bas débit dans l’artère. Le mécanisme le plus fréquent est l’occlusion artérielle liée à une pression externe appliquée sur le globe (têtière). Dans ce cas la perte de la vision est unilatérale. La compression externe augmente la pression intraoculaire qui s’oppose à la perfusion rétinienne (pression intraoculaire > pression artérielle = bas débit rétinien → ischémie de la rétine). Si la cécité est bilatérale elle est liée à des phénomènes de

Prévenir et diagnostiquer les troubles de la vision en postopératoire ? perfusion associant hypotension et anémie (chirurgie hémorragique). Son incidence est estimée à 4 % après chirurgie majeure du rachis. Le décubitus ventral majore probablement le risque d’ischémie en augmentant la pression intraoculaire. Cette augmentation de pression est d’autant plus marquée que le décubitus ventral est associé à une position de Trendelenburg [8,9]. Le risque est augmenté si la position est prolongée et accentuée. Selon les RFE de la SFAR [1] : • pour prévenir la compression directe du globe oculaire et les OACR au cours de la chirurgie du rachis en décubitus ventral, il est probablement recommandé d’utiliser des têtières adaptées en position neutre : têtière à prise osseuse directe type Mayfield ou coussin spécialement découpé permettant de contrôler les globes oculaires sans contact ; • il est probablement recommandé de contrôler l’absence de toute compression extrinsèque de la sphère oculaire au cours de l’intervention.

Neuropathies ischémiques optiques aiguës (NOAI) Elles sont principalement liées à une ischémie du nerf optique [9—12]. Dans ce cas, on observe une anomalie de la perfusion du nerf optique dont la cause est hémodynamique (hypoperfusion). La perte visuelle est bilatérale dans 2/3 des cas et se manifeste par une cécité retardée indolore (survenue 15 h après le début de l’anesthésie). On retrouve comme facteur de risque principal : âge, sexe (H), obésité, chirurgie de longue durée (> 6 h), saignement massif (> 1 L) [13—15].

Glaucome à angle fermé Rappelons que tout œil rouge, douloureux, avec baisse de l’acuité visuelle doit être considéré comme une crise de glaucome aiguë jusqu’à preuve du contraire et adresser en urgence à un ophtalmologiste pour bilan et traitement. En cas d’antériorité du glaucome à angle fermé il ne faut pas utiliser les médicaments susceptibles d’aggraver la fermeture de l’angle tels que l’atropine, les bêtamimétiques, les corticoïdes, le nefopam. . . Il en est de même pour les sujets à risque ayant un angle de la chambre antérieure étroit, les sujets âgés, hypermétropes, ayant des ATCD familial d’angle fermé.

Conclusion Les lésions de cornées sont prévenues par des rappels simples et répétées aux équipes sur les bonnes pratiques d’occlusion palpébrales. Pour l’occlusion de l’artère centrale de la rétine et l’ischémie du nerf optique, il faut être attentif, d’une part, aux conditions d’installation des patients en veillant à la

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protection oculaire, et d’autre part, à la correction de l’anémie, de l’hypotension et de l’hypovolémie au cours des syndromes hémorragiques dans la chirurgie à risque comme la chirurgie du rachis.

Déclaration de liens d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

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