L’évolution psychiatrique 69 (2004) 605–615 http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/
Différenciation entre autisme et psychose infantile Autism and infantile psychosis: differential diagnosis Eliane Allouch * Psychanalyste, professeur de psychopathologie, université Paris-XIII, 10, rue Erard C371, 75012 Paris, France Reçu le 29 octobre 2003 ; accepté le 1 février 2004
Résumé À partir de la prise en compte de la corporéité (une des formes premières de la pensée figurable) plus encore que de la parole, peu signifiante ou inexistante, de sujets atteints par les graves états de psychose infantile et d’autisme, l’auteur propose une différenciation métapsychologique de ces deux psychopathologies, trop souvent assimilées l’une à l’autre. Le retrait autistique signale l’échec de la dynamique du désir liée à l’assomption du « contact par contiguïté » alors que la psychose infantile manifeste le non accès par l’enfant au « contact figuré » ou métaphorique, que génère l’interdit de l’inceste imposé par l’autre primordial. Ces deux psychopathologies sapent ainsi chacune à leur manière l’émergence du sujet à l’« unité supérieure du contact » théorisée par Freud. Aujourd’hui, cette dernière est vue comme la symbolisation primaire, assise du processus de subjectivation. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract Taking into account corporeity (one of the very first kinds of thought representability) even more than words—which mean little when they exist at all for subjects in serious states of infantile psychosis and autism—the author proposes a metapsychological differentiation of these two psychopathologies, which are too often assimilated. The autistic withdrawal marks a failure of the dynamics >
Toute référence à cet article doit porter mention : Allouch E. Différenciation entre autisme et psychose infantile. Évol psychiatr 2004 ; 69. * Auteur correspondant : Mme le Pr Eliane Allouch Adresse e-mail :
[email protected] (E. Allouch). 0014-3855/$ - see front matter © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.02.005
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of desire fastened, as it is, to the assumption of direct contact, when infantile psychosis makes obvious the impossibility for the child to access the figurative or metaphorical contact, which is born and enforced by the prohibition of incest. These two conditions thus undermine that way, each in its own manner, the coming of the subject to the “superior unity of contact” that Freud has theorized. To day it is seen as the first symbolisation, the foundation of the subjective process. © 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots-clés : Autisme ; Psychose infantile ; Identification primaire ; Contact direct ; Contact figuré ; Subjectivation Keywords: Autism; Infantile psychosis; Direct contact; Figurative contact; Primary identification; Subjective
L’autisme est classé le plus souvent dans les psychoses infantiles. Il s’en distingue cependant de manière radicale dans la mesure où, à la différence de la psychose, il y a échec de l’activité fantasmatique (de la pensée figurable primaire [1]) dérivée du processus du double étayage des pulsions sexuelles sur l’autre et sur les fonctions corporelles. Dans la psychose infantile, c’est la Loi, c’est-à-dire l’interdit de l’inceste en ses origines, qui n’a pu — ou si peu — être intériorisé(e). Chez un même individu, ces deux états psychopathologiques peuvent néanmoins coexister selon les divers degrés de perturbations des deux voies primaires de la figurabilité ou de l’identification primaire qui redoublent les deux modalités du contact théorisées par Freud [2]. Ainsi, il est possible de soutenir l’hypothèse que l’autisme radicalise l’échec de la dynamique du désir en ses origines et celui du « contact direct (Berührung im direkten) »1 alors que la psychose infantile manifeste le non accès de l’enfant au « contact figuré (Berührung im über tragenen Sinne) » ([3], p.204) – sur fond de refoulement originaire – qui génère l’interdit de la jouissance du corps de la mère.
1. L’autisme ou l’échec du désir en ses origines Le corps, ou plus exactement la corporéité, c’est-à-dire la manière d’être, de rencontrer, d’utiliser et d’habiter son corps, est un lieu d’engendrement d’images et de formes originaires, primaires et secondaires, issues et élaborées sur fond de sensations et d’affects supportables selon le principe de plaisir-déplaisir. Ces formes et images sont élaborées à partir des traces mnésiques de l’interlibidinisation avec l’autre primordial. Avec le rêve, voire le cauchemar, elles constituent l’une des formes premières de la pensée figurable, pensée non seulement figurative mais également plastique [4]2. Par son incapacité à l’échange inter-humain, notamment à partir d’un contact de l’ordre du moi-corps, l’autiste manifeste l’échec de l’opération première de libidinisation (ou d’érotisation) du corps, qui s’instaure normalement avec l’établissement du premier lien affectif (ou première identifi-
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Freud S. Animisme, Magie et toute-puissance des pensées (1912–13), in : ([3], p. 204). Dans cet article « Corporéité et psychose infantile », vignettes cliniques à l’appui, j’ai soutenu l’idée qu’en cas de normalité la corporéité se développe sur le modèle du rêve ou de l’objet créé et, sur le modèle du cauchemar ou du délire, en cas de psychose infantile. 2
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cation) à l’autre3, cet autre primordial en qui je crois, plutôt que je ne lui suppose un savoir. Autrement dit, la pulsion ne se développe et ne devient désir, c’est-à-dire affect et signifiance à partir de son état premier d’excitation, que sur le fond d’une confiance en l’autre avec qui je me sens en suffisante sécurité et en accord (notamment ici du point de vue économique, ce qui suppose que la pulsionnalité de l’autre primordial est marquée [ou transfigurée] par la castration symbolique). Sans cette rencontre initiale, la pulsion n’est que le peu qu’elle est : elle reste excitation sous tension au lieu de se glisser hors de l’organisme et prendre appui sur le corps de l’autre pour pouvoir effectuer le double retournement de son activité en passivité et de l’autre sur soi, selon les deux premiers destins des pulsions théorisés par Freud4 Un troisième temps est nécessaire, précise Freud un peu plus loin dans « Pulsions et destins des pulsions », celui de la découverte d’un « nouveau sujet » ([6], p. 174) pour que la pulsion constitue une zone érogène qui fasse trace et qui, en l’absence de l’autre, permettra de l’halluciner, puis de le fantasmer. Ce « nouveau sujet » est l’autre qui m’assiste, me touche, me regarde, me parle... avec tendresse, l’« autre secourable » (das Nebenmensch), capable de fournir une « action spécifique » écrivait Freud dans l’« Esquisse... »5. Plus poétiquement, Bion parlera à ce propos de « la capacité de rêverie » ou de « la fonction alpha » de la mère ([8], p. 53). Ayant trouvé ainsi une présence (Darstellung) à soi et à l’autre, le sujet émerge psychiquement à même la surface de son corps ainsi qu’à ce que P. Aulagnier a défini comme le pictogramme ou l’activité de représentation originaire, qui emprunte ses modèles de représenter au sensoriel (et au gestuel) ([9], p. 54–57). Le corps rendu ainsi figurable à la manière d’un rêve (à la manière d’un cauchemar ou d’un délire en cas de pathologie) [4], devient sensible et expressif au travers de signes, de formes plastiques et sonores, qui disent à même sa surface, son espace et ses prolongements gestuels et vocaux, le plaisir, le déplaisir, voire la souffrance : le moi-sujet (Ich-Subjekt), écrit Freud dans « Pulsions et destins des pulsions », coïncide avec ce qui est empreint de plaisir, le monde extérieur avec ce qui est indifférent [...] ([6], p. 180). L’être autiste n’a pu entrer dans cette dynamique première du désir. Point de constitution de zones érogènes qui fassent traces pour présentifier (darstellen et non vorstellen) l’objet de la pulsion, cet entre-deux-corps/psyché, source de plaisir ou de déplaisir. Son corps sensible, gestuel et vocal, c’est-à-dire sa corporéité, demeurera lettre morte pour l’autre, les autres et lui-même, à moins qu’une situation de transfert-contre/transfert tenue par un « autre secourable » ([7], p. 136) en permette la réouverture et la relance. Il est réduit à être auto sans éros. Dans le meilleur des cas, son corps sera agi par une instance issue de ce que Freud désigne comme le « moi-réel initial », qui relève de l’autoconservation ([6], p. 181) à l’encontre du « moi-plaisir purifié », développé à partir de l’étayage des pulsions sexuelles sur l’autre et les fonctions du corps ainsi que de la prime de plaisir que cet étayage suscite ([6], p. 180–181). Toutefois, le « moi-réel initial » est capable sinon de « différencier 3
Dans « psychologie collective et analyse du moi » (1921), Freud définit l’identification comme « expression première d’un lien affectif à une autre personne » ([5], p. 167). Cette expression première de l’identification correspond assez à la notion d’identification adhésive introduite par E. Bick et reprise par les auteurs de l’École anglaise. 4 Freud S. Pulsions et destins des pulsions (1915) in : ([6], p. 172). 5 Freud S. Esquisse d’une psychologie scientifique (1895), in : ([7] p. 136)
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intérieur et extérieur selon un bon critère objectif »6 comme le moi-plaisir purifié, mais par désinvestissement de l’autre. L’autiste, à la différence du psychotique de l’enfance, dispose en effet d’un être-corps qui distingue bien un dedans d’un dehors, mais au profit d’un retranchement ou d’un retrait au dedans, au détriment du dehors. Au lieu de devenir sensible et expressif, le corps de l’autiste est au mieux fonctionnel, quand il ne développe pas un « phénomène de seconde peau », tel que l’a décrit Esther Bick citée par F. Tustin ([10], p. 60). Il s’agit d’une hypertension musculaire, véritable mur ou carapace musculaire7 qui, certes, apporte à l’autiste une illusion de contenant et de protection, mais qui emprisonne sa pulsionnalité — et par là-même, sa vie psychique — dans l’organisme. Dès lors, celle-ci ne trouvera à se décharger qu’au travers de crises clastiques faisant office de soupapes et d’échappées, écrit l’autiste allemand Birger Sellin, dans l’ouvrage réalisé lors de ses dix-neuf ans grâce à la « communication facilitée » par ordinateur, ouvrage intitulé en français « une âme prisonnière » [11]. Par ailleurs, il est privé de toutes expressions corporelles (ou de toutes manifestations d’un moi-corps), telles que parler, mais aussi bien, pleurer, rire... Non érotisée, la voie du contact le plus direct, que j’ai définie comme la voie des sensations et de l’affect de l’identification primaire ([1], p. 163–191), ([2], p. 384–386) (qui correspond assez à la voie directe des « deux voies de pénétration du ça dans le moi »8 que Freud indique en 1923), demeure assujettie à l’ordre autoconservatif, qualifié d’autosensuel par F. Tustin ([12], p. 217). Birger Sellin se plaint d’ailleurs de cette autosensualité qui lui confère « une hypersensibilité [qui] existe tout simplement sur tous les plans puisque je peux entendre un peu trop et voir trop »9 Ainsi, la voie des sensations et de l’affect n’est pas pondérée par le processus de psychisation de la pulsion à même le corps, en présence d’un autre inscrit dans le symbolique, processus qui origine le sentiment-sensation de consubstantialité ou du familier, encore appelé par P.Cl. Racamier sens du réel ([13], p. 118–119), que j’ai développé dans mon ouvrage Au seuil du figurable ([1], p. 118–119). Ce sentiment-sensation du familier prépare la mise en place de l’autoérotisme. La deuxième voie de pénétration du ça dans le moi, la voie de l’idéal (ainsi que je l’ai nommée) ou des valeurs, celle du contact par similitude ([3], p. 204), est réduite en cas d’autisme à celle d’une épure abstraite, désaffectée ou désincarnée, qui parfois se développe, mais ne permet qu’une activité intellectuelle, gestuelle et verbale, opératoire et efficace ainsi qu’en témoigne Temple Grandin dans son ouvrage Ma vie d’autiste [14] : en pareil cas, la relation amoureuse ou affective ne peut pas même être imaginée. Ainsi, l’autisme nous permet de saisir que lorsque la rencontre libidinale entre l’enfant et l’autre primordial ne peut avoir lieu, quelles qu’en soient les raisons, le corps de l’enfant échappe largement au désir, c’est-à-dire à la vie fantasmatique ou figurable qui sous-tend et détermine l’échange inter-humain. 6
On retrouve ici la distinction faite par P. Schilder et F. Dolto entre le schéma corporel, relevant du neurologique, et l’image du corps dérivée de la libidinisation de ce dernier. Au mieux, l’autiste accède seulement au schéma corporel de son propre corps. 7 cf. les cas de Januel et de Léo que j’ai présentés et théorisés dans mon ouvrage Au seuil du figurable ([1], p. 119–153). 8 Freud S. Les relations de dépendance du moi (1923), In: ([5], p. 271). Soit l’identification adhésive pour l’École anglaise 9 ([11], p. 120–121).
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J’illustrerai mon propos par deux vignettes cliniques. Il s’agit pour l’une de Ferdinand, dont le diagnostic d’entrée à l’hôpital de jour est celui d’un autisme secondaire grave. Il accèdera brutalement à la parole après trois ans et demi de prise en charge psychanalytique par les techniques du corps. La seconde vignette présente Zéline souffrant d’une enclave autistique, dont elle se dégagera au profit d’une conversion mystique à partir d’un effet transférentiel positif. Zéline parlait sept langues. 1.1. Première vignette clinique : Ferdinand À seize ans et demi, Ferdinand se présentait comme un grand et bel athlète brun de un mètre quatre-vingt, très droit, très vigoureux. Seuls, la marche à grandes enjambées comme rythmées par un métronome, le port de tête étrangement haut, le regard ailleurs, comme sans objet, la bouche entr’ouverte, une main ou l’autre sans cesse occupée à faire sauter et tournoyer en l’air un petit bâton (sorte de tic fascinant et hallucinant de par la régularité et la dextérité du geste), signalaient son étrangeté. Personnage étrange en effet, voire même « être-ange » ([15], p. 14)10, dirais-je après Lacan, à propos de cet être si gentil, si dénué d’agressivité que, durant les quatre années et demie de sa prise en charge à l’hôpital de jour, je n’ai jamais pu relever la moindre marque d’agressivité à l’encontre de qui ou de quoi que ce soit : seule la panique, la terreur rompirent quelques fois l’expression placide, lisse, étonnamment heureuse de son visage. Est-ce que Ferdinand ne se trouvait pas constamment dans cet « autre côté » de la jouissance, plus féminin, qu’évoque Lacan, là où se nouent l’étrange et l’être-ange ? « De l’autre côté, quelque chose peut-il s’atteindre (demande Lacan), qui nous dirait comment ce qui jusqu’ici n’est que faille, béance dans la jouissance serait réalisé ? » 11. Ferdinand déambulait ainsi sans gêner ni être gêné par les autres. Et tout d’un coup, comme quelqu’un de surpris, perdu dans ses rêves ou ses pensées, il tournait brusquement la tête vers l’un de nous, jamais n’importe lequel ou laquelle cependant, pour appuyer quelques clins d’yeux et un sourire à la limite de la grimace : puis immédiatement il reprenait sa haute attitude de présent-absent, rythmée par son pas ample de grand animal du désert. Si quelqu’un se saisissait de son petit bâton de jonglage, il esquissait un petit geste pour le reprendre, mais très vite, il renonçait. Quelques mètres plus loin, il en ressortait un autre d’une de ses poches ou en ramassait un sans paraître l’avoir cherché. Aucune marque d’agressivité ou de contrariété ne transparaissait dans son expression, si ce n’est peut-être ses clins d’yeux et son sourire par trop appuyés, mais je n’en suis pas encore convaincue. Il était vraiment de « l’autre côté », et son grand corps agissait comme extérieur à lui-même, à la manière d’un automate, sur un mode mécanique et comme sans affect ([1], p. 62–63). 1.2. Seconde vignette clinique : Zéline Hypersensitive, Zéline, quarante-deux ans, ne supportait de s’allonger sur le divan que lorsque avait disparu tout reste de chaleur laissé par le corps de la personne qui la précédait. Donner une poignée de main la faisait se raidir au point de secouer sèchement la main qui 10 11
Étrange (écrit Lacan) est un mot qui peut se décomposer “l’être-ange” ([15], p. 14). Ibidem
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lui était tendue plutôt que de la serrer avec mesure. Se déplacer dans la rue l’insécurisait au point qu’elle recourait à son compagnon, grand et très gros, pour se sentir rassurée. Elle lui attribuait, disait-elle, plus un statut de « nono » (de nounours) plutôt que d’homme, avec un désir sexuel affirmé. Lorsqu’elle put accepter de faire l’amour avec lui, elle imposait, précisa-t-elle, qu’il se place dans des positions où il ne la touchait pas, hormis avec son sexe lors de l’intromission, mais elle fut assez vite affectée de vaginisme. Au début de la cure, elle considérait que son compagnon lui servait d’écran de protection concret vis-à-vis du monde, qu’elle trouvait terrifiant et dont elle se défendait sur le ton de la plaisanterie, avec un humour à la fois acerbe et sophistiqué qui, remarquait-elle, échappait la plupart du temps aux autres, presque tous persuadés de son tempérament enjoué, ce qui accentuait encore son sentiment de décalage. Mais, si elle reconnaissait sa profonde insécurité sur le plan corporel, se plaignant de son impression profonde « d’être (disait-elle) extérieure à son propre corps » ou encore d’« être une construction sur un sans fond » qui la faisait se sentir étrangère à elle-même et aux autres, elle ne doutait pas de l’exactitude et de la toutepuissance de sa pensée. Toute petite déjà — bien avant peut-être que son père quitte le foyer — elle jouait le rôle de figure de référence pour sa mère et sa sœur, de cinq ans sa cadette : elle raisonnait pour le groupe qui s’appuyait sur elle. Plus tard, cinq ans environ avant d’entreprendre son analyse, elle se trouva là encore, figure de référence dans son milieu professionnel. Mais, comme par rapport au groupe familial, c’est elle qui fut et se retrouva en situation d’échec : grave dépression à l’adolescence, plus tard, faillite financière et affective parvenant au point de l’entraîner hors du monde et, ultérieurement, en analyse pour, dit-elle, ne pas aller vers l’irréversible. Elle avait jusque-là utilisé sa force de pensée pour suppléer à son positionnement psychique « de côté », répétait-elle. Je pus repérer ce positionnement « de côté » et le mettre en correspondance avec sa plainte d’« être une construction sur un sans fond », que j’entendais comme un échec du contact direct ou du figurable propre à l’autisme. Des éléments de son anamnèse, qu’elle rapportait, venaient renforcer mon diagnostic de traits de fixation de la pulsion de mort totalement désintriqués d’éros : selon le discours familial, ses parents eurent au moment de sa naissance le fantasme de se suicider ensemble ; d’autre part, bébé, elle fut très vite affectée de troubles anorexiques et, surtout, de troubles du toucher, au point que les médecins consultés en arrivèrent à la faire mettre dans une coquille orthopédique. Ellemême dit à maintes reprises que « l’angoisse de sa mère la faisait éclater ». À partir de ce repérage, le travail de l’analyse, longue perlaboration de cette souffrance, allait permettre de donner sens et de dépasser ce « sans fond » qui l’empêchait d’aborder la réalité, sinon « de côté », c’est-à-dire exclusivement par la voie du contact indirect, désintriquée de celle du contact direct, produisant un géométral sur fond vide de représentation plastique et figurative. Toutefois, ce travail ne fut pas possible directement. En effet, Jusqu’à la fin de la première année, Zéline tentait sans cesse de transgresser le cadre de l’analyse en modifiant puis, souvent, en supprimant les rendez-vous habituels ou dont la modification avait été convenue. L’ayant invitée à s’asseoir en face de moi, je lui signifiai avec le plus de tact qu’il m’était possible, que je ne pouvais cautionner les conditions de travail dans lesquelles nous étions amenées à travailler et que, par là-même, je lui proposais d’arrêter sa cure où elle risquait de perdre son temps. Sa réaction fut immédiate : « je respecterai dorénavant les conditions fixées », dit-elle. Elle précisa à la séance suivante que, pour la première fois, sa méfiance en l’autre était tombée. Plus que les mots que j’avais
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prononcés, ma manière de lui parler lui avait permis de saisir que je n’étais ni une « tueuse » comme sa mère ni « perverse » à la manière de son père. Je compris une telle mutation psychique de la part de Zéline comme un acte de foi issu d’un mouvement transférentiel de l’ordre de l’homosexualité primaire. Dès lors, la chaleur laissée par le corps d’un autre sur le divan ne l’incommoda plus, sortir seule dans la rue avait cessé d’être dangereux. Elle s’étonna d’entrer au sein d’une communauté et même de s’y incorporer au point, dit-elle, de s’y « adosser » et de s’y trouver bien. Simultanément, elle prit conscience du caractère défensif de ses raisonnements et elle n’eut plus besoin d’occuper une position dominante dans le groupe. Elle prit de la distance par rapport à son groupe familial, son couple, et établit un autre réseau relationnel où, d’après elle, elle pouvait enfin « se nourrir » et se « laisser porter » ([16], p. 120–122).
2. La psychose infantile : échec de la Loi ou de la voie de l’idéal Si la corporéité autistique radicalise l’échec du désir, la corporéité de sujets atteints de psychose infantile manifeste massivement la non intériorisation de la loi qui limite, puis prive l’enfant de la jouissance du corps de sa mère. À la différence de l’autiste, en deçà de la dysfonctionnalité plus ou moins importante de la station droite et de la gestualité (comme de la parole) de par une érotisation en excès et mal contenue par l’autre primordial, le psychotique de l’enfance cherche à « coller » au corps de l’autre. En termes psychologiques, on dira qu’il recherche une relation fusionnelle ou symbiotique avec la mère, relation qui, au temps où elle s’est établie, n’a pas eu une qualité suffisante pour qu’elle soit dépassée. L’interdit de l’inceste n’était pas assez intériorisé chez la mère pour assurer la qualité structurante de la relation mère-enfant : à son insu, au lieu de dispenser à son enfant de la tendresse à travers gestes et paroles, c’est-à-dire une pulsionnalité clairement symbolisée, l’autre primordial, la mère le plus souvent, se décharge sur lui d’un trop plein d’excitation sexuelle qu’il ne peut métaboliser. Il y a dès lors « confusion de langues entre les adultes et l’enfant », confusion qui fait trauma et fixe l’enfant à répéter pathologiquement cette situation, comme Ferenczi l’explicitait déjà en 193312 Plus près de nous, P.C. Racamier a soutenu qu’il se crée dans le couple mère-enfant un climat incestuel diffus mais tenace, qui les aliène l’un à l’autre [18]. C’est ainsi qu’au cours d’une séance où il se plaignait que sa mère l’empêchait de respirer, un de mes patients psychotiques en vint à dire avec désespoir et rage « qu’il était le troisième bras de (sa) ma mère » ... « que son corps n’était qu’un morceau de viande » — entendons un corps non symbolisé. Ce n’est qu’après dix années de psychothérapie qui délièrent son ressenti et, par là, sa corporéité, qu’il put se le représenter désirant, plutôt que soulageant sa mère ([19], p. 400–419). En 1963, dans un de ses premiers articles intitulé « remarques sur la structure psychotique »13, P. Aulagnier a développé l’idée que les mères des psychotiques sont anhistoriques, hors la loi que, bien entendu, elles ne peuvent transmettre ; elles annexent leurs enfants et les maintiennent fixés à leur propre désir qui fait d’eux des objets partiels et non des personnes séparées. Pour ne 12 Ferenczi S. « Confusion de langues entre les adultes et l’enfant/Le langage de la tendresse et de la passion » (1933) in : [17]. 13 Aulagnier P. Remarques sur la structure psychotique (1963). In: ([20], p. 267–286).
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pas avoir fait don à leurs enfants d’une imago idéale et différenciée, en ne les regardant pas comme des personnes à part entière et en devenir, et pour avoir nié leur propre castration, c’est-à-dire leur propre inscription dans la différence des sexes et des générations, elles empêchent qu’ils constituent « l’imago du père de la préhistoire personnelle », « première et plus importante identification de l’enfant »14 ou première matrice symbolique du futur sujet. Rappelons qu’en 1914 Freud désignait l’intériorisation de cette imago comme « quelque chose, une nouvelle action psychique (qui) doit venir s’ajouter à l’autoérotisme pour donner forme au narcissisme »15. Dans le même texte, Freud va jusqu’à dire que l’accès à cette imago, à la fois idéale et surmoïsante, qui ouvre le psychisme au monde des valeurs, « serait du côté du moi la condition du refoulement » ([21], p. 98), autant dire, la condition nécessaire pour qu’un moi-corps, un psychisme individué, se différencie, condition qui n’a pu être réalisée en cas de psychose infantile. Bref, l’enfant accède à un corps différencié comme à une parole pleine, c’est-à-dire à la Loi, à partir de la base autoérotique de son propre désir certes, mais avant tout à partir du désir contenu de sa mère (ou de tout autre équivalent de Nebenmensch) et de la limitation qui le norme. 2.1. La présentation de Pierre illustrera assez les états de corps et de la parole dérivés d’une psychose infantile Pierre a dix-sept ans lorsqu’il est pris en charge à l’hôpital de jour à la suite d’une aggravation subite, importante et aiguë d’un état mental depuis longtemps perturbé. La décompensation qui se manifeste à l’âge de seize ans est sévère : apparition de négativisme avec phénomènes de discordance, mutisme, angoisse envahissante, rupture de contact, agitation suivie d’apathie, compulsions orales de jour et de nuit avec prise pondérale importante (quinze kilos), automutilation du nez et des doigts, tentative de suicide par strangulation. Le diagnostic d’entrée à l’hôpital de jour est celui d’une schizophrénie juvénile gravissime avec hallucinations et confusion mentale consécutive à une psychose précoce. Au-delà de ces symptômes, Pierre frappait par son aspect physique, moins par ses quatre vingt deux kilos pour une taille d’un mètre soixante dix que par sa statique et sa manière de se déplacer, impressionnantes et même étranges : son être physique distordait les repères d’équilibre de qui le regardait : vu de dos, il était un corps sans tête ; de profil, sa tête pendait dodelinante sur sa poitrine, surplombant son gros ventre-estomac. Sa nuque totalement horizontale semblait ployer sous le poids de sa tête. La touffe de ses cheveux châtains clairs dissimulait son visage qu’on ne pouvait entre-apercevoir qu’en de courts instants, lorsqu’il roulait sur le côté sa grosse tête inerte pour jeter un regard de biais, étonnamment vif ; mais il fuyait et s’écartait de manière tout aussi vive dès que quelqu’un l’approchait. Son torse dénudé laissait paraître des courbures vertébrales tordues en tous sens à l’extrême limite des possibilités anatomiques pour maintenir, en dépit de tout, l’équilibre postural de son gros corps hypotonique. Chacun de ses pas lui demandait un grand effort cependant que leur rythme en était précipité, trahissant un mélange de rage, de souffrance et de violence pouvant éclater à tout instant à travers un acharnement à casser une vitre, une 14 15
Freud S. Le moi et le surmoi (idéal du moi)(1923), In: ([5], p. 243). Freud S. Pour introduire le narcissisme (1914), In: ([21], p. 98).
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vitrine, à cogner du pied dans un mur, à se mutiler les doigts, à déchirer ses vêtements ou à courir à toute vitesse s’enfermer à double tour quelque part ou s’effondrer dans un coin. Bref, c’était un personnage éminemment déroutant et émouvant dont la gestualité impulsive, irruptive, était susceptible par moments de se différencier assez pour laisser deviner un Moi corporel relativement élaboré. La prise en charge thérapeutique de Pierre, au départ exclusivement kinesthésique et groupale, deviendra individuelle à la fin de la deuxième année pour évoluer alors en neuf mois vers le dessin et la verbalisation. Pierre acceptera alors de participer à d’autres groupes d’activité (ateliers de peinture et de cuisine) et reprendra une certaine activité scolaire à l’intérieur de l’hôpital de jour. Au reste, cette prise en charge thérapeutique ne fut pas immédiate. Durant les quatre premiers mois l’équipe soignante se sentit très démunie face à Pierre. Ses parents avaient accepté le principe de son entrée dans cette institution pour que son bon niveau scolaire soit maintenu et qu’il puisse bénéficier d’un traitement psychothérapeutique. Il ne tolérait en fait ni la situation pédagogique, ni la situation psychothérapeutique. Dans l’un et l’autre cas, il devenait furieux au bout de deux à trois minutes, bousculait tables et chaises et fonçait vers la sortie, semant la panique dans l’équipe soignante, éducateur, enseignant et psychologue confondus. Seul point positif, il se rendait spontanément à la piscine et au stade très régulièrement et aux heures indiquées, n’oubliant jamais d’apporter la tenue adéquate. Là, il semblait apprécier d’être dans l’eau et même sous l’eau, de courir à toute vitesse, de taper du pied de toutes ses forces dans un ballon et d’effectuer des exercices de gymnastique sollicitant les diverses parties du corps. Mais tout cela, il l’exécutait sans un mot sinon pour crier par moments qu’il ne voulait pas qu’on le force et « cracher » des injures. Très vite, au demeurant, il se mettait à l’écart du groupe en restant toutefois dans le champ de vision de celui-ci. La persistance de ce négativisme, de ses conduites clastiques et d’automutilation, tant à l’hôpital de jour qu’à la maison, amenèrent une décision d’hospitalisation à plein temps en psychiatrie. Quand il fut réintégré quatre mois plus tard, l’hôpital de jour admit son refus de toutes les formes d’activité qui lui étaient proposées à l’intérieur de l’hôpital et toléra que son unique contact soit les deux demi-journées hebdomadaires d’activité physique que j’animais à l’extérieur, auxquelles il revint avec assiduité. Ainsi fus-je responsabilisée à son égard. Sa statique n’avait pas été modifiée par son passage en psychiatrie, nonobstant suppression et changement de médicaments à la suite de l’hypothèse faite par certains que l’étonnante position de sa tête pouvait avoir son origine dans les produits qu’on lui administrait. Quatre à cinq ans plus tard, « entre positions du corps, gestes, regards et mots », il avait saisi le sens de la position aliénante de sa tête, et pu renoncer quelque peu à ses conduites négativistes et automutilantes au profit d’un narcissisme de vie tonifiant pour son corps, décisif quant à sa statique et son ouverture au monde sous le régime de la Loi ([1], p. 93–117). 3. Désir et Loi : assises du processus de subjectivation Les deux psychopathologies considérées, qui présentent l’une et l’autre des troubles essentiels de la sensorimotricité et de la parole, donnent à voir par la négative les deux
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vecteurs fondamentaux des assises narcissiques. Il s’agit des « deux voies de pénétration du ça dans le moi », que j’ai mentionnées plus haut16 ([5], p. 271). L’approfondissement de la clinique de ces états m’a conduite à les caractériser plus précisément. L’une est celle de l’étayage libidinal sur les fonctions corporelles, que j’ai nommée la voie économique des sensations et de l’affect ([1], p. 163–175), [2]. Elle constitue la voie économique du désir. Elle est inhibée ou éradiquée dans les états d’autisme. Rappelons qu’en cas de normalité elle génère, à partir de la projection des zones érogènes ou, plus exactement, de leurs représentations, l’association des idées par contiguïté théorisée par Freud comme constituant le contact direct ou au sens propre (Berührung im direkten) ([3], p. 204) (premier temps de l’objet a en termes lacaniens). La seconde voie est celle de l’idéal (surmoi) ([1], p. 175–191), [2], si peu assurée dans les états de psychose infantile, qui vient contenir, limiter puis, in fine, castrer le désir infantile autoérotique. Elle génère l’association des idées par similitude, donnant ainsi accès à un contact figuré ou métaphorique (Berührung im über tragenen Sinne) ([3], p. 204). Freud insiste en outre sur la nécessité pour que les deux principes de l’association — similitude et contiguïté — se rejoignent dans « l’unité supérieure du contact » ([3], p. 203–204) pour créer l’échange spécifiquement humain, échange mis à mal chez l’autiste à partir de la voie du contact direct (ou de la Darstellung) et à partir de la voie du contact figuré (ou de la Vorstellung) chez le psychotique de l’enfance. Le contact est ainsi caractérisé comme la mise en place conjointe des opérations psychiques des processus primaires par contiguïté et par similitude, qui sont les processus à l’œuvre dans l’inconscient. Freud a repéré ces processus dans le rêve et le symptôme hystérique en considérant les phénomènes de condensation et de déplacement : les premiers relèvent de la contiguïté de représentations qui s’attirent l’une l’autre ; les seconds, de la similitude de représentations diverses, qui peuvent être proches sans qu’il y ait là nécessité. Processus de contiguïté et de similitude constituent la pensée ou symbolisation primaire, qui emprunte ses modèles de représenter au corporel et où s’originent la créativité et le poétique, autre manière de désigner « l’unité supérieure du contact », autrement dit les assises du processus de subjectivation. Soulignons que l’accès au contact ne relève pas d’un simple acte sensoriel, mais requiert la mise en place d’opérations psychiques qui sollicitent le bon fonctionnement conjoint des deux voies du contact, c’est-à-dire de l’identification primaire. L’unité supérieure du contact conditionne la rencontre avec l’autre, avec soi-même et avec les autres, rendant leurs présences différentes avec chaque expérience. Par cette unité la pensée primaire figurable (rêve, corporéité ou parole) issue de l’inscription et des liaisons/déliaisons de traces inconscientes (prototype de l’écriture) met en place une présence à soi et, par identification ou résonance, une présence à l’autre et aux autres que l’on peut caractériser avec Bion comme le penser-rêver de la symbolisation primaire ([8], p .53). Autiste et psychotique de l’enfance sont privés de cette capacité, qu’ils ne peuvent exprimer ni à partir de leur corps ni par leur parole. L’un se trouve ainsi limité pour avoir achoppé sur la voie économique du désir, formé entre deux corporéités, l’autre pour n’être pas marqué, ni avoir même capté ou incorporé la Loi et l’Idéal. Ces pathologies démontrent que le corps est psychique ou n’est pas un corps et que le désir et la Loi, idéalisante et contenante, sont les éléments essentiels permettant l’émergence d’une corporéité et d’une parole vivantes, créatives, y compris lorsque la pensée sera prise dans les rets des processus secondaires. 16
Freud S. Les relations de dépendance du moi (1923), in ([5], p. 271).
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