Les morphées : une diversité unique

Les morphées : une diversité unique

Annales de dermatologie et de vénéréologie (2016) 143, 801—803 Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com ÉDITORIAL Les morphées ...

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Annales de dermatologie et de vénéréologie (2016) 143, 801—803

Disponible en ligne sur

ScienceDirect www.sciencedirect.com

ÉDITORIAL

Les morphées : une diversité unique Morpheas: A unique form of diversity

Dans ce numéro des Annales, deux cas cliniques : l’un décrit une dépression cutanée linéaire et scléreuse du front [1], l’autre une sclérose généralisée progressive du tégument [2]. Les deux maladies partagent une même dénomination, celle de morphée (notée comme synonyme de « sclérodermie circonscrite » dans la première observation). Elles partagent aussi une caractéristique anatomoclinique, la sclérose dermo-hypodermique. Mais fallait-il réunir sous le même vocable des maladies si différentes ? Et si c’est la sclérose de la peau qui est leur point commun, pourquoi ne pas les appeler simplement « sclérodermie », l’une circonscrite et l’autre diffuse ? Enfin, pourquoi ce terme de « morphée » ? La diversité des lésions cutanées désignées sous le nom de « morphée » ou de « sclérodermie localisée/sclérodermie circonscrite » a récemment fait l’objet d’une mise au point européenne [3]. Les morphées en plaques, variété la plus fréquente, comportent une forme classique scléreuse et une variante « abortive » cliniquement dépourvue de sclérose (« atrophodermie de Pasini et Pierini »), semblable aux macules pigmentées souvent laissées par la régression des plaques classiques. Une autre variante, dite « généralisée », est définie arbitrairement par la coexistence d’au moins quatre plaques, chacune d’au moins trois centimètres de diamètre, réparties sur au moins deux régions distinctes du tégument ; ces plaques multiples se disposent volontiers de manière symétrique. À côté des morphées en plaques existent des morphées profondes, plus fréquentes chez l’enfant, qui s’étendent aux tissus sous-cutanés jusqu’aux fascias et aux tendons, déterminant des troubles de croissance et des lésions irréductibles de l’appareil locomoteur sources de handicap fonctionnel sévère ; l’exceptionnelle morphée pansclérotique en est la forme la plus extrême. Il est généralement admis aujourd’hui que la fasciite à éosinophiles (syndrome de Shulman) n’est autre qu’une morphée profonde, vue à un stade plus inflammatoire que scléreux. Une troisième catégorie est celle des morphées dites « linéaires » : il peut s’agir aussi bien d’une plaque linéaire verticale du front (« coup de sabre », en fait plus ou moins large) que d’une atteinte hémicorporelle du tronc ou de lésions étagées sur un membre. Le support de ces répartitions segmentaires n’est pas connu, même si l’hypothèse d’un mosaïsme cellulaire est privilégiée par certains [3,4], le qualificatif « linéaire » est souvent attribué en pratique aux morphées profondes et aux morphées faciales sans exigence précise concernant la forme géométrique de la lésion ou le mécanisme qui détermine cette forme. Finalement, l’extrême fréquence des formes mixtes mêlant plusieurs des aspects décrits ci-dessus est un argument fort en faveur d’une entité pathologique unique, justifiant la terminologie commune.

http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2016.11.005 0151-9638/© 2016 Publi´ e par Elsevier Masson SAS.

802 Deux autres affections assimilées à la famille des morphées sont le lichen scléreux cutané extra-génital et l’atrophie hémifaciale de Parry-Romberg. Le premier possède une indiscutable personnalité clinique et surtout histologique ; il n’est pas rare cependant de le trouver associé à d’authentiques morphées, ou de découvrir des tableaux histologiques de lichen scléreux sur des lésions évocatrices de morphée et vice versa ; on a constaté d’ailleurs que le lichen scléreux génital était au moins 10 fois plus fréquent chez les sujets atteints de morphée en plaques [5,6]. L’atrophie hémifaciale de Parry-Romberg est totalement dépourvue de sclérose mais s’associe souvent à des morphées faciales ou cervicales, qu’elles soient ipsi- ou controlatérales. Des manifestations viscérales, notamment stomatologiques, ophtalmologiques et neurologiques centrales, peuvent être associées. Environ 10 % des enfants [7,8] et jusqu’à 37 % des adultes avec morphée faciale ont une atrophie hémifaciale ; réciproquement, jusqu’à 75 % des patients avec atrophie hémifaciale ont aussi une morphée [9—11]. Là encore, la fréquence des associations plaide pour une cadre nosographique commun, même si l’usage du mot « morphée » ne s’est pas encore étendu à l’atrophie hémifaciale ni au lichen scléreux. À la seconde question, il existe aujourd’hui une réponse largement admise : la sclérodermie systémique (« systemic sclerosis ») est une maladie définitivement distincte de toutes les variétés de morphées ou affections apparentées citées plus haut. En dépit d’aspects histologiques, biologiques ou pathogéniques communs, il n’existe pas, contrairement au lupus, un « spectre » des sclérodermies qui s’étendrait d’une localisation cutanée pure à une maladie multisystémique : le patient atteint de morphée ne risque pas de développer une sclérodermie systémique. Cette distinction radicale justifie aux yeux d’une majorité de dermatologues l’abandon du terme de sclérodermie localisée (circonscrite), de fac ¸on à éviter les confusions sources de bilans complémentaires inutiles et d’inquiétudes pour les malades. Enfin, après avoir renoncé au terme de sclérodermie localisée, pourquoi le remplacer par celui de morphée ? En Grec, « ␮о␳␸´ ␩ » signifie « forme ». Le mot a été latinisé en « morphoea » par la médecine ancienne pour désigner des affections variées : morphée blanche pour le vitiligo, morphée flammée pour l’angiome plan etc. [12]. C’est Erasmus Wilson qui lui a donné son sens actuel en rebaptisant ce que lui et d’autres appelaient antérieurement « chéloïde d’Addison » [13]. Plusieurs descriptions ou images identifiables de morphée, au sens actuel du terme, avaient en effet été publiées dans la seconde moitié de XIXe siècle sous la dénomination de chéloïde. Aussi Bazin répliquait-il dès 1875 à Wilson en ces termes : « Un médecin anglais, Erasmus Wilson, a cru en effet devoir faire revivre cette ancienne dénomination pour l’appliquer à une dermatose que j’ai moi-même depuis longtemps fait connaître et décrite sous le nom de chéloïde blanche. . . » [14]. Au-delà de la dispute sur la paternité de la découverte de la maladie, la critique porte aussi — déjà — sur le caractère désuet du terme choisi par Wilson. Mais ce choix nous apparaît rétrospectivement bien avisé. En effet, si la confusion avec la chéloïde s’explique par la consistance scléreuse de la plaque de morphée classique, il est clair aujourd’hui qu’un terme plus général, n’impliquant pas la présence d’une sclérose,

Éditorial est parfaitement pertinent au vu de la diversité des lésions cutanées réunies sous le même spectre, et dans lesquelles nous avons vu plus haut que la composante scléreuse peut être imperceptible, voire absente. « What’s in a name ? ». . . Le mot morphée, justement parce qu’il est vague et semble quasiment dépourvu de sens, nous rappelle que la clinique réunit dans une même catégorie des lésions — des « formes » — qui ne sont pas toujours caractérisées par une sclérose, mais aussi par une inflammation, une dyschromie ou une atrophie. C’est une invitation à réfléchir à la recherche sur les mécanismes pathogéniques des morphées et leurs implications thérapeutiques futures sans se limiter à la seule question de la sclérose cutanée [4].

Déclaration de liens d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

Références [1] Legendre L, Cuinat L, Curot J, Tanchoux F, Bonneville F, Mazereeuw-Hautier J. Sclérodermie linéaire de la face associée à des anomalies neurologiques. Ann Dermatol Venereol 2016, http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2016.02.032. [2] Hardy J, Audouin-Pajot C, Abid A, Chiotasso D, Coustets B, Suc A, et al. Morphée pansclérotique d’évolution rapidement létale chez une jeune fille de 11 ans. Ann Dermatol Venereol 2016, http://dx.doi.org/10.1016/j.annder.2016.06.010. [3] Knobler R, Moinzadeh P, Cozzio A, Cutolo M, Denton C, Frasin L, et al. European Dermatology Forum. Guideline on the diagnosis and treatment of sclerosing diseases of the skin. J Eur Acad Dermatol 2016 [submitted]. [4] Saracino AM, Denton CP, Orteu CH. The molecular pathogenesis of morphoea: from genetics to future treatment targets. Br J Dermatol 2016, http://dx.doi.org/10.11/bjd.15001. [5] Lutz V, Francès C, Bessis D, Cosnes A, Kluger N, Godet J, et al. High frequency of genital lichen sclerosus in a prospective series of 76 patients with morphea: toward a better understanding of the spectrum of morphea. Arch Dermatol 2012;148:24—8. [6] Kreuter A, Wischnewski J, Terras S, Altmeyer P, Stücker M, Gambichler T. Coexistence of lichen sclerosus and morphea: a retrospective analysis of 472 patients with localized scleroderma from a German tertiary referral center. J Am Acad Dermatol 2012;67:1157—62. [7] Zulian F, Athreya BH, Laxer R, Nelson AM, Feitosa de Oliveira SK, Punaro MG, et al. Juvenile Scleroderma Working Group of the Pediatric Rheumatology European Society (PRES). Juvenile localized scleroderma: clinical and epidemiological features in 750 children. An international study. Rheumatology (Oxford) 2006;45:614—20. [8] Christen-Zaech S, Hakim MD, Afsar FS, Paller AS. Pediatric morphea (localized scleroderma): review of 136 patients. J Am Acad Dermatol 2008;59:385—96. [9] Sommer A, Gambichler T, Bacharach-Buhles M, von Rothenburg T, Altmeyer P, Kreuter A. Clinical and serological characteristics of progressive facial hemiatrophy: a case series of 12 patients. J Am Acad Dermatol 2006;54:227—33. [10] Tollefson MM, Witman PM. En coup de sabre morphea and ParryRomberg syndrome: a retrospective review of 54 patients. J Am Acad Dermatol 2007;56:257—63. [11] Ghelli C, Bourrat E, Flageul B, Bouaziz JD, Rybojad M, Cordoliani F, et al. Morphées de l’extrémité céphalique et syndrome de Parry Romberg chez l’adulte et l’adolescent: étude

Éditorial rétrospective monocentrique de 52 patients (Abstract). In: Journées Dermatologiques de Paris. 2015. [12] Jacob von Plenck J [Traduction du latin par Pierre Gombert et Jacques Chevallier] Doctrina de morbis cutaneis. 1776 Vienne, Apud Rudolphum Graeffer. Paris: Louis Pariente; 2006. [13] Erasmus W. Lectures on dermatology, delivered in the royal college of surgeons of England, in 1874—1875. Londres: John Churchill and sons; 1875. p. 139.

803 [14] Bazin E. Morphée. Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Tome 9. Paris: Directeur A. Dechambre; 1875. p. 486—7 [P. Asselin et G. Masson].

A. Petit Dermatologie, hôpital Saint-Louis, 1, avenue Claude-Vellefaux, 75010 Paris, France Adresse e-mail : [email protected]