Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d'une rencontre sans lendemain

Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d'une rencontre sans lendemain

L’évolution psychiatrique 69 (2004) 364–371 www.elsevier.com/locate/evopsy Le temps qui passe Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d’une renco...

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L’évolution psychiatrique 69 (2004) 364–371 www.elsevier.com/locate/evopsy

Le temps qui passe

Jacques Lacan – Gilles Deleuze. Itinéraire d’une rencontre sans lendemain> Sophie Mendelsohn * Psychologue clinicienne, doctorante en thèse de troisième cycle, École doctorale de recherches en psychanalyse de Paris-VII, 9bis, rue Michel-Chasles, 75012 Paris, France Disponible sur internet 14 mai 2004

Jacques Lacan et Gilles Deleuze, une rencontre pour le moins improbable... Comment en effet imaginer une jonction entre le psychanalyste du désir fondé sur le manque et le promoteur philosophique de la machine désirante ? Que penser même de la possibilité d’une rencontre entre celui qui prône un « retour à Freud » et celui qui finit par vouloir faire imploser l’inconscient freudien pour mieux exproprier la psychanalyse de son terreau normatif, régulateur, quasi-clérical ? Inutile d’en dire plus pour qu’apparaisse d’emblée le caractère incongru du rapprochement de ces deux penseurs : à partir de 1972–1973 et de la publication de l’Anti-Œdipe [1], écrit conjointement avec Félix Guattari, la polémique avec la psychanalyse devient particulièrement virulente, les attaques frontales sont violentes et n’ont finalement ouvert sur aucun véritable débat. Á qui la faute ? Mais il y a un « avant l’Anti-Œdipe », constitué entre autre des deux thèses de Deleuze, Différence et répétition [2] et Logique du sens [3], publiées toutes deux en 1968 et 1969. C’est sur ce dernier ouvrage que, suivant les conseils de Lacan lui-même, je souhaite me pencher. Au cours de la séance du 12 mars de son séminaire de la même année, intitulé D’un Autre à l’autre1, Lacan renvoie en effet ses auditeurs à la lecture du livre « capital » que Gilles Deleuze vient donc de faire paraître, Logique du sens – et de signaler à ses auditeurs « qu’il doit y avoir quelque rapport avec mon discours, ce dont certes il [Deleuze] est le premier averti. [...] ». Et de continuer en disant qu’il y a là une façon « d’articuler, de rassembler dans un seul texte [...] ce qu’il en est au cœur de ce que mon discours a énoncé – et il n’est point douteux que ce discours est au cœur de ses livres puisqu’il y est avoué comme tel et que le séminaire sur la lettre volée en forme en quelque sorte le pas d’entrée, en définit le seuil ». C’est forcer un peu le texte deleuzien que de le lire de cette façon, mais enfin c’est malgré tout une manière « lacanienne » de lui faire allégeance... >

Toute référence à cet article doit porter mention : Mendelsohn S. Jacques Lacan – Gilles Deleuze : Itinéraire d’une rencontre sans lendemain. Evol psychiatr 2004 ; 69. * Auteur correspondant : Mme Sophie Mendelsohn. Adresse e-mail : [email protected] (S. Mendelsohn). 1 Lacan J., D’un Autre à l’autre, séminaire 1968–1969, inédit.

© 2004 Elsevier SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2004.03.002

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Logique du sens, un « essai de roman logique et psychanalytique » selon les termes de Deleuze lui-même, est le support d’une recherche de « quelque chose qui n’est ni individuel ni personnel, et pourtant qui est singulier, pas du tout abîme indifférencié, mais sautant d’une singularité à une autre, toujours émettant un coup de dés qui fait partie d’un même lancer toujours fragmenté et reformé dans chaque coup ». Ce « quelque chose » finira par trouver son nom dans le livre : une « singularité anonyme et nomade », qui n’est autre que la façon deleuzienne de nommer l’inconscient. Ce livre tourne tout entier autour de la question de savoir quoi faire, en philosophie et en psychanalyse, du structuralisme, ou plutôt d’un certain structuralisme qui se laisserait réinterpréter avec la psychanalyse. En effet, à cette époque, Deleuze se rattache encore ouvertement au courant structuraliste, mais d’une manière qui lui est véritablement singulière - cet héritage fera, après Logique du sens, l’objet d’un remaniement très important qui portera Deleuze vers d’autres horizons, que d’aucuns ont pu qualifier de « postmodernes ». Or, les séminaires de Lacan de la période correspondante (à peu près 1967–1972) sont également un moment critique de sa théorisation du sujet de l’inconscient et de la psychanalyse en fonction de sa propre dette par rapport au structuralisme. Pour l’un comme pour l’autre, pourrait-on résumer d’une formule, ce qui était au fond remonte à la surface – chez Deleuze, la profondeur obscure du corps organique devient la surface du corps sans organe, l’être devient devenir, la pensée devient flux et intensité ; et chez Lacan le sujet se matérialise en un nouage topologique où surgit, sous une forme que l’on pourrait dire « géographique » et non plus historique, ce qu’il en est des régimes d’organisation de l’espace psychique - Réel, Imaginaire et Symbolique. Deleuze ira beaucoup plus loin que Lacan dans la radicalisation de cette mise en question des origines structuralistes de sa pensée, jusqu’à se débarrasser avec pertes et fracas de la psychanalyse qui avait pourtant été le terrain privilégié de l’émergence de ces nouvelles questions concernant le sujet et la subjectivation. Et c’est bien ce qui, me semble-t-il, fascine Lacan lecteur de Deleuze en 1969 : dans l’usage même que fait alors Deleuze d’un structuralisme qui trouverait sa singularité de se nouer aux problématiques propres à la psychanalyse, se trouve en germe le dépassement du structuralisme de la deuxième génération, celui des années soixante, dans une philosophie dont la puissance ne pouvait certainement pas laisser indifférent le psychanalyste qu’il était, concerné bien sûr par ces points de rencontre possibles - en témoigne d’ailleurs la première séance du séminaire de cette année-là qui tente de conjoindre structuralisme et théorie marxiste. À partir de 1966 - qui voit la publication d’ouvrages majeurs : entre autres les Écrits [4] de Lacan, Les Mots et les Choses [5] de Foucault ; l’année suivante est écrit l’article central et programmatique de Deleuze intitulé « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »2 -, le structuralisme s’impose pour tous ceux qui se situent dans le champ des sciences humaines comme un paradigme dominant au point que chacun se sent obligé de prendre position par rapport à lui, fût-ce pour refuser d’y inscrire sa pensée. Ce contexte particulier fait naître d’ailleurs un certain nombre de prédictions apocalyptiques : c’est la mort de l’homme ou bien celle du sujet, s’est-on écrié en lisant Foucault ; ou bien c’est le triomphe de la structure dont le sujet se contente d’être simplement l’expression. Or, dans ce contexte, définir l’inconscient apparaît comme un enjeu majeur aussi bien à Lacan qu’à Deleuze : c’est à travers la question de l’inconscient, en effet, que sera possible la mise en jeu d’un 2

Deleuze G., « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? ». In ([6] p. 238–269).

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structuralisme à même de dépasser ses propres limites, d’éviter ses propres impasses, d’impliquer son propre dépassement, autrement dit de sortir du sujet comme forme imposée pour atteindre autre chose, que l’on pourrait appeler les « modes de subjectivation ». Cela n’aura d’ailleurs pas échappé aux commentateurs de Deleuze, qui le soulignent : « La question de la subjectivation est en effet la question fondamentale et récurrente pour Deleuze [...]. Tandis que Hume [une des inspirations philosophiques de Deleuze] attribuait au sujet une « forme nécessaire », Deleuze le pense à partir d’un « principe mobile d’unification par distribution nomade » ([7], p. 78)3. Et cela n’est pas sans lien avec la façon dont Deleuze a défini « son » structuralisme dans l’article de 1967 : « Le structuralisme n’est pas du tout une pensée qui supprime le sujet, mais une pensée qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, qui le dissipe et le fait passer de place en place, sujet toujours nomade, fait d’individuations, mais impersonnelles, ou de singularités, mais pré-individuelles » ([6], p. 267). Je ferai donc l’hypothèse que c’est justement cette façon singulière de s’emparer du structuralisme qui intéresse Lacan dans la pensée de Deleuze, ce dont témoigne sa prise de position très claire au cours de cette séance du 12 mars 1969 : « Quand vous lirez Deleuze - il y en a peut-être quelques uns qui se donneront ce mal – vous vous y romprez à des choses que la fréquentation hebdomadaire de mes discours n’ont apparemment pas suffi à vous rendre familières, sinon j’aurais plus de productions de ce style à lire, c’est que l’essentiel, est-il dit quelque part, du structuralisme, si ce mot a un sens, [...] l’essentiel, c’est à la fois ce blanc, ce manque dans la chaîne signifiante, avec ce qu’il en résulte d’objets errants dans la chaîne signifiée ». Ce blanc, essentiel en effet, il y a longtemps que Lacan tourne autour : c’était déjà la fonction de la lettre dans le séminaire sur « La lettre volée » datant de 1955, où la nouvelle d’Edgar Poe était analysée à la lumière de cet objet manquant autour duquel s’organisent les positions de chaque personnage. Ce séminaire, placé ensuite en ouverture de la série des Écrits, est généralement considéré comme le « manifeste structuraliste » de Lacan, ou tout au moins le moment le plus manifestement structuraliste de sa théorisation. Il se joue en effet, autour de cette « case vide » que constitue la lettre volée, la mise en lumière de deux séries dont les places sont occupées par des sujets variables : dans la première série se trouvent le roi qui ne voit rien, la reine qui voit la lettre sans pouvoir la prendre et le ministre qui la voit et la prend ; dans la deuxième série, il y a la police qui ne voit rien, le ministre qui pour mieux cacher la lettre la rend visible, et Dupin, le détective, qui la voit et la reprend. Cette nouvelle rend donc particulièrement perceptible le fait que pour qu’il y ait structure, il faut qu’il y ait au moins deux séries : en effet, de quoi s’agit-il dans une structure sinon de rendre possible la mise en rapport de termes hétérogènes ? Or, cette mise en rapport résulte d’une opération complexe : dans la nouvelle de Poe, les choses se jouent en deux temps logiques – il existe d’une part une organisation des places internes à chaque série, d’autre part il va s’agir de voir comment chacune des séries fonctionne avec l’autre et ce qui en résulte. C’est donc bien de deux manières que les éléments des séries sont mis en rapport : à l’intérieur de chaque série et entre les séries. Comme le remarque Deleuze, c’est à partir de là seulement que l’on peut concevoir la fonction de la case vide comme ce qui fait jouer une série par rapport à une autre ou comme ce qui crée des singularités assignables dans la structure. « On en conclut, souligne Deleuze dans Logique du sens en se référant 3

Rigal E., article « Désubjectivation ». In [7].

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explicitement au texte de Lacan, qu’il n’y a pas de structure sans séries, sans rapports entre termes de chaque série, sans points singuliers correspondant à ces rapports ; mais surtout pas de structure sans case vide, qui fait tout fonctionner » ([3], p. 66). Voilà sans doute pourquoi Lacan souligne la présence de ce texte comme un point inaugural dans la réflexion deleuzienne : d’autant que ce que le travail sur la nouvelle de Poe a d’exemplaire pour une démarche structuraliste permet à Deleuze d’élever la lettre volée, qui n’est donc autre que « le blanc » ou la case vide, au statut de « paradoxe de Lacan ». Ce paradoxe repose sur une instance à double face – qui sera successivement nommée par Deleuze « instance paradoxale », puis « objet paradoxal », puis « objet = x » : cette instance paradoxale, donc, qui est également présente dans la série signifiante et dans la série signifiée, se définit d’être à la fois mot et chose, nom et objet, sens et désigné, expression et désignation, etc. Elle a pour fonction de parcourir les séries hétérogènes, d’une part de les coordonner, de les faire résonner et converger, d’autre part de les ramifier, d’introduire en chacune d’elles des disjonctions multiples. Ce caractère paradoxal lui permet donc d’assurer la convergence des deux séries, mais uniquement dans la mesure où elle les fait aussi, et en même temps, diverger sans cesse. Autrement dit, ce qui rend cette instance éminemment paradoxale, c’est qu’elle n’est jamais où on la cherche, pas plus qu’elle ne se trouve là où elle est. Deleuze reprend là les termes exacts de Lacan en disant qu’elle manque à sa place : « Et, aussi bien, elle manque à sa propre identité, elle manque à sa propre ressemblance, elle manque à son propre équilibre, elle manque à sa propre origine » ([3], p. 55). Qui dit structure ne dit donc pas règle générale, toujours déjà là et prête à l’emploi : « nous touchons ici au point où le structuralisme implique tantôt une véritable création, tantôt une initiative et une découverte qui ne vont pas sans risques » ([6], p. 256). Quel peut être alors le devenir de cette instance paradoxale, ou objet paradoxal, objet = x, se demande Deleuze dans son article ? « Est-il et doit-il rester l’objet perpétuel d’une devinette, le perpetuum mobile ? Ce serait une manière de rappeler la consistance objective que prend la catégorie du problématique au sein des structures. Et il est bon finalement que la question « à quoi reconnaît-on le structuralisme ? » conduise à la question de quelque chose qui n’est pas reconnaissable ou identifiable. Considérons la réponse psychanalytique de Lacan : l’objet = x est déterminé comme phallus. Mais ce phallus n’est ni l’organe réel, ni la série des images associées ou associables : il est phallus symbolique. C’est pourtant bien de sexualité qu’il est question, il n’est pas question d’autre chose ici [...]. Mais le phallus apparaît non pas comme une donnée sexuelle ni comme la détermination empirique d’un des sexes, mais comme l’organe symbolique qui fonde la sexualité toute entière comme système ou structure, et par rapport auquel se distribuent les places occupées de façon variable par les hommes et les femmes, et aussi les séries d’images et de réalités. En désignant l’objet = x comme phallus, il n’est donc pas question d’identifier cet objet, de conférer à cet objet une identité qui répugne à sa nature » ([6], p. 263). Dire que l’objet = x est le phallus ne revient donc pas ici à promouvoir à partir de la psychanalyse une nouvelle normativité pour mieux assigner au sujet une place déterminée d’avance au sein de l’ordre symbolique, en le rendant en quelque sorte redevable de sa position en fonction du phallus, conçu comme un point d’ancrage fixe. Au contraire, pourrait-on dire : ce que rend possible l’objet = x a le statut d’un événement, au sens deleuzien, soit ce qui fait proprement éclater la structure. Ce que rend possible l’objet = x, c’est un sujet nomade, qui se déplace dans la

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structure du même mouvement que l’objet = x, manifestant de la sorte qu’il y a des états de structure et non pas une structure. Deleuze parle de cet objet = x avec une pointe d’ironie, qui ne va pas sans une certaine tendresse ou un certain romantisme, comme d’« un héros structuraliste : ni Dieu ni homme, ni personnel ni universel, il est sans identité, fait d’individuations non personnelles et de singularités pré-individuelles. Il assure l’éclatement d’une structure affectée d’excès ou de défaut, il [lui] oppose son propre événement » ([6], p. 269). Il est certainement possible de soutenir que ce mouvement de pluralisation, de complexification est également en jeu dans l’évolution de l’enseignement de Lacan : ce qui avait d’abord été conçu comme le nom propre du phallus, comme l’instance supportant l’ordre symbolique, soit le Nom-du-Père, dès 1955, est repris au tournant des années 1970, et, par le truchement des nœuds borroméens, se trouve élevé à la dimension du pluriel. Effectivement, derrière le Nom-du-Père, n’est-ce pas toujours et nécessairement les Noms du Père, ou encore les « non-dupent errent », que l’on retrouve ? Une errance, un nomadisme donc, une singularité à trois ronds (Réel, Imaginaire, Symbolique), dont finalement aucun ne prévaut sur les autres – le nœud borroméen se spécifie en effet d’être formé de trois ronds noués de telle façon qu’en couper un libère les deux autres. Dans le séminaire de 1973– 1974, justement intitulé Les non-dupes errent, Lacan va jusqu’à dire que « la structure s’avère nœud borroméen »4 - par où l’on voit que sa conception de ce qu’est la structure laisse place à tout ce qui sera de l’ordre des « modes de subjectivation » sous la forme des remaniements dans les nouages auxquels ouvre la théorie des nœuds. Car, à partir de cet usage du nœud borroméen – qui intéresse Lacan au titre où il lui sert « si je puis dire à inventer la règle d’un jeu, de façon telle que puisse s’en figurer le rapport du Réel très proprement à ce qu’il en est de l’Imaginaire et du Symbolique » - il s’avère en effet qu’il y a un très grand nombre de possibilités de nouages. Et lorsque Réel, Imaginaire et Symbolique ne tiennent pas ensemble, par exemple dans la psychose, on peut adjoindre au nœud à trois ronds un quatrième rond, que Lacan nomme « sinthome », et qui fonctionne tout à fait à la façon de l’objet = x de Deleuze, parcourant les séries que forment le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique pour matérialiser leurs points de jonction. Ce sinthome, autrement dit cet événement, au sens deleuzien, Lacan le rencontre chez Joyce qui se construit un mode de subjectivation absolument singulier par son usage des langues, mais on pourra aussi bien en voir une autre réalisation chez l’enfant autiste qui bricole ses machines afin de parvenir à faire tant bien que mal fonctionner son propre corps, par exemple. Si l’on se penche maintenant sur cette question de l’événement, qui serait donc l’indice d’une subjectivation du « héros structuraliste » selon Deleuze, on entendra certainement ce qu’a de paradoxal ce soi-disant « héros », qui ne peut être autre qu’un anti-héros (c’est d’ailleurs en cela qu’il n’est pas dupe !), puisque ce qu’il a de proprement héroïque consiste à assumer les conséquences ultimes de la structure, ce qui revient en particulier à cesser d’être structuraliste. Mais on entendra peut-être aussi l’intimité que partage cet anti-héros avec l’analysant, puisqu’il leur appartient à tous deux de parvenir à ne pas se figer sur leur position initiale afin que se défasse l’illusion qu’il y a une structure : il leur appartient de prouver par leur propre événement, c’est-à-dire le fait même de leur existence, qu’il n’y a rien de plus, rien d’autre que des états de structure qui forment autant d’étapes constituti4

Lacan J., Les non-dupes errent, séminaire 1973–1974, inédit ; séance du 19 février 1974.

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ves, de modes de subjectivation, pour une singularité nomade. Comment ne pas entendre, dans la citation suivante de l’article de Deleuze, une analogie avec ce que le transfert doit rendre possible dans la cure pour l’analysant, ce nomadisme structural auquel Lacan donne une autre forme de réalisation dans sa théorie des quatre discours [8] : « Qu’il appartienne à une nouvelle structure de ne pas recommencer des aventures analogues à celles de l’ancienne, de ne pas faire renaître des contradictions mortelles, cela dépend de la force résistante et créatrice de ce héros, de son agilité à suivre et sauvegarder les déplacements, de son pouvoir de faire varier les rapports et de redistribuer les singularités, toujours émettant encore un coup de dés. Ce point de mutation définit précisément une praxis, ou plutôt le lieu même où la praxis doit s’installer » ([6], p. 269). Le lieu même de la praxis, voilà la porte d’entrée deleuzienne dans la psychanalyse, qui est définie dans Logique du sens comme « science des événements » et présentée, de par la structure même du livre, comme l’horizon de toute la réflexion qui s’y trouve en jeu : les chapitres, ou séries comme Deleuze les appelle, qui tentent de cerner les possibles de la psychanalyse et les prennent directement comme sujet de réflexion, sont les derniers de l’ouvrage, et fonctionnent comme une invitation à faire advenir cliniquement ces « singularités nomades ». La psychanalyse peut apparaître dès lors comme critique et clinique, et même en réalité indissociablement critique et clinique : c’est bien ce qui lui donne son statut de « science des événements » ou pratique des singularités nomades, « à condition de ne pas traiter l’événement comme quelque chose dont il faut chercher et dégager le sens, puisque l’événement, c’est le sens lui-même en tant qu’il se dégage ou se distingue des états de chose qui le produisent et où il s’effectue. Sur les états de chose et leur profondeur, leurs mélanges, leurs actions et passions, la psychanalyse jette la plus vive lumière ; mais pour en arriver à l’émergence de ce qui en résulte, l’événement d’une autre nature, comme effet de surface » ([3], p. 246). La psychanalyse n’est donc en rien une herméneutique - Freud le savait déjà, et Deleuze le redécouvre ici par d’autres voies -, mais elle pourrait être une praxis de l’événement. C’est à très juste titre, me semble-t-il, que Deleuze utilise la théorie freudienne du trauma pour donner les coordonnées cliniques de ce qu’il entend par événement : il rappelle que cette théorie consiste d’abord à montrer qu’un traumatisme suppose au moins l’existence de deux séries indépendantes, séparées dans le temps, l’une infantile, l’autre postpubertaire, entre lesquelles se produit une sorte de résonance. Si l’on reprend la définition de la structure telle que nous l’avons vue mise en jeu par Deleuze et Lacan, il y aurait alors une première série prégénitale, une seconde œdipienne, et le fantasme comme objet = x qui les fait entrer en résonance. Dans la terminologie deleuzienne, ce qui fait événement, c’est proprement la résonance que permet le fantasme comme objet = x. La première série, qui fait jouer les zones partielles prégénitales, ne trouve ainsi son sens que d’entrer en résonance avec la seconde, œdipienne et réciproquement : cette résonance pourrait aussi se dire sous la forme d’une montée à la surface, où se forme l’événement dont la psychanalyse est la science, c’est-à-dire dont elle s’occupe spécifiquement. Tout remonte ainsi à la surface, qui est le lieu de déploiement de l’événement... et la surface, c’est le sens. Deleuze saisit remarquablement, à travers cette question du trauma, à quel point les petites histoires propres à chaque série importent bien moins que l’événement que constitue leur point de jonction (qui peut être là une autre façon de dire l’« événement ») et qui véritablement leur donne leur sens en les mettant d’un coup en continuité. « La continuité de l’envers et de

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l’endroit remplace tous les paliers de profondeur ; et les effets de surface en un seul et même Événement, qui vaut pour tous les événements, font monter dans le langage tout le devenir et ses paradoxes » ([3], p. 21). On reconnaîtra, dans cette continuité entre l’envers et l’endroit, et dans ce qui n’est dès lors plus, logiquement, que surface, la figure topologique de la bande de Möbius, à laquelle Deleuze se réfère explicitement et dont Lacan se sert souvent dans ces années-là pour montrer notamment quels rapports l’inconscient entretient avec le conscient. Dès les derniers chapitres de Logique du sens, la psychanalyse est ainsi pour Deleuze « de la géographie » : « Une psychanalyse doit être de dimensions géométriques avant d’être d’anecdotes historiques » ([3], p. 113). On est donc loin ici d’une « psychologie des profondeurs » - Deleuze signale en effet à quel point cette formule est malheureuse, et il rallie à son désaccord la théorie lacanienne depuis son départ : si pour lui la notion de « paradoxe de Lacan » a un sens, c’est bien d’éclairer, à partir du séminaire sur « La lettre volée », le fait qu’on ne trouvera pas l’inconscient en le cherchant dans d’obscures cachettes - à l’instar de la lettre de la nouvelle de Poe, il est là, sous nos yeux, à la surface même des choses. Contre cette profondeur ontologique, Deleuze projette sa propre perspective pour la psychanalyse : « Nous ne cherchons pas en Freud un explorateur de la profondeur humaine et du sens originaire, mais le prodigieux découvreur de la machinerie de l’inconscient par lequel le sens est produit, toujours produit en fonction du non-sens » ([3], p. 69). On entendra là un nouvel écho de ce qui préoccupe Lacan au tout début de son séminaire D’un Autre à l’autre, à savoir ce qu’il en est de l’inconscient et de ses modes de surgissement : « Une règle de pensée qui a à s’assurer de la non-pensée comme de ce qui peut être sa cause, voilà à quoi nous sommes confrontés avec la notion de l’inconscient »5. S’il n’y a sans doute pas d’équivalence stricte entre « non-sens » et « non-pensée » ici, il n’en reste pas moins que leur fonction est la même au niveau de ce que Lacan aussi bien que le Deleuze de Logique du sens conçoivent comme ce qui matérialise l’inconscient : en termes deleuziens, il s’agit de la « quasi-cause, ce non-sens de surface qui parcourt le divergent comme tel, ce point aléatoire qui circule à travers les singularités, qui les émet comme pré-individuelles et impersonnelles » ([3], p. 206) ; en termes lacaniens, la quasi-cause c’est l’objet a qui cause le désir comme sens spécifique de l’inconscient6. En soutenant qu’il existe tout un réseau, densément tissé, de résonances entre l’œuvre de Deleuze et la théorisation lacanienne, à condition d’accepter de faire une sorte de coupe synchronique dans leurs parcours respectifs, j’ai souhaité m’interroger sur une rencontre que tout annonçait comme prometteuse, et qui est pourtant restée sans lendemain. Les élèves de Lacan n’ont pas relevé le défi de la confrontation avec les propositions deleuziennes ; quant à ceux de Deleuze, leur critique acerbe de la psychanalyse s’est finalement figée en une opposition de principe. Il s’agit pourtant à partir de là, me semble-t-il, de revenir sur la mécompréhension actuelle dont le structuralisme fait l’objet, qui a petit à petit pris la forme d’un pur et simple rejet au nom de l’avènement des « nouveaux » paradigmes de la postmodernité, dont on peut sans doute entendre les échos dans la clinique psychanalytique à travers la création, quelque peu artificielle, de toute une cohorte de « nouveaux symptô5

Lacan J., D’un Autre à l’autre, séance du 13 novembre 1968. Zizek S., « Quasi-cause ». In [9] p. 26–33. Slavoj Zizek souligne en effet dans ce chapitre ce qu’ont de commun les concepts de « quasi-cause » et d’ « objet a ». 6

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mes ». La jonction de Deleuze et Lacan en 1969 permet de voir que la véritable nouveauté n’est pas nécessairement à chercher du côté d’un reniement de tout l’héritage structuraliste, mais plutôt dans un mouvement de dépassement qui garderait malgré tout en lui quelque chose de cet héritage – héritage qui seul permet de poser pertinemment le problème de l’actualité de la structure. Á travers cela, il en va également de l’actualité de la pensée de Jacques Lacan.

Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9]

Deleuze G, Guattari F. L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie. Paris: Minuit; 1972–1973. Deleuze G. Différence et répétition. Paris: PUF; 1968. Deleuze G. Logique du sens. Paris: Minuit; 1969. Lacan J. Écrits. Paris: Seuil; 1967. Foucault M. Les mots et les choses. Paris: Gallimard; 1967. Deleuze G. L’île déserte et autres textes. Paris: Minuit; 2002. Sasso R, Villani A. Le vocabulaire de Gilles Deleuze. Les cahiers de Noesis 2003;3:75–81. Lacan J. L’envers de la psychanalyse. Paris: Seuil; 1991. Zizek S. Organs without Bodies, On Deleuze and Consequences. New York: Routledge; 2004.