Ann Fr Anesth Réanim 2002 ; 21 : 231-4 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0750765802006019/SCO
Cas clinique
Rupture spontanée de la rate au second trimestre de grossesse E. Brocas*, A. Tenaillon Réanimation polyvalente, centre hospitalier Louise Michel, rue du Pont Amar, quartier du Canal, 91014 Évry-Courcouronnes, France
RE´SUME´ Nous rapportons le cas d’une patiente de 33 ans, au second trimestre de grossesse, porteuse d’un anévrysme intracrânien, hospitalisée en réanimation pour coma brutal. Le coma n’était pas en rapport avec une rupture de l’anévrysme cérébral mais avec un état de choc gravissime causé par une rupture spontanée de rate. Ce cas illustre la difficulté d’évoquer ce diagnostic méconnu et rappelle qu’une rupture spontanée de rate doit être suspectée devant toute douleur abdominale suspecte associée à un état de choc hémorragique chez une femme enceinte. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS grossesse / rupture splénique
ABSTRACT Spontaneous splenic rupture in second quarter of pregnancy. We report the case of a 33 year-old-woman at the second quarter of pregnancy, with known brain aneurysm admitted in intensive care unit for sudden coma. The coma was not related to a rupture of the brain aneurysm but to a serious haemorrhagic shock caused by a spontaneous splenic rupture. This case report illustrates the difficulty of this unrecognized diagnosis and reminds us to suspect a spontaneous splenic rupture in front of any pregnant woman with atypic abdominal pain and haemorrhagic shock. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS pregnancy / splenic rupture
Reçu le 10 juillet 2001 ; accepté le 12 décembre 2001. *Correspondance et tirés à part.
La rupture spontanée de rate est une pathologie rare. Depuis le premier cas rapporté en 1803 par Saxtorph [1], la littérature fait état de cas de rupture splénique spontanée lors de pathologies très diverses : hémopathies (leucémies, maladie de Hodgkin, purpura thrombopénique idiopathique), maladies infectieuses (mononucléose infectieuse, typhoïde, paludisme, légionnellose ou fièvre Q), ou lors de maladies de système (lupus, amylose). On décrit aussi des cas de rupture spontanée de la rate chez des patients présentant une pancréatite chronique ou aiguë, ou comme complication des anticoagulants et thrombolytiques. La grossesse, enfin, semble être un terrain propice à la rupture spontanée de la rate. Nous rapportons un nouveau cas de rupture splénique spontanée chez une femme enceinte pour illustrer la difficulté de poser ce diagnostic rare mais gravissime. OBSERVATION Une femme de 33 ans a été admise en réanimation pour prise en charge d’un coma d’apparition brutale. Il s’agissait d’une patiente porteuse d’un anévrysme sylvien profond connu, considéré comme inopérable. Elle n’avait pas d’autres antécédents. Elle était enceinte, à la 24e semaine d’aménorrhée. La grossesse était bien suivie et non compliquée. L’épisode actuel a débuté par une douleur abdominale épigastrique associée à une sensation de malaise. Vingt-quatre heures plus tard, la persistance de la douleur a amené la patiente à consulter un médecin qui a retrouvé un abdomen souple sans défense et une élévation de la pression artérielle à 140/ 90 mmHg. Dans l’heure suivante, l’état de la patiente s’est aggravé avec des troubles de la vision puis de
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la conscience. À son arrivée, quelques minutes plus tard, le médecin du Samu l’a retrouvée en arrêt cardiorespiratoire et en mydriase bilatérale aréactive. Les manœuvres usuelles de réanimation (intubation et ventilation artificielle, massage cardiaque externe, adrénaline) ont permis de récupérer un pouls carotidien. À l’admission en réanimation, avec 5 mg·h–1 d’adrénaline, la patiente gardait un pouls filant, la pression artérielle, difficile à obtenir, était estimée à 50/20 mmHg au brassard. On notait une pâleur cutanéo-muqueuse, des marbrures des membres inférieurs, des extrémités froides et cyanosées. Sur le plan neurologique, les pupilles étaient toujours en mydriase bilatérale aréactive et le score de Glasgow à 3 en l’absence de toute sédation. Malgré la sévérité de cet état de choc, compte tenu de la grossesse et du jeune âge de la patiente, la réanimation était poursuivie. Une échographie pelvienne, réalisée de première intention afin de rechercher une cause obstétricale à cet état de choc sévère chez une femme enceinte, objectivait l’absence d’activité cardiaque du fœtus mais aucune anomalie d’insertion placentaire du corps utérin ou des annexes. Compte tenu de la notion d’anévrysme cérébral, une scanographie cérébrale, à la recherche d’une inondation ventriculaire, éliminait une hémorragie intracérébrale. Pendant l’examen, le laboratoire prévenait en urgence que l’hémoglobine de la patiente était à 4 g·dL–1, d’où la réalisation de coupes sur l’abdomen montrant un épanchement intrapéritonéal massif, ainsi qu’un anévrysme calcifié de l’artère splénique. Une laparotomie exploratrice en urgence objectivait un volumineux hémopéritoine en rapport avec une rupture de rate. L’anévrysme calcifié de l’artère splénique n’était pas rompu. Une splénectomie d’hémostase et une hystérotomie pour extraction fœtale étaient pratiquées. Durant toute l’intervention, l’état hémodynamique de la patiente était resté très instable. Au sortir du bloc opératoire, un nouvel arrêt cardiocirculatoire, au terme d’un état de choc sévère prolongé, non récupéré par les manœuvres de réanimation usuelles conduisait au décès de la patiente. L’examen anatomopathologique de la rate retrouvait trois traits de fracture, mais pas d’anomalie histologique à l’origine de la rupture. Le diagnostic était celui d’un choc hémorragique irréversible par rupture spontanée de la rate.
DISCUSSION La rupture de rate lors de la grossesse, bien que rare, a déjà été rapportée [2]. Certaines de ces ruptures sont secondaires et sont rapportées dans les mêmes circonstances qu’en l’absence de grossesse : hémangiome splénique, leucémies, mononucléose, paludisme, etc. La rupture est alors liée à une infiltration du parenchyme splénique par des cellules tumorales ou inflammatoires. Il existe des causes de ruptures de rate plus spécifiques à la grossesse : grossesse ectopique intrasplénique [3], rupture spontanée d’anévrysme de l’artère splénique lors de la grossesse [4, 5], toxémie gravidique où le parenchyme splénique est infarci [6]. Par ailleurs, comme en dehors de la grossesse, un traumatisme abdominal peut être à l’origine d’une rupture de rate. Certains auteurs insistent cependant sur l’incidence méconnue des microtraumatismes (quinte de toux, éclat de rire, relation sexuelle…) oubliés par les patientes ou leur entourage, comme cause directe de rupture splénique dite « spontanée » [7]. En revanche, un certain nombre de ruptures spléniques lors de la grossesse apparaissent comme primitives. En 1958, Orloff et Peskin ont défini la rupture spontanée de rate par l’association de quatre critères cliniques et histologiques [8] : absence de toute notion traumatique, absence de pathologie splénique préexistante, absence d’adhérences périspléniques évocatrices d’un traumatisme ancien, aspect macroscopique et histologique normal. Dans les formes primitives comme lors des formes secondaires, la rupture évolue classiquement en deux temps : syndrome douloureux abdominal prédominant dans l’hypocondre gauche ou l’épigastre, avec, souvent retrouvé, le signe de Kehr (irradiation douloureuse à l’épaule gauche) ; puis dans un deuxième temps, l’état de choc hémorragique prime avec ses répercussions maternelles et fœtales. Parfois, le collapsus est brutal et sans réel prodrome. L’examen gynécologique est normal [6]. L’échographie abdominale révèle un épanchement liquidien intra-abdominal, mais celui-ci peut être localisé dans la région périsplénique ou même absent si l’échographie est précoce [9]. L’artériographie du tronc cœliaque permettrait d’affirmer la rupture de rate [6], mais devant la gravité du tableau clinique, elle n’est pas réalisée et le
Rupture splénique spontanée et grossesse
plus souvent le diagnostic échographique est confirmé par la laparotomie. La laparotomie élimine les diagnostics différentiels usuels lors de la grossesse : grossesse extra-utérine rompue, rupture utérine, hématome rétroplacentaire, et permet la réalisation d’un geste thérapeutique d’hémostase, le plus souvent une splénectomie [2, 6]. En 1989, des auteurs rapportent le cas d’une patiente pour laquelle un traitement conservateur (gaze hémostatique appliquée sur une déchirure capsulaire splénique de 1,5 cm) lors de la laparotomie a été entrepris avec succès [10]. Cependant, contrairement aux cas de ruptures spontanées non graves de la mononucléose infectieuse, où il est possible d’éviter la chirurgie, la laparotomie est ici indispensable [11]. Il existe plusieurs séries de ruptures spontanées de rate utilisant les critères diagnostiques de Orloff et Peskin. L’incidence de cette pathologie est difficile à évaluer car les chiffres divergent selon les séries : en 1995, 76 cas durant les 190 dernières années sont comptabilisés [12], en 1988, d’autres auteurs en ont relevé 45 [2], alors qu’en 1975, on en comptait déjà une soixantaine [6]. Ils concernent tous les stades de la grossesse, y compris le postpartum, mais la majorité semble survenir au 3e trimestre. Dans une revue, on trouve cependant dix cas au premier trimestre (20 %), mais 27 après la 29e semaine de grossesse soit 55 % [2]. En 1995, il a été rapporté le cas d’une rupture splénique six jours après une césarienne, l’examen anatomopathologique de la rate n’objectivant aucune lésion traumatique en rapport avec la chirurgie récente [12]. Bien que la plupart des auteurs considèrent la multiparité comme facteur de risque, cela n’apparaît pas clairement à la lecture des revues, la parité des patientes étant souvent une donnée manquante [2, 6]. L’étiologie de cette pathologie reste mystérieuse. Par définition, lors de la rupture splénique spontanée lors de la grossesse, l’histologie de la rate rompue est normale. Pour certains, les changements de position des organes liés à la croissance de l’utérus, associés à l’hypervolémie de fin de grossesse pourraient expliquer ces ruptures et leur survenue préférentielle au 3e trimestre [13], mais cette hypothèse est controversée [9]. La difficulté de faire ce diagnostic, méconnu, car très rare et loin d’être le premier évoqué devant une douleur abdominale chez une femme enceinte (une
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douleur épigastrique chez une femme enceinte, à fortiori si celle-ci présente une hypertension artérielle, fait évoquer en priorité une pré-éclampsie qui devrait faire orienter la patiente en maternité pour bilan en urgence), explique sa gravité. En effet, l’évolution naturelle de la rupture spontanée de rate se fait vers un choc hémorragique mettant en jeu la vie des patientes et des fœtus à très court terme. Dans une série de 89 ruptures de rate pendant la grossesse, la mortalité maternelle est de 26,4 % et fœtale ou périnatale de 63,4 %, mais ces chiffres englobent les ruptures traumatiques et non-traumatiques (45 cas) [2]. Dans une étude, la mortalité maternelle globale est d’environ 50 %, là encore, toutes étiologies de ruptures spléniques confondues [6]. D’autres auteurs soulignent que l’absence habituelle de diagnostic rapide et, donc, de traitement approprié, induit une mortalité de 100 %, alors qu’une prise en charge appropriée la réduit de 30 à 5 % [13]. Ceci s’applique directement au cas présenté qui permet de mettre en lumière tous les « pièges » et difficultés s’attachant au diagnostic de rupture splénique spontanée chez une femme enceinte. Le diagnostic n’a été évoqué qu’avec retard, après l’arrêt cardiocirculatoire alors que l’état de la patiente était désespéré, et non lors de la symptomatologie initiale de douleur épigastrique. L’évolution classique en deux temps aurait pourtant pu permettre de faire le diagnostic et réaliser la splénectomie avant la survenue de l’état de choc hémorragique. Par ailleurs, devant la triade douleur épigastrique, malaise et chiffres tensionnels élevés (140/90 mmHg), la patiente aurait dû être adressée dans un centre d’obstétrique dans l’hypothèse d’un HELLP syndrome, le diagnostic aurait pu être ainsi « redressé » plus tôt et en milieu hospitalier. Il faut cependant penser à ce diagnostic devant toute douleur abdominale chez une femme enceinte, au même titre que les étiologies usuelles des états de chocs hémorragiques de la grossesse (grossesse extra-utérine au premier trimestre, hématome rétroplacentaire, HELLP syndrome et hématome souscapsulaire du foie, placenta prævia, etc.). Toute patiente enceinte, avec un syndrome douloureux abdominal suspect, devrait être explorée systématiquement. Il faut que l’échographie abdominale n’explore pas que l’utérus à la recherche d’une étiologie obstétricale à l’état de choc, comme pour notre patiente, mais l’ensemble de la cavité abdominale à
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la recherche d’un épanchement pouvant n’être localisé qu’autour de la rate (et à la recherche d’un hématome sous-capsulaire du foie si l’hypothèse d’un HELLP syndrome n’a pas été levée). De plus, dans le cas présenté, les antécédents connus d’anévrysme intracrânien chez une patiente retrouvée dans le coma (malgré l’absence de symptomatologie neurologique évocatrice préexistante) ont orienté vers une autre étiologie, ce d’autant qu’un examen général par un médecin peu de temps avant la perte de connaissance n’avait retrouvé aucune anomalie. Ceci souligne la nécessité de savoir mettre au second plan des antécédents orientant vers d’autres étiologies, dès lors que la symptomatologie n’est pas évocatrice. Ainsi, dans le cas de notre patiente qui n’avait pas présenté de céphalées, la réalisation d’une mesure de l’hémoglobine par un appareil portable dans le camion du Smur, tout à fait licite dans le cadre d’un état de choc chez une femme enceinte, aurait permis de réorienter plus rapidement le diagnostic initial de rupture d’anévrysme intracrânien vers une hémorragie extracérébrale. CONCLUSION Un peu moins de 100 cas de rupture spontanée de rate lors de la grossesse ont été rapportés dans la littérature. Il s’agit d’une complication rare mais gravissime de la grossesse qu’il convient de ne pas méconnaître, tout retard au diagnostic pouvant être
fatal. L’étiologie de cette pathologie n’est pas claire. Le traitement est chirurgical. RE´ FE´ RENCES 1 Saxtorph M, Schwing C. Ruptur der Milz warhend der Swangerschaft Ruptur. Cbl Gynaecol 1880 ; 4 : 291. 2 Deheny T, Mac Grath EW, Breen J. Splenic torsion and rupture in pregnancy. Obstet Gynecol Surv 1988 ; 43 : 123-31. 3 Michaud P, Robillot P, Teschler M. Rupture spontanée de rate en rapport avec une grossesse splénique. À propos d’un cas. Rev Fr Gynécol Obstet 1988 ; 83 : 281-2. 4 Buchet C, Simon P, Bertrand J, Lansac J. Rupture spontanée d’un anévrysme de l’artère splénique en cours de grossesse. À propos d’un nouveau cas. J Gynecol Obstet Biol Reprod 1984 ; 13 : 157-63. 5 Angelakis EJ, Bair WE, Barone JE, Lincer RM. Splenic artery aneurysm rupture during pregnancy. Obstetric Gynecol Surv 1993 ; 48 : 145-8. 6 Bronstein R, Morin P. Urgence splénique et grossesse. J Chir 1975 ; 109 : 63-74. 7 Hunter RM, Shoenmaker WC. Rupture of the spleen in pregnancy: a review of the subject and a case report. Am J Obstet Gynecol 1957 ; 73 : 1326-32. 8 Orloff MJ, Peskin W. Spontaneous rupture of a normal spleen. A surgical enigma. Int Abst Surg 1958 ; 106 : 1-11. 9 De Graff J, Pijpers M. Spontaneous rupture of the spleen in third trimester of pregnancy. Report of a case and rewiew of the literature. Eur J Obstet Gynecol Reprod Biol 1987 ; 25 : 243-7. 10 Fletcher H, Frederick J, Barned H, Lizarraga V. Spontaneous rupture of the spleen in pregnancy with splenic conservation. West Indian Med J 1989 ; 38 : 114-5. 11 Schuler JG, Filtzer H. Spontaneous splenic rupture. The role of nonoperative management. Arch Surg 1995 ; 130 : 662-5. 12 MacCormick GM, Young DB. Spontaneous rupture of the spleen. A fatal complication of pregnancy. Am J Forensic Med Pathol 1995 ; 16 : 132-4. 13 Hoffman RL. Rupture of the spleen: a review and report of a case following abdominal hysterectomy. Am J Obstet Gynecol 1972 ; 113 : 524-30.